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POÉSIE : CORONA

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CORONA Le temps du cœur

Corona est explicitement un poème d’amour, écrit par Paul Celan, immense poète juif roumain de langue allemande. Toutefois son titre étrange qui signifie de par ses racines latines, bien qu’écrit en allemand, « couronne», est énigmatique. Le coronavirus qui nous assaille a bien cette allure… Mais à la lecture du poème, on peut penser qu’il y a au moins une autre signification.

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Corona

L’automne me mange sa feuille dans la main : nous sommes amis. Nous délivrons le temps de l’écale des noix et lui apprenons à marcher : le temps retourne à l’écale.

Dans le miroir, c’est dimanche, dans le rêve on est endormi la bouche parle sans mentir.

Mon œil descend vers le sexe de l’aimée : nous nous regardons nous nous disons de l’obscur, nous nous aimons comme pavot et mémoire, nous dormons comme un vin dans les coquillages, comme la mer dans le rai de sang jailli de la lune

Nous sommes là enlacés dans la fenêtre, ils nous regardent depuis la rue : Il est temps que l’on sache ! Il est temps que la pierre se résolve enfin à fleurir. qu’à l’incessante absence de repos batte un cœur. Il est temps que le temps advienne.

Il est temps. Paul Celan a écrit ce poème en 1948 à Vienne, pour Ingeborg Bachmann, une grande poétesse autrichienne. Ils vécurent un amour extrêmement profond mais aussi tourmenté en raison de leurs différences intellectuelles et affectives.

Tous deux poètes de très haut niveau, ils ne cessèrent de dialoguer par livres interposés jusqu’à la mort de Celan.

Celui-ci lui a dédié, au crayon, à la main, « Für dich » (pour toi) vingt trois poèmes superbes.

Peut-être qu’en ces temps très « viraux », Corona, un poème d’amour, est à lire ou relire, en laissant ouvertes sa dernière strophe et sa fin « Es ist Zeit », « Il est temps ». Mais il ne nous dit pas le temps de quoi… Quoi faire, quoi penser, et comment… Pourtant c’est indispensable de ne pas juste recommencer comme avant, une fois la catastrophe passée, bien que sans doute ce soit la norme…

Sans vouloir jouer les exégètes, peut-être pouvonsnous essayer de réfléchir un peu à ce temps inédit.

Un poème d’amour en des temps si troublés où tout contact est a priori proscrit nous fait réfléchir par exemple au toucher.

On peut se regarder (se dévorer des yeux, comme on dit), on ne peut pas se toucher, je ne peux pas te prendre le bras, t’enlacer, t’étreindre, t’embrasser, te caresser, ou alors badigeonné de gel hydroalcoolique de la tête aux pieds, ce qui n’est guère tentant... Je peux bien sûr te parler, te dire mon amour par mon regard, par mes mots. Je peux faire des choses pour que tu saches que je t’aime. Je peux te téléphoner pour que tu entendes ma voix, je peux t’écrire une lettre. Mais courir sur un quai de gare en me jetant dans tes bras, je ne peux pas, je ne peux plus, je ne peux pas encore.

« Le temps retourne à l’écale », dit Celan, c’est-à-dire, au plus près du noyau, au plus près de ce qui en fait l’essence, le cœur, et la fragile frontière entre la vie et la mort.

Une pierre qui fleurit est une image si forte, si elliptique, et si paradoxale (le minéral devenu végétal est en soi impossible, pourtant l’image donnée est parfaitement évocatrice). C’est donc ce qui ne peut arriver qu’en bout de course d’une autre chose : le temps venu. On ne le connaît pas, ce temps ni sa durée, mais il est notre finitude. Durant ce passage et au moment de l’amour comme d’un événement tel le passage viral d’une grande violence qui nous a atteints, tous, dans le monde entier, depuis le tout début du printemps,

Cela dit « Es ist Zeit » « il est temps », et même « il est temps que le temps advienne », comme si quelque chose devait enfin arriver, ou peut-être aussi finir.

Temps de venue, ou temps de clôture.

Temps d’en finir avec une course folle, temps de dire : vivre n’est pas n’importe quoi, vivre est précieux, fragile, aimer est une grâce, une chance inouïe.

Peut-être est le temps de faire autrement, simplement. Le temps du premier virus mondial (et dû à la mondialisation, qui comporte mille belles choses et quelques-unes terriblement mauvaises) est arrivé. Un autre va commencer. Il n’est pas question de ne plus se toucher, il est question de savoir attendre, ce qui est le cœur même du désir, et que nous avons tellement oublié, rivés sur la satisfaction immédiate, souhaits que nous croyions indispensables à notre bonheur.

Tous, nous nous étreindrons et nous embrasserons cet été je l’espère, nous ferons la fête sous le saule,

“ Il n’est pas question de ne plus se toucher, il est question de savoir attendre, ce qui est le cœur même du désir, et que nous avons tellement oublié ”

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avec les petits qui jouent, les grands qui rient, et toi, que je caresserai du regard, en attendant la nuit. C’est un temps de promesse, le « temps du cœur » (Herzzeit comme dit Celan). La toute petite fille dont je vous parlais l’été dernier, elle, embrasse les fleurs. Un baiser, c’est un baiser.

(Traduction de Jean-Pierre Lefebvre, in Paul Celan, Choix de poèmes réunis par l’auteur, Poésie/Gallimard)

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