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MOI, JAJA

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POÉSIE : CORONA

POÉSIE : CORONA

MOI, JAJA Heureux les confinés

Mon nom : Jaja. Ma couleur : le rose. Pas tant un choix, plutôt le résultat d’une combinaison d’ADN : celui d’un flamant rose, ma mère biologique, et d’un manchot, mon père tout autant biologique. Je n’ai pas le moindre souvenir d’eux. Seul héritage : mon passeport cousu machine, une étiquette en lycra insérée sur ma fesse gauche, qui indique que je suis né dans une maternité de Yangzhou, en Chine, et qui laisse supposer que mes deux géniteurs étaient de grands voyageurs.

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Du plus loin que je me souvienne, c’est à Gdansk que j’ai véritablement pris vie. Je vous passe l’enlèvement par la mafia chinoise, mes nuits dans un sac plastique, mes journées exposées sous un porche de la cité de Walesa, entre une étoile de mer jaune vif et un étron en peluche : ce n’est pas le propos, même si tout est parti de là, quand Tato et Mama, mes parents adoptifs depuis bientôt un an, m’ont libéré de mon Archipel du Goulag.

PAYS FOUTRAQUE

Rejoindre la France a été plus long que prévu : Gdansk, Kosalin, lieu de villégiature du nord de la Pologne, où recevoir la visite de sangliers sauvages sur une plage tient bien plus d’un laisser-aller local que de la prise de substances illicites, puis Munich et Strasbourg. Sur ce point, la question s’est d’ailleurs très rapidement posée pour moi : choisir l’Allemagne ou la France. Un certain goût pour le raffinement féminin et gastronomique m’a fait préférer la deuxième option. Mama est donc restée en Bavière, où elle réside ; et j’ai suivi Tato, de l’autre côté de la frontière. Manger des saucisses, boire des litres de bière, porter des culottes en cuir et me claquer les ailes sur mes cuisses était une chose ; découvrir un pays foutraque, où la police charge des pompiers vêtus de gilets jaunes made in China, des élus mentir éhontément, des habitants appeler à une révolution entre deux parties de jambes en l’air ou deux bouteilles de rouge avait quelque chose de bien plus romanesque. Depuis août, je naviguais ainsi entre deux villes et plusieurs cultures. D’origine ukrainienne, née en Allemagne de parents passés par la Pologne, un temps résidente canadienne et australienne, celle de Mama ressemblait à un planisphère. Tato avait fait plus simple : Français, un temps résident au Royaume-Uni et en Allemagne. Principal point de convergence entre eux: leur goût pour les langues ; les leur en particulier, jusqu’à ce qu’un sombre animal, aidé des égos nationaux, ne mette en pause ces échanges.

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BLOCUS LINGUAL

« Mammifère édenté d’Afrique et d’Asie d’environ un mètre, couvert d’écailles cornées, qui ressemble à un artichaut à l’envers avec des pattes, et prolongé d’une queue à la vue de laquelle on se prend à penser qu’en effet le ridicule ne tue plus » : c’est ainsi qu’il convenait de qualifier selon Pierre Desproges, l’auteur de ce blocus lingual. Le pangolin, pas même Tato ne l’avait vu venir. Et ce n’est d’ailleurs qu’à mesure que ses adorateurs culinaires évinçaient des chaînes info jusqu’au dernier Gilet jaune, qu’il commença à se questionner. Selon les scientifiques, une simple petite grippette ; cantonnée, selon nos gouvernants, aux limites de Wuhan, municipalité de 11 millions d’habitants située à 615,2 km, au sud-ouest de mon lieu de naissance. De Michel Cymes à celui qui redouble depuis vingt-sept ans sa classe de première au lycée de la Providence d’Amiens, aucune raison de s’alarmer : la France, nous affirmait-on, a l’un des meilleurs systèmes de santé publique au monde et est parée aux pires événements. Certes, les Italiens nous avaient avertis que le blocus chinois avait ses failles et que déplacer les auditions de The Voice sur les balcons de Lombardie n’avait pas que des points positifs. Mais imaginer nos voisins plus idiots que nous avait quelque chose de réjouissant.

PANIQUE

Tato m’avait pourtant prévenu : plus un homme politique vous affirme qu’il n’y a rien à craindre, plus il importe de paniquer. La course au papier toilette et aux pâtes en fut une parfaite illustration, jusqu’à cet homme, fier de diffuser en ligne une vidéo de ses achats, parmi lesquels une trentaine de pots de Nutella, 50 kg de spaghettis, autant de papier toilette, et des fruits et légumes pour six mois, quand bien même ne tiendraient-ils objectivement pas plus de dix jours. Tato, lui, fut plus pragmatique, courant dès le vendredi, ganté et écharpe nouée autour du visage, chez Micromania pour y dénicher une version low cost de Fifa20, avant de vérifier, dans notre bibliothèque, que nous disposions d’assez d’ouvrages pour nous nourrir intellectuellement dans les semaines à venir. Le lendemain soir, soit deux jours après que notre président revendiquât les bienfaits de se rendre au théâtre en ces temps (pas) sereins, bars et restaurants se voyaient ordonner une fermeture précipitée, alors que les terrasses restaient ouvertes à Kehl. Le jour d’après, et malgré une pression sanitaire grandissante, le gouvernement nous enjoignait de voter sans crainte. 30% de courageux y allèrent, au cas où, couverts de la tête aux pieds. Tato fut l’un d’entre eux. Le soir même, Tato et moi nous auto-confinions, deux jours avant ce que nous redoutions : l’obligation légale de le faire, la raclée municipale de LREM actée.

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‘‘ Plus un homme politique vous affirme qu’il n’y a rien à craindre, plus il importe de paniquer. ”

PARTOUZE ÉVANGÉLIQUE

La France s’italianisait et les frontières autour d’elle finissaient de se verrouiller. Adieu week-end munichois, au moins pour 60 à 90 jours selon Tato, contre 15 pour l’Elysée. La faute, semble-t-il au moins pour l’Alsace, à une grande partouze évangélique qui, à l’image du film Infirmière pour petits vieux du réalisateur Max Antoine, allait susciter moult rencontres en blouses blanches, pour un résultat bien plus sinistre que ne le laissait présager le pitch. Point positif : un élan de solidarité avec les personnels soignants se déclencha le soir même dans notre rue. Petite larme à l’oeil, Tato diffusa la séquence sur les réseaux sociaux : les DNA reprirent, France Bleu l’interviewa le lendemain.

L’information en France, de ce que j’en découvrais en direct, tenait finalement à bien peu de choses : celle d’un père adoptif, sorti sur le balcon, excédé par un bruyant voisinage, avant qu’il n’en comprenne le sens. Bien évidemment, nulle confidence de sa part sur ce déclencheur dans les médias locaux, qu’il n’avait, à sa décharge, pas sollicités.

LA CONJURATION DES IMBÉCILES

Le lendemain, alors que nos voisins d’en face inauguraient dans leur cour des séances de zumba à 1,5 mètre de distance entre chaque participant et que d’autres se lançaient dans un premier ménage de printemps qui, jour après jour, prit des allures de Quatre saisons de Vivaldi, plusieurs ouvrages de confinement retinrent mon attention : La conjuration des imbéciles de John Kennedy Tool, La vie en Sourdine de David Lodge, Professeur d’abstinence de Tom Perrota, Tomber d’Eric Genetet : tous éveillaient en moi une certaine prédisposition à la lecture. Mais Porno de Irvine Welsh eut finalement mes faveurs, même si, les semaines passant, La Fabrication d’un mensonge d’Audrey Diwan gagnait en séduction à mesure que se succédaient les interventions télévisées de Sibeth Ndiaye. Nul besoin d’en faire ici la liste, elle serait bien trop longue et finalement merveilleusement résumée en une seule viralité: celle de la vidéo de ce chien lui expliquant comment mettre un masque, sans difficulté technique apparente.

« EN GUERRE »

Confinée cinq six jours après nous, Mama suivait avec affliction notre situation. Quelques jours avant le déclenchement de la pandémie, nous rejoindre vivre sur Strasbourg finissait par lui sembler envisageable. Quelques jours après, toute notre force de conviction, patiemment construite, s’écroulait et s’apparentait à lui proposer de nous suivre dans un camp de réfugiés de Lesbos où, situation exceptionnelle oblige, le Parlement n’aurait progressivement plus moyen de contrôler, ou de s’opposer au gouvernement. Un pays « en guerre » :

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voilà ce qu’était devenu mon Etat de confinement, pas si loin, finalement, de la réalité polonaise que j’avais pris tant soin de fuir. Mama n’avait peut-être pas tort, ce qui n’aidait pas au moral de Tato qui n’avait aucun moyen de l’enlacer pour la rassurer.

POUXIT ET LA CONSOLE

Pour contrer la morosité qui le gagnait, je proposai alors à Tato de couper les chaînes télévisées et de nous concentrer sur Fifa. Suivre les pérégrinations du Professeur Raoult sur CNews ou BFM nous était devenu insupportable, autant que les allocutions quotidiennes du Professeur Salomon qu’une conseillère Santé aurait très bien pu remplacer. A ceci près, m’informa Tato, que celle de l’Elysée avait démissionné juste avant l’officialisation de la pandémie pour, semble-t-il, aider désormais son époux à promouvoir le shampoing Pouxit et à retrouver la console de jeu confisquée à leurs enfants. Un revirement de situation rendu nécessaire par la préservation des intérêts familiaux, de ce que j’en ai compris.

BUBBLES, MAGGIE ET BERKLEYCES

Jour après jour, mon nouveau monde s’organisait. Tato se rendait chaque mercredi chez Julie Hatt, la maraîchère de quartier. Passait aussi commande à Nadine, fondatrice de Nos saveurs de France, TPE pour laquelle elle m’a proposé d’être son égérie. Notre façon, à Tato et moi, de favoriser les circuits courts et les producteurs locaux. Entre deux auto-autorisations de sortie, Tonton Stephen m’envoyait par Whatsapp des versions réécrites à mon nom de grands classiques de la chanson française, afin de parfaire mon éducation. Tata Claire me faisait suivre des dessins à mon effigie.

Via le site Internations, je suivais des webinars, dont un sur un plasticien chinois. Tonton Henri m’invitait à des apéros Zoom ou à des sessions de stand up en ligne. Et puis, nous avions nos soirées Netflix avec Tato : (Un)Orthodox fut pour moi un révélateur du génie technologique humain. A mesure que nous avancions dans les aventures d’Esther Shapiro, le son montait des balcons loubavitch voisins. Chants liturgiques et autres incantations nous accompagnaient de toutes parts. Hébété, je regardais Tato qui, après investigation, se rassit sur le canapé et me lâcha sobrement : « Pâques juive, Jaja ».

À mesure que le monde de Tato se confinait, le mien, finalement, se déconfinait. Un peu à l’image de Chouchou, petit merle qui nous rendait régulièrement visite pendant le confinement pour se soulager dans le lavabo de la salle de bain, et que nous ne revoyons plus depuis le retour des voitures. Ou de mes cousins manchots Bubbles, Maggie et Berkleyces, invités mi-mai à une visite privée du musée Nelson-Atkins, pendant que les bipèdes en short claquettes se voyaient empêcher l’accès aux tableaux de Caravage.

Cette parenthèse enchantée me manquerait déjà presque, mais nous serons bientôt réunis avec Mama. Et puis, Tato m’a appris à ne pas sous-estimer la créativité destructrice des humains. Les Russes nous ont déjà offert une petite marée noire en Arctique. Pour le meilleur ou pour le pire, cumulé à la libération du pergélisol de virus oubliés, nous devrions bientôt réussir à nous reconfiner.

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