CORONA
Photos : Aly Song/Reuters - DR
Le temps du cĆur Corona est explicitement un poĂšme dâamour, Ă©crit par Paul Celan, immense poĂšte juif roumain de langue allemande. Toutefois son titre Ă©trange qui signifie de par ses racines latines, bien quâĂ©crit en allemand, « couronne », est Ă©nigmatique. Le coronavirus qui nous assaille a bien cette allure⊠Mais Ă la lecture du poĂšme, on peut penser quâil y a au moins une autre signification.
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OR NORME N°37 Horizons
OR BORD
Texte : Isabelle Baladine Howald
ĂCOUTEZ : Corona Lâautomne me mange sa feuille dans la main : nous sommes amis. Nous dĂ©livrons le temps de lâĂ©cale des noix et lui apprenons Ă marcher : le temps retourne Ă lâĂ©cale. Dans le miroir, câest dimanche, dans le rĂȘve on est endormi la bouche parle sans mentir. Mon Ćil descend vers le sexe de lâaimĂ©e : nous nous regardons nous nous disons de lâobscur, nous nous aimons comme pavot et mĂ©moire, nous dormons comme un vin dans les coquillages, comme la mer dans le rai de sang jailli de la lune Nous sommes lĂ enlacĂ©s dans la fenĂȘtre, ils nous regardent depuis la rue : Il est temps que lâon sache ! Il est temps que la pierre se rĂ©solve enfin Ă fleurir. quâĂ lâincessante absence de repos batte un cĆur. Il est temps que le temps advienne. Il est temps.
Paul Celan a Ă©crit ce poĂšme en 1948 Ă Vienne, pour Ingeborg Bachmann, une grande poĂ©tesse autrichienne. Ils vĂ©curent un amour extrĂȘmement profond mais aussi tourmentĂ© en raison de leurs diffĂ©rences intellectuelles et affectives. Tous deux poĂštes de trĂšs haut niveau, ils ne cessĂšrent de dialoguer par livres interposĂ©s jusquâĂ la mort de Celan. Celui-ci lui a dĂ©diĂ©, au crayon, Ă la main, « FĂŒr dich » (pour toi) vingt trois poĂšmes superbes. Peut-ĂȘtre quâen ces temps trĂšs « viraux », Corona, un poĂšme dâamour, est Ă lire ou relire, en laissant ouvertes sa derniĂšre strophe et sa fin « Es ist Zeit », « Il est temps ». Mais il ne nous dit pas le temps de quoi⊠Quoi faire, quoi penser, et comment⊠Pourtant câest indispensable de ne pas juste recommencer comme avant, une fois la catastrophe passĂ©e, bien que sans doute ce soit la norme⊠Sans vouloir jouer les exĂ©gĂštes, peut-ĂȘtre pouvonsnous essayer de rĂ©flĂ©chir un peu Ă ce temps inĂ©dit. Un poĂšme dâamour en des temps si troublĂ©s oĂč tout contact est a priori proscrit nous fait rĂ©flĂ©chir par exemple au toucher. On peut se regarder (se dĂ©vorer des yeux, comme on dit), on ne peut pas se toucher, je ne peux pas te prendre le bras, tâenlacer, tâĂ©treindre, tâembrasser, te caresser, ou alors badigeonnĂ© de gel hydroalcoolique de la tĂȘte aux pieds, ce qui nâest guĂšre tentant... Je peux bien sĂ»r te parler, te dire mon amour par mon regard, par mes mots. Je peux faire des choses pour que tu saches que je tâaime. Je peux te tĂ©lĂ©phoner pour que tu entendes ma voix, je peux tâĂ©crire une lettre. Mais courir sur un quai de gare en me jetant dans tes bras, je ne peux pas, je ne peux plus, je ne peux pas encore. « Le temps retourne Ă lâĂ©cale », dit Celan, câest-Ă -dire, au plus prĂšs du noyau, au plus prĂšs de ce qui en fait lâessence, le cĆur, et la fragile frontiĂšre entre la vie et la mort.