EDITO
HORIZONS « Pour découvrir au-delà de tous les horizons les hauteurs absolues, il faut être soi-même sur une hauteur. » Victor Hugo - Proses philosophiques – Du Génie - 1860-1865
Voir loin et large, sortir du cadre, sans forcément renverser la table sur laquelle reposent quand même quelques valeurs que l’Humanité, au cours de sa longue histoire, a su faire émerger de sa nature sauvage : voilà le défi auquel la crise du coronavirus nous soumet de manière impérieuse aujourd’hui. Cette couverture horizontale d’Or Norme 37 est à l’image de ce monde que nous ne devons pas simplement appeler de nos vœux, mais contribuer, chacun, à construire ensemble, dès aujourd’hui, et chaque jour un peu plus, pour une Humanité plus solidaire, plus respectueuse de l’environnement. Ce n’est pas en attendant ou en provoquant le Grand Soir, ou au contraire en se résignant à la fatalité de la « réalité économique » que nous verrons notre société, et notre vie changer : les lois de l’économie reposent avant tout sur les comportements humains, et il en va donc de notre seule responsabilité si nous souhaitons être « le changement que nous voulons voir dans le monde » (Gandhi). Avec modestie, mais aussi un énorme enthousiasme, ce numéro post-confinement, dont la sortie relève d’un exploit collectif de toute la famille Or Norme (journalistes, commerciaux, agence, partenaires et annonceurs, qui tous ont démontré leurs grandes valeurs humaines pendant cette période), souhaite contribuer à ce changement qui nous impartit, nous qui sommes l’espèce dominante, mais dont la fragilité vient de nous être rappelée de manière si violente.
Au fil de ces pages d’une rare intensité, les paroles de Nicolas Théry (président du Crédit Mutuel) et de Jean Sibilia (doyen de la faculté de médecine), autant que celles de Chloé Houbaut et Véronique Bier (infirmières), mais aussi de Jean-Luc Nancy (philosophe) et tant d’autres qui ont accepté d’apporter leur contribution, résonnent comme le signal d’une volonté commune : après avoir fait le constat qu’il est suicidaire de conserver les mêmes chaînes de valeurs, faisons le choix d’une meilleure qualité de vie, d’un État fort au service de tous et dont la priorité sera (enfin) la santé publique, face au risque du repli sur soi, des murs, des armes qui sont le fondement des populismes et qui mènent irrémédiablement à un État autoritaire et brutal. En donnant largement la parole à ceux qui étaient en première ligne les dernières semaines, c’est aussi un hommage à tous ceux qui font et qui agissent (pendant que souvent les autres jugent), que nous avons voulu rendre. C’est dans le même esprit que nous avons souhaité offrir dans ce numéro, des pages de communication à quelques associations et institutions qui se sont particulièrement illustrées par leurs actions pendant le confinement, auprès des plus faibles comme auprès des soignants, et qui ont tant besoin de notre soutien à tous. « Je veux être utile, à vivre et à rêver » Julien Clerc, Étienne Roda-Gil – Utile - 1992 Patrick Adler directeur de publication
OR NORME
THIERRY JOBARD
AMÉLIE DEYMIER
NICOLAS ROSES
RÉDACTEUR
JOURNALISTE
PHOTOGRAPHE
VÉRONIQUE LEBLANC
ERIKA CHELLY
CHARLES NOUAR
JOURNALISTE
JOURNALISTE
JOURNALISTE
ELEINA ANGELOWSKI
ALAIN ANCIAN
BENJAMIN THOMAS
JOURNALISTE
JOURNALISTE
JOURNALISTE
BARBARA ROMERO
GILLES CHAVANEL
JESSICA OUELLET
JOURNALISTE
JOURNALISTE
RÉDACTRICE
RÉGIS PIETRONAVE
AURÉLIEN MONTINARI
ALBAN HEFTI
RESPONSABLE COMMERCIAL
PHOTOGRAPHE
RÉDACTEUR
LISA HALLER
JEAN-LUC FOURNIER
PATRICK ADLER
CHARGÉE DE COMMUNICATION
DIRECTEUR DE LA RÉDACTION
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION
OR NORME STRASBOURG ORNORMEDIAS 2, rue de la Nuée Bleue 67000 Strasbourg CONTACT contact@ornorme.fr DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Patrick Adler patrick@adler.fr DIRECTEUR DE LA RÉDACTION Jean-Luc Fournier jlf@ornorme.fr
RÉDACTION redaction@ornorme.fr Alain Ancian Eleina Angelowski Isabelle Baladine Howald Gilles Chavanel Erika Chelly Amélie Deymier Jean-Luc Fournier Thierry Jobard Véronique Leblanc Kaï Littmann Aurélien Montinari Charles Nouar Jessica Ouellet Barbara Romero Benjamin Thomas
PHOTOGRAPHES Sophie Dupressoir Alban Hefti Abdesslam Mirdass Vincent Muller Caroline Paulus Nicolas Roses DIRECTION ARTISTIQUE Izhak Agency PUBLICITÉ Régis Piétronave 06 32 23 35 81 publicite@ornorme.fr IMPRESSION Imprimé en CE
COUVERTURE Izhak Agency TIRAGE 15 000 exemplaires Dépôt légal : à parution ISSN 2272-9461
76 12 102 24
38
L’EXCELLENCE EST ICI Une étude essentielle se réalise à Strasbourg
42
L’HÔPITAL PUBLIC EN QUESTION Jean Sibilia
46
DE L’AUTRE CÔTÉ DU RHIN Chronique de la même crise sanitaire ?
50
LA RESTAURATION AU DÉFI DU CORONAVIRUS
58 CINÉMAS Une aussi longue attente 62
JEAN-LUC NANCY “ Il y a toujours une chance ”
66
FICTION DU RÉEL Apesanteur
76
DOSSIER Une vie de loup (2)
84 RENCONTRE Le monde flamboyant de Lorenza Stefanini
122
SOMMAIRE
ORNORME N°37 HORIZONS
42
88
BRICE BAUER Il n’a pas voulu que Strasbourg s’éteigne
92
PRÈS DE SEPT DECENNIES PLUS TARD Eric Fuchsmann
96
REMY MAHLER “ Ce petit virus a révélé la maladie de notre société ”
98
LE VIN Crémant d’Alsace ou Champagne ?
100
GRANDS CRUS DES VINS D’ALSACE TOUR Le peintre du vin
102
MOI, JAJA Heureux les confinés
110
MAGRIT COULON Construire un pont avec l’extrême autre côté de l’âge
114
STOP TABAC De réussites en réussites, on « kwit » la clope !
116 MEDIASCHOOL Du local à l’international 120
DÉCO, MODE, BIJOUX… La slow fashion face à la crise
12
LE GRAND ENTRETIEN : CRÉDIT MUTUEL Cet étonnant Nicolas Théry !
122
18
DOSSIER : CE PRINTEMPS LÀ... Opinion
POÉSIE : CORONA Le temps du coeur
124
22
LAISSEZ-VOUS RÊVER
LE PARTI-PRIS DE THIERRY JOBARD Cito, longe, tarde...
24
AU COEUR DE LA CRISE SANITAIRE Le service réa de Hautepierre
30
HÔPITAL PUBLIC La grande colère des soignants
136
INFIRMIÈRES LIBÉRALES Elles se sentent abandonnées
144
34
130 PORTFOLIO Pas confinés du tout ! À NOTER
142 JAK KROK’ L’AKTU OR CHAMP David Le Breton
LE GRAND ENTRETIEN
CRÉDIT MUTUEL
012
013
OR NORME N°37 Horizons
LE GRAND ENTRETIEN
Entretien réalisé par : Jean-Luc Fournier
Photos : Sophie Dupressoir
Cet étonnant Nicolas Théry ! Finalement, ce sont les premières lignes d’un article signé par Véronique Chocron dans le journal Les Échos qui résument le mieux l’impression faite par le président du Crédit Mutuel lors d’une première rencontre : « Ce matin de mars, Nicolas Théry, un gros sac à dos sur les épaules, s’apprête à prendre son train pour une tournée de quelques jours dans des caisses du Sud du Crédit Mutuel. Sa barbe de trois jours et son allure d’étudiant tranchent avec la mise traditionnelle du financier à la française, féru de boutons de manchette et de souliers rutilants. Inconnu du grand public et des médias, cet énarque de cinquante ans vient pourtant de pénétrer le cercle très fermé des puissants patrons de grandes banques françaises… » C’était il y a un peu plus de quatre ans lors de sa nomination à la présidence de la banque mutualiste, 5ème banque française. Rencontre - attendue donc depuis longtemps - avec Nicolas Théry. Le look n’a pas changé, les solides convictions non plus… Or Norme. Vous venez d’être renouvelé pour quatre années à la présidence du groupe Crédit Mutuel et à celle du CIC. Vous habitez et travaillez à Strasbourg depuis onze ans maintenant mais on ne vous connait que fort peu, même après cette percutante exposition médiatique en avril dernier, en plein confinement qui a révélé pour beaucoup votre tempérament iconoclaste et audacieux. On y reviendra mais ce sera une question toute simple, pour commencer. Qui êtesvous ? « Vous savez, on n’est jamais que la somme de ses expériences, tout bêtement. Et aussi la somme de ses choix, de ses actes, de ses sentiments et de ses attachements. Or Norme. Certes mais un coup d’œil sur votre CV révèle un brillant parcours. On note qu’à la sortie de l’ENA, vous empruntez la voie royale de l’Inspection des finances, on vous retrouve ensuite au cabinet de Dominique Strauss-Kahn alors ministre de l’Économie et des Finances, puis vous devenez directeur de cabinet de la secrétaire d’État au Budget, Florence Parly. S’en suivent deux années de break avec la fonction publique puisque vous mettez vos compétences à la disposition de Nicole Notat à la CFDT, en tant que secrétaire confédéral pour les questions économiques. En 2002, vous devenez
directeur de cabinet de Pascal Lamy, le commissaire européen pour le Commerce international avant d’intégrer, en 2009, le groupe Crédit Mutuel-CIC. Durant votre carrière, vous avez donc été en contact étroit avec des décideurs qui étaient de véritables « pointures », ont-ils décelé chez vous ce tempérament atypique, disons…, et le cas échéant, l’ont-ils encouragé ? Je vous dirais d’abord que je ne suis pas adepte du terme carrière car il induit un constant principe d’unité qu’on s’obstinerait en permanence et jusqu’au bout à mettre en œuvre. Oui, il y a une unité mais c’est au niveau de vos envies, des choses qui vous font vibrer, des sujets qui vous intéressent au plus haut point. Mais il y a aussi des opportunités qui se présentent comme celle d’un gouvernement de gauche et un report tout à fait inattendu des élections législatives qui font que vous vous retrouvez dans un cabinet ministériel, par exemple… Mais ce qui me frappe c’est que, de toute façon, ça n’est qu’une affaire de circonstances. À un moment donné, il y a des rencontres avec des gens qu’on aime bien et qui révèlent des centres d’intérêt communs.. À chaque fois qu’on me demande comment on choisit un job, je réponds : c’est un lieu, une équipe, un patron et un projet. À partir de là, il y a aussi les hasards de la vie. Je ne serais jamais allé à la CFDT si mon fils aîné n’était pas né durant ma période de cabinets ministériels
13
Photos : Sophie Dupressoir Entretien réalisé par : Jean-Luc Fournier LE GRAND ENTRETIEN OR NORME N°37 Horizons
015 014
et si l’arrivée de mon deuxième fils n’avait pas provoqué ce choix familial avec mon épouse, consistant tout simplement à poser un peu plus longuement notre balluchon. J’ai été longtemps dans le « plan bigorneau », du nom de ce crustacé qui s’astreint à monter avec obstination tout en haut de son rocher, tout simplement parce que dans la fonction publique, ça fonctionne comme ça. Mais, comme d’autres je me suis rendu compte assez vite que ça ne peut pas marcher comme ça, qu’il y a peu de choses linéaires et qu’en tous cas, ce qui compte ce ne sont pas les grades, les postes ou les fonctions mais bien les projets qu’on est appelé à mener… Or Norme. Vous faites état d’une sensibilité de gauche certaine. Mais quelle est la gauche à laquelle vous adhérez, est-ce vraiment celle de Dominique Strauss-Kahn ou Pascal Lamy, avec lesquels vous avez étroitement travaillé et qui se sont assez vite révélés assez proches du néo-libéralisme ? Je me suis toujours senti très proche de ce qu’on a appelé la deuxième gauche. J’ai créé la section CFDT de l’Inspection des finances, par exemple. Mon premier engagement a été aux côtés de Michel Rocard où j’ai d’ailleurs rencontré l’économiste Daniel Cohen avec lequel j’ai rédigé cette tribune pour le journal Le Monde à laquelle vous faisiez allusion précédemment. Avec Michel Rocard, j’étais sur cette
idée d’une gauche décentralisatrice, pratiquant le contrat social plutôt qu’une vision très verticale de l’État. Bon, c’est très amusant de voir que Strauss-Kahn, qui se voulait le parangon de la gauche moderne, est vu aujourd’hui comme un néo-libéral. Au fond, il est le véritable reflet, avec lequel je me sentais à l’aise, celui d’une gauche rocardienne, très tournée vers le dialogue social que DSK pratiquait énormément. Au sein de son cabinet, j’avais la responsabilité du secteur bancaire, financier, assurances et marchés. On a réalisé beaucoup de privatisations mais toutes avaient un cahier des charges avec d’importants objectifs industriels, sociaux et financiers. La preuve en est que pas mal d’entre elles n’ont pas été accordées au mieux-disant financier mais bien au mieux-disant industriel et social. Cette logique-là me plaisait beaucoup. Une anecdote que je peux maintenant raconter : un jour, je suis tout près de DSK et ce dernier me présente au Premier ministre, Lionel Jospin, en lui disant que je suis celui qui s’occupe des privatisations. Réponse de Lionel Jospin : « Et bien, je ne vous félicite pas… ». Dans ce gouvernement de gauche, il y avait beaucoup de sensibilités de gauche différentes… Concernant Pascal Lamy, on a affaire à un homme fondamentalement marqué par ce que l’on appelle l’économie sociale de marché. On l’a vu avec son projet de construire une mondialisation maîtrisée, avec le commerce au service
d’objectifs sociaux. Il pensait qu’il y avait une combinaison à inventer entre l’intérêt public et les mécanismes du marché. Dans cette notion de capitalisme social de marché, j’ai retrouvé beaucoup de notions que je partageais. Vu d’Allemagne, Pascal Lamy était considéré comme un authentique homme de gauche, mais en France il était caricaturé comme un homme de droite ! Ce qui a rendu notre collaboration et notre dialogue productifs à l’époque et ce qui a fait naître notre amitié depuis, c’est que nous partageons tous les deux beaucoup de valeurs et d’ambitions communes mais pour être franc, nous ne pensons pas y arriver par le même chemin : après avoir été marqué par le tournant de la rigueur deux ans après l’élection de François Mitterrand en 1981, Pascal Lamy a fait partie de cette génération qui s’est consacrée à essayer de sauver la gauche et son angle est devenu beaucoup plus international et global que le mien. Je suis frappé aujourd’hui par le fait que les partis de la droite traditionnelle portent une critique en illégitimité à tout ce qui est nouveau. Hier c’était envers la gauche de gouvernement, aujourd’hui c’est le même procès en illégitimité envers les écologistes. Ce qui est frappant aussi, c’est que ce sont les tenants du conservatisme, ceux qui sont déjà installés, qui portent ce procès-là… Or Norme. À la fin des années 2000, vous arrivez au sein du groupe Crédit Mutuel/CIC. Il faut se souvenir du contexte : il y a onze ans, une gigantesque crise financière due aux excès de la financiarisation de l’économie venait d’éclater. On sait depuis que ce sont les contribuables qui ont alors sauvé le secteur bancaire menacé par un raz-demarée de faillites. Honnêtement, vous vous sentiez bien dans un tel milieu ? D’abord, ma famille et moi-même avions décidé de ne plus vivre à Paris. C’était un choix résolu. J’avais candidaté pour Airbus à Toulouse et pour le Crédit Mutuel à Strasbourg, que je connaissais assez bien pour avoir auparavant côtoyé Michel Lucas (le président d’alors, décédé il y a dix-huit mois ndlr). Le fait que le Crédit Mutuel soit une banque mutualiste me parlait, comme on dit. Et je n’ai pas été déçu car ici, on n’est pas dans une banque comme les autres. J’ai découvert un milieu professionnel incroyable, avec des gens impliqués en faveur d’un vrai projet social et collectif, engagés pour leur société d’une façon inouïe et dans une ambiance qui est très loin des codes traditionnels de la banque. Je pense que beaucoup de ses dirigeants ont commencé au guichet d’une caisse locale, et ça, ça compte énormément. Cette atmosphère m’a beaucoup plu et je me suis senti en adéquation avec le projet et les équipes. Au Crédit Mutuel, il y a un côté artisanal qui me va bien : ce n’est pas de la banque façon classique et traditionnelle. C’est une boîte de services, décentralisée, soumise au regard permanent de ses sociétaires. Michel Lucas, avec tous ses traits de caractère qu’on lui a connus, exprimait en fait toutes les caractéristiques du Crédit Mutuel : un état d’esprit centré sur le « faire » plutôt que la
15
théorie, notamment. Il a rencontré cette société qui était déjà dotée de ces valeurs-là et a contribué à la faire grandir… Or Norme. Michel Lucas était doté d’un tempérament qu’on qualifiera de volcanique… Oui, et la grande chance que j’ai eue a été de ne jamais avoir eu à travailler directement avec lui. Il m’a évidemment recruté mais la vérité est de reconnaître qu’il laissait une très grande marge de manœuvre à ses troupes. Durant la totalité de mon passage au C IC Est, j’ai dû recevoir deux coups de fil de lui, en quatre ans de mandat. J’étais à une distance suffisante. Je n’ai donc pas été très souvent à l’ombre du volcan…
“ Pendant des dizaines d’années, on a fait croire que les services publics étaient facteurs d’inefficacité, de lourdeurs et d’impôts mal employés... ” Or Norme. On en arrive aux deux temps forts médiatiques que vous avez initiés. Nous étions les 21 et 22 mars derniers, en plein cœur du confinement, du coup ils ont sans doute bénéficié d’une audience et d’une attention encore plus fortes. Le 21 mars, vous co-signez avec l’économiste Daniel Cohen une tribune retentissante dans Le Monde. Vous y affirmez que « le monde néo-libéral a volé en éclat », vous soulignez que l’État se doit d’assurer ses missions fondamentales qu’il a négligées toutes ces dernières années et vous soutenez l’émission d’une dette publique massive et de très longue durée, monétisée par la Banque Centrale Européenne. Cette rubrique se termine par ces mots sans ambiguïté : « Le monde néolibéral est mort. Un monde de coopération et de solidarité est possible ». Cette tribune a évidemment été très commentée et ceux qui ne vous connaissaient pas ont dû la relire à deux fois et se dire : quel coming out ! Sincèrement, je ne pense pas que ce soit un coming out, comme vous dites. Si coming out il y a eu, ce fut plutôt la tribune sur l’annonce de la création du Libra, la monnaie de Facebook, que j’ai signée avec Daniel Cohen il y a un an dans Le Figaro. Je ne suis pas un vrai spécialiste de la monnaie mais ce sujet me passionne. Pour moi, la monnaie c’est le véritable cœur du lien social et l’invention de la banque centrale, c’est la création de la souveraineté monétaire. Comme nous le disions avec Daniel Cohen dans cette tribune, derrière la création de cette cryptomonnaie privée se niche une remise en cause irréversible de nos libertés publiques et de nos structures sociales. C’est la porte ouverte à l’émergence d’un monde de monopoles totalitaires. Nous avions également souligné que les banques centrales sont les seules à pouvoir éviter les crises monétaires et à protéger les
016
017
OR NORME N°37 Horizons
LE GRAND ENTRETIEN
Entretien réalisé par : Jean-Luc Fournier
Photos : Sophie Dupressoir
essentiels du fonctionnement de notre pays et qu’il y a une vraie grandeur à faire fonctionner l’État sur ces thématiques-là. Ce centrage sur la notion de déficit public était bien réel : toutes les thèses de Reagan ou de Thatcher étaient de fortement baisser les impôts pour créer du déficit public, ce qui permettait ensuite de baisser la dépense. Cette ruse politique a très longtemps marché, et il ne faut pas se cacher que c’est aussi parce qu’elle a été portée par une grande partie de l’opinion publique. C’est cette ruse-là qui est aujourd’hui remise en cause, pour moi. Mais sincèrement, si la tribune du 21 avril était évidemment une incitation à vraiment débattre de tout ça, ce n’est en aucune façon dans le cadre d’un plan prémédité de notre part. Les mots de cette tribune sont une réaction instinctive à la situation du mois de mars dernier, ce virus qui, pour Daniel Cohen et moi, venait de faire disparaître le monde néo-libéral que nous connaissions depuis si longtemps……
“ Oui, le monde néo-libéral est mort à la porte des hôpitaux. ” épargnants. Cette tribune est partie d’une émotion très forte que j’ai ressentie et d’une forme d’indignation que j’ai voulu exprimer parce qu’elle est conforme aux valeurs du Crédit Mutuel. Ce n’est pas seulement mon expression personnelle, c’est celle de cette communauté de valeurs que je préside. Alors, en mars dernier, quand est arrivé ce débat provoqué par la crise sanitaire et cette dette publique qui ne pouvait que très fortement grimper, on a remis ça avec Daniel. Nous avons eu ce grand débat sur l’annulation ou non de la dette, la possibilité de la perpétualiser et bien sûr, parce que c’est indissociable dans mon esprit, ma certitude qu’il faut prendre en charge et financer très vite des actions très fortes sur le plan du climat. Par ailleurs, oui, le monde néo-libéral est mort à la porte des hôpitaux. Pendant des dizaines d’années, on a fait croire que les services publics étaient facteurs d’inefficacité, de lourdeurs et d’impôts mal employés, de régression finalement. Surnageaient petitement les services régaliens comme la police ou la sécurité. Et là, soudainement, on a pris conscience que la santé et l’hôpital public étaient aussi des services régaliens, de même que l’Éducation nationale. Que le régalien consistait par exemple aussi à construire en trois jours un système de prise en charge du chômage partiel par l’État. Pour moi, et j’espère qu’elle va subsister, il y a là une prise de conscience très brutale que le service public, l’État, les collectivités locales sont des facteurs
Or Norme. L’autre thème très fort de cette tribune, c’est aussi le rôle de l’État. Vous écrivez que la crise « a d’ores et déjà fait sauter plusieurs credo enracinés en Europe dont “celui des aides d’État, ce credo qui interdit toute action publique d’ampleur dans les secteurs clés de l’économie…” ». Là encore, vous n’hésitez pas à remettre en cause la doxa néolibérale qui est en vogue depuis l’avènement des Chicago Boys, réunis autour de Milton Friedman dans les années 70 et 80 et qui ont très directement inspiré les politiques de Reagan et Thatcher… Je n’ose pas vous dire que c’est votre génération et la mienne qui sont réellement responsables de ça. Nous n’avons pas eu besoin de l’École de Chicago : la réalité est que nous sommes arrivés après une génération qui a basé formidablement son action sur le rôle de l’État régulateur et incitateur. C’était la génération issue de la Résistance, autour du Programme du Comité National de la Résistance, connu sous le vocable “Les Jours Heureux”. Cette génération, celle de Jean Moulin et des autres grands résistants, croyait en l’État, car elle l’avait vu s’écrouler en juin 1940. Mais les générations suivantes, celles d’après-guerre, celles des gens nés dans les années 50, 60 et 70, ont soudain pris conscience que l’État pouvait être également oppresseur, trop écrasant et trop puissant et qu’il fallait donc que l’individu s’émancipe. Mai 68, les luttes contre la guerre du Vietnam, les émancipations diverses notamment celle des mœurs ont fait apparaître cette forme d’individualisme. Pour moi, l’économie ne fait qu’exprimer la réalité des mouvements sociologiques et politiques. Cette aspiration à la liberté et à l’épanouissement de l’individu a profondément été celle de toute une société, pas seulement celle des jeunes de mai 68. Cette vague très profonde a ensuite permis à ces mouvements politiques néo-libéraux de surfer sur sa crête et d’imposer une limitation sans cesse grandissante des pouvoirs de l’État. D’ailleurs pour Jacques Delors, la création de l’Union européenne fut aussi le moyen de recombiner une inspiration émancipatrice individuelle
avec une inspiration de régulation. Toute la social-démocratie, la deuxième gauche, le rocardisme, Edmond Maire etc. relevaient de ce compromis. Mais, évidemment, cet équilibre fut très difficile à tenir. Et aujourd’hui, son expression politique dans le paysage français a été balayée, elle n’existe plus… Or Norme. Le lendemain de la parution de cette tribune dans Le Monde, vous êtes l’invité de Léa Salamé dans la matinale radio la plus écoutée de France, celle d’Inter. Vous commentez vos écrits de la veille mais vous annoncez aussi que les Assurances du Crédit Mutuel ont décidé de créer une prime de relance mutualiste de 200 millions d’euros pour couvrir une partie de la perte d’exploitation de leurs clients restaurateurs, fleuristes, boulangers, esthéticiennes, artisans et on en passe… Pourtant, les conséquences des pandémies ne sont pas couvertes dans les contrats d’assurance. Donc, rien ne vous obligeait à cela… Tout d’abord, je voudrais préciser que ce fut une vraie décision collective à laquelle toutes les équipes ont été associées et que j’ai prise conjointement avec Daniel Baal, le directeur général. C’est important de le signaler. Cette prime a concerné environ 30 000 TPE et PME qui sont nos clients. Nous avons décidé très vite de les aider car nous avons assisté en direct à l’écroulement de l’économie, donc à l’écroulement des sociétés de nos clients. C’est l’avantage de ne pas être qu’une société d’assurance mais aussi une banque. La banque voit en direct la situation de ses entreprises clientes, la société d’assurance ne fait que constater les sinistres qu’un contrat peut couvrir mais qui a été quelquefois signé longtemps avant. Cette énorme crise, on parle quand même d’une diminution de 11 % du PIB, c’est du jamais vu ! Nous nous devions de permettre à nos entreprises clientes d’y faire face immédiatement. Pas question d’ergoter pendant six mois, beaucoup d’entre elles auraient alors bel et bien disparu et à la fin, tout le monde aurait été perdant. À partir du début du mois de mai dernier, on a adressé des virements immédiats qui leur ont permis de redémarrer. Chacun a reçu 7 500 € en moyenne. Forfaitairement, un restaurant qui aurait un chiffre d’affaires de 240 000 € aura touché 11 500 € ou encore 7 000 € pour un coiffeur avec 90 000 € de chiffre d’affaires…
17
Or Norme. C’est sans doute là que le mutualisme retrouve toute son importance. La teneur même de cette décision et bien sûr l’extrême rapidité de sa mise en œuvre ont été évidemment facilitées par le fait de l’absence d’un actionnariat à rémunérer… C’est vrai. Mais un autre aspect du mutualisme s’est révélé très facilitateur : nous étions un assureur qui avait fait beaucoup de provisions auparavant. Là aussi, le long terme a payé. Souvent, on a pu nous dire que nous ne rémunérions
pas assez les contrats d’assurance-vie par exemple, mais pour nous, être client au Crédit Mutuel c’est aussi acheter de la sécurité. Mais oui, nous n’avons pas d’actionnaire. En revanche, nous avons des sociétaires qui réclament une gestion solide, dynamique et innovante au service de nos clients. Nous avons eu une belle unanimité, sur cette proposition-là… Or Norme. Et puis accessoirement, cette initiative a été comme un joli coup de pied dans la fourmilière de la concurrence, non ? C’est un fait que beaucoup d’autres sociétés d’assurance se sont ralliées à nous. Le jour même, le Crédit Agricole a pris les mêmes dispositions que nous, rejoint le lundi suivant par les Mutuelles du Mans, puis ensuite par le groupe Banque Populaire – Caisse d’Épargne, la Société Générale… ça prouve peut-être que le système que nous avons monté n’était pas si mauvais que ça et que ce n’était pas un combat entre le Crédit Mutuel et “le reste du monde”… Nos deux choix principaux étaient de se concentrer sur les commerçants, les indépendants, les PME et par ailleurs, de payer tout de suite : et bien, c’étaient les bons choix… J’ajouterais que cette décision n’est pas tombée du ciel : elle vient de loin, d’une culture collective d’un groupe constitué autour de valeurs fortes et anciennes… Or Norme. Pour finir, un mot peut-être sur ce qui nous attend maintenant. D’aucuns ont appelé ça “ le monde d’après ”. Au-delà de ce terme, vous avez une conviction forte sur les mois, voire les années à venir ? Je ne crois pas beaucoup à la thématique du monde d’après. D’abord parce que je la trouve très régressive. Ceux qui nous la servent sont aussi très souvent ceux qui survalorisent la crise… La situation qui est devant nous aujourd’hui, je la vois comme une exigence pour notre génération. Ma conviction personnelle est que sur le plan environnemental, sur le plan social et sur le plan collectif, nous avons fait jusqu’alors énormément de bêtises au cours des vingt ou vingt-cinq dernières années. Alors, dans les conditions extrêmement difficiles qui nous attendent, je me sens cette responsabilité d’inciter à construire tous ensemble de la coopération et de la solidarité. Je viens du Nord de la France, d’un terreau très porté sur l’industrialisation, d’une deuxième gauche finalement très productiviste mais mon entourage m’a beaucoup aidé à prendre conscience de l’enjeu environnemental et de son articulation avec le social… J’espère que cette exigence de cohérence se maintiendra, en tout cas je pense que c’est le rôle d’une entreprise telle que le Crédit Mutuel d’être porteuse de cette exigence-là auprès des Collectivités… Cela passera bien sûr par des compromis : c’est encore le meilleur moyen de construire de l’intérêt collectif. Le meilleur de ce que la crise sanitaire actuelle nous ait appris, c’est bien notre extraordinaire capacité à tous nous mobiliser… »
018
019
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte : Jean-Luc Fournier
Photo : Nicolas Roses
D O S S I E R C O R O N AV I R U S
CE PRINTEMPS-LÀ…
Le sidérant virus Et soudain, tout s’est arrêté. Un réflexe venu du fond des âges : s’enfermer, s’isoler, se recroqueviller, se rendre invisible pour espérer échapper à l’inconcevable… Au beau milieu de cet océan de solitude(s), des femmes et des hommes qui ont relevé les défis du quotidien. Or Norme raconte leur histoire…
19
OPINION
Ce que nous dit ce coronavirus L’humanité vient de vivre quelques mois littéralement sidérants et cette sidération n’a pas fini de nous obséder. Au sens premier tout d’abord puisque si, à l’heure où ces lignes sont écrites, soit le 23 juin dernier, une réelle et conséquente amélioration semble de mise sur une grande partie de l’hémisphère nord, d’immenses craintes subsistent un peu partout ailleurs. Mais même si, comme nous pouvons tous l’espérer, la pandémie finit par être déclarée totalement maîtrisée dans un avenir proche, même si l’automne et l’hiver prochains aucun « retour de flamme » dû à une forme de saisonnalité ne se produit, la sidération perdurera très longtemps, c’est une certitude…
020
021
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Photo : Abdesslam Mirdass
Parce que tout d’abord, nous avons tous eu très peur, avouons-le. Peur pour nous-même, peur pour tous ceux que nous aimons, peur pour nos amis, nos voisins, nos frères et sœurs d’humanité, en général. Peur de ce gouffre inconnu qui s’est ouvert brutalement sous nos pieds au moment où nous avons réalisé la gravité de la situation et où il a fallu se résoudre à obéir à une injonction de confinement qui ne plaisantait pas. Parce qu’on a eu très peur, et aussi parce que nous sommes français, irréductiblement français, on s’est même obligé à un sourire railleur ici ou là : sourire plutôt gai quand, par exemple, on a réalisé l’incongruité de ce qui eût été un scénario débilissime de série Z en d’autres circonstances : se signer à soi-même une autorisation volontaire de sortie une heure par jour, pour faire le tour de son pâté de maisons… Mais aussi pas mal de sourires d’amertume quand on a réalisé à quel point on nous avait copieusement menti en essayant de planquer sous le tapis cette incurie d’État (initiée il y a onze ans et poursuivie sous trois mandats présidentiels successifs) concernant l’absence de stocks de masques chirurgicaux et FFP2 absolument nécessaires pour équiper l’ensemble des personnels de santé et nous
préserver nous-même et ceux que nous étions amenés à côtoyer… Ce que nous dit ce coronavirus, c’est une forme de déclassement de notre pays : la 6ème ou 7ème économie mondiale incapable d’anticiper sur une pandémie mondiale qui était plus qu’une hypothèse probable dans les cartons des plus sérieux des prévisionnistes. Cette débâcle tricolore n’était pas sans rappeler celle de notre armée en juin 1940 comme Riss, le directeur de Charlie Hebdo l’a écrit très tôt dans un édito « au scalpel » rappelant le livre « L’étrange défaite » écrit par Marc Bloch, professeur à l’Université de Strasbourg, au lendemain de la tragédie de la Seconde Guerre mondiale…
‘‘ Peur pour nous-même, peur pour tous ceux que nous aimons, peur pour nos amis, nos voisins, nos frères et sœurs d’humanité, en général. ’’
Cette sidération n’a pas fini de nous hanter par l’ampleur du drame qui s’est joué sous nos yeux (et plus encore sous nos fenêtres, en Alsace) : près de 30 000 personnes ont perdu la vie en France, et plus de 440 000 dans le monde - à l’heure là aussi où ces lignes sont écrites. Et nous savons tous bien que ces chiffres sont minorés par l’absence de certitudes sur les réelles causes de beaucoup de décès, sans parler des dissimulations volontaires, raisons d’État obligent… Cette sidération n’a pas fini de nous hanter par l’ampleur considérable des dégâts psychiques chez ces plusieurs milliards d’hommes, de femmes et d’enfants sommés de se confiner, et par l’ampleur plus que probable d’une crise économique et sociale qui s’annonce dévastatrice pour l’ensemble de la planète. Mais ce que nous dit de façon encore plus probante ce coronavirus, c’est que l’homme, c’est à dire nous tous, n’est-ce pas, est en train de
frôler de très près le point de non-retour, au-delà duquel il signera sans doute vraisemblablement son extinction en tant qu’espèce. Le scientifique Yves Paccalet avait signé il y a une quinzaine d’années un petit opuscule visionnaire très percutant : « L’humanité disparaîtra, bon débarras ! ». Nous y sommes peut-être presque… Ce que nous dit ce coronavirus, parmi plein d’autres choses, c’est que nous ne pouvons à coup sûr plus continuer comme si de rien n’était… Il y a fort à parier que cette saleté va également nous susurrer encore longtemps plein de choses à nos oreilles abasourdies… Il faudra se résoudre à accepter de les entendre et de les comprendre… Ce que nous dit ce coronavirus est qu’il faut se garder des grandes duperies contemporaines. Ce sont bel et bien ces « premiers de corvée », devenus invisibles après des décennies de pseudo-croyances implacablement marketées, qui ont tenu à bout de bras notre vieux pays estourbi : les soignants (à l’honneur dans ce numéro) mais aussi les paysans, les caissières de supermarché, les éboueurs, les agents de sécurité, et on en passe…, cette armée silencieuse de « gens de peu » comme on disait au début du siècle dernier, pour qui le dévouement est une seconde nature et qui, dans tous les cas, ne se calcule pas… Ce n’était pas si facile que ça pour les équipes rédactionnelles et commerciales de Or Norme de tenir le pari de sortir quand même un numéro aussi dense qu’à l’habitude compte-tenu de ces quasi trois mois d’enfermement contraint. Il est là, entre vos mains, avec un mois de retard, mais il est là.
21
Dans les pages de l’imposant dossier Coronavirus qui suit, vous lirez ce que nous a dit le coronavirus à l’échelle de Strasbourg, vous lirez l’aventure de ces hommes et de ces femmes qui ont assuré, chacun et chacune en ce qui les concerne, le rôle qui est le leur et qu’ils n’ont pas hésité à raconter… Ce que nous dit enfin ce coronavirus, c’est qu’il va falloir se regarder de très près dans le miroir et enfin nous persuader d’agir. Il nous dit aussi que seules les véritables solutions collectives auront de la valeur… Jean-Luc Fournier
DÉVOUEMENT
022
023
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte : Jean-Luc Fournier
Photos : Thomas Samson / Reuters
“ Laissez-vous rêver… ”
C’est un des clichés les plus forts parmi les centaines publiées lors des derniers mois. C’était dans Libération, le 9 avril dernier. « Laissez-vous rêver » disent les mots du slogan publicitaire de la SNCF qu’on devine, à l’envers, sur la vitre du TGV. On est évidemment loin de l’injonction marketée, si loin qu’elle nous paraît surgir d’une époque disparue depuis longtemps… Ce cliché est l’œuvre du photographe Thomas Samson et il a été saisi à la gare d’Austerlitz à Paris, le 1er avril dernier, alors que ce train sanitaire s’apprêtait à évacuer vers un hôpital du sud-ouest des malades en situation gravissime, intubés, en grave danger de mort.
tôt, de toute une équipe médicale de la région parisienne qui avait entrepris de préserver cette vie. Durant tout le transfert jusqu’à la gare, on sait que cette femme a veillé avec une attention sans faille pour que tout se passe au mieux. Et là, alors qu’elle sait que le TGV va bientôt quitter le quai, elle veille encore, présente jusqu’au bout, en mission sacrée… Une fois le train disparu, elle aura sans doute rejoint l’ambulance, lasse, épuisée, encore fébrile…
Sur le brancard qui vient d’être hissé à bord du TGV après de longues minutes de manipulation avec d’infinies précautions, on devine un homme âgé, serti dans un environnement d’appareils et de tuyaux maintenant la vie, coûte que coûte…
Qu’est devenu cet homme âgé ? A-t-il vu à travers la fenêtre de sa chambre d’hôpital les jours de soleil d’avril et de mai derniers, a-t-il, depuis, retrouvé les siens ? Et cette infirmière, comment a-t-elle surmonté ces mois où, comme des milliers de soignants, elle a tout donné, puisant au fond d’elle-même les dernières forces qu’elle pensait qu’il lui restait, repoussant ses limites jusqu’à ce « si loin » qu’aucun tableur Excel de la moindre ARS ne pourra jamais calculer puisque l’Humanité a été originellement oubliée dans son programme…
Et il y a cette infirmière quasi agenouillée contre la paroi métallique du wagon, la main gantée de latex reposant sur la vitre, et son regard qui ne quitte pas la scène des yeux… L’inscription dans son dos révèle qu’elle appartient au SAMU, elle vient à l’évidence de convoyer le malade du service de réa où il avait été admis jusqu’à cette gare.
Du train qui va filer à très grande vitesse à ces appareils médicaux sophistiqués qu’il abrite, cette image cumule les symboles de la haute technologie. Mais on finit vite par ne plus les remarquer : on ne voit plus que ces deux êtres humains reliés par le fil invisible de l’altruisme et de la fraternité.
Cette infirmière a donc pris le relais, quelques heures plus
« Laissez-vous rêver » dit le slogan publicitaire…
23
H Ô P I TA L P U B L I C
AU CŒUR DE LA CRISE SANITAIRE
Le service réa de Hautepierre n’a jamais été débordé
024
025
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte : Jean-Luc Fournier
Photos : Nicolas Roses
Francis Schneider, 64 ans, dirige le service de Médecine Intensive-Réanimation du CHU de Hautepierre. Même sans idées préconçues, on se dit qu’une rencontre avec lui début juin dernier va mieux nous faire prendre conscience de la grande vague qui a tant secoué le pays (et plus particulièrement l’Alsace) ces mois derniers. Mais loin de décrire un service débordé avec un cauchemar à chaque détour de couloir, ce professeur expérimenté (c’est le moins que l’on puisse dire…) va au contraire nous faire prendre conscience de réalités de terrain bien concrètes et, au final, bousculer notre vision de ce service essentiel au cœur de l’hôpital public… Début juin dernier. Francis Schneider, en personne, arrive dans le hall d’entrée du CHU pour nous accueillir et nous conduire à son service de réanimation, à deux pas de là. Tout de suite, sous le masque de rigueur dans cet espace et ces couloirs où pas mal de gens se croisent, on remarque les yeux qui nous scannent sous de fines lunettes sans monture, on entend la voix assurée qui nous souhaite la bienvenue et on pressent que durant les quasi deux heures qui vont suivre, nous allons pouvoir nous plonger dans la réalité sans fard d’un service qui aura été à l’épicentre de la crise sanitaire des trois derniers mois. Nous ne sommes évidemment pas les premiers journalistes qui pénètrent dans ce service. On le devine quand Francis Schneider, avec beaucoup d’assurance mais sans surjouer le moins du monde, commence à nous raconter le scénario de ces semaines où la pandémie a surgi puis s’est développée. Il nous faut presque l’interrompre pour apprendre son parcours : « J’ai fait mes études de Médecine en Franche-Comté » nous répond-il. « À Besançon, plus précisément. Je suis arrivé au CHU de Hautepierre il y a… quarante ans ». Et devant notre (petit) étonnement, il rajoute aussitôt : « Eh oui, j’ai quarante ans de maison.
Je sais tout de ce service, rien ne m’échappe, je sais même où il y a de la poussière ! (rires). Je suis arrivé comme interne et j’ai gravi tous les échelons, j’ai occupé tous les postes possibles jusqu’à devenir chef de service… » Et de nous expliquer, ce qui est loin d’être inutile, la spécificité précise de son service de réanimation (l’un des plus importants de France, on y reviendra) qui « traite l’ensemble des malades ayant au moins un organe défaillant et, en général, toutes les personnes en danger létal » à ne pas confondre avec le service d’Anesthésie-Réanimation « dont le rôle est d’endormir puis réveiller et prodiguer ensuite les soins médicaux liés aux actes chirurgicaux ». Quand on le relance pour qu’il nous raconte ce que fut le quotidien de son service depuis près de trois mois, Francis Schneider tient tout de suite
“ Ici, ce fut zéro drame et zéro bruit, tout a toujours tourné parfaitement. ”
à dissiper quelques éventuels clichés qui subsisteraient dans notre esprit : « Honnêtement, on a reçu beaucoup de journalistes ici, tous venus faire des reportages sur cette crise sanitaire. Beaucoup ont fini par nous confier qu’ils ne pourraient pas exploiter facilement ce qu’ils ont observé et vécu dans nos murs. On a fini par comprendre qu’ils s’attendaient en fait à découvrir un service de réa complètement débordé, peut-être même submergé, une forme d’enfer médical. En fait, ici, ce fut zéro drame et zéro bruit, tout a toujours tourné parfaitement. Je ne prétends pas que ce fut toujours ainsi dans de nombreux hôpitaux mais je me dois d’être sincère avec vous : dans notre cas particulier, ici, nous avons travaillé comme d’habitude, je dirais. Le paquebot a gardé le rythme qui a toujours été le sien en
25
Francis Schneider, le patron de la réa du CHU de Hautepierre à Strasbourg
permanence, 24h sur 24, sept jours sur sept et 365 jours par an. Ce service est un des plus importants de France, avec ses trente lits. Nous savions que nous pouvions monter à une capacité totale de 110 %, ce que nous avons fait en ouvrant trois lits supplémentaires. Au-delà, nous avons fait comme partout ailleurs : il a fallu ouvrir des lits dans d’autres services, solliciter des personnels de renfort qu’il a fallu former le plus vite possible aux techniques de base de la réanimation… »
026
027
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte : Jean-Luc Fournier
Photos : Nicolas Roses
RETOUR SUR LES LEÇONS D’UNE CRISE Devant ce discours surprenant, nous questionnons Francis Schneider sur la peur d’être débordé, qui aurait pu être ressentie au plus fort de la vague de patients à laquelle son service de réanimation a dû faire face : « Non, sincèrement, nous n’avons jamais ressenti cette peur-là. Car tout ici a toujours été organisé pour que ce genre d’attitude ne génère pas le moindre dysfonctionnement dans le service. La plus importante des problématiques fut sans doute de préserver au maximum l’ensemble des personnels soignants de ce service d’être eux-mêmes victimes de la pandémie. Garder tout le personnel en bonne santé est bien sûr un souci vital si vous voulez que votre service fonctionne de façon optimale. Un service de réanimation de trente lits comme le nôtre, c’est comme une PME : entre 170 et 180 personnes y travaillent, dont dix médecins, soixante-seize infirmières, quarante aides-soignantes. Et, au final, seules quatre personnes ont été touchées par le virus et je suis à peu près certain qu’elles l’ont attrapé à l’extérieur du service. Ça veut dire qu’on a tous su faire ce qu’il fallait, dans ce domaine-là aussi. Malgré le fait qu’on n’a pas cessé de “ beaucoup” travailler, mais cette cadence-là, au fond, fait partie de notre quotidien depuis vingt ou vingt-cinq ans, malgré l’aspect très chronophage de tous les protocoles de précaution qu’il a fallu mettre en place et grâce au fait que nous n’avons jamais manqué ici de tout le matériel nécessaire, masques, gants, sur-blouses… Lors d’une crise comme celle-là, il y a plein de choses sur lesquelles il faut être très vigilant en permanence, comme plein de petits drapeaux rouges qui s’agitent en permanence. Charge à moi de veiller à tout ça, de redoubler d’attention, de traquer en permanence les écarts de conduite, du port efficace du masque jusqu’à la distanciation sociale : tout doit être maîtrisé de la façon la plus efficace qui soit… » La totale solidarité entre les personnels mais aussi celle de tout le secteur de santé régional et au-delà est très souvent revenue dans les propos du professeur Schneider : « J’ai pris conscience assez tôt, en janvier, que les nouvelles en provenance de Chine
étaient susceptibles de nous poser problème mais sincèrement, à ce stade, nous nous sommes tous dit que ça n’arriverait pas jusqu’à nous. Et puis, fin février, on a réalisé que ça “ tapait” fort à Mulhouse et dans le sud-Alsace avec le début, là-bas, d’une vague d’admissions qui a vite dépassé l’entendement. Les informations provenant du Haut-Rhin étaient fiables car la majeure partie des médecins de réanimation ont été formés chez nous, à Strasbourg et nous les connaissons bien. Immédiatement, nous nous sommes dit qu’il fallait les aider, et ceux de Colmar aussi. Nous avons l’habitude depuis toujours de fonctionner en réseau, c’est usuel pour nous d’accueillir de dix à vingt malades du Haut-Rhin en hiver et dès le 20 février, je les ai appelés dans ce sens. Au départ, on n’a pas eu trop de demandes ce qui nous a permis de nous organiser car il était évident que nous n’étions pas forcément en présence de conditions idéales de fonctionnement et que nous risquions de manquer de personnels en raison
“ Aujourd’hui, il y a plein de gens qui se permettent de nous donner des leçons sur cette maladie mais où étaient-ils à cette époque ? ” d’arrêts de travail non remplacés, par exemple. Nous avons pu accueillir et former quelques renforts… Mais début mars, nous savions qu’il allait falloir faire face à quelque chose d’exceptionnel. Mais comment mettre en place une politique adaptée sans rien ou si peu connaître de cette maladie et devoir y répondre ? Aujourd’hui, il y a plein de gens qui se permettent de nous donner des leçons sur cette maladie mais où étaient-ils à cette époque ? Je les attends encore… Les nouvelles qui nous provenaient de Mulhouse nous faisaient penser qu’il allait falloir accueillir beaucoup de malades mais nous ne savions pas exactement combien. La décision a néanmoins été vite prise car, en même temps, dans les services d’anesthésie et dans les blocs opératoires, l’activité a diminué donc des personnels ont pu être mis à disposition pour faire face à cette vague qui est arrivée. Des malades ont pu être mis dans des lits de réanimation libérés dans les services post-opératoires traditionnels avec du matériel mis à disposition par la direction de l’hôpital… » ET SI C’ÉTAIT À REFAIRE ? En continuant à se souvenir de tous les épisodes vécus au plus fort de cette brutale crise sanitaire, Francis Schneider évoquera durant de longues
27
028
029
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte : Jean-Luc Fournier
Photos : Nicolas Roses
patron de la réa de Hautepierre souligne lui-même, et avec force, que cette crise du Covid-19 a représenté pour lui un « événement extraordinaire », au sens propre du terme. Il en est allé de même pour les personnels de son service : « J’ai toujours été très près d’eux » a-t-il tenu à préciser. « Chaque jour, je les côtoie toutes les quatre heures environ, samedi et dimanche compris. Je sais que je peux leur demander ce que je veux et ils y répondent volontiers car tous savent que j’ai toujours eu pour but de leur rendre en permanence la vie “ vivable”, à eux dont j’attends tout. Tous ensemble on peut alors tirer ce service vers le haut… »
minutes cette solidarité « exceptionnelle » qui a fini par se mettre en place, à Strasbourg comme dans le reste de l’Alsace et plus tard, en Lorraine et en région parisienne : « Quand il est apparu que nos capacités maximales allaient rapidement être atteintes et dépassées, la direction de l’hôpital a autorisé les transferts de malades. À un certain moment, nous avons eu jusqu’à vingt-deux malades haut-rhinois dans nos murs, auxquels s’ajoutaient bien sûr les malades du Bas-Rhin. Nous avons pu transférer des malades en Allemagne (beaucoup à Ludwigshafen à Offenburg et même à Berlin), d’autres au Luxembourg et même un à Charleville-Mézières. On a alors vu ces TGV être affrétés et médicalisés pour
“ Tous ensemble on peut alors tirer ce service vers le haut… ” conduire vingt-quatre malades à l’autre bout du pays, ce qui prouve que nous avons su mettre les moyens qu’il fallait, à un certain moment… Bref, la solidarité a joué à plein, et heureusement ! Ce fut le cas dans les deux sens d’ailleurs : quand un hôpital privé nous a informés qu’un patient Covid-19 bloquait chez eux tout un plateau médical, nous n’avons pas hésité à l’accueillir ici. Et puis, il faut aussi signaler la solidarité de la population : chaque soir, on nous faisait livrer ici des quantités astronomiques de pizzas… » Bien sûr, il n’était pas question de se séparer sans avoir évoqué les leçons à tirer d’un tel épisode. Le
« Et si c’était à refaire, si on devait tirer les leçons de ce qui s’est passé, je dirais qu’à mon sens, il faudrait confiner plus tôt. Tout en étant conscient aussi qu’il faut faire attention à la privation de nos libertés. Ça peut vite tourner “ facho”, sur ce plan-là… » a-t-il rajouté avec conviction. Une toute dernière question sur l’avenir du service public hospitalier (sujet sur lequel le professeur Jean Sibilia nous livre ses opinions plus avant – ndlr) sera l’occasion d’entendre le credo de Francis Schneider : « revenir à du bon sens » et surtout, remettre les décisions des médecins à leur juste place, la première priorité. « Et assumer ses choix » a-t-il rajouté. « Quel prix est-on prêt à payer pour ses choix de vie ? Voilà la question à laquelle les citoyens devront répondre. Il faut beaucoup plus les consulter et les écouter… » Bien sûr, sur la sempiternelle problématique gestion purement comptable versus prise en compte de l’avis des médecins, il sera intarissable, comme tant de ses collègues à travers le pays, illustrant souvent ses propos par des exemples parlant : « On a l’impression, quelquefois, de ne pas exister. Tiens, pas plus tard que ce matin, le directeur de l’hôpital m’a confondu avec un anesthésiste ! » En concluant par un clin d’œil évocateur — mais terriblement révélateur — relatif à cette technocratie qui s’est pour l’heure imposée partout : « À votre avis, nous demande-t-il soudain, depuis combien d’années mon bureau n’a-t-il pas été repeint ? Ne cherchez pas, vous ne pouvez même pas vous l’imaginer : ça fait vingt-deux ans. Pour repeindre une porte, il faut remplir des tonnes de paperasse. Et on aurait les pires problèmes si on finissait par le faire nous-même, inutile d’y penser…” Crise sanitaire ou pas, ça aussi c’est le quotidien d’un professeur, patron d’une des plus grandes réas de France…
29
SOIGNANTS
030
031
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte : Benjamin Thomas
Photos : Or Norme - Abdesslam Mirdass
HÔPITAL PUBLIC La grande colère des soignants Originaire de Sarrebourg, Chloé Houbaut (25 ans) est sortie diplômée de l’Ecole d’infirmières de Strasbourg il y a deux ans. Jusqu’alors infirmière de bloc opératoire (chirurgie cardio-vasculaire) au NHC, elle a été volontaire pour s’impliquer totalement dans la lutte contre le virus. Elle raconte ses deux mois… en tentant de maîtriser la colère qui l’étreint. Or Norme. Avant de parler plus spécifiquement des derniers mois, quel est le regard que vous portez sur vos deux premières années professionnelles au Nouvel Hôpital Civil ? Je peux dire qu’en deux ans, j’ai vécu pas mal de choses et donc beaucoup appris. Dans les grandes lignes, j’ai traité toutes sortes d’urgences vitales au niveau cardiologique au sein de ce bloc opératoire cardio-vasculaire. C’est là où je veux être, au cœur de l’action, j’ai besoin de ce stress et de cette adrénaline-là, j’adore l’univers de ce service et le travail que j’y fais. Depuis toujours, j’ai rêvé de faire ce métier dans un service comme celui-là, ces deux années représentent de très, très longues heures de travail qui m’ont permis d’être à la hauteur de ce qu’on attend de moi. Or Norme. On peut donc parler d’une véritable vocation… C’est tout à fait ça. Je ne me vois pas ailleurs qu’à l’hôpital. Et j’ai de bonnes raisons pour ça : l’hôpital est comme ma deuxième maison. J’y ai été confronté très tôt : je suis un bébé médicament, comme on dit. A l’âge de sept ans, j’ai subi une greffe de moelle osseuse pour venir en aide à mon frère plus âgé que moi et qui était victime d’une leucémie aigüe. De longues années ont passé, il y a eu une récidive et il a été victime d’un cancer du poumon qui l’a emporté. C’était il y a cinq ans, j’avais vingt ans… Cette partie de ma vie explique sans doute beaucoup de choses, en tout cas je sais pourquoi je me bats autant, je sais aussi
Chloé Houbaut
pourquoi je me sens aussi révoltée quand je pense à ce qu’on fait subir depuis si longtemps à l’hôpital public… Or Norme. Arrivons-en à l’épidémie de Covid-19. Que s’est-t-il passé à votre niveau ? Dans les services, on avait bien sûr entendu parler de ce virus. Puis, un jour de début mars dernier, entre deux opérations au bloc, ma cadre de service évoque un possible renfort à apporter en réanimation au cas où ce service serait en tension dans les temps à venir. J’ai tout de suite été volontaire, j’ai été la première à accepter ce que j’ai pris pour un défi à relever. Un peu plus tard, j’ai à peine eu en moi un léger doute sur le fait de savoir si j’allais être à la hauteur. Le lundi matin suivant, il était 7h, j’ai été affectée en réa. Je me rappelle, la porte s’est ouverte sur ce service qui m’était inconnu, et là, je me suis dit immédiatement : c’est quoi ce bordel ? J’ai été illico plongée dans le bain. Heureusement, j’avais bénéficié d’un stage en réa, durant mes études et là, tout s’est remis en action : faire des admissions, aspirer les patients, gérer le logiciel très spécifique à la réanimation qui ne peut pas être manipulé n’importe comment… J’avais envie de les aider, j’avais envie d’apprendre, je ne me suis pas posé quinze mille questions. Trois jours ont suffi pour que mes
de fabriquer notre arme nous-même ! Combien de fois ai-je entendu cette expression dans la bouche de toutes celles et ceux qui travaillaient dans ce service de réa ? Je ne comprends pas qu’en 2020, alors que la France est la sixième ou septième économie du monde, on se soit retrouvé dans une telle situation… Les sur-blouses dont on disposait n’était pas du tout adaptées, il a donc fallu qu’on s’équipe quelquefois avec des sacs poubelle… Oui, on a connu ça et encore, j’ai le sentiment que dans ce service de réa où j’ai travaillé deux bons mois, la situation était meilleure que dans d’autres réas voisines… Ces constats ont suscité une énorme colère en moi. Plus d’une fois, je me suis demandée dans quel pays je vivais !
‘‘ On avait tellement la tête dans le guidon qu’on a fini au fil des semaines à ne même plus se rendre compte de notre état de fatigue. ’’
31
collègues expérimentés estiment qu’on pouvait totalement compter sur moi. Durant toute la crise, j’ai travaillé dix à douze heures chaque jour au sein d’un service qui a du faire face en permanence à un incroyable afflux de malades. Je ne vous raconte même pas l’état dans lequel je me trouvais à la fin de la journée. C’est devenu de plus en plus difficile chaque jour qui passait et on avait tellement la tête dans le guidon qu’on a fini au fil des semaines à ne même plus se rendre compte de notre état de fatigue. A mon arrivée, les seize boxs du service étaient déjà saturés, il a fallu créer des lits de réa supplémentaires dans plusieurs services voisins et aussi jongler entre les patients qui nécessitaient une dialyse classique, je dirais, et les patients Covid-19. C’était très lourd car bien sûr, il fallait prendre d’infinies précautions pour ne pas contaminer les patients sains…. Or Norme. Et c’est sans doute là que vous avez vécu de près le manque criant et insensé de matériel de protection… Exactement. J’avoue que c’était un truc de dingues, je n’étais absolument pas prête à vivre ça, comme d’ailleurs ce fut le cas pour tous mes collègues. C’est comme si on nous envoyait à la guerre et qu’on nous demandait
Or Norme. Vous avez vu monter cette vague de malades qui ne cessaient d’arriver au service réanimation du NHC. À un certain moment, vous- même et vos collègues avez-vous pensé que la bataille risquait d’être perdue ? En fait, on la voyait monter et le plus difficile était de se dire qu’on était impuissant, malgré que nous nous acharnions à tout mettre en place pour sauver les malades. Certains ont fini par s’en sortir, heureusement, pour d’autres ce ne fut pas le cas. Ce qui me faisait le plus mal, c’est de savoir qu’on endormait des gens en tentant de les rassurer, en leur expliquant qu’on les réveillerait quand ils iraient mieux. En y repensant aujourd’hui, je me demande combien de personnes je n’ai pas réveillées, combien de personnes sur qui j’ai refermé les sacs et placé les scellés. Psychologiquement, c’est là que c’était le plus difficile, quand on se disait : un de plus… J’ai pourtant été formée à l’existence de la mort dans mon métier, mais là, on en voyait beaucoup trop sur une période très courte et avec toute cette impuissance… Un jour, on s’est retrouvé à une dizaine dans le box d’un malade et personne ne savait plus quoi faire. Ce furent des moments terribles… On n’arrêtait pas et les cas étaient tous différents les uns des autres : je garde le souvenir d’un père de famille
Photos : Or Norme - Abdesslam Mirdass Texte : Benjamin Thomas OR SUJET OR NORME N°37 Horizons
033 032
d’une cinquantaine d’années, un papa, admis pour d’importantes difficultés respiratoires, et dont l’état a nécessité l’endormissement et l’intubation. Plusieurs jours après, on a essayé de le réveiller mais ses difficultés restaient les mêmes et on devait le rendormir. On a pensé qu’il ne s’en sortirait jamais. Je me rappelle ce soir où j’ai dû me résoudre à rentrer chez moi, j’étais épuisée et abattue, sans ressort. J’arrive le lendemain et tout de suite, je le vois qui tourne la tête dans son box : plus de tube en bouche, grand sourire. Là, je me suis dit : waoooh ! Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? Rien que de vous en reparler aujourd’hui, j’en ai des frissons. Mais il y a eu des cas plus tristes. Je suis quelqu’un qui communique beaucoup avec les personnes endormies. Il m’arrivait souvent de leur parler en leur tenant la main, de leur dire ce que j’étais en train de faire et même, quelquefois, de leur raconter des blagues. Vous savez, on ne sait rien de qu’ils perçoivent, au juste... Ce monsieur avait 70 ou 75 ans, chaque jour on prenait soin de lui mais son état s’est dégradé très rapidement. Je me souviens du matin où il est parti, ma collègue de travail lui tenait la main et ses yeux ont croisé les miens. Pas la peine de se parler, on s’est comprises. On lui a fait sa toilette mortuaire, on l’a mis dans le sac et on l’a scellé. Je me
sentais prise aux tripes, révoltée, ça m’a fait beaucoup de peine… En y repensant, c’est très dur même si, au fond, on sait bien que la vie est ainsi et qu’il faut bien continuer d’avancer… Je n’oublierai bien sûr jamais ces deux mois, tous ces moments si tristes mais aussi ces moments où, avec mes collègues, on décompensait en riant car oui, il y a eu des rires et heureusement, nous n’aurions pas pu tenir, sinon. Malgré tout ce qu’on a vécu de tragique, ce fut au final une belle aventure humaine qui m’est très utile dans mon poste traditionnel, que j’ai fini par retrouver après une semaine complète de repos. Mais je vous l’avoue, j’ai retrouvé mon bloc opératoire avec la boule au ventre. Chaque matin, pour le rejoindre, je passe par les Urgences. Je ne peux pas m’empêcher de jauger à quel point ce service peut être plus ou moins encombré. Je sais bien qu’aujourd’hui, les patients Covid-19 sont très minoritaires mais ça ne fait rien : j’ai encore la boule au ventre. On ne peut pas en sortir intacte, quand on a connu tout ça. C’est pourquoi j’affirme que si rien ne se passe d’ici deux ou trois ans en faveur de l’hôpital public, ce système continuera mais sans moi. La médaille qu’on nous propose ? Non, merci, sans façon. Je ne veux plus être un pigeon de la République… »
33
Photos : Or Norme
Véronique Bier (à gauche) et son associée Stéphanie Rançon
SOIGNANTS
034
035
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte : Benjamin Thomas
INFIRMIERES LIBÉRALES
Elles se sentent abandonnées Véronique Bier (48 ans) exerce sa profession d’infirmière libérale à Mittelhausbergen et les communes alentour, associée avec Stéphanie Rançon (elle est également syndiquée à Convergence Infirmières 67, un syndicat qui regroupe les infirmières libérales -ndlr). C’est au détour d’une formation à Montpellier, début mars dernier, qu’elle « prend conscience de la gravité de l’épidémie. Le 8 mars dernier, à mon retour en Alsace, on comprend l’ampleur du “cluster” mulhousien et, à titre personnel, je réalise que ce qui nous attend va être grave » raconte-t-elle. « À ce moment-là, je suis encore dans cette croyance que notre tutelle, l’Agence Régionale de Santé (ARS) va nous fournir, via le réseau des pharmaciens, les indispensables équipements de protection nous permettant de nous protéger durant notre travail et aussi, bien sûr, de protéger nos patients. Notre toute première attente concernait les masques car déjà, on tournait avec un seul masque chirurgical par
jour, alors qu’en fait on ne pouvait le garder que durant quatre heures. Dans le cabinet que je partage avec une autre infirmière libérale, nous n’en avions plus que quelques-uns. On les a économisés au maximum car on avait très peur de ne pas en avoir. La première dotation organisée par l’ARS fut de cinq masques par infirmière ! Faites le calcul : en un jour et demi (huit heures de travail en journée plus deux heures en soirée) nous n’avions plus rien ! On a alors alerté la presse et via Or Norme que je remercie au passage et France 3 Alsace, on a appelé au don de matériel avec la consigne de le déposer à l’ARS. Je ne sais pas comment ces dons ont été dispatchés mais toujours est-il que nous avons pu récupérer quelques masques seulement, et encore, bien tardivement… Nous n’avons pas vu la couleur d’un quelconque autre matériel. Ce n’est qu’un mois plus tard, après avoir écrit un courrier à l’attention du président de la Région Grand-Est, Jean Rottner, adressé
35
eu le sentiment que notre tutelle nous abandonnait. Ah bien sûr, plusieurs fois par semaine, l’ARS nous envoyait toutes sortes de circulaires et de textes concernant le Covid-19. On ne peut pas dire qu’on n’a pas été informées, ça, c’est certain (sourire narquois - ndlr). Mais c’est de matériel dont nous avions désespérément besoin… »
036
037
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte : Benjamin Thomas
Photos : Or Norme
Et, joignant le geste à la parole, Véronique se lève et ouvre une armoire. Sur les deux étagères les plus hautes, un nombre impressionnant de ce qui paraît être des rouleaux de sacs poubelles. En réalité, ce sont des sacs-poubelle avec trois découpes -une pour la tête et une pour chaque bras-, censés se transformer en « sur-blouses » prédécoupées, envoyées tardivement par l’ARS. « Inutilisables » commente-t-elle. « Ces équipements trop fins sont d’une fragilité incroyable, deux fois sur trois on ne parvient même pas à les enfiler sans les déchirer. Et je ne vous parle même pas des manches de fortune soi-disant prévues pour venir protéger nos bras… »
L’ARS a fourni un matériel très mal adapté aux attentes des infirmières libérales.
via le siège régional de l’ARS à Nancy, que nous avons pu obtenir notre dotation de masques. Heureusement, la mairie de Mittelhausbergen a réussi à nous doter de masques FFP2, ce qui nous a bien dépannées. Nous nous sommes mises à appeler toutes sortes d’entreprises. Je suis donc ensuite allée chercher des sur-blouses dans un abattoir, jamais de ma vie je n’aurais pensé avoir à faire ça. J’ai récupéré des lunettes de protection dans une entreprise près de mon domicile qui m’a aussi donné des masques FFP3, encore plus protecteurs que les quelques masques FFP2 que nous avions encore. Des sur-blouses, des calots sont arrivés, offerts par une entreprise de Colmar. Heureusement, cette solidarité a joué à fond car, nous les infirmières libérales, nous étions alors les seules à nous rendre chez les malades chroniques : les médecins ne faisaient plus de consultations, les kinés étaient à l’arrêt et il n’y avait plus d’auxiliaires de vie. Il fallait vraiment s’occuper de tout et notre temps de travail s’est trouvé considérablement rallongé. Et bien sûr, il a aussi fallu gérer notre stress et même notre peur de ce virus. Notre hantise était de contaminer nos patients et notre propre famille. Nous avons
‘‘ Heureusement, cette solidarité a joué à fond. ’’ La deuxième associée du cabinet nous rejoindra in extremis vers la fin de l’interview et conclura avec des mots définitifs : « Nous sommes parmi celles et ceux qui ont fait fonctionner le pays. Malgré tout. En fait, nous n’avons été que de la chair à canon, on nous a envoyées à poil sur le front. Et aujourd’hui, c’est comme si nous n’existions pas… » Les 120 000 infirmières libérales exerçant en France sont les seules à systématiquement se rendre au domicile de leurs patients, 7 jours sur 7 et 365 jours par an, un atout inestimable pour nombre de patients éprouvant toutes sortes de difficultés pour se déplacer. Comble du comble, elles ne sont même pas représentées dans les tours de tables du Ségur de la Santé, censé revoir de fond en comble toute l’organisation du système de santé publique de notre pays ! On marche vraiment sur la tête !
37
RECHERCHE
038
039
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte : Jean-Luc Fournier
Photos : Nicolas Roses
L’EXCELLENCE EST ICI Une étude essentielle est née et se réalise à Strasbourg Samira Fafi-Kremer, 48 ans, est la Chef de Service du Laboratoire de Virologie au sein des Hôpitaux Universitaires de Strasbourg. En collaboration avec l’Institut Pasteur, elle a dirigé depuis Strasbourg la première étude cherchant à s’assurer qu’un patient ayant été touché par le coronavirus a bien développé des anticorps protecteurs capables de l’immuniser contre la maladie. Le résultat de ses travaux est évidemment attendu avec la plus grande impatience par la communauté médicale mondiale...
Elle arrive avec une discrétion très naturelle et s’attable sans façon à la terrasse d’un salon de thé de la Grand’Rue, pas trop loin du labo qu’elle dirige à la Faculté de Médecine (« c’est que mon temps est compté… » s’excuse-t-elle sincèrement aussitôt). Bien conscient de la chance de pouvoir converser directement avec cette virologue dont la notoriété a depuis belle lurette dépassé les murs du Laboratoire de Virologie des Hôpitaux universitaires de Strasbourg qu’elle dirige, on lui propose immédiatement de récapituler, la problématique et les enjeux de l’étude qu’elle conduit depuis plus de soixante jours (la précision est importante) à l’heure où nous la rencontrons, le 8 juin dernier, et qui vient de délivrer ses premiers résultats…
Or Norme. Si l’on a bien compris, il s’agit, à terme, d’étudier une population qui a été touchée par le coronavirus pour s’assurer qu’elle a bien développé des anticorps dits protecteurs et de mesurer pendant combien de temps elle sera ainsi protégée de la maladie… « C’est exactement ça. L’étude, qui se poursuit encore à ce jour et qui sera ensuite réactivée au troisième, sixième et neuvième mois est prévue pour concerner 1 500 personnes ayant été en contact avec le virus. L’Institut Pasteur avait développé son propre test et nous avions ici à Strasbourg, à Illkirch très précisément, le test développé par Biosynex qui n’était pas encore homologué au début de l’étude (Il l’a été le 20 mai dernier – ndlr) Ce laboratoire nous avait demandé d’évaluer son test. Nous avons donc testé un premier groupe de 160 soignants et c’est sur cette cohorte, comme on dit, qu’on peut aujourd’hui confirmer la présence d’anticorps neutralisants qui, comme leur nom l’indique, protège durablement le patient et l’immunisent contre les effets de la maladie. 40 jours ont passé depuis le début du test et l’immunité des premiers testés reste réelle… Les trois premiers ont été
Samira Fafi-Kremer dirige le Laboratoire de Virologie des Hôpitaux Universitaires de Strasbourg
testés il y a 69 jours aujourd’hui et l’immunité perdure chez eux aussi… L’échantillon de 1 500 personnes aura été complètement testé avant la fin juin… (en raison de notre date de bouclage le 23 juin, nous n’avons pas été en mesure d’actualiser cet article - ndlr) Or Norme. Tout l’enjeu consiste donc à s’assurer d’une immunité la plus longue possible, quasi pérenne donc. Pour cela, il faudra bien évidemment attendre plusieurs étapes d’ores et déjà prévues pour ces 1 500 patients : 3 mois, 6 mois et 9 mois… Oui. Si une deuxième vague venait à se produire, les patients toujours porteurs de ces anticorps neutralisants seraient totalement protégés. Et tout l’enjeu porte sur l’ampleur de cette éventuelle deuxième vague : pour qu’elle ne soit que légère, il faudrait qu’une majorité de personnes soient immunisées. La science de l’épidémiologie a prouvé qu’une épidémie s’éteint lorsque 60% d’une population est déjà immunisée. On ne sait pas où nous en sommes exactement à ce sujet, on n’y est de toute façon pas encore… Il faut savoir que ce virus ne mute pas beaucoup, on le sait avec certitude …
39
Or Norme. Sait-on formellement si ce virus est un virus saisonnier ? On espère bien sûr qu’il serait détruit par la chaleur naturelle des mois d’été… On connait assez bien les particularités de la famille des coronavirus. Ils possèdent une importante masse
‘‘ La science de l’épidémiologie a prouvé qu’une épidémie s’éteint lorsque 60% d’une population est déjà immunisée. ’’ graisseuse qui les enrobe. La plupart d’entre eux sont en effet dits saisonniers, c’est-à-dire qu’ils finissent par provoquer de simples rhumes et ne présentent plus le moindre danger létal, dans une immense majorité des cas. On pense qu’il est probable que ce soit le cas pour Covid19… Je précise bien : « on pense » et il faut que vous l’écriviez encore avec des guillemets car on ne sait pas encore tout sur lui.
Or Norme. C’est insensé d’apprendre ça comme ça. On n’est pas loin de la caricature : votre service est sous les feux des projecteurs avec cette étude qui a fait l’objet d’un très fort retentissement et qui se poursuit alors, qu’en fait, les tableurs Excel ont décidé qu’il fallait encore supprimer des postes…
040
041
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte : Jean-Luc Fournier
Photos : Nicolas Roses
C’est la réalité vraie. Mais ce qui est vrai aussi, c’est que les Hôpitaux Universitaires de Strasbourg ont fortement soutenu mon idée de tester les personnels soignants pour savoir si une immunité pérenne pouvait être espérée après avoir été touchés par le virus. C’est grâce à ce fort soutien que Strasbourg a pu commencer les tests avant tout le reste du pays et bénéficier d’une biothèque considérable avec des collaborations aux Etats-Unis, en Italie, en Espagne… Or Norme. On a bien compris qu’il va donc falloir encore attendre pour bénéficier de réponses certaines à encore pas mal d’interrogations. En tout cas, ces mois de crise sanitaire auront permis de braquer les projecteurs sur la situation de l’hôpital public. A plusieurs reprises, le président de la République s’est exprimé sur les quatre « piliers » sur lesquels devrait, selon lui, reposer la politique publique de santé de notre pays : parmi eux, la revalorisation des salaires et des carrières, l’investissement dans les bâtiments et le matériel, la mise en place d’un système plus souple et « plus déconcentré » et, enfin, une nouvelle organisation du système de santé basée sur le territoire. A votre niveau, avez-vous bon espoir que nous en arrivions rapidement au début d’application de ces promesses ? Une des problématiques majeures est que les directeurs des hôpitaux ne sont pas des médecins, ils ne comprennent donc tout simplement pas les véritables enjeux de la santé publique. Au niveau de mon service, je ne peux pas dire que nous sommes pénalisés par un manque criant de moyens. Mais, derrière certaines paroles, il y a une réalité. Là, par exemple, on nous vient juste de nous inciter à voir comment on peut « réduire les ressources humaines » et mieux optimiser, comme ils disent. C’est à dire, en parlant clair, supprimer du personnel…
‘‘ C’est grâce à ce fort soutien que Strasbourg a pu commencer les tests avant tout le reste du pays... ’’ Dès la première semaine de l’épidémie, j’ai insisté pour rencontrer la direction de l’hôpital pour la convaincre qu’il fallait créer ici une banque d’échantillons et de données pour nous permettre de comprendre ce virus et je dois dire qu’à partir de là, la direction et les cliniciens ont tout fait pour qu’on y aille très rapidement. Grâce à cet apport, une vingtaine de projets s’apprêtent à être publiés. On n’a jamais vu une telle compréhension se matérialiser en à peine deux mois, c’est impressionnant. Auparavant, on demandait l’achat d’un congélateur, il fallait attendre des mois et des mois, voire plusieurs années après avoir entendu une multitude de fois : « Il n’y a plus d’argent »... Là, on a précisé ce dont on avait besoin et le feu vert tombait dès le lendemain. Evidemment, l’autorisation de dépenses est venue directement du ministère… »
41
L’HÔPITAL PUBLIC EN QUESTION
“ Il faut sortir de cette vision très néo-libérale du système de santé ”
042
043
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte : Jean-Luc Fournier
Photos : Nicolas Roses
Le Professeur Jean Sibilia, Doyen de la Faculté de Médecine de Strasbourg, a littéralement « crevé l’écran » lors des Facebook live organisés et animés par Or Norme à partir du 30 avril dernier. Nous revenons avec lui sur l’évolution de la pandémie et surtout sur les attentes liées au « Ségur de la Santé », sur une profonde réforme du système de santé publique, avec l’hôpital public en première ligne… Or Norme. Professeur Sibilia, vos analyses et la clarté de vos propos ont impressionné les très nombreux internautes ayant assisté aux émissions en direct initiées par l’Eurométropole de Strasbourg que notre rédaction a animées lors du déconfinement. Nous nous rencontrons à la mi-juin, que peut-on dire sur l’évolution de la pandémie, où en sommes-nous à ce sujet ? « Aujourd’hui, on déconfine quasi complètement, ne resteront bientôt en suspend que les grands rassemblements culturels ou sportifs. On a beaucoup d’éléments qui sont rassurants : la circulation du virus est faible et est restée faible après plusieurs semaines de déconfinement, le système de santé est désormais désengorgé avec moins de 1 000 malades en France en réanimation liés au Covid. Les perspectives peuvent rendre optimiste avec des découvertes scientifiques qui permettent d’expliquer comment la population a répondu au virus et surtout le vaccin, avec Astra-Zeneca, une firme européenne très sérieuse, qui annonce des résultats pour septembre-octobre prochains avec une mise à disposition du vaccin d’ici la fin de l’année. Les ministres de la santé européens, dont le nôtre, ont préempté 300 millions de doses pour l’automne… Mais, pour l’heure, on n’est cependant pas complètement tranquille : le virus n’a pas disparu puisque sa circulation existe toujours et il
y a eu récemment un indicateur d’une circulation beaucoup plus active en Meurthe-et-Moselle avec une élévation du taux de circulation de trois à quatre fois. Cependant, il n’y a pas de nouvelles entrées Covid aux urgences, ce qui veut dire que c’est maîtrisé… Il faut aussi observer de près le développement de l’épidémie dans l’hémisphère sud, au Brésil, au Mexique et en Argentine et la résurgence récente d’importants clusters à Pékin, en Chine. Tous les virus respiratoires ont toujours présenté une deuxième, voire une troisième vague… Voilà ce qu’on peut dire aujourd’hui (le 18 juin dernier – ndlr) Or Norme. Venons en au « Ségur de la Santé » qui vient de s’ouvrir. Mis en œuvre dans l’urgence, il est censé prendre des décisions pour revaloriser les salaires des personnels soignants et mettre en œuvre une réforme globale de l’hôpital public. Quelles sont les options qui sont sur la table ? Vous avez écrit un manifeste, ce qui prouve votre engament personnel… Oui, il s’agit d’un engagement citoyen du soignant que je suis qui voit que le système s’effrite dangereusement depuis de très nombreuses années .C’est donc à la fois ma responsabilité de soignant mais celle aussi de chef institutionnel de l’Université. Les signataires de ce manifeste avaient déjà décrit bien avant le Covid-19 toutes les difficultés auxquelles l’hôpital public doit faire face : les lits fermés, le manque de personnel… Ce service public est depuis longtemps martyrisé. Tous les soignants, du plus petit au plus grand, sont en grande souffrance. Ce manifeste s’en fait l’écho, c’est une expression citoyenne, on y trouve aussi bien la signature d’un Prix Nobel que celle d’usagés, la signature de kinés que celles de responsables d’associations… On ne propose pas des mesures ultra-détaillées, on expose une douzaine de grands principes qui doivent être les piliers de la refondation de l’hôpital public…
ment rappelé car il est attaqué par certains grands acteurs privés qui, évidemment, n’attendent que la dégradation du service public de santé pour tenter de s’imposer. Ce serait alors un système à l’américaine avec une équité du soin qui serait rompue : à l’arrivée, des gens très bien soignés et d’autres beaucoup moins, voire pas pris en charge du tout. Je ne sais pas ce qu’il y a dans la tête de certains au ministère des Finances à Bercy mais je sais que l’idée d’un système de santé moins tourné vers le service public et plus réparti dans le secteur privé, que ce soit des sociétés d’assurance ou des grands acteurs mutualistes du secteur privé, trotte dans la tête de beaucoup. La noblesse de notre démocratie s’exprime aussi dans un accès pour tous à notre système de soin, avec générosité, équité et universalité mais également un accès à l’innovation : si demain on découvre une nouvelle technique pour soigner un cancer, tout le monde doit en bénéficier. Si notre système de santé n’est pas public et accessible à tous, seuls les plus riches pourront en bénéficier. Ce n’est pas ma conception des choses… Ne mettons pas les doigts dans ce système-là. Or Norme. Il y a aussi une thématique qui parait avoir été complètement occultée dans le contenu du « Ségur de la santé », c’est l’innovation et la recherche…
Or Norme. Par-dessus tous les grands enjeux, il y en a un qui est sans doute dans votre esprit la clé de l’ensemble, c’est l’enjeu de gouvernance de l’hôpital public. Vous affirmez que les médecins doivent reprendre la main… Ce que cette crise sanitaire a montré, c’est que la seule gestion comptable, les tableurs Excel des ARS, les Agences Régionales de Santé, est un échec…
43
Vous avez raison, c’est le syndrome des tableurs Excel. Ca ne marche pas. Il faut d’abord rappeler que l’hôpital public doit être un service public au service de la population et qu’il doit s’insérer globalement dans un système de santé qui répond à tous les besoins lesquels, on le sait, ont beaucoup évolué. Dans une démocratie, il y a des biens principaux comme l’éducation, la justice… C’est également le cas de la santé qui doit être publique, solidaire et accessible à tous. Sans ces principes, on voit fleurir les déserts médicaux, on voit grossir les populations en précarité car elles ne peuvent plus se faire soigner… Ce principe-là doit être forte-
C’est vrai. C’est impossible d’imaginer l’hôpital sans son activité de recherche et d’innovation. Et il est impossible que ce soit le cas si la seule vision qu’on a de l’hôpital public est celle d’une entreprise commerciale. C’est une vision très néo-libérale du système de santé, il faut en sortir ! Or Norme. Il y a enfin ces points-clé, le management, l’organisation financière, et bien sûr la gouvernance… Une chose est certaine. On ne s’en sortira pas avec une organisation financière au niveau où elle est aujourd’hui. On y investit 11% du PIB mais il faut regarder dans le détail : combien de cette somme revient à l’hôpital public ? Et au sein de l’hôpital, quelle est la part réellement affectée à la partie purement médicale ? Le financement public en faveur de l’hôpital public doit être revu. Et il faut revoir d’urgence le mode de financement à l’activité qui est un des marqueurs incontestables du néo-libéralisme le plus pur. La seule loi du marché ne peut pas s’appliquer à l’hôpital public, c’est une aberration ! Si demain j’applique un tarif sur l’opération de la prostate et que j’en
044
045
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte : Jean-Luc Fournier
Jean Sibilia a « crevé l’écran » lors des Live organisés par Or Norme sur les thématiques du déconfinement
réalise 800, on ne va pas imposer un tarif divisé par deux si j’en fais 1 500. Ça ne marche pas comme ça concernant la santé… Concernant la gouvernance, on a très clairement un système de santé qui est beaucoup trop bureaucratique, avec un ministère central qui délègue à des ARS dans une verticalité jacobine absolue. On retrouve ce système au niveau régional : au sein d’une région Grand-Est immense, on peine à découvrir le siège de l’ARS qui est très loin de tout. Les gens qui y travaillent sont des gens compétents bien sûr, mais durant la crise sanitaire, ils se sont trouvés débordés par un nombre considérable de problématiques territoriales. Au plus fort des événements, ils ne pouvaient pas gérer Mulhouse comme ils géraient Reims, ils ne pouvaient pas gérer Strasbourg comme ils géraient Charleville-Mézières !.. On ne peut pas à l’évidence continuer dans cette verticalité-là, le Covid l’a montré. La base, c’est le projet d’établissement, un projet médical partagé par les soignants et une gouvernance assurée par les médecins et l’ensemble des soignants, j’insiste sur la réalité de cette communauté-là.
“ On ne s’en sortira pas avec une organisation financière au niveau où elle est aujourd’hui. ” Or Norme. C’est donc un vrai combat qui s’engage là. Et il se déroulera très certainement beaucoup sur le plan de la communication. Vous visez clairement la mobilisation de la population auprès de tous les soignants… C’est l’esprit qui a présidé à l’écriture de ce manifeste. Il ne fallait pas qu’il soit un énième document technique. Le sujet de la santé doit absolument devenir un sujet citoyen majeur et il faut qu’on embarque tout le monde avec nous. Car chaque citoyen est un patient potentiel, il faut bien que chacun s’en convainque… »
45
ET AILLEURS ?
DE L’AUTRE CÔTÉ DU RHIN
Chronique de la même crise sanitaire ?
Juste en face de l’Alsace, de l’autre côté du Rhin, la crise sanitaire s’est passée de manière très différente qu’en France. Chronique des événements…
046
047
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte : Kaï Littmann
Photos : Nicolas Roses
FIN 2019 : Les premières informations sur un nouveau virus circulent. Ce virus serait en train de se propager depuis la ville chinoise de Wuhan. Comme en France, le gouvernement allemand se veut rassurant et estime qu’il n’y a pas grand danger. 27/28 JANVIER 2020 : À Starnberg, en Bavière, le premier cas d’infection avec ce virus est confirmé. La personne concernée s’est infectée auprès d’une collaboratrice chinoise qui vient de rentrer de Wuhan. Le lendemain, trois autres collaborateurs de la même société sont testés positifs et les autorités réagissent immédiatement : les personnes infectées sont mises en quarantaine et l’entreprise est temporairement fermée. Par cette mesure, on évite la gestation du premier foyer et on empêche la propagation depuis la Bavière. 25 FÉVRIER 2020 : On enregistre le premier cas d’infection en Rhénanie du Nord–Westphalie. Il s’agit d’une personne qui a contracté le virus lors d’une manifestation carnavalesque à Heinsberg, le premier « cluster » en Allemagne. À Heinsberg, on peut rapidement identifier les participants à cette manifestation par la billetterie et les inscriptions et on passe rapidement aux tests. Une explosion des cas, comme par exemple à Bergame en Italie ou à Mulhouse, en Alsace, a ainsi pu être évitée. 27 FÉVRIER 2020 : Premiers cas en Bade-Wurtemberg, en Hesse et à Hambourg. 29 FÉVRIER 2020 : Premiers cas enregistrés en Basse-Saxe et à Brême. Le virus se propage sur tout le territoire allemand. 2 MARS 2020 : L’Institut Robert Koch (RKI) à Berlin estime que la menace du virus pour la population serait « modérée ». Pourtant, le virus est détecté aussi à Berlin, en Saxe, en Thuringe et dans le Brandebourg. 3 MARS 2020 : Le virus arrive aussi en Sarre et en Mecklembourg - Poméranie-Occidentale.
8 MARS 2020 : L’Allemagne enregistre le premier décès du Covid-19. 9 MARS 2020 : Plus de 1000 cas confirmés au niveau national. Des tests sont proposés partout en Allemagne, dans certaines villes même au format « drive-in ». 10 MARS 2020 : Premier cas en Saxe-Anhalt. Tous les Länder sont désormais concernés. Le gouvernement recommande des gestes barrières. La plupart de Länder suivent et les recommandent à leur tour à la population. 11 MARS 2020 : Le RKI déclare la Région Grand Est (et d’autres, comme le nord de l’Italie) « zone à risque ».
Frontière fermée
16 MARS 2020 : L’Allemagne ferme ses frontières avec la France, l’Autriche, le Luxembourg, le Danemark et la Suisse. 22 MARS 2020 : Le gouvernement fédéral et les Länder s’accordent sur le confinement. Des millions d’Allemands passent au chômage partiel ou au télé-
‘‘ Une explosion des cas, comme par exemple à Bergame en Italie ou à Mulhouse, en Alsace, a ainsi pu être évitée. ’’ travail. Le nombre de décès reste modéré comparé aux autres pays. 6 AVRIL 2020 : L’Allemagne dépasse la barre des 100 000 infections. Le pays effectue de nombreux tests, et les personnes testées positives sont mises en quarantaine. 20 AVRIL 2020 : L’Allemagne commence à alléger les mesures sanitaires. Plusieurs Länder imposent le port du masque dans les magasins et les transports en commun. Cette mesure ne pose aucun problème, car à aucun moment il n’y a eu de pénurie de
47
étaient positifs et les personnes concernées ont pu être isolées. Depuis, le pourcentage de tests positifs ne cesse de baisser. La propagation du virus semble être ralentie de manière significative. 19 MAI 2020 : Le nombre de nouvelles infections se situe en dessous de 1000 infections par jour, et ce, pour le dixième jour consécutif. masques. 23 AVRIL 2020 : La ville portuaire de Rostock se déclare « libre du Covid-19 ». Après l’identification des premiers cas, la ville avait fermé toutes les administrations, écoles et crèches et avait testé systématiquement la population, surtout les personnes qui ne présentaient PAS de symptômes. Le 23 avril, le dernier patient Covid-19 peut quitter l’hôpital de la ville.
048
049
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte : Kaï Littmann
Photos : Nicolas Roses
25 AVRIL 2020 : Déjà 2,5 millions de tests ont été effectués en Allemagne. Début avril, 9 % des tests
3 JUIN 2020 : Le gouvernement lance un programme de conjoncture de 130 milliards d’euros, y compris la baisse de la TVA de 19 à 16 % jusqu’à la fin de l’année. Tout le pays est maintenant focalisé sur la reprise des activités économiques, malgré l’apparition de nombreux nouveaux foyers du virus – lors de rassemblements religieux, dans les abattoirs, dans des restaurants ou encore à l’occasion de fêtes familiales. 15 JUIN 2020 : Les frontières sont rouvertes, mais il est recommandé de maintenir des gestes barrières.
LES BONNES MESURES AU BON MOMENT - ET BEAUCOUP DE CHANCE... L’Allemagne aura été beaucoup moins touchée par le Covid-19 que ses voisins. Mais pourquoi ? C’est un mélange de bonnes réactions à l’arrivée du coronavirus, d’une bonne structure hospitalière, d’un excellent schéma de tests et – de beaucoup de chance qui a fait que la corona-crise se soit passée de manière plus clémente outre-Rhin. À plusieurs reprises, l’Allemagne a échappé à la formation de « clusters » : en isolant les cas rapidement et en empêchant ainsi une propagation non contrôlée. À Heinsberg, les autorités ont eu la chance inouïe que les participants à cette réunion carnavalesque aient pu être identifiés rapidement, avant que le virus ne puisse se propager comme, par exemple, à Mulhouse. En ce qui concerne les tests, beaucoup de Länder et villes avaient la bonne idée de tester aussi les
personnes qui ne présentaient (pas encore) de symptômes, ce qui a pu empêcher la création de chaînes d’infections. Toutefois, la crise n’est pas terminée et il faut espérer que la « chance allemande » ne lâche pas le pays d’outre-Rhin. Depuis le déconfinement, de nouveaux clusters se forment et on constate que dès que plusieurs personnes se retrouvent dans des endroits clos, le SARS-CoV-2 peut à nouveau infecter beaucoup de gens. Malgré la liberté retrouvée, il sera primordial que la population allemande continue à respecter les consignes sanitaires, car même si tout le monde décline maintenant cette crise au passé, elle n’est pas du tout terminée. Plus de 400 000 morts dans le monde nous invitent à rester prudents...
49
L A R E S TA U R AT I O N A U D É F I D U C O R O N AV I R U S
JEAN-NOËL DRON (TRASCO)
“ Cette épreuve m’a appris la patience ”
050
051
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte : Jean-Luc Fournier
Photos : Nicolas Roses
Avec seize restaurants à son actif (la plupart à Strasbourg mais aussi en Lorraine, à Reims et à Paris), le président du groupe TRASCO revient sur les conséquences de la crise sanitaire de ces derniers mois et raconte comment lui-même et ses collaborateurs ont réagi et entendent aujourd’hui relever les défis… Or Norme. Tout d’abord, comment avez-vous « encaissé » l’annonce du confinement le 14 mars dernier à 20h. On peut imaginer que ça a constitué pour vous un énorme choc… Non, pas vraiment ou plutôt « plus vraiment » : depuis la dernière semaine de février et le début des gros problèmes en Italie, les mauvaises nouvelles s’enchaînaient… Les uns après les autres, des segments complets de clientèle se sont fermés, comme des lampes qu’on éteint, soudainement, simplement, on-off.. Les premiers ont été les Tour Operators, pays après pays, qui ont commencé à annuler dès la fin février les réservations jusqu’au 15 mars, puis quelques jours plus tard jusqu’au 30 mars. Puis le Parlement européen a annulé sa session. Ce fut ensuite le tour des entreprises
“ En Alsace, nous avons ressenti tout cela très vite et très fort en raison de notre proximité avec Mulhouse. Mes directeurs, dans le reste du pays, ne s’alarmaient pas trop. ” à partir du 2 mars, enfin la clientèle strasbourgeoise a aussi, dans la seconde semaine de mars, commencé à décliner sérieusement. Souvenez-vous
quand même que le jeudi 12 au soir, le Président en personne demandait au plus de 65 ans de rester chez eux… On sentait bien que quelque chose de majeur était en train de se passer. On n’était plus dans la simple et petite séquence conjoncturelle. En Alsace, nous avons ressenti tout cela très vite et très fort en raison de notre proximité avec Mulhouse. Mes directeurs, dans le reste du pays, ne s’alarmaient pas trop, à Paris la seconde semaine de mars fut presque normale. Ce sont eux qui ont été réellement surpris par l’annonce du Premier ministre, nous ne l’avons pas été vraiment, à Strasbourg… Or Norme. En quelques heures, quand on apprend que le service du samedi soir sera le dernier avant longtemps, on peut quand même imaginer la stupeur de vos responsables d’établissements… C’est exactement ça. Ils nous ont bien sûr tous appelés dans la minute. On leur a dit de faire leur service et de nous retrouver pour une conférence téléphonique à 22h30. On avait donc trois heures devant nous : on a créé des check-lists de fermeture, en essayant de ne rien oublier et de rester le plus calme possible, technique. Pour nous c’était nouveau, on a fait comme si nos restaurants devaient fermer leurs portes pour des vacances, à la nuance prête que dans le groupe, pas un seul restaurant ne ferme pour des vacances, on est ouvert 365 jours sur 365… Quand un restaurant
51
ferme, c’est qu’il est en travaux. Le lendemain, comme tous mes autres collègues restaurateurs, on a complètement nettoyé nos restaurants, on a donné toute la marchandise qui était dans nos chambres froides à nos employés et à quelques associations. On a donc fait en sorte qu’à midi le mardi suivant, début officiel de l’interdiction de circuler, tout soit en ordre. Et dès le lendemain, avec la chef-comptable qui a continué à venir à son bureau et deux personnes chargées des ressources humaines en télétravail, on a continué, avec mon directeur général, à « faire tourner la boutique »… On a tout mis en place pour bénéficier des mesures prises par l’État, en tout premier lieu le chômage partiel qui est sûrement et de loin la mesure la plus importante dont le secteur de la restauration ait pu bénéficier, car ce sont des métiers de main d’œuvre et 35 à 40 % de nos chiffres d’affaires sont consacrés à la masse salariale. Nous avons aussi mis en place le décalement des remboursements d’emprunts et bien sûr, activé les possibilités de prêts garantis par l’État. S’il n’y avait pas eu cette mesure automatique et universelle de chômage partiel, les dégâts auraient été immenses et même irréversibles pour beaucoup de restaurateurs… Or Norme. Et du côté des assurances ? L’énorme majorité des contrats ne couvrent pas la perte d’exploitation en cas de pandémie.
052
053
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte : Jean-Luc Fournier
Photos : Nicolas Roses
Mais je pense qu’il est moralement inacceptable que les sociétés d’assurance ne puissent intervenir, même partiellement, sur un événement tel que celui-ci. Certaines assurances mutualistes l’ont fait spontanément parce qu’elles ont compris qu’il en allait de la place des entreprises dans la vie de la cité. C’est remarquable mais cela reste isolé à cette heure... Il y a un autre sujet similaire, celui des loyers. L’enjeu n’était pas d’aller chercher un décalage ou un étalement des paiements mais bel et bien une annulation partielle ou totale sur cette longue période de fermeture contrainte. De réels arguments juridiques existent mais nous avons choisi de contacter un à un nos différents propriétaires pour une négociation individuelle, au cas par cas. Au final, j’ai obtenu toute la palette des réponses possibles… Deux négociations m’ont particulièrement marqué par leur bon esprit, par leur qualité et pour tout dire par leur élégance, l’une avec des investisseurs privés pour le Brant et l’autre avec un propriétaire institutionnel pour le Broglie. Pendant cette période, la quasi totalité des propriétaires des murs de nos restaurants ont semblé prendre la mesure des événements qui se déroulaient sous leurs yeux mais je lisais ce matin que moins de 7 % ont concrètement annulé leurs loyers en totalité ou partiellement… Cela laisse songeur sur le sens du mot concerné.
‘‘ Très pragmatiquement, il est impossible que ce soit une bonne saison.’’ Or Norme. Et puis, heureusement, est revenu le moment du déconfinement, et là on imagine également qu’il a fallu faire face à la remise en route de l’ensemble des restaurants… C’est une image mais en fait, pour nous, c’est comme si nous avions eu à gérer seize ouvertures simultanées de nouveaux restaurants. C’est un énorme travail. Au fil du temps des dates étaient évoquées. On s’était déjà préparé (sans trop y croire) à ouvrir début mai, puis (plus sérieusement) vers le 15 mai. Grâce au Groupement des restaurateurs et notamment à Roger Sengel, Jacques Chomentowsky, Pierre Siegel et Christophe Weber qui ont fait un énorme et formidable travail d’information à toute la profession tout au long du confinement, nous avons pu anticiper de nombreux points fondamentaux : le protocole sanitaire, les modalités de la distanciation etc.. On a fait vraiment attention à mettre en place les distances préconisées, en allant même au-delà quand c’était possible car on a souhaité qu’en revenant chez nous, nos clients retrouvent certes l’ambiance qu’ils aiment mais surtout, qu’au premier coup d’œil, ils remarquent que les recommandations sanitaires sont appliquées avec
soin, ceci sans pour autant avoir l’impression d’entrer dans un hôpital. D’ailleurs notre document interne à ce sujet s’est appelé « Rassurer sans psychoser ». On a revu l’ensemble des cartes puisqu’on a fermé en hiver pour rouvrir en été, on a élaboré des fiches techniques, préparé des offres commerciales pour l’ouverture, assuré la livraison des terrasses, matérialisé les emplacements, veillé au remplacement des arbres, anticipé la révision de nos machines à café, de nos tireuses à bière, de nos climatisations, de nos bacs à graisse, de toutes nos lignes de chaud et nos brûleurs dans les cuisine, tenté d’anticiper au mieux notre activité pour calibrer au plus juste nos plannings et finalisé en dernière minute le protocole sanitaire, etc, etc. Bref tout ce qui fait notre quotidien, sauf que là, c’était tout à coup multiplié par 16... Sincèrement, on a laissé le moins de place possible au hasard, de façon à se consacrer à 100 % au service de nos clients au moment de la réouverture… Or Norme. On se rencontre pour cet entretien le 9 juin, en raison de nos délais de bouclage. Une semaine après la réouverture des restaurants, il n’est bien sûr pas possible de raisonner à très long terme. Mais la saison d’été s’ouvre. Quel est votre espoir concernant ces deux ou trois prochains mois ? C’est simple : très pragmatiquement, il est impossible que ce soit une bonne saison. Maintenant, jusqu’à quel point sera-t-elle décevante ? Moyennement, énormément ? Se dira-t-on qu’on ne s’en est finalement pas si mal sorti ? Honnêtement, je n’ai à ce jour aucun indicateur qui pourrait au moins m’indiquer une tendance. On a anticipé sur une saison d’été très mauvaise en se disant qu’au final, on ne pourrait avoir que de bonnes surprises… Or Norme. Et sur un plan plus personnel, plus intime presque, comment considérez-vous ce qui s’est passé et au-delà, quelles sont les leçons que vous tirez en ce qui concerne l’être humain que vous êtes ? Vaste sujet. Personnellement, j’ai toujours été quelqu’un de très, très impatient. Ce que cette épreuve m’a imposé, c’est la patience, cette principale vertu pour faire face à des événements sur lesquels notre emprise est quasi nulle. Le jeune chef d’entreprise que j’ai été pensait un peu naïvement qu’il lui suffisait de vouloir et de beaucoup travailler pour que les choses se mettent automatiquement, même avec difficulté, en place. Là j’ai compris qu’il me faut apprendre et cultiver la patience car rien ne va se résoudre facilement et rapidement. Et puis personnellement, c’est la première fois de ma vie que je vis H24 en famille. Comme nous avons été très scrupuleux dans le respect des règles du confinement notre famille s’est repliée tout naturellement sur elle même. C’est bien simple, je n’avais jamais connu ça, même enfant. La routine familiale, les courses, les devoirs, tous les repas ensemble sur une longue période, pour un restaurateur c’est de la science fiction… Résultat : quand elle a entendu qu’on allait pouvoir rouvrir les restaurants mon épouse m’a dit : « Tu vas nous manquer ! » À quelque chose malheur est bon... »
53
Photos : Nicolas Roses Texte : Jean-Luc Fournier OR SUJET OR NORME N°37 Horizons
055
LA RESTAURATION AU DÉFI DU CORONAVIRUS
IL GIRASOLE - CAFÉ DE L’OPÉRA - CAFÉ DU TNS
“ Au départ, je pensais que ce serait pour une dizaine de jours… ”
En couple tant au niveau professionnel que privé, Fanny Fuchs et Stéphane Wernert, tous deux jeunes quadragénaires, gèrent trois restaurants à Strasbourg. Ils ont traversé cette longue période de confinement en essayant de garder malgré tout un bon moral et espèrent, comme la grande majorité de leurs confrères, que l’été apportera peut-être un début de réponse à leurs nombreuses interrogations… On ne présente plus leurs trois enseignes : Il Girasole
décade de juin. À au moins trois reprises, Stéphane
est cette merveilleuse petite parcelle d’Italie sur le quai
pestera devant « ce manque de bol incroyable. Pendant
Saint-Nicolas à Strasbourg. Adossé à deux des phares
tout le confinement, il a fait un temps d’été et là, mainte-
culturels de Strasbourg, le Café de l’Opéra de la place
nant que les terrasses sont ouvertes, il pleut et il fait trop
Broglie ne désemplit pas, de même que le Café du TNS,
frais pour un mois de juin… »
054
à deux pas de là… C’est d’ailleurs à la terrasse de ce dernier que nous nous retrouvons, à peine une semaine
ENSEMBLE DEPUIS LONGTEMPS…
après le déconfinement des restaurants, lors d’un des
Fanny et Stéphane prennent le temps de nous raconter
rares moments à peu près ensoleillés de la deuxième
leur parcours atypique. « Fanny et moi, nous avons
monté nos activités ensemble. Depuis le début… » souligne Stéphane. « Nous sommes en couple depuis très longtemps » précise-t-il « et si nos chemins ont été quelquefois différents (lui dans l’organisation d’événementiels sportifs, elle dans la fonction d’attachée de presse – ndlr), ils n’ont jamais été très loin l’un de l’autre. Au point qu’à un certain moment, on est parti ensemble aux États-Unis, à San Diego en Californie. C’était il y a quinze ans et l’expérience a duré deux ans. Deux années extraordinaires où on a beaucoup appris… » « En fait, on a fini nos études à San Diego » surenchérit Fanny. « Et on a travaillé ensemble dans la restauration pour pouvoir subvenir à nos besoins sur place, car le coût de vie est assez cher par là-bas… Il y avait un petit café français au cœur de San Diego, le Café Bassam, qui existe encore aujourd’hui et il était tenu par un Pakistanais… Moi, j’étais la petite serveuse française et Stéphane aidait le propriétaire à manager l’équipe… » « Je pense que c’est là qu’on a mis le doigt dans l’engrenage de la restauration » se souvient Stéphane. « Du coup, on s’est mis à rêver de créer un établissement similaire lors de notre retour à Strasbourg... » Une fois rentrés en Alsace, les épisodes professionnels parallèles vont les faire un peu s’éloigner de leur projet - jusqu’à de nouveau s’exiler deux ans à Nice pour gérer le Palais Nikaïa, une grande salle de spectacle. Il y a dix ans, Fanny est enceinte et six mois après la naissance d’Alexandre, le couple décide de rentrer définitivement à Strasbourg. C’est là que se présente l’opportunité de gérer le Café de l’Opéra puis, dans la foulée, le Café du TNS, Stéphane se concentrant lui sur le secteur de traiteur dans l’événementiel, « avec beaucoup d’énergie et d’envie » comme il le souligne joliment aujourd’hui… « ON N’A RIEN VU VENIR… » On en arrive peu à peu à cette crise sanitaire du Covid-19 qui a impacté si fort l’ensemble de notre société. « Sincèrement, on n’a rien vu venir » avoue Stéphane. « À un certain moment cependant, comme nous avons pas mal d’employés au Girasole qui ont de la famille en Italie, les échos provenant de là-bas n’étaient pas rassurants… Puis, les chiffres d’affaire ont un peu fléchi mais bon, notre activité est fluctuante par nature, alors… Ceci dit, les trois semaines qui ont précédé l’annonce du confinement n’ont pas été bonnes du tout. On a quand même fini par sentir qu’il allait se passer quelque chose d’ampleur. Et le 12 mars, on s’est pris « le camion de plein fouet… »
55
« Au moment de l’annonce» poursuit Fanny, « on est tous les deux assis au coin de la table de notre appartement, sur le point de nous rendre dans nos restaurants pour le service du soir. On a tout de suite commencé
à nous organiser, à mettre en place un schéma pour les quatre prochaines heures, pour prévoir tout ce qu’il fallait mettre en œuvre en tenant compte de la fermeture irrémédiable…. » « En toute honnêteté, on a été encore un peu naïf. Un mois plus tard, nous devions partir tous les deux pour quatre semaines au Costa Rica. On a longtemps cru pouvoir le faire, ce voyage… » se souvient Stéphane. Et le couple de commenter ce qui fut l’impératif de tous les restaurateurs, vider les frigos, et offrir ou céder à vil prix la nourriture stockée. Le tout en n’ayant pas la moindre idée de la durée de cette brutale fermeture. « Au départ, je pensais que ce serait pour une dizaine de jours… » avoue Fanny…
056
057
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte : Jean-Luc Fournier
Photos : Nicolas Roses
« LES MAUX DE NOTRE MÉTIER » Assez vite, il s’est avéré que le gouvernement allait réagir promptement et serait à la hauteur des enjeux, notamment ceux des restaurateurs. Les dossiers de chômage partiel et de l’emprunt garanti par l’État ont commencé à se monter… « Ceci dit, plusieurs défis liés au personnel en place ont été relevés » raconte Stéphane. « Notamment le maintien du salaire du mois de mars et pour le Café de l’Opéra et Il Girasole, la volonté de garder le personnel que nous venions de recruter à l’essai, mais avec une promesse de CDI ultérieur, pour faire face à la saison d’été qui s’annonçait… Tout ceci ayant été mis en route, je me suis lancé dans un projet de groupes d’échanges avec tous nos confrères, via les réseaux sociaux. Ce fut très intensif et ça nous aura beaucoup aidés, au final. On a échangé nos bonnes pratiques, le temps de s’apercevoir qu’il y allait avoir un gros problème avec nos assurances. On a appris ce qu’avait décidé le Crédit Mutuel en faveur des sociétés qui étaient assurées chez lui. C’était bien joué, je trouve mais je suis entré dans une grande colère avec Generali mon assureur. J’ai d’ailleurs créé un groupe “ Generali m’a tuer ” du nom de l’inscription sanglante lors de cette célèbre affaire criminelle dans le sud du pays. Depuis, je vise à rassembler tous les lésés de cet assureur en France ! Je suis allé très loin dans cette action et aujourd’hui (cet entretien a eu lieu le 11 juin dernier – ndlr), il semblerait que des négociations pourraient s’ouvrir… Je ne m’arrêterai pas en aussi bon chemin, je vais continuer à les bouger. » Au moment du déconfinement, après s’être essayé un temps au « click & collect », (« le temps de se rendre compte que ce n’était pas notre métier » reconnaît honnêtement Stéphane), Fanny pense que « la priorité est de revenir au cœur de nos métiers, l’accueil, la convivialité et le relationnel car quand on se rend dans
un restaurant, on n’y va pas que pour la cuisine, il y a cette foule d’autres qui font partie de l’expérience qu’on veut vivre… » « Cette période aura également fait ressortir ce que j’appelle les maux de notre métier. Nous figurons parmi les plus observés et les plus critiqués, dès que quelque chose, même infime, ne va pas, on a droit à la remarque ou la critique sur Trip Advisor, sans parler de la pléthore des contrôles de toutes sortes » déplore Stéphane qui est vite rejoint par Fanny : « La pression quotidienne du « est-ce que j’ai tout bien fait ? » est impressionnante… » « Et à Strasbourg, en raison de l’extrême densité des restaurants et de l’importante clientèle notamment touristique, les enjeux financiers sont énormes… D’ailleurs, depuis une semaine que près de 500 des 800 restaurants strasbourgeois ont pu rouvrir, » ajoute Stéphane, « on voit bien que certains segments importants de la clientèle ne sont pas là, les touristes et une partie de la clientèle d’affaires qui est encore en télétravail, notamment… » « SE POSER LES BONNES QUESTIONS… » Au final, on se quittera sur une intense réflexion nous éloignant peu à peu du seul secteur de la restauration pour rejoindre une forme de profonde philosophie où Fanny et Stéphane révéleront des facettes humaines qui se sont manifestées lors de ces trois mois « pas comme les autres » Il y sera question « du monde dont notre fils, Alexandre, héritera et des responsabilités énormes qui sont les nôtres pour qu’il ne soit pas invivable, de cette nouvelle génération qui va devoir vivre avec sa propre expérience du virus et du confinement, de cette crise économique gigantesque que nous allons vivre, inéluctablement et des répercussions dramatiques qui vont devenir à court terme des réalités bien concrètes, de toutes ces inégalités nouvelles qui sont nées durant cette période qui fut, en raison des conditions d’habitat, notamment, bien plus éprouvantes pour certains que pour d’autres… » Pour finir, il sera aussi question de nos comportements à tous face à ce brutal flot d’interdictions qui nous auront été imposées, de ce que cela signifie et signifiera peutêtre encore plus pour notre démocratie. Ce fut une belle rencontre avec un jeune couple bien installé dans son époque et qui a « profité » de ces longues semaines absolument inédites et sidérantes pour essayer de « se poser les bonnes questions ». Ce soir-là, elle était bien agréable cette terrasse du Café du TNS. On s’est quitté finalement guillerets…
57
ILS SOUFFRENT
CINÉMAS Une aussi longue attente
Pour le citadin de l’hypercentre de Strasbourg, il suffisait de se promener durant l’heure quotidienne réglementaire de la période de confinement et de passer devant la célébrissime façade du Vox et celles des deux Star pour mesurer la tristesse d’une ville privée, entre autres, de ses cinémas. Dans leurs caissons lumineux, les affiches quelquefois froissées et à demi décrochées annonçaient les mêmes films depuis des semaines et des semaines… Ne manquait plus qu’une horde de « walking dead » sur le bitume déserté… Sinistre. Alors, évidemment, l’annonce du déconfinement des cinémas, prévue le 22 juin dernier, a sonné
058
059
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte : Alain Ancian
Photos : Nicolas Roses - DR
Premiers fermés et quasiment les derniers à rouvrir. Le 22 juin dernier, les écrans des salles de cinéma ont retrouvé leurs spectateurs. En raison de nos délais de bouclage, impossible pour nous de questionner ces derniers sur cette réouverture tant attendue. En revanche, nous avons rencontré Eva Letzgus, la directrice du Vox et Stéphane Libs, son homologue des Star. Tous deux sont partagés entre la joie de retrouver leur public et la montagne d’interrogations concernant leur avenir…
Eva Letzgus, la directrice du cinéma Vox
Stéphane Libs, le directeur des cinémas Star
comme un soulagement pour les responsables des salles, même si, protocole sanitaire oblige, les inévitables mesures de précautions à prendre ont rythmé leur quotidien durant le mois de juin. SIDÉRATION « Je me souviens d’une forme de déni qui a duré jusqu’à une semaine de la date du confinement » se souvient Stéphane Libs, le directeur des deux cinémas Star. « Mais 48 heures avant l’annonce, on ne se faisait plus d’illusion. Le samedi 14 mars, on a perdu 20 % d’entrées par rapport au même jour de l’année précédente, mais 1 300 spectateurs ont quand même vu leur dernier film en salle avant longtemps… » fait-il remarquer… « Ce fut assez brutal » commente Eva Letzgus qui dirige le Vox. « En fait on a appris le confinement par les médias, c’était sidérant. On a aussi réalisé qu’à minuit, il fallait fermer. Dès les jours qui ont suivi, on s’est efforcé de mettre rapidement en place toutes les mesures gouvernementales de chômage partiel en faveur de nos salariés mais aussi en faveur de la société car on se doutait que ce serait très long. La mise en place d’un prêt garanti par l’État a été un précieux apport de trésorerie, ce qui a permis de régler les factures de nos fournisseurs. On a quand même été longtemps dans le flou le plus total, mais je tiens à souligner la belle mobilisation de la région Grand Est et de la Ville de Strasbourg pour l’obtention de ces mesures d’État. On s’est attaché très vite ensuite à maintenir le contact avec nos clients via les réseaux sociaux, surtout Facebook. Ne pas casser le lien avec eux nous est apparu essentiel, une façon de faire passer le message : “ tenez bon, on va se retrouver le plus vite possible !” » Un point commun incontournable pour les deux directeurs : faire tourner régulièrement
59
une consacrée aux films tournés par Michel Piccoli, récemment disparu. AUCUNE VISIBILITÉ RÉELLE SUR LES SIX MOIS À VENIR
060
061
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte : Alain Ancian
Photos : Nicolas Roses - DR
les machines. « Au moins une fois par semaine » avons-nous appris. On ne savait pas les projecteurs numériques aussi sensibles… LE 22 JUIN, COMME UNE HEUREUSE SURPRISE… « Au fur et à mesure du confinement, nous avons affiné nos chiffres et réalisé que la perte sèche serait terrible » dit Stéphane Libs. « Nous sommes un exploitant indépendant privé qui n’est pas protégé par une municipalité. La Ville de Strasbourg nous a fait bénéficier d’un allègement de loyer pour le Star Saint-Exupéry dont elle est propriétaire des murs. Nous avons pu obtenir une aide publique de 65 000 € au titre de la loi Sueur qui organise le soutien aux cinémas d’art et essai. Nous avons bien sûr sollicité le prêt garanti par le gouvernement. » L’annonce de la réouverture des salles le 22 juin a plutôt été ressentie comme une heureuse surprise par nos deux directeurs, qui s’étaient tous deux fait à l’idée généralement colportée d’un déconfinement aux alentours de la mi-juillet. Avant même cette annonce, ils avaient redoublé leurs efforts en matière de programmation, véritable nerf de la guerre si on veut enregistrer le retour des spectateurs dans les salles. Entre quelques sorties de la programmation — virtuelle — du Festival de Cannes 2020 mort-né, l’arrivée du dernier film du réalisateur britannique Christopher Nolan (qui seront à l’affiche des trois complexes cet été), le combat pour reconquérir la fidélité du public s’annonce rude. Aux deux Star, Stéphane Libs va jouer à fond la carte des films d’auteur dans le cadre de plusieurs rétrospectives dont
Pour que le « réflexe ciné revienne », comme le dit joliment le directeur des Star, l’ensemble des salles du centre-ville respecteront scrupuleusement le protocole sanitaire édicté par la Fédération nationale des cinémas français et qui a reçu l’agrément de l’État. Eva Letzgus envisage pour sa part « dans un second temps, le retour à la numérotation des fauteuils, très vieille pratique qui n’avait pas survécu aux années 70… » Entrées et sorties distinctes, masques obligatoires lors des déplacements et gel hydroalcoolique fourni font bien sûr partie du protocole sanitaire. Stéphane Libs et Eva Letzgus avouent tous deux n’avoir « aucune visibilité concrète » sur l’avenir de leurs salles et sur une date précise de retour de la pleine fréquentation d’avant le début du confinement. « Je suis potentiellement en faillite » n’hésite pas à dire le directeur des Star « car je n’ai pas à ce jour la solution pour surmonter les sommes à rembourser concernant le cumul des emprunts ». Tous deux escomptent un ambitieux plan de relance qui serait mis en place par l’État. Mais ce dernier devra abonder les budgets du Centre National du Cinéma (CNC) qui n’a plus un sou en caisse. « Ce soutien sera indispensable » souligne Stéphane Libs qui sait qu’un autre écueil l’attend avec le Star SaintExupéry qui sera fermé pour six mois pour raison des indispensables travaux (enfin) programmés par la Ville de Strasbourg, le propriétaire… » Pour sa part, Eva Letzgus veut rester optimiste : « J’ai personnellement vécu ce confinement de façon très bénéfique. En tant que chef d’entreprise, ces mois de printemps m’auront permis de souffler, une pause bienvenue au cœur de nos vies frénétiques, une intropection forcée mais bienvenue… » conclut-elle. Comme « Un peu de soleil dans l’eau froide 1 » 1 Le titre du film réalisé en 1971 par Jacques Deray, l’adaptation du roman éponyme de Françoise Sagan.
61
062
063
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET Texte : Isabelle Baladine Howald
Photos : Nicolas Roses
P H I LO D U C O N F I N E M E N T
JEAN-LUC NANCY
“ Il y a toujours une chance ! ” Jean-Luc Nancy, natif de Gironde, habite depuis plus de quarante ans à Strasbourg. Ce choix qui fut une possibilité de travail (offerte par l’accueil de Lucien Braun, récemment disparu, à l’Université) autant qu’une attirance pour la proximité de la tradition littéraire, poétique et philosophique de l’Allemagne devint aussi une possibilité de vie. Les grands cours sur Freud, Bataille, ou Hölderlin ont laissé des souvenirs inoubliables à leurs étudiants. Chacun était complémentaire de l’autre. C’était « Lacoue-Nancy », comme un seul nom. Les femmes, les enfants et les amis ont tous bien connu la célèbre rue Charles Grad, dans la fumée des cigarettes aujourd’hui proscrites et les discussions jusque tard dans la nuit. Mais « Nancy » est également devenu un philosophe mondialement reconnu dont le livre prophétique, La Peau fragile du monde (Ed. Galilée) vient de paraître. Impossible bien sûr de ne pas évoquer le Covid-19 et ses multiples conséquences, mais il s’agissait également de fêter les presque quatre fois vingt ans d’un « touche au Tout » de haut vol. Or Norme. Jean-Luc Nancy, comment allez-vous ? Comment avez-vous vécu ce confinement ?
63
« Ça n’est pas fini pour moi, et ça n’a pas énormément changé, ma santé est fragile, aussi je suis peu sorti sauf pour des promenades quotidiennes sur les bords de l’Ill ou dans le très joli petit jardin du Tivoli, resté ouvert. La floraison des arbres était vraiment magnifique. Dans les prochains temps, il n’y aura pas vraiment de change-
ment. Mais je me suis beaucoup occupé à faire des vidéos pour la chaîne de Jérôme Lèbre sur Youtube, à choisir des textes de grands philosophes comme Lucrèce, Boccace, Machiavel ou encore Artaud illustrés par des extraits de films pris avec mon téléphone portable, je me suis amusé comme un fou ! (Il sourit, un éclat enfantin dans son regard -ndlr)
‘‘ Il me semble que le choix qui est à faire en ce moment est : où est l’urgence. ’’ Or Norme. On imagine que le confinement vous a donné à réfléchir ?... L’avez-vous trouvé trop tardif ? Je ne sais pas, je n’ai pas vraiment suivi les informations au jour le jour, la question que je me pose c’est que peut-être, peut-être, n’aurait-il pas fallu confiner mais il n’est pas si simple de trancher… J’entends bien les polémiques (y compris dans le milieu philosophique) sur la restriction de nos libertés sous la pression de la bonne conscience et du savoir mais je pense, comme Spinoza, que nous ne sommes de toutes façons pas libres, étant soumis à tant d’autres éléments comme les habitudes, diverses déterminations, les pulsions, l’inconscient etc. Il me semble que le choix qui est à faire en ce
Photos : Nicolas Roses Texte : Isabelle Baladine Howald
moment est : où est l’urgence ? On peut regretter les hésitations et les mensonges du gouvernement. La France est l’un des pays d’Europe qui se portent le plus mal, n’ayant plus de force politique, son système étant peut-être au bout… Je redoute une très grosse crise de ce point de vue. On peut penser que ce pays actuellement le plus agité et le plus râleur poursuive la tradition des révolutions mais également que ce pays soit vieux, usé, et OR SUJET
peut au final n’être plus qu’un beau souvenir. Je
OR NORME N°37 Horizons
On peut le voir, après-coup, comme un peu d’anticipation, et vous êtes la première à me poser cette question du toucher à propos de ce livre, mais on voit quand même bien depuis longtemps que quelque chose était en cours au moins du point de vue de l’écologie, de la disparition des espèces, des
suis très heureux d’être Français, d’avoir hérité de cette culture et de cet esprit français mais il y a vraiment une réflexion à mener sur son usure. Or Norme. Dans votre dernier livre La Peau fragile du monde, lequel semble annoncer ce qui arrive, et qui étrangement rejoint toute
‘‘ On peut penser que ce pays actuellement le plus agité et le plus râleur poursuive la tradition des révolutions mais également que ce pays soit vieux, usé, et peut au final n’être plus qu’un beau souvenir. ’’
votre approche du toucher, quelque chose qui
065
vous préoccupe de longue date, vous écrivez « Nous y sommes, elle craque, cette vieille peau du monde. Elle se dessèche, elle se desquame. On ne peut plus la toucher. Nous ne pouvons
064
plus nous toucher. » Avec le Covid-19, la principale injonction est : ne vous touchez pas ! Comment en êtes-vous venu à cette pensée très en avance sur les événements ?
problèmes de l’eau dans le monde. Pas forcément d’un point de vue spécifiquement épidémiologique, sauf pour des gens comme Bill Gates ou Fred Vargas, mais de l’énorme crise écologique qui est visible pour tous depuis longtemps maintenant. C’est une réflexion au très long cours que je ne suis pas le seul à avoir poursuivie.
Or Norme. L’autre pan de cette réflexion est le temps : c’était avant le confinement mais on dirait que c’est exactement pendant. Vous écrivez : « Qu’est-ce que traverser un temps qui n’avance plus ? » Ce temps est celui d’un pays qui semble comme coincé, dans une période marquée par la puissance de son histoire mais aussi par la perte de mobilisation et de forces, notamment politiques comme dit plus haut. On peut très bien imaginer que la France soit à un moment donné ou à un autre sous une autre souveraineté, peut-être chinoise, ou asiatique. Il y aura sans doute une redistribution des cartes, avec d’autres dominations techniques et économiques. L’Europe quant à elle, comme on l’a vu, est complètement en morceaux. À part l’éventuelle alliance de l’Allemagne avec la Russie, elle risque elle aussi de passer sous cette autre souveraineté. Or Norme. Pour autant, pas de pessimisme de votre part ? Peut-on voir une « chance » alors, ou une ouverture dans ce qui arrive ? Il y a toujours une chance ! (Il a un geste d’évidence et de conviction - ndlr) Or Norme. Va-ton vers un épuisement ou une renaissance ? Eh bien, nous sommes dans une crise profonde, dont on ne sait pas encore vers quoi elle nous entraîne, mais j’y vois davantage les grands déplacements dont je vous parlais plus haut qu’autre chose. Quelque chose va venir d’ailleurs, n’oublions ni le Japon ni l’Inde, centrale aujourd’hui. Or Norme. C’est l’année de vos quatre-vingt ans, comment vivez-vous le temps qui passe ?
65
Je ne suis absolument pas nostalgique, j’ai eu la chance d’avoir une bonne « machine » à part le coeur, qui s’use bien qu’il soit plus jeune que moi (JL Nancy a été greffé du coeur il y a près de trente ans -ndlr), j’ai beaucoup d’amis nostalgiques mais moi non, je ne souhaite qu’une chose, c’est que ça continue ! Or Norme. Des désirs aussi ?! Oh oui, sinon on crève non ?! » (Grand sourire)
FICTION DU RÉEL
Apesanteur PRÉAMBULE Chers lecteurs, La quarantaine nous ayant tous plongé dans une « Fiction du réel », ce texte de la série s’appuie donc sur des expériences vécues et partagées avec d’autres Strasbourgeois et citoyens du monde qui m’ont aidé à imaginer le personnage principal.
066
067
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
Texte et photos : Eleina Angelowski
Plus de nouvelles de Dimitri. Depuis le soir du déconfinement du 11 mai. On n’oubliera pas la date. Ce soir ils ont échangé deux sms où ils s’étaient dit que les bateaux seront bientôt à l’eau sur l’Ill et la vie allait enfin recommencer à couler tranquille… comme avant, ou presque. Mais le jour de la reprise de Batorama, on ne l’a pas revu pour le départ à la Citadelle. Il n’était même pas en retard, comme ça lui était déjà arrivé quelques fois. Certes, Dimitri avait l’habitude de disparaître des réseaux sociaux et de faire le mort, mais pour le boulot il était réglo. On savait que parfois il entrait en période d’écriture et n’allait pas rejoindre les potes pour une soirée bière. On leur pardonne aux artistes, ces éternels déplacés ! Lui en plus, l’avait dans les gênes, la maladie de la liberté, sixième génération de mariniers alsaciens qu’il était. Ces gitans du fleuve, les Wassertsiginiers, s’appelaient eux-mêmes des Scheffisch, des gens de l’eau, et n’avaient pas l’habitude de se mêler aux sédentaires. Mais leur temps s’était écoulé avec la mondialisation dans les années 80’, les péniches Freycinet gisaient depuis, découpées dans les cours de certains qui affectionnaient le goût rouillé de la nostalgie. Dimitri était né avec ce goût sous la langue. Il rêvait de devenir écrivain, mais n’avait ni les pistons, ni le caractère de fréquenter de près le monde de l’édition. En loup solitaire, il avait fini le Lycée de Navigation, avait bossé ensuite dans la flotte commerciale un moment, puis a trouvé ce boulot qu’il considérait très « lyrique » : conducteur de bateau-mouche à Strasbourg.
Servir l’émerveillement des gens qui découvraient Strasbourg depuis le fleuve, ça lui remplissait le cœur. Pendant les quatre tours d’une heure et quart par jour il était seul derrière le gouvernail, sans la présence d’une hiérarchie quelconque, juste lui, le matelot et les gens en arrière. Il avait l’impression d’être un conteur qui tournait pour son public reconnaissant les pages d’histoire de Strasbourg. Un poème ! C’était un très bon capitaine qui aimait soigner le bateau et les gens à bord, mais ne s’entendait pas toujours avec la direction… Normal, à 44 ans, il en avait avalé des livres, avait écrit une vingtaine de nouvelles et trois recueils de poésie, bref, il sortait du moule. Même pour sa famille avec laquelle il n’entretenait plus trop de relations. Aujourd’hui, à la reprise, François était saisi d’inquiétude. Après le travail, il allait sonner chez Dimitri pour se rassurer que tout allait bien. Il avait les clés de réserve de son appart rue des Serruriers, parce que distrait comme il est, Dimitri avait trinqué plus d’une fois pour se faire dépanner après avoir claqué la porte en sortant la poubelle. Étrange, la porte-fenêtre de la cuisine donnant sur le petit balcon est ouverte sur une vraie prairie de plantes aromatiques. Tout est rangé, paisible dans la lumière orange du couchant. Le rouge des géraniums en pot flambe sur le frigo. Il l’avait vidé, à l’exception d’une bière. Le lit dans le salon-chambre aux murs remplis de livres, est défait. Sur la tablebureau derrière la fenêtre, François perçoit un rayon de présence, un cahier ouvert. Il s’approche, la page tourne toute seule et ferme le cahier. Il le prend alors en main et lit, depuis le début :
accrochent les étoiles au bout de leurs nez…les étoiles ou les satellites d’Elon Musk ? Je n’ai pensé cela qu’au réveil, au fond de mon lit, rétréci à la taille d’un chips cassé et gras. Je veux me sortir de ce cauchemar qui jaillit de l’écran plat, trop plat, de la télé, de l’ordi, de mon smart phone et de tous les smart asses d’experts de tout et de rien, mais aussi de la peur que mon mal de gorge m’annonce les premiers symptômes du Covid-19… Suis-je si peu de choses ? Je commence un journal, oui c’est banal, plus que quand j’avais 17 ans. J’ai envie de retrouver mes dix-sept ans, voilà pourquoi je commence au 17ème jour, c’est grave docteur ? Elle n’avait que treize ans au début de son « confinement ». Suis-je déjà en train de m’imaginer dans la peau d’Anne Franck ? Voilà, je suis tombé sur son journal en fouillant la bibliothèque hier : « L’idée de ne jamais pouvoir sortir, m’oppresse… » ; « Je suis submergée d’alertes, je manque de sommeil et je n’ai pas envie de travailler… ». Moi je pourrais dire que je ne voudrais même pas me lever. « Beaucoup de choses nous manquent ici, beaucoup et depuis longtemps, et j’en suis privée autant que toi. Je ne veux pas dire physiquement, nous avons ce qu’il nous faut. Non, je parle des choses qui se passent en nous, tels les pensées et les sentiments. J’ai la nostalgie autant que toi de l’air, de la liberté. » ; « Je m’invente toujours de beaux rêves, mais la réalité c’est que nous devons rester ici jusqu’à la fin de la guerre. »
‘‘ Je m’invente toujours de beaux rêves, mais la réalité c’est que nous devons rester ici jusqu’à la fin de la guerre. ’’ JOUR 17 Ce matin je me réveille toujours dans le même cauchemar – le confinement. Pourtant, en m’endormant j’ai fait un beau rêve, comme si je muais, je m’élargissais par-delà les murs de l’appartement, de la ville même, je respirais avec la peau d’un avril puissant, s’il sortait, mon sperme aurait été vert avec cette odeur de sève végétale qui te fait tourner la tête. Je flottais rempli de la grâce des baleines blanches dans les nuages qui
Ici, pas de bombes, pas de fusillades. Elle est où la guerre dont on nous parle à la télé ? Que signifie-le « nous » implicite dans ce « tous unis contre le virus » ? Tout me semble irréel, je m’accroche à l’écriture, la main. François tourne les pages pour voir plus loin… JOUR 37 Plus j’essaie de comprendre ce qui se passe, plus je disjoncte. D’un article signé par un
sociologue, qui exerce comme psy aussi, j’ai compris que je souffre des effets de la « dissonance cognitive généralisée ». Plein de gens en tombent victimes aux temps de la « guerre hybride », appelée encore « la guerre cognitive ». Le fait que je surfe sur le net en anglais, en russe et en l’italien en plus du français complique davantage mon cas. Dans ma tête, du matin au soir, raisonnent des affirmations contraires. Je n’arrive pas à me calmer l’esprit : ce virus est mortel, mais n’ayez pas peur de lui ! Il tue juste de très vieilles personnes, mais aussi des jeunes ; Il pourrait survivre sur une surface en plastique moins de trois heures, ou six heures ou vingt-quatre heures... Vous devrez rester à la maison ce printemps, mais sachez que seule la nature pourrait apaiser vos angoisses ; les masques sont inefficaces face au virus, mais vous devrez les porter parce qu’ils peuvent sauver des vies. On n’en a pas assez en France, mais on pense les rendre obligatoires. Aucune entreprise ne sera abandonnée par l’État à la faillite à cause du coronavirus à l’exception de celles qui feront faillite pour causes économiques. Hourra a a, le coronavirus a tué le capitalisme et le globalisme ! Merde, on s’achemine vers l’esclavage numérique : une dictature dotée de haute technologie de surveillance ! J’atteins un degré alarmant de pollution mentale et psychique. Je craque…
Écrire sur la tristesse n’est pas négatif en soi. Ce qui m’importe c’est d’y ressentir le lien intime, singulier qui me relie au monde, de l’incarner dans des mots qui deviennent chair, qui échappent aux algorithmes qui auront toujours une infinité de longueurs d’avance sur nous. Il nous faut à tout prix nous évader du monde stérile, aplati sur nos écrans, privé de la profondeur de l’expérience vraie, tactile et personnelle de la nature et des humains. Dehors rôde le virus, dehors c’est dangereux ! Les gens sont des ennemis potentiels ! Restez derrière vos écrans pour travailler, vous soigner, vous éduquer, vous divertir… Ce matin, soudainement, à l’odeur des fines herbes qui me parvenait du balcon s’est mêlée la puanteur âpre d’eau de javel. Je suis sortie et j’ai vu la voisine astiquer furieusement le balcon d’à côté. Elle a levé la tête un instant et j’ai vu que ses yeux me fixaient, inexpressifs, au-dessus du masque chirurgical qui cacherait même un minime rictus. Elle est rentrée de suite sans « bonjour »,
‘‘ Trois jours sans réseaux sociaux et télé. La paix. ’’
OR SUJET
Texte et photos : Eleina Angelowski
JOUR 41 Trois jours sans réseaux sociaux et télé. La paix. La poésie est revenue plus tôt que prévu, toute mouillée du fleuve. J’ai entendu hier son appel, entre les notes de Bach, les yeux fermés sur le canapé. Ses concertos pour piano me plongent dans un rythme qui dessine la respiration de la nature. « Aimer à naviguer/ à caresser cette quiétude/ que seule la lenteur permet/ Sur les flancs de ta coque/ d’où jaillit ton bouillon/ fait danser les cygnes amoureux sur une valse à un temps/Aimer être Ill en flottant sur elle… »
068
069
OR NORME N°37 Horizons
JOUR 54 Inspiration en plein confinement, une bouffée d’oxygène, je crois que je suis au début d’un nouveau recueil de poèmes que je nommerai « Ballerines d’acier ». J’y coulerai toute la rouille de ma nostalgie des Freycinet et de l’air libre… La ballerine d’acier est amarrée sur une berge désaffectée/ son étrave posé sur un épais matelas de feuillages et de roncessa proue surélevée envasée sur un lit soufré et visqueux/et au bout de la planche à débarquer/ les herbes hautes attendant de pouvoir monter à bord/ elles se bousculent pour la ballerine d’acier déchirée…
alors qu’on avait bu un café l’automne dernier sur mon balcon quand elle venait d’emménager dans l’immeuble… JOUR 57 On dit qu’on est désormais déconfinés, mais moi je ne sors pas. On ne reprend pas encore les bateaux. J’ai repris la lecture sur le Net et c’est pire qu’avant. Je me suis cramé en deux jours. Mon cas s’aggrave… On ne sait toujours pas si le Covid-19 est le produit d’un laboratoire (dixit le grand professeur Montagnier) ou d’une zoonose partie du marché à Wuhan. Aucune analyse sérieuse dans les médias qui puisse faire la part des choses, de manière argumentée, entre ceux qui encensent le bienfaiteur de l’humanité Bill Gates et ceux qui l’accusent de vouloir déployer des puces de contrôle mental dans nos corps à l’aide des vaccins. Je suis tombé sur quelques articles dans Le Monde en ligne qui dénoncent la stigmatisation par les complotistes du pauvre milliardaire victime, mais le journal a perçu 2,2 millions de dollars en 2019 de la Fondation Bill et Melinda Gates, dixit Médiapart. Suit le scandale de la chloroquine, des vraies-fausses études qui essaient de défendre les intérêts des labos à tout prix…,
Texte et photos : Eleina Angelowski OR SUJET OR NORME N°37 Horizons
071 070
après je tombe sur ce fameux rapport de la Fondation Rockefeller publié en 2010 avec son scénario n °4 décrivant une pandémie mondiale facilitant la mise en place d’une impitoyable dictature technologique... Troublant… C’est la faute aux Chinois ? Eux, ils aiment la dictature… Non, c’est les Américains et l’Etat profond qui ont tout manigancé, si ce n’est les Russes… Mais, non, France Culture est là pour m’apaiser avec la voix bien lisse d’un sociologue qui m’explique que seuls les gens peu éduqués tombent victimes des théories du complot en s’imaginant qu’une élite voudrait instaurer la dictature numérique en se servant du Covid-19 et des politiques de santé contraignantes. Les élèves de collège seraient d’après lui les plus vulnérables tant qu’ils restent à la maison et que les enseignants ne pourraient leur expliquer « la vérité » en face. D’ailleurs le 4 mai, au moment du déconfinement de certaines écoles, les enseignants en France ont été sollicités à remplir des fiches signalant les « propos inacceptables » des élèves sur le Covid-19. Pas d’inquiétude ! Dans cinq ans les élèves n’auront pas ce problème puisque « le langage humain sera devenu obsolète » si l’on en croit le milliardaire Elon Musk. Dans une interview au journal Independent le 9 mai il déclare que sa compagnie produit un engin appelé Neuralink qui se connectera au cerveau humain l’an prochain grâce à une puce électronique implantée délicatement dans le crâne. Cette technologie pourrait « fixer » tout ce qui ne va pas dans le cerveau, le connecter à
d’autres cerveaux à travers des interfaces contrôlées par des opérateurs et permettre ainsi la télépathie et le télétravail dans des neurogroupes. On n’aura d’ailleurs plus besoin de traducteurs. Alors, Elon Musk, dont on a vu les satellites prétendre à la vedette sur notre ciel étoilé pendant le confinement, serait devenu un conspirationniste en chef avec ses bobards ? Pourtant, en Russie aussi, l’Etat travaille avec des groupes privés pour créer le Neuronet : un système de gouvernance numérique qui « proposera » aux élèves de devenir des cyborgs pour mieux apprendre… Non, ça ce n’est pas des fake news, mon pote ! J’ai tellement envie de croire que le monde d’après le corona sera plus juste, sans CO2 dans l’air, sans machistes, ni pesticides, avec des steacks qui poussent sur les arbres et un salaire minimum permettant à tous de devenir des artistes subventionnés ou de vivre au rythme des séries Netflix. On aura appris à respecter les animaux sauvages et en batterie, mais aussi les femmes qui ont fait tourner la marmite pendant le confinement, les médecins qui ont combattu sans masques en première ligne et un tas d’autres gens défavorisés qui du jour au lendemain retrouveront l’estime de la société… Stop ! Je perds la boule. C’est décidé, je lâche pour du bon la lecture des journaux en ligne, Facebook, la télé… sinon, ma dissonance cognitive risque de se transformer en franche folie. La guerre entre dans sa phase paranoïaque.
pub 1 page (Théâtre du vin)
profondeurs du silence de ma chambre d’enfant. Je goûte à l’extase transparente des fenêtres où la nuit appuie sa peau indigo tachée d’étoiles. Les murs, qui paraissent hauts, comme dans un temple, frissonnent du passage du train, son grondement lointain résonne comme le bâillement d’un monde derrière l’horizon. Soudain, on entend le crissement des roues en acier sur les rails, le parfum des tilleuls mêlée à la rosée qui s’évapore s’intensifie dans l’air. Je perçois comme des lumières éparses… des îles. Les maisons se sont nichées dans les secrets de la végétation de leurs cours humides et luxuriantes. L’été arrivera demain, je le sais, un matelot avec un léger pantalon blanc et un t-shirt rayé bleu. Il a le cœur franc et impétueux et le sourire d’un jeune Dieu qui s’offre au monde en entier et le monde entier s’offre à lui en retour. Là il est encore à quelques lieux d’ici, je le vois, il nous regarde à travers ses jumelles, mais son regard se perd loin derrière nous, dans notre immortalité. JOUR 69
Texte et photos : Eleina Angelowski
JOUR 63 Après l’arrêt de Facebook et des écrans en général, c’est le shutdown général. J’ai fini l’herbe qu’un copain avait oubliée à la maison. J’ai sombré. Je me suis réveillé en pleurs au milieu de la nuit et j’ai décidé de continuer à pleurer jusqu’à n’en plus pouvoir. Un homme ne pleure pas ? Suis-je déjà un homme, un vrai ? Je ne sais pas tout à fait qui je suis alors que tout me fait comprendre que je ne pourrais faire confiance qu’à moi-même, à ma propre intuition. Là aussi c’est trop féminin ça… intuition, faire confiance…
La nature, on nous l’interdit à présent…, mais elle, Anne, la percevait aussi à travers la fenêtre. Ma fenêtre c’est mes rêves éveillés qui me transportent dans les étés de mon enfance. Je me couche sous la fenêtre ouverte et je m’enfonce dans les
OR NORME N°37 Horizons
OR SUJET
073
Je me dis, qu’un des noms de Dieu est abîme, le seul qui pourrait donner des ailes à une âme accrochée à la paroi, paralysée de peur… Faire confiance à la mort pour vaincre la peur et apprendre à vivre, faire confiance que nous ne sommes pas qu’une chair en proie aux virus. Dans le journal d’Anne Franck je lis : « En regardant au-dehors, donc Dieu, et en embrassant d’un regard droit et profond la nature, j’étais heureuse, rien d’autre qu’heureuse… On peut tout perdre, la richesse, le prestige, mais ce bonheur dans ton cœur ne peut que s’assombrir, tout au plus, et il te reviendra toujours, tant que tu vivras. Tant que tu lèveras les yeux, sans crainte, vers le ciel, tu seras sûr d’être pur et tu redeviendras heureux, quoi qu’il arrive. »
072
JOUR 67
De plus en plus, je me rends compte que j’ai vécu confiné bien avant le confinement. Entouré de ce « vivant stérile que nous avons rencontré partout, le vivant stérile qui seul peut prétendre à la positivité dans un monde où l’apparence de la vie est utilisée pour travestir le travail de la mort. ». On chasse le rêve, le toucher, l’imprévisible beauté, on travestit la vérité, l’amour, la justice, même la mort… pour les rendre compatibles aux algorithmes sans âme. La seule émotion admise c’est la peur de se déconnecter. Maintenant on est en ligne, on line, bien alignés dans l’univers plat des écrans qui cultivent « la pensée célibataire, pensée de l’efficacité qui n’a d’yeux que pour elle-même, pensée de la manipulation qui prétend se préserver de tout ce qui n’est pas elle, pensée de la stratégie qui n’a d’autre fin que d’imposer sa solitude pour prévenir tout embrasement passionnel. » Une gouvernance numérique, par les nombres, voilà le monde d’après, un empire de signes où plus rien n’a de sens, sauf pour donner des commandes de gestion, de plaisir ou de punition… Non, non, je ne veux pas me réveiller dans ce cauchemar édulcoré par notre naïveté consentante. JOUR PAS COMME LES AUTRES La ballerine d’acier/ seule sur des kilomètres/ vers la source/ des kilomètres jusqu’aux nuages/ de l’autre côté du monde/ ça sent le soufre. François, au moment où je termine ce cahier, je suis certain que tu me liras… Je pars suivre « les anciens rails », tu te rappelles Fahrenheit 451 de Ray Bradbury ? Je passerai « la nuit dans le collines », je rejoindrai « la petite minorité qui crie dans le désert », ces « clochards au-dehors, bibliothèques au-dedans » et je l’espère « les gens de la ville nous laisseront en paix… » Je ne sais pas quand je rentre. Ferme la fenêtre en partant s’il te plaît !…
DOSSIER
076
077
OR NORME N°37 Horizons
OR PISTE
Texte : Amélie Deymier
Photos : Nicolas Roses - Michael Mazzone
Une vie de loup (2) Il a semé la terreur parmi les éleveurs de la Haute-Vallée de la Bruche l’année dernière (Cf. Or Norme 36) : itinéraire d’un loup solitaire, depuis la Savoie qui l’a vu naître jusqu’à cette route d’Allemagne où son voyage s’est arrêté. Un récit à la première personne, le deuxième volet de notre dossier sur le retour du loup dans les Vosges.
Je suis né au printemps 2017 dans la Haute-Vallée de la Maurienne en Savoie, sur la commune d’Avrieux, aux portes du Parc naturel de la Vanoise. Ma mère était une louve italienne. Comme beaucoup de ses congénères elle a quitté son clan et traversé les Alpes en quête d’un nouveau territoire. Mon père ? … Et bien mon père avait du chien, disons-le comme ça. Ce qui fait de moi un hybride de première génération, autrement dit un bâtard… mais de lignée italo-alpine s’il-vous-plaît ! Ma mère m’a transmis l’esprit d’aventure, mon père, ce besoin de proximité avec les Hommes. Le premier de ces héritages m’aura fait parcourir des centaines de kilomètres, le second aura causé ma perte.
77
Texte : Amélie Deymier
Photos : Nicolas Roses - Michael Mazzone
J’ai passé les premiers mois de ma vie dans la chaleur du clan, protégé par mes parents. Les premiers jours ont été plutôt confortables : tanière moelleuse, odeur rassurante, lait maternel à volonté. Mais après trois semaines pelotonné au fond de cette « caverne », à ne percevoir du vaste monde que ses lointains échos, et accessoirement des gueules grandes ouvertes régurgitant de la nourriture pour ma mère, nous n’avions qu’une envie, sortir : sentir le soleil réchauffer nos poils et l’herbe tendre rafraîchir nos coussinets, mettre nos truffes tous azimuts dans les courants d’air pur chargés de mille parfums, explorer la nature et toutes ses splendeurs… répondre à l’appel de la forêt immense et pleine de dangers. Sous le regard faussement détaché de nos ainés, mes frères et sœurs et moi avons ainsi passé l’été à jouer à la bagarre, à chasser la mouche et le lézard, à affuter nos canines sur des morceaux de bois, mais aussi et surtout à apprendre les bonnes manières. Puis est venu le temps des premières grandes sorties en famille, des premières grandes leçons de chasse, des premières lampées de sang frais. La fin de la récréation était sonnée, terminée la rigolade ! A partir de là, on nous a clairement fait comprendre, à coup de crocs s’il le fallait, que si nous voulions une place au sein du clan, nous devions la mériter. Est-ce mon esprit peu compétitif, rebelle ou solitaire, ou tout simplement l’envie d’aller voir ailleurs, former mon propre clan, écrire ma propre histoire ? Toujours est-il qu’un beau matin, je suis parti.
078
079
OR NORME N°37 Horizons
OR PISTE
JE SUIS UN OPPORTUNISTE J’ai arpenté les forêts, franchi les cols, traversé des territoires d’autres meutes, ventre à terre, essayant de me faire le plus discret possible pour éviter les ennuis. Très vite la faim est devenue mon moteur. J’ai appris à mes dépends qu’en matière de chasse, la solitude n’aide guère. Fini les banquets de chevreuils. Je ne faisais festin que de lièvres ou de lapins dans les jours fastes, mais essentiellement de grenouilles et d’insectes. Combien de fois ai-je dû ravaler ma fierté de grand prédateur… si au moins cela nourrissait. « Ah ! la faim ! la faim ! ce mot-là, ou plutôt cette chose-là, a fait les révolutions. Elle en fera bien d’autres ! » C’est un de vos grands auteurs qui a écrit ça il me semble, comment s’appelait-il déjà… ah oui, Flaubert !
Stéphanie Morelle
Je ne sais pas si ma faim a fait des révolutions, mais le moins que l’on puisse dire, c’est que pour nous autres les loups, la faim est une obsession. Trouver de la nourriture, voilà à quoi nous employons la majeure partie de notre temps. Inutile de vous dire qu’à ce jeu-là, facilité fait loi.
‘‘ Ah ! la faim ! la faim ! ce motlà, ou plutôt cette chose-là, a fait les révolutions. Elle en fera bien d’autres ! ” - GUSTAVE FLAUBERT Pourquoi irions-nous nous fatiguer à courir le gibier, quand il n’y a qu’à foncer dans le tas la gueule ouverte ? Attention je ne m’apprête nullement à passer aux aveux, ce qui se passe dans la forêt, reste dans la forêt ! Mais ce que vous devez comprendre, c’est que les loups sont des opportunistes, et vos troupeaux livrés à eux-mêmes, de fantastiques garde-mangers.
LA CARTE ET LE TERRITOIRE Mais revenons à nos moutons, si vous me permettez l’expression. J’ai parcouru plus de 350 kilomètres en quelques mois à peine — Alpes, Jura, Vosges — désespérément seul et mal aimé. Quand j’ai débarqué dans cette Haute-Vallée de la Bruche, langue pendante et ventre creux, c’était comme si j’avais trouvé l’Eldorado : pas d’autre meute installée mais peut-être une femelle solitaire comme moi avec qui je pourrais m’associer, de la nourriture abondante et facile d’accès — quand je vous dis que c’est une obsession — et je ne parle pas seulement des troupeaux : la forêt était remplie de gibier. J’avais enfin trouvé un territoire. Quelle naïveté ! J’ai très vite compris que je n’étais pas le seul prédateur de ces bois.
79
En Alsace-Moselle, le gibier est considéré comme un patrimoine et la chasse encadrée par le droit local. Pour pouvoir chasser, il faut non seulement un permis, mais aussi être locataire d’un lot de chasse déterminé et administré par la commune, celle-ci étant tenue de procéder à des adjudications tous les neuf ans. Dans le Bas-Rhin, ces loyers pèsent 8,2 millions d’euros. Une manne pour les propriétaires fonciers qui n’ont pas renoncé aux
produits de la chasse, sinon pour les communes dont ces loyers peuvent représenter jusqu’à 30% de leurs recettes annuelles. Sans compter les bénéfices qu’en tirent les adjudicataires. Certaines chasses à cerf, dont vos amis les suisses sont particulièrement friands, se monnayent jusqu’à 20 000 euros. Inutile de vous dire qu’à ce prix-là, les invités en veulent pour leur argent, voilà pourquoi il est important que la forêt regorge de gibier. Si encore il n’y avait que la chasse, mais c’est l’exploitation de la forêt elle-même qui est mal gérée. Demandez à Thierry Sieffer, le maire de Ranrupt, il est intarissable sur le sujet. Je l’ai déjà entendu gronder dans les bois, fustiger tous ces gens qui pensent pouvoir reproduire le modèle agricole dans la forêt. Sauf que ce n’est pas le même milieu. L’unité de mesure du temps pour un forestier c’est le siècle, celle d’un agriculteur c’est l’année, déjà là il y a un problème. Toutes ces mauvaises pratiques forestières dans les forêts privées qui consistent à raser des parcelles entières sans replanter derrière. Résultat, la forêt se transforme en champs de ronces dans lesquels les sangliers, les chevreuils et les cerfs se gavent toute l’année bien tranquillement à l’abris des chiens de chasse, plutôt délicats en matière d’épines.
Photos : Nicolas Roses - Michael Mazzone
‘‘ Pour ou contre le loup on s’en fout ! Là n’est plus la question de toute façon, le loup est de retour, il est protégé, bénéfique même, il va falloir faire avec.”
080
081
OR NORME N°37 Horizons
OR PISTE
Texte : Amélie Deymier
PERSONA NON GRATA
Vous allez me dire : et le loup dans cette affaire ? Et bien nous autres loups nous sommes la clé de voute du fragile équilibre sur lequel repose l’écosystème des forêts — comme tous nos collègues grands prédateurs d’ailleurs. Partout où le loup est de retour, la biodiversité reprend ses droits, la population de gibier qui abroutit sans arrêt les jeunes pousses est régulée et se disperse, la forêt repousse. Malheureusement tout le monde n’est pas de cet avis.
La France est le pays que l’Europe subventionne le plus, où on indemnise le plus, où on tire le plus de loups, et où il y a le plus d’attaques… Permettez que la Commission européenne commence à se poser des questions… Pourquoi en Allemagne ou en Pologne on fait mieux avec moins ? Demandez à Stéphanie Morelle, chargée de mission pour France Nature Environnement (FNE), elle vous expliquera comment certains préfets délivrent des autorisations de tirer des loups sans vérifier si les moyens de protection étaient là, et en sautant l’étape dite d’effarouchement, ce qui est parfaitement illégal ! Selon la loi, si malgré les moyens de protection — à savoir présence humaine, regroupement nocturne et clôture — un loup attaque un troupeau, il y a une première phase d’effarouchement, avec un chien de protection par exemple. Si le loup n’est pas impressionné, alors vous pouvez dégainer. Mais attention, seulement pour un tir de défense. Si c’est un loup sourd ou un peu simplet qui n’a toujours pas compris le message, vous pouvez renforcer les tirs de défense. Et c’est seulement si c’est un loup kamikaze que l’autorisation de prélever est donnée. Encore faut-il lever le bon loup… et gare aux erreurs judiciaires… Imaginez que vous tuiez le couple dominant d’une meute de huit individus qui chassaient le gibier en groupe, la situation risque fort d’empirer : la meute
81
est déstructurée, quatre loups partent d’un côté, trois de l’autre, mais ça ne suffit plus pour courser un chevreuil. Conséquence, au lieu d’aller chasser le gibier, les loups vont se rabattre sur les troupeaux. On en revient toujours au même point : protégez vos troupeaux non d’un chien ! Je sais c’est plus facile à dire qu’à faire, d’autant plus que le grand méchant loup est très malin, et apprend très vite, de ses erreurs comme de ses victoires.
Les repères
2017
Détection d’une reproduction entre chien et louve dans la vallée de la Maurienne en Savoie.
POUR OU CONTRE LE LOUP ON S’EN FOUT
OR PISTE
Texte : Amélie Deymier
Photos : Nicolas Roses - Michael Mazzone
Une qualité reconnue et exploitée par certaines associations comme Meuse Nature Environnement. Depuis 2015 elle teste différents moyens de protéger les troupeaux — clôtures grillagées ou électrifiées, chiens, et même ânes et lamas de protection… après tout pourquoi pas — et tente de trouver des solutions de cohabitation en partenariat avec les éleveurs. Certains de ces éleveurs ont eux-mêmes pris le problème à bras-le-corps, comme Francis Schirck du côté de Bussang dans le Haut-Rhin. Victime d’une prédation il y a quelques années, et par ailleurs fervent défenseur de la nature, il a fondé une association avec un groupe d’éleveurs du coin afin de réfléchir ensemble. Leur devise : pour ou contre le loup on s’en fout ! Là n’est plus la question de toute façon, le loup est de retour, il est protégé, bénéfique même, il va falloir faire avec, trouver des solutions. L’une d’elle étant de mutualiser les besoins, donc les moyens. Ils ont par exemple réuni leurs troupeaux pour partager les frais de l’emploi d’un garde-berger. En outre, ils ont pris l’habitude d’aller voir ailleurs, là où le loup est installé, en Italie, en Pologne ou au Portugal, à la rencontre d’éleveurs qui vivent avec les loups. C’est à la suite d’un de ces voyages que Francis a choisi d’adopter deux chiens de montagne portugais, plutôt que des patous, pour garder ses brebis, et il a bien fait. Il est allé les chercher dans la Drôme cet hiver. Il leur faudra encore deux ou trois ans avant d’être vraiment efficaces — peut-être le temps qu’une meute de loups ne s’installe pour de bon dans le secteur.
NOVEMBRE 2018
Collecte d’échantillons dans la vallée de la Maurienne en Savoie. L’analyse effectuée par le Laboratoire ANTAGENE révèle qu’il s’agit d’un loup mâle de lignée italo-alpine, hybride de première génération. Son profil est enregistré dans la base de données du Réseau loup/lynx de l’Office Français de la Biodiversité sous le code S60-37.
ENTRE MAI ET DÉCEMBRE 2019
Présence du loup détectée dans la Haute-Vallée de la Bruche dans le secteur du Champ du feu. Plusieurs prédations sur des troupeaux sont constatées.
DÉCEMBRE 2019
Découverte d’une carcasse de chevreuil fraîchement tuée et consommée sur la commune de Belmont. Grâce à la présence de traces dans la neige, le loup est pisté sur plusieurs kilomètres par des membres du Réseau loup-lynx et des échantillons sont collectés pour le suivi génétique.
JANVIER 2020
Le loup pisté dans la Haute-Vallée de la Bruche se fait heurter par une voiture sur la commune de Mayence en Allemagne.
082
083
OR NORME N°37 Horizons
ÉPILOGUE De toutes les régions que j’ai traversées, l’Alsace reste l’endroit où le débat autour du loup reste encore relativement apaisé. Sans doute parce-que les loups ne s’y sont pas encore vraiment installés. Comme moi ils n’ont fait jusque-là que passer — bien mal m’en a pris — Adieu Bruche, Climont et Champ du feu, j’ai préféré quitter le pays, traverser le Rhin, parcourir 250 kilomètres jusqu’à cette route de Mayence où mon voyage s’est arrêté… Percuté par une voiture, si c’est pas triste… pour finir empaillé dans un musée qui plus est… Le loup est mort, vive le loup.
AVRIL 2020
Le Laboratoire ANATAGENE rend son rapport sur les échantillons ADN collectés en décembre 2019 en Alsace, et fait le lien avec les prélèvements collectés en Savoie en novembre 2018.
83
RENCONTRE
Le monde flamboyant de Lorenza Stefanini Globetrotteuse de 27 ans, Lorenza Stefanini partage sa vie entre son métier de libraire et son amour de l’Histoire et des cultures. Au-delà des itinéraires balisés, elle voyage comme elle lit : avec passion, le cœur grand ouvert. « Toutes les existences ont la même racine » - Taisen Deshimaru
084
085
OR NORME N°37 Horizons
OR D’ŒUVRE
Texte : Aurélien Montinari
Photos : Lorenza Stefanini
Or Norme. D’où te vient cette passion pour le voyage ? « Elle me vient de mes parents je pense, ils ont beaucoup voyagé, ils ont été quasiment sur tous les continents ; mon père est passionné d’Afrique. J’ai énormément de souvenirs d’enfance venant de lui, me racontant ses voyages au Kenya, au Cameroun… et puis la maison était remplie de gros albums photos de tous les endroits où ils avaient été. Je lis beaucoup aussi, j’ai toujours beaucoup lu, et forcément ça contribue à l’ouverture sur le monde. La première fois que j’ai quitté l’Europe, j’avais 16 ans, c’était pour un voyage humanitaire à la frontière de la Mauritanie,
Chez les nomades, entre Ispahan et le Mont Zagros en Iran
et je pense que quelque chose s’est passé là-bas, ça a été une véritable révélation, une sorte d’explosion, le premier voyage d’une longue série. Or Norme. Quels sont les pays que tu as déjà visités ? J’ai visité 23 pays différents, toujours en sac à dos. J’ai bien sûr beaucoup voyagé en Europe, j’ai été très jeune aux États-Unis, perdue à New-York ! J’ai été en Islande, dont j’ai fait le tour en voiture, au milieu des tempêtes de neige… Plusieurs fois au Maroc, là encore en voiture, en Turquie également. En Asie, j’ai parcouru la Thaïlande, les Philippines, le Laos, le
Cambodge et le Vietnam, puis j’ai été au Liban et en Iran, certainement un de mes plus beaux voyages, et là je rentre du Rwanda. Or Norme. Certains de ces pays ne sont pas franchement considérés comme des destinations de plaisance, qu’est-ce qui t’attire dans ce type de voyage ? Effectivement, l’amie à qui j’ai proposé de partir au Rwanda, ça a été sa première réaction, elle m’a dit : « mais attend ce n’est pas la guerre là-bas ? ». Je lui ai envoyé des documents, je lui ai fait lire des livres, et elle s’est rendue compte que non, ce n’est pas la guerre, ça ne l’est plus du moins ! Ce qui m’attire dans ces pays, ce qui me touche au cœur, c’est l’histoire passée et actuelle. Liban, Rwanda… leur histoire est complexe mais passionnante. C’est toujours par la lecture que se fait la connexion. Je lis beaucoup avant de me rendre quelque part. Cela soulève des questionnements et j’ai alors d’autant plus envie d’aller voir par moi-même. La lecture et l’histoire sont mes fils conducteurs.
85
Or Norme. Je suppose qu’il faut beaucoup de confiance en soi pour partir ainsi à l’aventure… As-tu connu des déboires ou t’es-tu déjà sentie en danger ? La confiance en soi je ne sais pas, parce que je n’ai pas l’impression d’en avoir beaucoup (rires), mais en tout cas
“ Ce qui m’attire dans ces pays, ce qui me touche au cœur, c’est l’histoire passée et actuelle. ” il faut avoir foi en l’humanité, oui. Il faut avoir confiance en les autres. Avec mes amis, on a peut-être eu beaucoup de chance pour l’instant, mais on a un bon filtre aussi, je n’ai pas l’impression que l’on se soit jamais vraiment mis en danger… Cela dépend aussi du pays. Quand on était en Iran on s’est dit qu’on allait éviter de faire du stop et de monter dans une voiture avec des inconnus, alors qu’en Asie c’est possible. Mais des déboires j’en ai connu, oui. Le plus récent c’était au Rwanda. On a fait confiance à un garçon et on a loué une voiture à un ami à lui, mais il a oublié de mettre de l’eau dans le réservoir… le capot s’est mis à flamber en pleine campagne ! Il n’y avait personne, heureusement nous avons trouvé un petit village et l’on a pu se faire aider. Des enfants sortaient des maisons, tout le monde venait à notre secours mais impossible de redémarrer la voiture. Nous avons réussi à contacter le garçon à qui l’on avait loué la voiture qui nous a dit « ne vous inquiétez pas je viens vous chercher ». Il prend donc sa voiture, et au bout d’une heure, il nous appelle en disant « désolé les filles, moi aussi j’ai une panne, j’ai mon capot qui flambe ».
086
087
OR NORME N°37 Horizons
OR D’ŒUVRE
Texte : Aurélien Montinari
Photos : Lorenza Stefanini
Donc apparemment c’est courant là-bas, les voitures qui flambent ! Au final, un villageois a fermé sa boutique pour nous raccompagner à la nuit tombée. Ce sont des déboires qui mènent à des rencontres. En réalité, plusieurs fois c’était l’idée que je me faisais de la situation qui était angoissante, alors qu’en réalité ce n’était pas du tout dangereux. À Téhéran, avec ma sœur, on devait prendre un bus, il commençait à être tard, on était dans un parc loin de la station et on avait peur de le rater. On nous avait dit de ne pas monter dans des voitures reconverties en taxi, mais là pas de taxi jaune… Personne dans la rue. Soudain, un homme passe, qui nous demande si on a besoin d’aide. On lui explique, il commence alors à arrêter toutes les voitures. Il en arrête une avec deux hommes à l’avant et nous dit, dans un anglais approximatif, que c’est bon, qu’il faut monter et qu’ils vont nous amener à la gare. Je ne sais pas ce qui nous a pris, on est montées dedans sans réfléchir, portées par l’action. Une fois à l’intérieur, on était extrêmement angoissées, mais on a finalement compris que c’était bien un taxi et que l’on filait à la gare. Mais c’est là qu’on a eu vraiment peur, parce que le conducteur roulait très, très vite, une véritable fusée ! Il ne voulait pas que l’on rate notre bus, du coup il a même téléphoné à l’agence pour qu’ils nous attendent ! Au final nous sommes arrivées à l’heure et notre pilote nous a même aidé à charger les valises ! Aucune raison de s’inquiéter ! Or Norme. Dans tes voyages, tu es au plus proche des femmes et des hommes du pays, quelles ont été tes plus belles rencontres ? Au Rwanda quand on était à la frontière du Congo, nous voulions nous rendre dans le parc des grands volcans, mais il coûtait beaucoup trop cher pour nous. Le soir en allant manger, on a rencontré deux adolescents qui parlaient anglais et qui se sont proposés de nous faire découvrir la région. Le lendemain on a donc loué des taxis motos et ils nous ont montré leurs coins préférés. Même sans parler beaucoup, il y avait une belle alchimie entre nous, nous avons passé une journée magnifique tous les quatre. En Iran c’était différent, je n’ai pas rencontré quelqu’un en particulier mais j’ai eu un très beau moment dans une mosquée. J’étais assise et une femme est venue vers moi pour me caresser les mains, puis elle m’a prise dans les bras. Elle ne parlait pas du tout anglais, on était complètement dans le langage des signes, dans le toucher… Elle voulait absolument me donner quelque chose, et elle a fini par m’offrir un petit paquet de chewinggums. C’était tout le temps comme ça en Iran, tu marches dans la rue, il y a une femme qui s’approche, qui s’accroche à ton bras et qui te dit simplement bonjour. Or Norme. Qu’as-tu appris sur l’Autre et sur toi-même ? C’est une question compliquée… Cela fait maintenant dix ans que je voyage et j’essaye chaque fois de partir sans préjugés et
Rue à Abyaneh en Iran.
avec le cœur ouvert. Ce que j’ai appris sur moi relève plus de la gestion des émotions. Quand j’étais dans un petit village dans la forêt dans le nord du Rwanda, je me promenais dans les plantations avec un garçon, et soudain, en me désignant un coin de terre, il m’a dit « tu vois ici la semaine dernière, il y a un bus qui s’est écrasé, les enfants sont tous morts », j’étais choquée, j’ai dit « mais c’est horrible », et lui m’a répondu « mais non, c’est la vie »… J’ai l’impression que les gens que je rencontre ont moins peur que nous de manière générale et j’essaye de m’imbiber de tout ça, de comprendre aussi la patience et l’humilité. Les gens ne t’ignorent pas, ton voisin, il est là, tu dois faire avec, avec son histoire. La notion de solidarité est donc aussi primordiale, en voyageant on découvre que les gens sont spontanés, naturels et bienveillants, c’est quelque chose que j’essaye de garder à mon retour en France. Or Norme. Tu es aussi photographe à tes heures perdues, en quoi cette activité participe-t-elle de tes voyages ? Est-ce que cette activité est réfléchie ou est-ce quelque chose que tu fais sur le coup, sans vraiment y penser ? Un peu des deux, je suis souvent frustrée mais je me laisse cette frustration, je me dis qu’elle fait partie intégrante du voyage. Je ne peux pas mettre mon appareil sous le nez de tout le monde. Je me retrouve alors avec plein d’images dans la tête, d’endroits ou de situations que j’aurais voulu photographier… Au Rwanda par exemple, il y a beaucoup de gens qui ne veulent pas être photographiés. Ce que je fais beaucoup, c’est que je ressors seule le soir, quand la lumière se tamise, il y a moins de monde et je peux prendre alors des photos comme je veux, même chose le matin à l’aube. De toute façon, après coup, lorsque je vois mes photos je me dis : « mais c’est pas ça du tout, c’est tellement plus beau, plus vivant en vrai ! » Or Norme. Quelles sont les prochaines destinations que tu as en tête et pourquoi ? Ce sera l’Ouzbékistan ou l’Égypte ! L’Ouzbékistan car j’aimerais approfondir ma connaissance de cette partie du monde et l’Égypte, car ce pays et le Liban ont une histoire en commun. Mais avec la situation mondiale actuelle, pour l’instant je lis Samarcande de Amin Maalouf et Ce pays qui te ressemble de Tobie Nathan. »
87
BRICE BAUER Il n’a pas voulu que Strasbourg s’éteigne
088
089
OR NORME N°37 Horizons
OR D’ŒUVRE
Texte : Véronique Leblanc
Photos : Alban Hefti
L’homme au violoncelle, en corps à corps avec la cathédrale, seul ou presque dans l’infini du parvis. Certains d’entre nous l’ont entendu jouer en ces jours inouïs du confinement, d’autres l’ont découvert au gré d’un reportage ou d’un post Facebook… Brice Bauer est musicien de rue et il l’est resté. Obstinément. « C’est mon métier », confirme-t-il lorsqu’on le rejoint en ce premier mercredi de juin, jour 2 du déconfinement. « Je m’en suis rendu compte quand je me suis retrouvé face à ce vide immense décrété à la mi-mars. Ne pas jouer me vidait de ma substance, la musique m’habite et elle me permet de gagner ma vie comme je l’ai répété aux patrouilles de police. Pendant sept ans, je m’étais construit un rythme, des horaires de travail et d’un coup tout a été anéanti ». Brice s’est obligé à « revenir » dans la ville malgré la réglementation. Parce qu’il ne voulait pas que Strasbourg « s’éteigne », parce qu’il a refusé de perdre son âme sur le front du Covid-19.
‘‘ Tout cela a donné du sens à ma démarche et m’a rendu confiance. Je ne voulais surtout pas que l’on pense que j’étais dans la provocation ou le défi. ”
Il lui a fallu marcher. Beaucoup. Pour trouver un public, jouer pour quelques-uns, souvent des familles avec enfants qui s’autorisaient une sortie après le goûter. « Place du château, un petit bonhomme de trois ans a entendu un extrait du premier prélude de Bach et ça lui a tellement plus que ses parents lui ont offert le disque… Des riverains sont descendus de chez eux pour me remercier… Sur les quais, les gens me disaient : “allez-y, jouez !” » Il y a même une patrouille de la police nationale qui m’a lancé : « on en a besoin ! »… « Tout cela a donné du sens à ma démarche et m’a rendu confiance, raconte Brice, je ne voulais surtout pas que l’on pense que j’étais dans la provocation ou le défi. Les gens m’attendaient et je venais. Comme si j’étais devenu une ultime représentation culturelle ». LA PEUR D’INSULTER LE SILENCE « La scène parfaite de la cathédrale » où il joue depuis sept ans était belle à l’image et les photographes sont nombreux à avoir saisi la poésie des instants où il s’y est arrêté. Elle s’est révélée rétive au musicien. « Je n’arrivais pas à capter l’attention et j’avais l’impression de mal jouer sur ce parvis vide, raconte-t-il. La crainte de mettre la santé des gens en danger pour quelque chose qui n’avait pas de sens se réveillait. C’était plus simple dans des lieux moins vastes. » Et le silence ? Comment fait-on avec ce nouveau venu dans la ville quand on est musicien ? « J’avais parfois peur de le briser, de l’insulter. J’ai essayé de jouer avec lui, de l’inclure, de faire en sorte que ma musique coule de source dans ce silence à l’ampleur inédite. Ça m’a obligé à inventer d’autres mélodies en puisant largement dans ma formation classique. J’ai repris les Suites de Bach que j’avais laissées tomber. » Et que dire des cloches de la cathédrale sur lesquelles il improvise depuis des années ?
89
Photos : Alban Hefti Texte : Véronique Leblanc OR D’ŒUVRE OR NORME N°37 Horizons
091 090
Celle du vendredi à 15 heures commémore la mort du Christ précise ce fils de pasteur qui a grandi au son des carillons, d’une église d’Alsace à l’autre. Elle s’est tue durant le confinement, aujourd’hui il joue à nouveau dessus. Celle de 22 heures est restée…
visage du musicien se détache sur l’ombre des
SOIGNER LE « TRAUMA »
est aussi regrette avoir délaissé crayons et pinceaux
Aujourd’hui la vie reprend, Brice veut y croire, on veut tous y croire en ces premiers jours de juin mais il ressent « plus de timidité, moins de lâcher-prise » dans l’attitude des passants, « une impression de trauma »… Reprendre pied dans nos vies, s’accorder le droit de flâner, de s’arrêter pour écouter, pour respirer plus large au-delà des masques… Tout cela ne va pas encore de soi. Dérogations de sortie, crainte de l’autre et pour l’autre restent en embuscade dans nos mémoires. C’est peut-être pour cela que je dis « médecin de rue » au lieu de « musicien de rue » à la fin de l’interview. Rien de tel qu’un lapsus pour révéler les blessures. Il est 16 heures, la place s’anime. Un peu. Brice rejoint son violoncelle… La musique s’élève dans l’instant. Le soleil caresse les dentelles de Notre-Dame, le
rinceaux. Bronzé par ses longues marches dans la ville confinée, il semble fait de grès. Le musicien-médecin des rues opère en douceur, les visages des passants s’éclairent. Le peintre qu’il durant le printemps. « L’inspiration face au chevalet m’est inhérente mais beaucoup plus souterraine, dit-il. Je n’ai pas encore réussi à la laisser émerger. Il me reste des dessins de ces derniers mois. Des croquis de rues, des fragments… Je dessine depuis l’enfance, je dessine comme on respire en rêvant de toujours mieux dessiner. » Quant à l’écrivain-poète, il se demande si le déconfinement ne pourrait pas marquer « un nouveau départ ». Pendant de longs mois, il avait écrit au jour le jour ce qui se passait sur le parvis de la cathédrale et puis il s’est interrompu malgré une envie de continuer toujours plus intense. L’envie est aujourd’hui devenue impérative. « Je dois à tout prix reprendre », dit-il. Comme il devait à tout prix jouer au défi des semaines muselées.
91
PRÈS DE SEPT DECENNIES PLUS TARD
Eric Fuchsmann : “ La voix de Louise ne doit pas s’éteindre…” Au moment d’écrire, c’est la chanson de Goldmann qui revient en mémoire… «Elle s’appelait Sarah»… L’histoire est ici celle de Louise, Louise Pikovsky. Elle n’avait pas huit ans, elle en avait quatorze et elle vivait à Boulogne Billancourt durant la deuxième guerre mondiale avant de mourir à seize ans. À Auschwitz.
092
093
OR NORME N°37 Horizons
OR D’ŒUVRE
Texte et photos : Véronique Leblanc
L’histoire de cette adolescente au destin brisé a rattrapé Eric Fuchsmann, un de ses petits cousins, aujourd’hui strasbourgeois. Il n’avait jamais entendu parler d’elle, pas plus qu’il n’avait conscience de toute une part de l’histoire de sa famille. Il nous en parle autour d’une bande dessinée intitulée Si je reviens un jour en hommage aux derniers mots écrits par Louise avant d’être arrêtée par la police française en janvier 1944. C’est chez sa sœur Nicole qu’Eric a entendu parler pour la première fois de Louise. Fervente généalogiste, son aînée avait été contactée par Stéphanie Trouillard, journaliste à France24, spécialiste des deux guerres mondiales. Elle-même s’était vue confier en 2016 une bible et des documents retrouvés dans une vieille armoire du lycée Jean-de-Lafontaine à Paris. Parmi ces documents figuraient six lettres adressées par Louise à sa professeure de Lettres classiques, Mademoiselle Malingrey. « Je connaissais le nom de Pikovsky, raconte Eric, c’était celui de ma grand-mère venue de Russie avec ses enfants pour rejoindre son mari à Paris, mais en lisant ces lettres, j’ai découvert l’existence de la famille de son frère Abraham qui m’était jusqu’alors inconnue. La profondeur de ce qu’avait écrit cette jeune fille m’a bouleversé. D’un coup, la tragédie de la Shoah a pris chair. » SIX LETTRES D’UNE PROFONDEUR ÉTONNANTE Les lettres que Louise, descendante du grand Rabbin de Colmar, adresse à son enseignante catholique sont effectivement étonnantes. Dans l’une, la jeune fille propose le prêt des « Lettres pastorales » de son aïeul enclin à ses yeux à « trop glorifier » sa religion mais qui avait pour excuse de « s’adresser à des coreligionnaires », elle s’interroge sur la
place des femmes dans sa communauté, voudrait « pouvoir lire, lire, en ne s’arrêtant que pour penser à ses lectures ». Louise croit « fermement en Dieu » mais s’insurge « contre toutes ces pratiques établies dans d’autres temps et qui n’ont aucune raison d’exister maintenant ». « Comment peut-on voir des luttes entre des gens qui croient en un seul Dieu et à qui on enseigne l’amour de son prochain ? » s’interroge-t-elle. L’adolescente souffre de « ne pas pouvoir comprendre de toutes petites choses » que personne ne lui explique, elle doute, questionne sa professeure et finit par se ranger à ses arguments. « Vous m’avez convaincue… Je crois que Dieu nous aide, mais je ne crois pas qu’Il nous écoute. Je crois qu’Il nous réconforte par nous-mêmes puisque la prière nous réconforte et que sa justice s’exerce encore par nous -mêmes puisque, lorsque nous croyons, nous cherchons avec sincérité la voie du bien, nous sommes heureux ». La question de la joie hante Louise, la joie de vivre, de « voir clair », de voir la lumière du soleil, de respirer l’herbe dans les champs, celle du « devoir que l’on a à faire chaque jour » et de sentir « qu’on tient une place dans sa famille ». « La joie de lire, de comprendre » ajoute cette jeune fille singulière
93
haine des armes et de la guerre, de son engagement dans le Mouvement pour la paix ». « COMME SI UNE PART DE MON SUBCONSCIENT SE MATÉRIALISAIT… »
qui aimerait trouver la réciprocité d’une « vraie amitié » parmi ses camarades de classe. Louise questionne sans cesse la vie mais autour d’elle et de sa famille l’étau se resserre. « Je suis sûre que nous ne pouvons apprécier le bonheur qu’après avoir souffert, mais est-ce que la souffrance a des arrêts. Je finis par en douter… », écrit-elle après une première incarcération de son père à Drancy à l’été 1942.
094
095
OR NORME N°37 Horizons
OR D’ŒUVRE
Texte et photos : Véronique Leblanc
Le 22 janvier 1944, c’est toute la famille qui sera arrêtée. Louise n’aura que le temps de déposer son cartable à l’adresse de Mademoiselle Malingrey. Avec un dernier mot : « Nous sommes tous arrêtés. Je vous laisse les livres qui ne sont pas à moi et aussi quelques lettres que je voudrais retrouver si je reviens un jour ». Louise ne reviendra pas, elle sera gazée avec toute sa famille dès leur arrivée à Auschwitz, le 6 février. « J’IGNORAIS QUE MES GRANDS-PARENTS FUYAIENT LES POGROMS DE RUSSIE » De Louise, de ses parents, de son frère Jean et de ses sœurs Annette et Lucie, Eric ne savait rien. « Je connaissais le roman familial de ma grand-mère venue de Russie avec ses enfants pour rejoindre son mari à Paris. La famille était modeste, la traversée de l’Europe en train fut épique mais j’ignorais qu’ils fuyaient les pogroms », raconte-t-il. « Enfant, on m’avait dit qu’une partie de la famille de mon père était morte en déportation mais sans entrer dans le détail de leur histoire, j’ignorais leur judéïté et donc celle de mon père. Trois des sept enfants ont disparu dans les camps de concentration. Mon père, son frère aîné et deux de leurs sœurs ont survécu. Pourquoi les uns et pas les autres ? Nous l’ignorons Nicole et moi… Il est possible que leur engagement, d’abord dans la politique et le communisme, ensuite dans la résistance et la clandestinité, les aient protégés en les éloignant d’une religion qui était essentielle dans la famille de Louise. Mon père ne m’a jamais parlé de ses frères et sœurs morts dans les camps mais il est vrai que j’ai grandi loin de lui à partir de l’âge de neuf ans. Plus tard, j’avais ma vie à construire et nous ne parlions pas du passé, ce que j’ai toujours regretté. Je me souviens surtout de sa
« Lire les lettres de Louise, voir son visage, son sourire et ses yeux, tout cela m’a d’autant plus bouleversé que je les ai découverts en sachant comment tout cela s’est terminé. C’était d’une grande force, j’ai eu l’impression que cette petite cousine inconnue ouvrait une porte vers la lumière pour laisser des fantômes sortir des brumes et venir à ma rencontre. Comme si une part de mon subconscient se matérialisait enfin. L’exode de ma grand-mère a pris sens, j’ai réalisé que j’étais le fruit d’une histoire de réfugiés, que la Shoah avait frappé ma famille et que celle-ci était juive. Pour moi, Louise incarne ces forces de vie qui ont été anéanties par le nazisme parce qu’on n’a pas pu les sauver. La lire me donne une irréaliste envie de la sauver… Nicole et moi sommes infiniment reconnaissants envers Stéphanie Trouillard. Son enquête irréprochable, le webdoc qu’elle en a tiré et qui, depuis 2017, fait le tour du monde en récoltant des prix magnifiques nous ont non seulement permis de mieux comprendre d’où nous venions mais aussi de retrouver une cousine belge, descendante elle aussi des Pikovsky. » De son travail, Stéphanie Trouillard a également tiré une bande dessinée dont les dessins ont été confiés au Belge Thibaut Lambert. S’y mêlent la vie familiale de Louise, sa relation privilégiée avec Mademoiselle Malingrey, la découverte de ses lettres en 2010, l’hommage qui lui a été rendu à elle, à sa sœur et aux quatre autres jeunes filles du lycée Jean de Lafontaine disparues dans les mêmes circonstances. Sorti quatre jours avant le confinement, cet ouvrage prendra son véritable envol à l’automne. Eric voudrait jouer un rôle dans sa diffusion à Strasbourg. « Je me sens une responsabilité tant par rapport à Louise, que je vois désormais comme une petite sœur, qu’envers la jeunesse actuelle, dit-il. Nous avons le projet avec la LICRA Bas-Rhin d’utiliser le webdoc et la BD pour travailler avec des professeurs de 3e sur les questions d’antisémitisme, de racisme et de discrimination. Louise avait l’âge des jeunes auxquels nous voulons nous adresser. Elle est un témoin surgi du passé à l’heure où s’éteignent les derniers survivants des camps de concentration. Son histoire peut toucher ceux qui ont aujourd’hui son âge, ses mots peuvent leur parler. Sa voix ne doit pas s’éteindre. » Stéphanie Trouillard et Thibaut Lambert, Si je reviens un jour. Les lettres retrouvées de Louise Pikovsky, Éditions des Ronds dans l’O. À voir aussi : webdoc.france24.com/si-je-reviens-un-jour-louise-pikovsky
REMY MAHLER “ Ce petit virus a révélé la maladie de notre société : l’hyper-industrialisation, la délocalisation, la normalisation… ”
096
097
OR NORME N°37 Horizons
OR D’ŒUVRE
Texte et photos : Eleina Angelowski
C’est un petit lutin d’un mètre quatre-vingt dont les mains se sont allongées et surdéveloppées pour mieux palper le langage de la matière et le traduire en orgues, maisons, objets d’art ou d’utilité quotidienne. Instruit dans la fameuse maison de facteur d’orgues Muhleisen à Strasbourg, Rémy Mahler s’est consacré à sa passion : fabriquer et restaurer ces fabuleuses machines à musique... Dans les années 80, son atelier Mahler a rejoint les meilleurs en France. Sauf que Rémy ne se contentait pas du succès. Il voulait fabriquer les orgues à sa manière, en donnant le meilleur de lui-même. Il a donc progressivement abandonné le monde des commandes et des experts-conseil pour ne se consacrer qu’à l’art de créer des orgues hors convention. Respecté, admiré, mais aussi décrié par ses collègues, il se réfugie dans son personnage d’original inoffensif qui aide son épouse au service du restaurant familial et s’obstine à fabriquer des merveilles hors norme…
Il a sûrement hérité l’esprit d’entreprendre, mais aussi l’éthique, de son grand-père et de son père qui ont fondé l’entreprise alsacienne de jus de fruits Cidou. Enfant, il fut marqué par le traumatisme du père, PDG de l’entreprise, renversé par son frère, perdant ainsi son poste et son pouvoir. « Quand mon oncle, qui a tout pris, a mis fin à ses jours trois ans après le renversement, alors que mon père qui a tout perdu vivait heureux, j’ai compris : l’argent peut être mortifère », m’explique Rémy avant de nous quitter. Une phrase qui m’a révélé la profondeur des émotions et des réflexions que la quarantaine lui ont inspirées : « Tu vois, cette chaussure, me dit-il, elle est en train de se dissoudre, de mauvaise qualité comme elle, en plastique made in China, pas bon pour la santé. J’aimerais la porter jusqu’à sa dissolution pour rester enfin pieds nus. Accepteront-ils que je serve les clients pieds nus dans mon restaurant ? Je n’en suis pas sûr. Voilà en quelques mots la vraie maladie de notre société que ce petit virus a mis en évidence : l’hyper-industrialisation, la délocalisation, la normalisation. Cette maladie nous a fait détruire la nature, notre habitat est rempli de matières cancérigènes, notre éthique et notre foi remplacées par l’argent. Elle a fait disparaître nos savoir-faire et nos savoirvivre. Et nous voilà en proie à nos propres bêtises et lâchetés.» « Pourtant, un mois d’arrêt a suffi pour nous rendre compte que la vie pourrait reprendre autrement. Tu les as entendus ces oiseaux qui ont fêté l’air pur avec leurs chants exaltés, comme jamais ? J’ai lu qu’un berger au Tibet a vu pour la première fois dans sa vie les montagnes surplombant ses pâturages parce que la Chine a arrêté de polluer. » « Oui, le système se remettra en marche, comme avant, il essaiera au moins. Sauf que la nature se débarrasse des parasites et des cancers, tôt ou tard. Alors, il faudra que l’on réapprenne à se salir les mains. La chute du mur nous a permis de gagner 30 ans sur la crise de l’Occident, mais là c’est fini.
sont malheureux, ce sont les premières victimes du système. Ils ne voient jamais ce qu’ils produisent, là-bas en Chine. Ils ne produisent que des chiffres et ont très peur de la mort… Ils sont victimes du rêve que nous avons tous nourri : devenir riches et paresseux, prendre avant de donner. Avons-nous oublié qu’être riche c’est être en bonne santé, en capacité de créer et d’offrir le meilleur du soi ? J’ai été triste quand on nous a fermé le restaurant pendant la quarantaine parce que le travail me rend utile, me donne du sens. J’en ai profité pour m’occuper de la toiture, j’ai construit un store avec des matériaux de mes orgues. Cette construction est souple et n’a peur ni du vent, ni de la pluie. Les objets industriels ont l’air propre, mais sont souvent rigides et inadaptés aux besoins individuels. On cherche l’étanchéité et la rigidité et on ne laisse
‘‘ Il faudra apprendre à changer, à produire chez nous ce dont on besoin, pas plus, en revalorisant le génie des artisans...’’ Plus personne ne veut se faire exploiter, même les Chinois ont enfilé des cols blancs… Il faudra
97
apprendre à changer, à produire chez nous ce dont on a besoin, pas plus, en revalorisant le génie des artisans, ceux qui apprennent par le faire, et pas ceux qui se décrètent savants sans avoir touché à l’objet de leur réflexion, ceux qui soignent la vie et non pas ceux qui nous rendent malades, ceux qui aiment leur métier et non pas les calculateurs qui ne pensent qu’à l’argent. Les patrons qui viennent au restaurant, je les aime bien. Certains sont très riches, mais ils
pas nos créations interagir avec la nature. C’est une mentalité de peureux qui se protègent de la vie au lieu de protéger la vie. Dans la maison, l’atelier et le restaurant je n’ai pas utilisé un gramme de chimie. L’an dernier l’orage, qui a décoiffé pas mal de toits à Pfaffenhoffen, a juste traversé celui de ma maison, j’ai construit un frigo naturel, des chaussures en bois qui aident la posture à se redresser… » En somme ce que nous dit Rémy c’est de nous redresser et de reprendre notre force de créateurs, nous ouvrir à la vie, sans jamais renoncer à l’espoir !
LE VIN
Crémant d’Alsace ou Champagne ? Les bulles ajoutent un brin de frivolité aux occasions. Intimement liés aux moments joyeux, les effervescents ne se sont jamais aussi bien portés. En Alsace, le Crémant est une appellation locomotive qui affiche une progression constante depuis quatre décennies. Malgré le bruit des verres qui s’entrechoquent, le Champagne connaît quant à lui un léger ralentissement. Afin d’y voir plus clair, apprenons d’abord d’où sortent les bulles.
098
099
OR NORME N°37 Horizons
OR BORD
Texte : Jessica Ouelet
Photos : Caroline Paulus
Plusieurs procédés permettent d’emprisonner un brin de magie dans les flacons. Parmi elles, la méthode traditionnelle, soit l’obtention d’une prise de mousse en bouteille. Imaginez un vin blanc tranquille auquel on ajoute un mélange de levures et de sucre avant l’embouteillage. Rappelez-vous que les levures mangent le sucre, puis libèrent de l’alcool et du CO². Ainsi, nous obtenons des bulles piégées. Suite à leur festin, les levures tombent et forment un dépôt qui sera expulsé. Épargnons les détails. On ajoute ensuite une liqueur de dosage – signature de chaque domaine. Celle-ci contribue à la mention liée au taux de sucre, telle que nature, brut, demi-sec... Le Champagne et les Crémants sont issus de la méthode traditionnelle. Le terroir, les cépages, et le vieillissement marquent les différences. Si le premier reste la référence d’un raffinement so french, il entraine un engouement pour les deuxièmes, dotés d’un séduisant rapport prix-plaisir. C’est le cas du Crémant d’Alsace, leader des vins effervescents d’AOC hors Champagne, qui s’affiche à un prix moyen de 9€ (départ cave). Une véritable aubaine, considérant les coûts de production élevés qu’il engendre ! Ces dernières années, l’effort collectif a permis une amélioration spectaculaire des bulles alsaciennes. Un souvenir des années 80 vous donne un goût amer ? De grâce, recommencez l’expérience. Certaines bouteilles, notamment celles issues des cépages chardonnay et/ou pinot noir (comme en Champagne) laissent croire que certains vignerons témoignent infidélité aux cépages phares tant elles sont soignées. Malgré leur caractère festif, Champagne et Crémant d’Alsace sont des effervescents issus d’une démarche qualitative stricte, et de l’ambition d’une poignée d’humains. Si l’envie de trinquer aux bulles vous prend, assurez-vous de choisir votre bien boire avec la même attention que vous le feriez pour un vin tranquille. Avis à bon entendeur, les accords de région font fréquemment bon ménage. Ainsi, le Crémant d’Alsace trouvera toujours son petit bonheur auprès de bretzels frais.
GRANDS CRUS DES VINS D’ALSACE TOUR
0100 0101
OR NORME N°37 Horizons
OR BORD
Texte : Jessica Ouelet
Photos : Caroline Paulus
Le peintre du vin Pour les amoureux du vin, le pinot noir invite à la découverte du parfait accord avec leur coup de fourchette. Moyennant un petit surplus, les plus pâtissiers se réjouissent à l’idée d’un gâteau au vin rouge, ou de délicieuses poires pochées. Derrière les mille et une vies du vin, il y a aussi Laurent Bessot qui, lui, transforme le bien boire en tableaux. À l’instar de l’artiste autodidacte, les résultats sont teintés de candeur. Depuis la deuxième semaine de cette année VINVIN, il vulgarise nos plus beaux terroirs dans toutes les nuances qui s’installent entre le carmin et le brun ; un projet nommé Grands crus des Vins d’Alsace Tour ! Laurent Bessot
Laurent aime le dessin. Et le vin. Parce que l’amour du premier est arrivé avant l’autre, il développe son talent avec l’acrylique. Un peu plus tard, il décide d’étoffer sa palette avec du vin rouge – et de la bière d’Alsace – préalablement cuits à la casserole. À coups d’images simples et de traits précis, son médium fait jaser. Sa gentillesse et son humeur joviale mettent plusieurs acteurs du vignoble sur son parcours artistique et, doucement, le portfolio croît au rythme du palais qui s’étoffe. IL PEINT AU VIN ROUGE Sensible aux sujets qu’abordent ses amis sommeliers et vignerons, et conscient de l’incompréhension vis-à-vis des Grands Crus de la région, il cogite un projet porteur de sens. Parce que nombreux sont les Alsaciens qui peinent à en énoncer plus de trois, « ça doit rester simple », s’exclame Laurent. Depuis, il parcourt la Route des vins entre Marlenheim et Thann afin de dévoiler une œuvre hebdomadaire.
L’échéancier est inflexible ; 51 semaines pour 51 Grands Crus. Ainsi, le sol volcanique du Rangen lui inspire un verre en éruption, et le grès rose du Wiebelsberg révèle des racines aux airs gothiques. Un joli clin d’œil à la grande dame de Strasbourg ! En marge des publications actuellement disponibles sur les réseaux sociaux de l’artiste, mijote l’idée d’une exposition ou d’un recueil. Laurent y réfléchit encore. D’ici là, cet employé de l’agroalimentaire jongle avec des projets qui abreuvent ses pinceaux. Les plus curieux peuvent d’ores et déjà découvrir sa vision décalée au restaurant Le Bouchon et l’Assiette (Illkirch-Graffenstaden), Le Pressoir de Bacchus (Blienschwiller), et le Bar à Vin Le Cantalou (Strasbourg), entre autres. Si vous souhaitez l’inviter à prendre un verre, jetez votre dévolu sur un riesling sec, idéalement issu d’un terroir de calcaire coquillier (muschelkalck). Il peint au vin rouge certes, mais se désaltère au blanc.
101
MOI, JAJA
Heureux les confinés
0102 0103
OR NORME N°37 Horizons
OR BORD
Texte : Pink Jaja (pcc. Charles Nouar)
Photos : Charle Nouar
Mon nom : Jaja. Ma couleur : le rose. Pas tant un choix, plutôt le résultat d’une combinaison d’ADN : celui d’un flamant rose, ma mère biologique, et d’un manchot, mon père tout autant biologique. Je n’ai pas le moindre souvenir d’eux. Seul héritage : mon passeport cousu machine, une étiquette en lycra insérée sur ma fesse gauche, qui indique que je suis né dans une maternité de Yangzhou, en Chine, et qui laisse supposer que mes deux géniteurs étaient de grands voyageurs. Du plus loin que je me souvienne, c’est à Gdansk que j’ai véritablement pris vie. Je vous passe l’enlèvement par la mafia chinoise, mes nuits dans un sac plastique, mes journées exposées sous un porche de la cité de Walesa, entre une étoile de mer jaune vif et un étron en peluche : ce n’est pas le propos, même si tout est parti de là, quand Tato et Mama, mes parents adoptifs depuis bientôt un an, m’ont libéré de mon Archipel du Goulag.
PAYS FOUTRAQUE Rejoindre la France a été plus long que prévu : Gdansk, Kosalin, lieu de villégiature du nord de la Pologne, où recevoir la visite de sangliers sauvages sur une plage tient bien plus d’un laisser-aller local que de la prise de substances illicites, puis Munich et Strasbourg. Sur ce point, la question s’est d’ailleurs très rapidement posée pour moi : choisir l’Allemagne ou la France. Un certain goût pour le raffinement féminin et gastronomique m’a fait préférer la deuxième option. Mama est donc restée en Bavière, où elle réside ; et j’ai suivi Tato, de l’autre côté de la frontière. Manger des saucisses, boire des litres de bière, porter des culottes en cuir et me claquer les ailes sur mes cuisses était une chose ; découvrir un pays foutraque, où la police charge des pompiers vêtus de gilets jaunes made in China, des élus mentir éhontément, des habitants appeler à une révolution entre deux parties de jambes en l’air ou deux bouteilles de rouge avait quelque chose de bien plus romanesque. Depuis août, je naviguais ainsi entre deux villes et plusieurs cultures. D’origine ukrainienne, née en Allemagne de parents passés par la Pologne, un temps résidente canadienne et australienne, celle de Mama ressemblait à un planisphère. Tato avait fait plus simple : Français, un temps résident au Royaume-Uni et en Allemagne. Principal point de convergence entre eux: leur goût pour les langues ; les leur en particulier, jusqu’à ce qu’un sombre animal, aidé des égos nationaux, ne mette en pause ces échanges.
103
Photos : Charle Nouar
BLOCUS LINGUAL « Mammifère édenté d’Afrique et d’Asie d’environ un mètre, couvert d’écailles cornées, qui ressemble à un artichaut à l’envers avec des pattes, et prolongé d’une queue à la vue de laquelle on se prend à penser qu’en effet le ridicule ne tue plus » : c’est ainsi qu’il convenait de qualifier selon Pierre Desproges, l’auteur de ce blocus lingual. Le pangolin, pas même Tato ne l’avait vu venir. Et ce n’est d’ailleurs qu’à mesure que ses adorateurs culinaires évinçaient des chaînes info jusqu’au dernier Gilet jaune, qu’il commença à se questionner. Selon les scientifiques, une simple petite grippette ; cantonnée, selon nos gouvernants, aux limites de Wuhan, municipalité de 11 millions d’habitants située à 615,2 km, au sud-ouest de mon lieu de naissance. De Michel Cymes à celui qui redouble depuis vingt-sept ans sa classe de première au lycée de la Providence d’Amiens, aucune raison de s’alarmer : la France, nous affirmait-on, a l’un des meilleurs systèmes de santé publique au monde et est parée aux pires événements. Certes, les Italiens nous avaient avertis que le blocus chinois avait ses failles et que déplacer les auditions de The Voice sur les balcons de Lombardie n’avait pas que des points positifs. Mais imaginer nos voisins plus idiots que nous avait quelque chose de réjouissant.
0104 0105
OR NORME N°37 Horizons
OR BORD
Texte : Pink Jaja (pcc. Charles Nouar)
PANIQUE Tato m’avait pourtant prévenu : plus un homme politique vous affirme qu’il n’y a rien à craindre, plus il importe de paniquer. La course au papier toilette et aux pâtes en fut une parfaite illustration, jusqu’à cet homme, fier de diffuser en ligne une vidéo de ses achats, parmi lesquels une trentaine de pots de Nutella, 50 kg de spaghettis, autant de papier toilette, et des fruits et légumes pour six mois, quand bien même ne tiendraient-ils objectivement pas plus de dix jours. Tato, lui, fut plus pragmatique, courant dès le vendredi, ganté et écharpe nouée autour du visage, chez Micromania pour y dénicher une version low cost de Fifa20, avant de vérifier, dans notre bibliothèque, que nous disposions d’assez d’ouvrages pour nous nourrir intellectuellement dans les semaines à venir. Le lendemain soir, soit deux jours après que notre président revendiquât les bienfaits de se rendre au théâtre en ces temps (pas) sereins, bars et restaurants se voyaient ordonner une fermeture précipitée, alors que les terrasses restaient ouvertes à Kehl. Le jour d’après, et malgré une pression sanitaire grandissante, le gouvernement nous enjoignait de voter sans crainte. 30% de courageux y allèrent, au cas où, couverts de la tête aux pieds. Tato fut l’un d’entre eux. Le soir même, Tato et moi nous auto-confinions, deux jours avant ce que nous redoutions : l’obligation légale de le faire, la raclée municipale de LREM actée.
105
PARTOUZE ÉVANGÉLIQUE La France s’italianisait et les frontières autour d’elle finissaient de se verrouiller. Adieu week-end munichois, au moins pour 60 à 90 jours selon Tato, contre 15 pour l’Elysée. La faute, semble-t-il au moins pour l’Alsace, à une grande partouze évangélique qui, à l’image du film Infirmière pour petits vieux du réalisateur Max Antoine, allait susciter moult rencontres en blouses blanches, pour un résultat bien plus sinistre que ne le laissait présager le pitch. Point positif : un élan de solidarité avec les personnels soignants se déclencha le soir même dans notre rue. Petite larme à l’oeil, Tato diffusa la séquence sur les réseaux sociaux : les DNA reprirent, France Bleu l’interviewa le lendemain.
Photos : Charle Nouar
L’information en France, de ce que j’en découvrais en direct, tenait finalement à bien peu de choses : celle d’un père adoptif, sorti sur le balcon, excédé par un bruyant voisinage, avant qu’il n’en comprenne le sens. Bien évidemment, nulle confidence de sa part sur ce déclencheur dans les médias locaux, qu’il n’avait, à sa décharge, pas sollicités. LA CONJURATION DES IMBÉCILES
0106 0107
OR NORME N°37 Horizons
OR BORD
Texte : Pink Jaja (pcc. Charles Nouar)
Le lendemain, alors que nos voisins d’en face inauguraient dans leur cour des séances de zumba à 1,5 mètre de distance entre chaque participant et que d’autres se lançaient dans un premier ménage de printemps qui, jour après jour, prit des allures de Quatre saisons de Vivaldi, plusieurs ouvrages de confinement retinrent mon attention : La conjuration des imbéciles de John Kennedy Tool, La vie en Sourdine de David Lodge, Professeur d’abstinence de Tom Perrota, Tomber d’Eric Genetet : tous éveillaient en moi une certaine prédisposition à la lecture. Mais Porno de Irvine Welsh eut finalement mes faveurs, même si, les semaines passant, La Fabrication d’un mensonge d’Audrey Diwan gagnait en séduction à mesure que se succédaient les interventions télévisées de Sibeth Ndiaye. Nul besoin d’en faire ici la liste, elle serait bien trop longue et finalement merveilleusement résumée en une seule viralité: celle de la vidéo de ce chien lui expliquant comment mettre un masque, sans difficulté technique apparente. « EN GUERRE »
‘‘ Plus un homme politique vous affirme qu’il n’y a rien à craindre, plus il importe de paniquer. ”
Confinée cinq six jours après nous, Mama suivait avec affliction notre situation. Quelques jours avant le déclenchement de la pandémie, nous rejoindre vivre sur Strasbourg finissait par lui sembler envisageable. Quelques jours après, toute notre force de conviction, patiemment construite, s’écroulait et s’apparentait à lui proposer de nous suivre dans un camp de réfugiés de Lesbos où, situation exceptionnelle oblige, le Parlement n’aurait progressivement plus moyen de contrôler, ou de s’opposer au gouvernement. Un pays « en guerre » :
107
Photos : Charle Nouar Texte : Pink Jaja (pcc. Charles Nouar) OR BORD
voilà ce qu’était devenu mon Etat de confinement, pas si loin, finalement, de la réalité polonaise que j’avais pris tant soin de fuir. Mama n’avait peut-être pas tort, ce qui n’aidait pas au moral de Tato qui n’avait aucun moyen de l’enlacer pour la rassurer. POUXIT ET LA CONSOLE Pour contrer la morosité qui le gagnait, je proposai alors à Tato de couper les chaînes télévisées et de nous concentrer sur Fifa. Suivre les pérégrinations du Professeur Raoult sur CNews ou BFM nous était devenu insupportable, autant que les allocutions quotidiennes du Professeur Salomon qu’une conseillère Santé aurait très bien pu remplacer. A ceci près, m’informa Tato, que celle de l’Elysée avait démissionné juste avant l’officialisation de la pandémie pour, semble-t-il, aider désormais son époux à promouvoir le shampoing Pouxit et à retrouver la console de jeu confisquée à leurs enfants. Un revirement de situation rendu nécessaire par la préservation des intérêts familiaux, de ce que j’en ai compris.
0108 0109
OR NORME N°37 Horizons
BUBBLES, MAGGIE ET BERKLEYCES Jour après jour, mon nouveau monde s’organisait. Tato se rendait chaque mercredi chez Julie Hatt, la maraîchère de quartier. Passait aussi commande à Nadine, fondatrice de Nos saveurs de France, TPE pour laquelle elle m’a proposé d’être son égérie. Notre façon, à Tato et moi, de favoriser les circuits courts et les producteurs locaux. Entre deux auto-autorisations de sortie, Tonton Stephen m’envoyait par Whatsapp des versions réécrites à mon nom de grands classiques de la chanson française, afin de parfaire mon éducation. Tata Claire me faisait suivre des dessins à mon effigie.
Via le site Internations, je suivais des webinars, dont un sur un plasticien chinois. Tonton Henri m’invitait à des apéros Zoom ou à des sessions de stand up en ligne. Et puis, nous avions nos soirées Netflix avec Tato : (Un)Orthodox fut pour moi un révélateur du génie technologique humain. A mesure que nous avancions dans les aventures d’Esther Shapiro, le son montait des balcons loubavitch voisins. Chants liturgiques et autres incantations nous accompagnaient de toutes parts. Hébété, je regardais Tato qui, après investigation, se rassit sur le canapé et me lâcha sobrement : « Pâques juive, Jaja ». À mesure que le monde de Tato se confinait, le mien, finalement, se déconfinait. Un peu à l’image de Chouchou, petit merle qui nous rendait régulièrement visite pendant le confinement pour se soulager dans le lavabo de la salle de bain, et que nous ne revoyons plus depuis le retour des voitures. Ou de mes cousins manchots Bubbles, Maggie et Berkleyces, invités mi-mai à une visite privée du musée Nelson-Atkins, pendant que les bipèdes en short claquettes se voyaient empêcher l’accès aux tableaux de Caravage. Cette parenthèse enchantée me manquerait déjà presque, mais nous serons bientôt réunis avec Mama. Et puis, Tato m’a appris à ne pas sous-estimer la créativité destructrice des humains. Les Russes nous ont déjà offert une petite marée noire en Arctique. Pour le meilleur ou pour le pire, cumulé à la libération du pergélisol de virus oubliés, nous devrions bientôt réussir à nous reconfiner.
109
MAGRIT COULON
0110
0111
OR NORME N°37 Horizons
OR BORD
Texte : Véronique Leblanc
Photos : Alban Hefti - Dominique Houcmant
Construire un pont avec l’extrême autre côté de l’âge
La crise sanitaire a mis en lumière la situation des EPHAD en France mais aussi en Belgique où ils sont appelés « Homes pour personnes âgées ». La jeune metteuse en scène strasbourgeoise Magrit Coulon leur a consacré une pièce de théâtre créée à Liège, quelques jours avant le confinement. Le quotidien « La Libre Belgique » y a vu « la révélation du Festival Factory », une « pépite » dans laquelle il faut plonger pour « y tâter de la vitalité des scènes d’aujourd’hui ». Magrit Coulon a 24 ans et retrouver cette jeune fille rencontrée enfant à Saint-Thomas est une des joies de ce mois de juin de déconfinement. Discuter avec elle de l’ultime horizon de l’existence humaine est aussi inattendu que tendre et passionnant.
‘‘ Un spectacle pour le prix d’une pinte, quelle chance ! ” Passée par les Pontonniers où elle a intégré la classe de théâtre, Magrit est devenue Bruxelloise après son inscription à l’Institut Supérieur des Arts du Spectacle et des techniques de diffusion (INSAS). Confidence : elle garde un souvenir enthousiaste de la vie culturelle strasbourgeoise. Les spectacles du TJP, ceux du Maillon et… la carte « Atout Voir ». « Un spectacle pour le prix d’une pinte, quelle chance ! » « Home » est le fruit de son travail de fin d’études, de sa «vraie tendresse pour les
personnes âgées » et d’une « incompréhension » par rapport à ce lieu de la maison de retraite qui s’inscrit comme une « bulle » hors du temps, bâtie dans la ville mais « hermétique », tenue loin des yeux et des consciences. De ses parents architectes, Magrit a reçu « un regard sur l’espace » qu’elle a nourri de ses lectures : « Hétérotopies » de Michel Foucault, « Eloges de l’ombre » de Junichorô Tanizaki… « Comment met-on 90 ans d’existence dans une chambre de 15 m2 ? Que voit-on du monde depuis ces lieux-là ? » interroge le dossier de presse. L’ENJEU THÉÂTRAL DE « L’ÉTAT DU CORPS » Avec ses trois jeunes comédiens, Carole Adolff, Anaïs Aouat et Tom Geels, elle a voulu « construire un pont avec l’extrême autre côté de l’âge », « comprendre un autre corps, un autre rythme peu à peu sorti de notre quotidien ». « Nous croisons de moins en moins de personnes très âgées dans nos villes qui vont de plus en plus vite et leur sont devenues dangereuses », souligne la metteuse en scène. Cette question du rythme fut essentielle. Il leur a fallu l’approcher, l’apprivoiser, l’incorporer
111
Photos : Alban Hefti - Dominique Houcmant Texte : Véronique Leblanc OR BORD OR NORME N°37 Horizons
0113
Home
au fil de «plusieurs mois de visites» dans un home bruxellois, réfléchir à l’enjeu théâtral lié à cet état du corps, tant du point de vue de l’acteur que du spectateur, pour créer un spectacle « d’inspiration documentaire à dimension fictionnelle ».
avant que ne s’enchainent différentes scènes où le travail des acteurs passe par le corps sans altérer les voix. Se rejouent des fêtes disparues où les gestes se délient, des visites rêvées à défaut d’être vécues, des solitudes.
Les vingt premières minutes scandées par le décompte d’une horloge et marquées de seuls bruits organiques sont « presqu’anthropologiques » : la lenteur des gestes, l’effort qu’ils coûtent, les regards que s’échangent les pensionnaires… Ouvrir un carton de jus de fruit, en remplir un gobelet devient un enjeu, y parvenir est une victoire.
« Home » est programmé à Toulouse en novembre avant d’entamer une tournée en Belgique et d’être repris en juillet 2021 à Avignon, sur la fameuse scène du Théâtre des Doms.
Vêtus de noir, sans artifice de maquillage ou de costume, les comédiens restituent ces moments muets mais pas du tout silencieux dans le vertige des détails, « presqu’en improvisation ».
0112
PRENDRE LA MESURE DE CE QUI S’EST PASSÉ Les mots interviennent ensuite. Une chanson en playback intimement portée par le comédien
Magrit espère évidemment le présenter à Strasbourg. Pour l’heure, elle «n’arrive pas encore à imaginer comment le rejouer» après la crise sanitaire et son impact sur les personnes âgées. Le reportage de Florence Aubenas sur l’EPHAD des Quatre saisons « à huis clos contre le virus » paru le 31 mars dans « Le Monde » l’a bouleversée…. Elle veut se donner le temps de prendre la mesure de ce qui s’est passé.
S P É C I A L I S T E D E L’ A S S U R A N C E P O U R L’ E N T R E P R I S E
EN L’AN 2020, IL EXISTE DE MEILLEURES SOLUTIONS !
Photo : Preview
Depuis plus de 125 ans, Roederer, courtier indépendant en assurances, assure des milliers d’entreprises, pour leur permettre de se concentrer sur leur cœur de métier, en toute sérénité.
E113 N S E M B L E , C O N S T RU I S O N S L E S M E I L L E U R E S S O L U T I O N S S T R A S B O U R G
|
M E T Z
|
M U L H O U S E
|
N A N C Y
|
PA R I S
2, rue Bartisch - F-67100 Strasbourg - Tél. : 03 88 76 73 00 - Fax : 03 88 35 60 51 Orias n°07000336 - www.orias.fr
www.roederer.fr
Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution : ACPR - 4 place de Budapest CS 92459 - 75436 PARIS CEDEX Traitement des réclamations : consultable sur notre site internet ou auprès du responsable conformité au 03 88 76 73 00 Médiation de l’Assurance - CSCA / TSA 50110 - 75441 PARIS Cedex 09 - Mail : le.mediateur@mediation-assurance.org
STOP TABAC De réussites en réussites, on « kwit » la clope !
OR BORD
Texte : Barbara Romero
Photos : Nicolas Roses
Numéro 1 des applications pour arrêter de fumer, Kwit est une belle success-story strasbourgeoise. Dans le top 8 d’Apple des applications qui aident les Européens dans leur vie de tous les jours, devant celle de Tabac Info service, son succès réside dans l’esprit « gaming » motivant… Les meilleures idées naissent souvent d’un manque personnel à combler. En 2012, le Strasbourgeois Geoffrey Kretz veut arrêter de fumer mais ne trouve aucune application pour l’aider. Il décide alors de créer sa propre appli, basée sur le jeu et les réussites à débloquer. Avec Kwit, au fil des jours, l’ancien fumeur en devenir découvre à quel rythme son corps se purifie et gagne en puissance, comment son souffle s’améliore, comment sa peau devient plus belle. Il réalise aussi combien il a économisé depuis qu’il a écrasé sa dernière clope. Stimulant. Un craquage ? Kwit trouve les mots pour t’encourager à ne pas replonger. « Ce n’est pas une baguette magique ! » « À la base, il faut avoir la volonté d’arrêter de fumer », sourit Geoffrey Kretz, non-fumeur depuis 3 ans après plusieurs tentatives.
OR NORME N°37 Horizons
dernier, l’appli gouvernementale est passée devant nous pendant seulement quatre heures. Notre application coûte beaucoup d’argent, rend le même service, mais sans subventions », ironise l’entrepreneur, avant de saluer le soutien unique de la Région Grand Est, créatrice de nombreux incubateurs voués à soutenir les start’up lors de leur lancement. Huit ans après sa création, Kwit compte 12 salariés au cœur de Strasbourg dont deux nouvelles recrues en CDI en plein confinement ! « Nous avons la chance d’avoir un outil numérique qui résout un problème, je suis donc assez confiant en l’avenir. »
Depuis son lancement, Kwit a été téléchargé par deux millions d’utilisateurs. Traduite en 15 langues, l’appli est leader en France, mais aussi en Turquie, en Russie, et en Europe. À ce jour, elle compte 200 000 utilisateurs actifs et plus de 5000 abonnés. Tout récemment, l’appli a inclus le suivi de la dose nicotinique assimilée pour ceux qui s’aident de patchs ou de vapoteuses pour arrêter.
Geoffrey et son équipe ont fait appel à une chercheuse en thérapie comportementale de l’université de Nanterre pour faire encore évoluer Kwit. « Notre objectif est de traiter à fond l’arrêt de la clope, mais aussi d’exploiter les thérapies comportementales pour améliorer d’autres comportements, comme les troubles alimentaires, de sommeil… Dénouer un comportement permet de l’accepter et de mettre en place des stratégies pour en finir. Ce qui est génial dans notre équipe, c’est que nous adhérons tous à la même cause, il y a beaucoup de bienveillance et nous avançons dans le même objectif d’améliorer le quotidien de nos utilisateurs. »
Autre grosse victoire pour l’appli strasbourgeoise : « Nous avons toujours été leader en France, sauf lors du « Mois sans tabac ». L’an
Pour s’abonner et gagner en chances d’arrêter, il faut compter 10€ par mois, soit le prix d’un paquet de clopes. Alors, on « kwit » ?
LA BARRE DES DEUX MILLIONS DE TÉLÉCHARGEMENTS FRANCHIE
0114 0115 0111
Geoffrey Kretz, créateur de Kwit.
115
0116
0117
OR NORME N°37 Horizons
OR BORD
Texte : Charles Nouar
Photos : DR
MEDIASCHOOL
Du local à l’international 2009 : le début d’une aventure, rue du Jeu Des Enfants, à deux pas du Cinéma Star. Vingt-huit étudiants. Un peu plus de 10 ans après, la European Communication School (ECS) n’est plus vraiment une inconnue dans le paysage académique strasbourgeois, avec un taux d’embauche de ses étudiants de 82% dans les six mois suivant l’obtention de leur diplôme. Première pierre locale du groupe MediaSchool, leader français de l’enseignement supérieur privé et de la formation continue aux métiers de la communication, du digital et des médias, officiant notamment entre Strasbourg, Paris, Marseille, Bruxelles, Londres, Barcelone, Shanghai, ou encore Bangkok, l’ECS s’est rapidement vu adjointe trois petits frères alsaciens : l’Institut européen de journalisme (IEJ) en 2013, Sup de Web en 2015 et l’école Informatique et Numérique (IRIS), en 2019. Résultat dix ans après une première implantation strasbourgeoise réussie, la constitution d’un campus sur la zone Malraux, à quelques mètres du Shadok. Relativement discret, le bâtiment l’est beaucoup moins dans ses interactions avec les professionnels du secteur.
Ici, « les intervenants sont tous des professionnels », relève Luc Buckenmeyer, le directeur de l’IEJ. Et, « face à la révolution que connaît l’univers des médias, nous proposons une formation qui offre une place prépondérante aux nouvelles technologies ». En d’autres termes, et même si l’enseignement théorique est loin d’être délaissé, place – rapidement - au concret et à l’opérationnel auprès de médias partenaires tels qu’Europe1, CNews, Libération ou encore France Télévisions. Quant à la concurrence du CUEJ, Le Centre universitaire d’études du journalisme rattaché à l’Université, aucun conflit, rassure Géraldine Bally, membre de la direction du campus strasbourgeois et directrice de l’IRIS, qui relève « qu’il n’est plus rare de
voir des étudiants intégrer, certes, un master de l’IEJ Paris mais également Sciences Po Lille, Paris ou le CUEJ. » DES AMBITIONS AFFIRMÉES DE STRASBOURG À SHANGHAI… « Cet ancrage professionnel reconnu constitue une grande part de l’ADN du groupe » poursuit Géraldine Bally. Au travers de stages professionnalisants, de formations en alternance mais également de semaines de cas pratiques commandés par de grandes entreprises telles que Microsoft, Adidas, Décathlon ou encore l’African Pattern, pour laquelle les étudiants du groupe ont été amenés à développer la stratégie digitale de ce fonds de dotation pour l’Afrique, créé par Audrey Pulvar.
0118
0119
OR NORME N°37 Horizons
OR BORD
Texte : Charles Nouar
Photos : DR
Autant d’expériences – finalement – sur lesquelles les promotions de l’ECS, IRIS et Sup de Web tendent à travailler de plus en plus régulièrement ensemble pour y partager leurs compétences. Reste l’IEJ, dont
‘‘ Cet ancrage professionnel reconnu constitue une grande part de l’ADN du groupe. ’’ il se murmure dans les couloirs de Malraux, qu’il pourrait s’inscrire dans cette même dynamique, sans ne rien renier à son indépendance professionnelle. Mais chut, cela fait encore partie des projets de développement des dix prochaines années de ce campus local accueillant désormais plus de 300 étudiants et aux ambitions affirmées de Strasbourg à Shanghai. MEDIASCHOOL www.mediaschool.eu
119
DÉCO, MODE, BIJOUX…
La slow fashion face à la crise
0120 0121
OR NORME N°37 Horizons
OR BORD
Texte : Barbara Romero
Photos : Nicolas Roses - DR
Différents sondages réalisés pendant et après le confinement révèlent une plus grande sensibilité des Français à ce qu’ils consomment et à ce qu’ils portent, malgré des prix souvent plus élevés. Cette crise sanitaire sera-t-elle finalement un coup de pouce pour la slow fashion (produire moins et mieux) ? Décryptage à Strasbourg. Les coussins créés par Roxanne
Un petit top, un bijou, un objet déco conçus et créés à Strasbourg, ça en jette quand même plus qu’un tee-shirt avec une grosse étiquette « Made in China ». Encore plus quand on sait que le coton est bio, que l’or est garanti « Fairminded » - extrait dans le respect de l’environnement et de l’homme -, ou la teinture végétale. Ces jolies marques made in Strasbourg, s’appellent « Ville de coeur », « Flore & Zéphyr » et « La Bîhe ». Des marques imaginées par des trentenaires sensibles depuis des années au respect de l’environnement et du travailleur. Lorsque l’on sait que la filière textile est la deuxième la plus polluante au monde juste derrière l’industrie pétrolière, on se dit qu’il y a urgence à produire – et à consommer - différemment. Et visiblement, ce confinement a accentué cette réflexion des Français : une étude du Forum mondial des droits de l’Homme révèle que nous sommes 62% à souhaiter une meilleure information sur les conditions de production de nos vêtements. LE GOÛT DE RALENTIR, LES COMMANDES QUI S’ENVOLENT… « Cette crise va accélérer la transition des personnes qui ont déjà une sensibilité, celles qui défendent les animaux, font un peu de yoga, mais s’accordent encore un petit craquage chez Zara, sourit Amaury, cofondateur avec Laura de Flore & Zéphyr, des bijoux en or équitable
créés dans leur atelier strasbourgeois. « Mais je garde un petit doute quand même pour ceux qui s’en fichent et dont le prix reste le critère d’achat numéro 1. » Pendant le confinement, Amaury et Laura ont apprécié de ralentir le rythme effréné des entrepreneurs tout en mettant ce temps de pause à profit pour faire évoluer leur site. Résultat, le prestigieux Vogue UK les a contactés. « Depuis un an, nous avons aussi une communication plus dynamique et humanisée sur les réseaux. Nous mettons régulièrement la dimension équitable de la marque en avant, nous faisons participer notre communauté. Cela permet de rapprocher les gens de l’atelier », confie Amaury. Et ça paye : ils n’ont jamais eu autant de commandes que lors des dix premiers jours du déconfinement. De même, « Ville de cœur », ex-Erasmooth – a doublé ses ventes durant le confinement. « Les gens vont acheter de manière plus responsable » estiment les créateurs Mathieu et Yann. « Mais le gros problème du textile, cela reste le prix, peu sont prêts à mettre 45€ dans un tee-shirt, mais ils font plus attention à soutenir les acteurs locaux. »
L’équipe de Flore&Zéphyr
UNE NOUVELLE IDÉE DU « SLOW » Sihem Dekhili, professeure en Sciences de Gestion au Laboratoire BETA de l’Université de Strasbourg, spécialiste de la slow fashion, considère aussi que cette crise « appelle à l’action des marques : les consommateurs ont besoin de les voir agir, au-delà de la communication. Parmi les valeurs qui émergent dans le lendemain de cette crise, c’est l’idée du « slow ». Le consommateur pour se rassurer va aussi se tourner vers ce qu’il trouve le plus rassurant, à savoir l’origine géographique. Si Roxane, créatrice de la marque de déco La Bîhe, s’inquiète tout de même pour 2020 avec l’annulation de tous les salons d’artisanat, elle pose un regard optimiste sur les années à venir. « Il y aura une belle évolution par rapport à l’artisanat et aux produits éco-responsables. Tout ce que l’on ressent pour l’alimentation, va s’ouvrir sur notre environnement, notamment la maison. » Ce confinement a en effet décuplé le besoin de se sentir bien chez soi. Si deuxième confinement il devait y avoir, lire un bouquin calé sur l’un de ses coussins ou lové dans l’un de ses plaids aux motifs en teinture végétale grâce à la technique japonaise ancestrale le shibori, nous ferait presque rêver d’hiver – presque !
121
Autre effet du confinement, « Ville de coeur », qui propose un atelier de fabrication de vêtements à Strasbourg, a déjà eu plusieurs demandes, « encore au stade de projet », pour lancer de nouvelles marques… Définitivement, la slow fashion devrait gagner du terrain.
CORONA
Photos : Aly Song/Reuters - DR
Le temps du cœur Corona est explicitement un poème d’amour, écrit par Paul Celan, immense poète juif roumain de langue allemande. Toutefois son titre étrange qui signifie de par ses racines latines, bien qu’écrit en allemand, « couronne », est énigmatique. Le coronavirus qui nous assaille a bien cette allure… Mais à la lecture du poème, on peut penser qu’il y a au moins une autre signification.
0122 0123
OR NORME N°37 Horizons
OR BORD
Texte : Isabelle Baladine Howald
ÉCOUTEZ : Corona L’automne me mange sa feuille dans la main : nous sommes amis. Nous délivrons le temps de l’écale des noix et lui apprenons à marcher : le temps retourne à l’écale. Dans le miroir, c’est dimanche, dans le rêve on est endormi la bouche parle sans mentir. Mon œil descend vers le sexe de l’aimée : nous nous regardons nous nous disons de l’obscur, nous nous aimons comme pavot et mémoire, nous dormons comme un vin dans les coquillages, comme la mer dans le rai de sang jailli de la lune Nous sommes là enlacés dans la fenêtre, ils nous regardent depuis la rue : Il est temps que l’on sache ! Il est temps que la pierre se résolve enfin à fleurir. qu’à l’incessante absence de repos batte un cœur. Il est temps que le temps advienne. Il est temps.
Paul Celan a écrit ce poème en 1948 à Vienne, pour Ingeborg Bachmann, une grande poétesse autrichienne. Ils vécurent un amour extrêmement profond mais aussi tourmenté en raison de leurs différences intellectuelles et affectives. Tous deux poètes de très haut niveau, ils ne cessèrent de dialoguer par livres interposés jusqu’à la mort de Celan. Celui-ci lui a dédié, au crayon, à la main, « Für dich » (pour toi) vingt trois poèmes superbes. Peut-être qu’en ces temps très « viraux », Corona, un poème d’amour, est à lire ou relire, en laissant ouvertes sa dernière strophe et sa fin « Es ist Zeit », « Il est temps ». Mais il ne nous dit pas le temps de quoi… Quoi faire, quoi penser, et comment… Pourtant c’est indispensable de ne pas juste recommencer comme avant, une fois la catastrophe passée, bien que sans doute ce soit la norme… Sans vouloir jouer les exégètes, peut-être pouvonsnous essayer de réfléchir un peu à ce temps inédit. Un poème d’amour en des temps si troublés où tout contact est a priori proscrit nous fait réfléchir par exemple au toucher. On peut se regarder (se dévorer des yeux, comme on dit), on ne peut pas se toucher, je ne peux pas te prendre le bras, t’enlacer, t’étreindre, t’embrasser, te caresser, ou alors badigeonné de gel hydroalcoolique de la tête aux pieds, ce qui n’est guère tentant... Je peux bien sûr te parler, te dire mon amour par mon regard, par mes mots. Je peux faire des choses pour que tu saches que je t’aime. Je peux te téléphoner pour que tu entendes ma voix, je peux t’écrire une lettre. Mais courir sur un quai de gare en me jetant dans tes bras, je ne peux pas, je ne peux plus, je ne peux pas encore. « Le temps retourne à l’écale », dit Celan, c’est-à-dire, au plus près du noyau, au plus près de ce qui en fait l’essence, le cœur, et la fragile frontière entre la vie et la mort.
Durant ce passage et au moment de l’amour comme d’un événement tel le passage viral d’une grande violence qui nous a atteints, tous, dans le monde entier, depuis le tout début du printemps, Cela dit « Es ist Zeit » « il est temps », et même « il est temps que le temps advienne », comme si quelque chose devait enfin arriver, ou peut-être aussi finir. Temps de venue, ou temps de clôture. Temps d’en finir avec une course folle, temps de dire : vivre n’est pas n’importe quoi, vivre est précieux, fragile, aimer est une grâce, une chance inouïe. Peut-être est le temps de faire autrement, simplement. Le temps du premier virus mondial (et dû à la mondialisation, qui comporte mille belles choses et quelques-unes terriblement mauvaises) est arrivé. Un autre va commencer. Il n’est pas question de ne plus se toucher, il est question de savoir attendre, ce qui est le cœur même du désir, et que nous avons tellement oublié, rivés sur la satisfaction immédiate, souhaits que nous croyions indispensables à notre bonheur. Tous, nous nous étreindrons et nous embrasserons cet été je l’espère, nous ferons la fête sous le saule, avec les petits qui jouent, les grands qui rient, et toi,
“ Il n’est pas question de ne plus se toucher, il est question de savoir attendre, ce qui est le cœur même du désir, et que nous avons tellement oublié ” 123
Une pierre qui fleurit est une image si forte, si elliptique, et si paradoxale (le minéral devenu végétal est en soi impossible, pourtant l’image donnée est parfaitement évocatrice). C’est donc ce qui ne peut arriver qu’en bout de course d’une autre chose : le temps venu. On ne le connaît pas, ce temps ni sa durée, mais il est notre finitude.
que je caresserai du regard, en attendant la nuit. C’est un temps de promesse, le « temps du cœur » (Herzzeit comme dit Celan). La toute petite fille dont je vous parlais l’été dernier, elle, embrasse les fleurs. Un baiser, c’est un baiser. (Traduction de Jean-Pierre Lefebvre, in Paul Celan, Choix de poèmes réunis par l’auteur, Poésie/Gallimard)
LE PARTI-PRIS DE THIERRY JOBARD
Cito, longe, tarde…
0124 0125
OR NORME N°37 Horizons
OR BORD
Texte : Thierry Jobard
Photos : DR
On s’interroge beaucoup, depuis l’apparition de l’épidémie, sur le monde d’après. Car il paraît qu’on ne peut plus continuer comme avant. Cet après peut-il être ? Quand adviendra-t-il ? Comment sera-t-il ? Sans doute peut-on s’en faire une idée en jetant un regard sur le monde d’avant. Mais d’avant l’avant; quand l’après était certain… Le dimanche 29 mars, Quai des Bateliers vers 22 heures. Il brouillasse et d’un bout à l’autre de l’horizon, pas âme qui vive. Seul dans la nuit, on pense à beaucoup de choses; aucune de réjouissante. Mais dans la brume passent et repassent sans bruit des feux follets. Ils filent, seule trace de vie trouant la nuit. Ce sont les livreurs qui apportent l’indispensable Kinder Bueno à l’irresponsable, ses nécessaires fraises Tagada à l’égoïste, ses sushis primordiaux à l’écervelée du coin. Tout ceux qui ne comprennent pas qu’ils risquent d’être contaminés et d’exposer ceux qui travaillent à l’être. Fort heureusement, l’entreprise qui les emploie a décidé de mettre en place un « fonds de soutien ». Si, et seulement, si au cours des quatre semaines précédentes les livreurs ont gagné plus de 130€ hebdomadaires, ils peuvent prétendre à une somme de 16€ par jour pour rester chez eux. Royal ! Certes, il ne faut pas avoir trop de besoins à ce prix-là. Mais après tout ce sont des gens qui aiment les risques puisqu’ils sont auto-entrepreneurs. L’indépendance ça se paie. Pas de cotisation pour la retraite ni pour la Sécurité sociale, payés à la tâche et non à l’heure, pas de congés payés, pas d’assurance chômage. Depuis peu, l’entreprise leur propose une assurance Responsabilité civile. Qui ne les assure ni eux ni leur vélo. Une assurance qui n’assure pas, pourquoi pas ? On a déjà vu des choses plus bêtes. Je ne sais pas ce que sera le monde d’après mais le monde du pendant, n’est déjà pas croquignol… Mais si l’on interroge ces livreurs sur la raison des risques qu’ils prennent, que répondront-ils ? Ils répondront la même chose que le paysan grec en 428 avant J.C., la même chose que le meunier souabe en 1349 et la même chose que le marin
marseillais en 1720 : il faut bien vivre. Vivre au risque de mourir. Et ces acteurs qu’on vient de citer, qu’ont-ils en commun? Parmi bien d’autres encore à travers les âges, ils ont connu une épidémie. Du grec epidêmos, ce qui circule parmi le peuple. Elle circule et elle fauche. En premier lieu, nous le savons, ceux qui se dévouent pour les autres : infirmières, aides-soignantes, médecins, soignants en général. On nous a dit que nous étions en guerre. Ils sont partis désarmés. On a entonné des airs martiaux, pris des poses viriles, arboré des regards volontaires. Des gesticulations en somme. Je ne prendrai pas même la peine d’aborder la question des masques, j’épuiserais tous les synonymes du mot clown. Je ne parlerai pas du pitoyable dénombrement quotidien des places en réanimation. Mais parlera-t-on du tri qu’il a fallu faire entre ceux qui pouvaient vivre et ceux qui devaient mourir ? Tri, ce mot infâme.
Le triomphe de la mort (détail) Pierre Bruegel le Vieux
Il n’y a pas que le peuple qui est touché d’ailleurs. C’est le sens de ces danses macabres qui fleurissent au XIVème siècle. La mort rigolarde entraîne un vilain, un évêque, un prince. Tous entrent dans la danse : jeunes et vieux, hommes, femmes, enfants… Nous avons perdu cette fois des écrivains, des musiciens, des députés, et un Premier Ministre de sa Très Gracieuse Majesté a eu chaud aux fesses (God save the ass !). Mais à y regarder de plus près (je ne parle plus du derrière primo-ministériel), il y a tout de même une inégalité entre les morts. La même, en fait, qu’entre les vivants. On s’est mesquinement gaussé de ces pauvres parisiens fuyant la capitale
‘‘ La peste s’attaque d’abord à ceux qui en ont le plus peur.’’ ce mois de mars dernier afin d’aller répandre leurs miasmes dans tout le pays, et surtout sur l’île de Ré. Mais le phénomène avait déjà cours au moment de la Grande Peste, il y a presque sept cents ans. Des témoignages de l’époque vilipendent les nantis qui fuient sur leurs terres tandis que les plus pauvres s’accrochent à leurs maigres biens. Aujourd’hui, ce sont ceux qui vivent du travail au noir ou des travailleurs précaires qui ont dû quémander de la nourriture pour ne pas crever de faim. Et pour se cacher aussi il faut avoir les moyens. Ainsi le Decameron de Boccace met-il en scène un groupe de jeunes gens bien nés fuyant dans une campagne de rêve la peste de Florence en 1348. La même chose a lieu à Londres en 1665 comme le décrit Defoe dans son Journal de l’année de la peste. La même chose encore à Paris en 1832 quand frappe le choléra, le nombre de passeports pour quitter la capitale augmentant de 500 par jour: la peur des bourgeois.
125 LES PAUVRES ONT PEUR, LES RICHES ONT PEUR, TOUT LE MONDE A PEUR, C’EST LA MERDE Dans ces moments-là se développent deux peurs différentes. Celles des pauvres abandonnés à leur sort et développant leur haine des riches ; celle des riches qui craignent les débordements d’une populace que plus rien n’encadre.
heures avant. C’est la soudaineté du mal qui frappe les esprits, autant que son étendue. On retrouve de cela avec la Covid-19 1, cette aggravation soudaine qui a fait mourir certains patients dans la salle d’attente même des urgences. Du moins nos ancêtres avaient-ils un système général de croyances qui, vaille que vaille, les aidait à mettre du sens dans la catastrophe.
0126 0127
OR NORME N°37 Horizons
OR BORD
Texte : Thierry Jobard
Photos : DR
Si les hommes étaient punis d’une façon si atroce, c’est qu’ils avaient bien péché. Alors il fallait faire pénitence puisque la vie dans le monde d’après, la vraie vie en dépendait. Le monde d’après étant l’Au-delà, bien entendu. Ou bien le Malin était à l’œuvre à travers ses suppôts. La peur, c’est courant, se transforme vite en agressivité. Elle s’est tournée vers les vagabonds, les colporteurs, les sorcières, les hérétiques de tous poils et, bien entendu, les juifs, premiers boucs émissaires. À Strasbourg en 1349, près de 900 juifs sont brûlés vifs, sur une population de 1884 membres. En Espagne, la peste est
“ La peste ? Voyons donc mes braves, tout juste une fièvre, inutile de s’esbaudir. Et Notre Seigneur ne permettra pas qu’une telle plaie s’abatte sur son troupeau. ” Car en cas d’épidémie, l’autorité s’affaisse et se répandent désordre et anomie. Boccace parle de mœurs particulièrement dissolues, d’hommes et de femmes abandonnant leurs parents, d’époux se fuyant alors que les cadavres s’entassent dans les rues en dégageant une odeur écœurante. Et les rumeurs de se répandre, toujours, l’irrationnel fonctionnant d’autant mieux que le réel s’effondre. Les pauvres ont peur, les riches ont peur, tout le monde a peur, c’est la merde. Mais la seule peur, la vraie peur, c’est toujours la même, c’est toujours la nôtre: la peur de mourir. A-t-on progressé d’un pas depuis lors ? Pour certains médecins, à une époque où la notion de contagion n’est pas encore reconnue comme telle, c’est la peur elle-même qui fait mourir lors des pandémies. C’est également l’idée de Giono dans Le hussard sur le toit, on meurt d’abord de peur et d’égoïsme. « La peste s’attaque d’abord à ceux qui en ont le plus peur », disait déjà un proverbe allemand du XIVème siècle. Mais il y avait de quoi. En l’absence de toute explication, des gens tombaient morts en pleine rue, encore bien portants quelques
flamande, en Lorraine elle est hongroise, à Toulouse milanaise2. Ça vient toujours des étrangers ma bonne dame. ILS SONT CONS CES ÉTRANGERS Il faut dire aussi qu’ils sont cons ces étrangers. Les chinois ? Ils mangent n’importe quoi, pas étonnant qu’ils chopent des maladies. Les italiens ? Ils ont un système hospitalier qui ne tient pas la route. Les allemands ? Les allemands c’est un autre problème3. Le problème de l’Alsace, c’est qu’elle est à côté de l’Allemagne, alors forcément, on compare… Or, et on pourrait trouver cela cocasse si les conséquences n’étaient pas tragiques, quelle que soit l’époque, quel que soit l’endroit, c’est toujours de la même façon que commencent les choses, toujours. « La peste? Voyons donc mes braves, tout juste une fièvre, inutile de s’esbaudir. Et Notre Seigneur ne permettra pas qu’une telle plaie s’abatte sur son troupeau. Allez en paix ». Version 2020: « Une pandémie? Mais naaan, faut pas exagérer. Pis c’est loin. La Chine, ouhlala, très
127
0128 0129
OR NORME N°37 Horizons
OR BORD
Texte : Thierry Jobard
Photos : DR
très loin. Aucun risque. Et vous connaissez la qualité du système de santé français ». Cela débute donc par le déni. Et puis on minimise. Et puis il est trop tard. Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas. Je ne dis pas qu’il est trop tard après trente ans passés à démanteler le service public hospitalier en en faisant une entreprise à produire du soin. Je ne dis pas plus qu’il serait temps d’avoir de la considération (et une considération concrète, pas de belles paroles, pas seulement de l’argent) pour ceux qui ont pour métier de sauver les autres. Je ne dis pas davantage qu’il est trop tard pour se protéger lorsqu’on n’est plus capable de produire des masques en France parce que délocaliser ça rapporte plus. Non, je ne le dis pas. Mais comme je le pense fort. Ce qui existe vraiment c’est le possible, c’est le nouveau, c’est l’imprévu. Et l’imprévu n’entre pas dans les cases de la gestion. Maintenant, Dieu est mort. Par quoi l’a-t-on-remplacé ? Par la Science. On attend d’elle des remèdes comme on en attendait jadis des prières. Dans l’immédiat, pas de vaccin, donc on prend des mesures de préservation et on confine. Parce que la science du mal vient toujours après le mal4. Nous avions la crise économique (elle n’est jamais très loin sous le régime de finance), la crise écologique, pour certains la crise des valeurs, nous avons maintenant la crise sanitaire. La crise, étymologiquement, c’est le moment où il faut trancher pour le médecin, c’est le moment du choix. Quand la crise dure, est-ce vraiment encore une crise ? Ou plutôt, ne faut-il pas voir dans la crise un état devenu normal de gestion du réel ? L’idée n’est pas neuve, on la trouve chez Walter Benjamin5. Elle est reprise par Giorgio Agamben6. « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle » a écrit Carl Schmitt. Mais la situation exceptionnelle, à l’origine, est limitée dans le temps et doit répondre à un péril imminent. Une fois celui-ci passé, elle doit disparaître. Ce n’est plus le cas désormais. La « guerre contre le terrorisme » par exemple, et le Patriot Act adopté à l’occasion aux États-Unis ont réduit les libertés des américains. En France le Plan Vigipirate ou l’état d’urgence se sont maintenus dans un provisoire qui dure. La quarantaine d’ordonnances prises par le gouvernement au mois de mars, en un temps record sous la Vème République, remplace la loi. Bref l’exception tend à se substituer à la règle.
liser et prendre en charge les populations7. Avec les épidémies l’état d’exception apparaît et l’État s’affirme. On passe ainsi d’une médecine de l’individu à une biopolitique des populations. Cela se fait peu à peu, avec des campagnes de sensibilisation, de prévention, par une hygiènisation qui est également une moralisation. Qu’on se souvienne de ces foies d’alcooliques
“ Les habitudes, c’est comme les baïonnettes: on peut tout faire avec, sauf s’asseoir dessus. ” - LOUIS ALTHUSSER que décrit Pagnol dans La gloire de mon père, et cette sentence: « Le cabaret est un abattoir d’hommes ». Désormais, nous avons un capital-santé. Et comme l’autre capital, il s’agit de l’entretenir, de le faire fructifier. Et chacun en est responsable. Quitte à télécharger l’application Stop-covid, dont 2 des 5 serveurs appartiennent à Google. Je ne sais pas ce que sera le monde d’après. Je sais simplement que rien ne rassure davantage que de retrouver ses habitudes. « Les habitudes,»disait Althusser,»c’est comme les baïonnettes: on peut tout faire avec, sauf s’asseoir dessus ». Je crois savoir que la guérison n’est que l’apparition d’un nouvel état et non pas un retour à la santé d’avant. Je sais aussi, et surtout, que des hommes et des femmes sont morts seuls parce qu’on ne pouvait même pas leur tenir la main. Et ça, ça ne se rachète pas.
1
2
Jean Delumeau, La peur en Occident
3
Comme dit le ministre de la Santé.
4
Jean Lombard et Bernard Vandewalle,
Philosophie de l’épidémie 5
Vous me direz qu’une situation d’urgence appelle des mesures d’urgence et que tout cela, finalement, c’est pour notre bien. C’est là que c’est intéressant. Parce qu’après chaque grande épidémie, et notamment en France, ce qui s’est renforcé, c’est l’État. C’est l’État qui impose des modes de gouvernementalité nouveaux. Dans le cas des lépreux, en isolant les populations à risques et en les enfermant, soit une purification du corps social. Dans le cas des pestiférés il faut individua-
L’Académie Française stipule qu’on doit employer le féminin.
Si l’Académie le dit moi je dis rien.
Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire
6
Giorgio Agamben, Etat d’exception, Homo sacer II, 1.
7
Voir Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique
129
PORTFOLIO
Pas confinés du tout !
Nous travaillons avec eux toute l’année. Et, pour tout dire, nous les adorons… Ils, ce sont (par ordre alphabétique) Sophie Dupressoir, Alban Hefti, Abdesslam Mirdass, Vincent Muller et Nicolas Roses : le pool des photographes de Or Norme. Cette brigade magique de dingues de l’image n’est pas restée confinée très longtemps… Nos photographes ont eu l’œil un peu partout durant ces derniers mois. L’idée de les réunir tous dans ce même portfolio, c’est aussi une façon de témoigner notre respect à un métier qui, au vu des difficultés économiques qu’il rencontre, ne peut être exercé durablement que par des passionnés. Ce qu’ils sont, tous les quatre… JLF
SOPHIE DUPRESSOIR
ALBAN HEFTI
« Face sombre du confinement. Inquiétude pour un proche. Ce bouquet offert par une amie quelques jours plus tôt. Le faire durer. Qui finit par courber l’échine.
« De mon regard en tant que simple photographe, j’ai pu constater une méfiance qui s’est accrue avec le port du masque. Être pris en photo par un inconnu dans la rue est comme attraper un virus, on ne sait pas comment on va réagir »
Face lumineuse du confinement. Neustadt aux vélos, voisins aux balcons. L’Europe sera-t-elle plus verte ? »
ABDESSLAM MIRDASS
VINCENT MULLER
NICOLAS ROSES
« Les dix premiers jours étaient complètement vagues. Qu’est-ce que je peux faire ? Qu’est-ce que je ne dois pas faire ? Je suis l’actualité et les chiffres, à la seconde près…. C’est étouffant ! Je finis par rouvrir les yeux de mes insomnies, loin des chiffres (pour ne pas dire des morts)… »
« Ce n’était pas en France mais en Suisse, auprès de mon amie, que j’ai passé ces derniers mois. Là-bas les restrictions étaient moins sévères qu’en France notamment pour les sorties. Les autorités parlaient de semi-confinement. Je ne pouvais pas retourner en France ; j’étais spectateur de ce qu’il s’y passait et avais le sentiment d’être enfermé hors de mon pays… »
« J’ai couvert l’actualité pour la presse et saisi des instants qui ont marqué à jamais notre histoire. Photographier la ville déserte le jour, la nuit, durant des semaines, m’a laissé ce souvenir étrange d’être seul au monde, et de me rappeler que seuls... nous ne sommes rien… »
SOPHIE DUPRESSOIR
Avril au balcon
Kaléïdoscope
131
Nature morte
ALBAN HEFTI
Etreinte
Masques
Macadam pig
ABDESSLAM MIRDASS
Solitude
Désinfection
133
Personne...
VINCENT MULLER
Contemplation
Tout ira bien
Confinement suisse
NICOLAS ROSES
Le baiser
The highway to Hell
135
Bouche cousue
À NOTER
Se dégourdir les jambes… et la tête Besoin d’oxygène, en plein déconfinement... Le vrai, à plein poumons. Mais également cet oxygène très subtil du beau livre, bien fabriqué mais aussi écrit et conçu avec passion par des auteurs qui l’ont eu quelquefois longtemps dans le cœur avant de l’offrir à nos yeux. Petit florilège éditorial (très régional) reçu pendant le confinement…
0136 0137
OR NORME N°37 Horizons
À NOTER
Texte : Jean-Luc Fournier
E N VA D R O U I L L E A L S A C E N ° 4 C’est le retour d’un superbe magazine apparu en Alsace il y a cinq ans et qui avait cessé de paraître après la parution de son troisième numéro, en 2018, après une sombre histoire de promesses non tenues par un repreneur peu scrupuleux. Heureusement, la fondatrice du titre, la dynamique Sylvie Debras, avait conservé la propriété de la marque. Épaulée par une association de fidèles lecteurs, elle a réussi à tenir les dernières promesses qu’elle avait été en mesure de faire à son équipe rédactionnelle et ses annonceurs et est malgré tout parvenue à sortir ce beau numéro 4 où trams et trains emmènent les marcheurs sur des chemins de randonnée sans grande difficulté. Il y a fort à parier que ce numéro sera providentiel pour des familles qui partiront en vacances moins loin et sur une durée plus brève. La maquette est toujours aussi agréable avec ses cartes dessinées à la plume et aquarellées et ses nombreuses photos. On aimerait tellement qu’il y ait un n° 5…
D ’ G R I E N S C H AT T — L ’ O M B R E V E R T E
SIMONE MORGENTHALER
C’est un noyer beaucoup trop âgé et qu’il faut se résoudre à abattre. « Lorqu’il fallu faire tomber sa frondaison, des mots, pour la plupart en alsacien, ma langue maternelle, me disaient que les branches sciées, les feuilles tombées, étaient celles de mes racines. Mes souvenirs se sont alors déliés comme le ferait un ruban longtemps enroulé et soudain lancé au vent… » écrit la si délicieuse Simone Morgenthaler. Nul besoin de parler le dialecte pour saisir l’essentiel de ce si beau livre : l’amour de sa région, sans la moindre once des stupidités qu’on peut lire sur ce même sujet par ailleurs… Ed I.D. L’Édition — 12 €
137
S T R A S B O U R G L A V I L L E N AT U R E , 3 0 B A L A D E S U R B A I N E S À P I E D E T V É LO MARIE HOFFSESS Strasbourg, pour qui veut bien faire l’effort de sortir des sempiternels « sentiers » battus, offre d’étonnantes et multiples escapades (dont certaines qui se jouent des frontières), de la petie balade familiale (avec poussette) à la randonnée de plusieurs heures, en passant par le grand tour en vélo. Naturopathe et journaliste, par ailleurs militante de l’écologie, Marie Hoffsess nous emmène sur 350 km (!) de circuits urbains tout à fait originaux et, pour certains, complètement inattendus… Ed LA NUÉE BLEUE — 14 €
BALADES POUR SE PERDRE DANS LES VOSGES HERVÉ LÉVY ET STÉPHANE LOUIS
Texte : Jean-Luc Fournier
Notre ami Hervé Lévy, rédacteur en chef du mensuel culturel Poly et son complice le photographe Stéphane Louis ont arpenté 25 « sentiers buissonniers » (et leurs détours) du nord au sud des Vosges et ont écrit (à quatre mains et deux paires d’yeux) un véritable roman d’amour pour le massif, formidablement sublimé par ces 260 pages si bien maquettées par l’excellent Blàs Alonso Garcia. Du mont aux mystères du Taenchel aux solitudes glacées du Climont, en passant par le festin de pierres du Jardin des fées ou les névés for ever du Hohneck, on a rarement lu un tel élan d’amour pour les Vosges. À chacun des 25 circuits est associée la référence de l’indispensable carte IGN à se procurer avant le départ… Outre sa pertinence, ce livre est aussi un très bel objet d’édition. On est fan… Ed POLY — LA NUÉE BLEUE — 25 €
SARAJEVO, VINGT ANS APRÈS
0138 0139
OR NORME N°37 Horizons
À NOTER
SOPHIE DUPRESSOIR Le siège de Sarajevo dura quatre longues années, de 1992 à 1995 et la barbarie de l’armée et des milices serbes s’opposant à l’indépendance de la république de Bosnie-Herzégovine fit 10 000 victimes civiles. L’histoire tragique de cette ville martyre, et le drame subi par ses habitants privés de tout qui résistèrent malgré tout pendant ces longues années sous les bombes et dans la crainte permanente de se retrouver dans la ligne de mire des snipers, ont attiré le regard de la photographe Sophie Dupressoir qui s’y rendit régulièrement vingt ans après, à partir de 2011. Magnétisée par les traces du conflit (sur les paysages, les pierres et les visages), les photos de Sophie Dupressoir rafraichissent nos mémoires : Sarajevo fut longtemps surnommée la Jérusalem des Balkans car musulmans, orthodoxes, catholiques, athées et familles mixtes y vivaient en harmonie.« Sarajevo, vingt ans après » ramène un peu de lumière sur cette ville du cœur de l’Europe qui a su résister au conflit le plus meurtrier qu’a connu le continent. depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ed. LE SOUFFLE COURT — 28 €
139
L E S C O R O N AV E N T U R E S DE TONTON ET MYLÈNE DANIEL KIEFFER C’est le genre de livre-OVNI qu’on adore à la rédaction de Or Norme. Le photographe-plasticien Daniel Kieffer, colmarien d’origine, vit à Kehl et est bien connu dans les deux pays pour ses expositions où il présente ses errances photographiques. Confiné du côté allemand du Rhin, il a imaginé (en textes et en images) les aventures de Toton et Mylène en pleine randonnée en pays plus ou moins confiné. Les 32 saynètes fabriquent au final un journal du confinement doux-amer qui mêle le réel, le poétique et le ludique. Formidable petit livre… Ed. LE GLANEUR ÉDITIONS — 12 €
DE GAULLE AIME L’EST
0140 0141
OR NORME N°37 Horizons
À NOTER
Texte : Jean-Luc Fournier
FRÉDÉRIQUE NEAU-DUFOUR Frédérique Neau-Dufour, qui dirigea le Centre Européen du Résistant Déporté (CERD) près du site de l’ancien camp de concentration de Natzweiller-Struthof, est agrégée et docteure en histoire. Elle est une véritable passionnée de Charles de Gaulle (elle dirigea également La boisserie et fut commissaire d’exposition du Mémorial Charles de Gaulle à Colombey). Elle proclame la passion pour l’Est de la France qui fut celle du Général. Les provinces perdues, le Rhin, les cathédrales de Reims et de Strasbourg, le mémorial de Douaumont ou celui du Struthof ou encore la ligne bleue des Vosges : dans ce livre vivant et richement documenté et illustré, Frédérique Neau-Dufour nous emmène sur les pas du Général de Gaulle sur ces territoires où le souffle de l’histoire a laissé de si profondes cicatrices. Outre une iconographie historique conséquente (et quelquefois inédite), on retrouve les photos contemporaines de deux fameux photographes alsaciens, Stéphane Louis et Jean-Louis Hess. Là encore, le talent de maquettiste de Blàs Alonso Garcia — déjà cité mais on ne s’en lasse pas – fait merveille. Ed. LA NUÉE BLEUE — 30 €
ERDGEIST PATRICK BOGNER Photographe indépendant depuis près de trente ans, Patrick Bogner vit à Strasbourg. Ses thèmes de prédilection s’articulent autour de l’Ailleurs. Très inspiré par le mouvement allemand du Sturm und drang né à Strasbourg autour du groupe animé par Herder et Goethe à partir de 1770, Patrick Bogner « peint » littéralement avec son objectif les paysages aux abords du cercle arctique dans les Orcades, les Féroés, en Islande ou en Norvège et révèle ces monstres de puissance tempétueuse et inhospitalière si peu pollués par la présence humaine. Erdgeist, superbe livre photos, magnifiquement édité, est parsemé de (très belles) citations de Goethe, Büchner, Chateaubriand, Hugo, Nerval, London… dont celle-ci, de Eugène Ionesco, sept mots isolés en petits caractères au milieu d’une immense double-page immaculée : Le mot empêche le silence de parler. Sur le fond comme sur la forme, sur l’image comme sur l’invisible, tout est dit… Ed. L’ATELIER CONTEMPORAIN — 35 €
141
JAK KROK’ L’AKTU
0142 0143
OR NORME N°37 Horizons
JAK KROK’ L’AKTU
Retrouvez chaque semaine sur notre page Facebook le regard sur l’actualité de l’illustrateur Jak Umbdenstock !
143
OR CHAMP
Sous le masque David Le Breton - Université de Strasbourg
Cette période de pandémie, ressemble à un long rêve empreint de mélancolie et d’une inquiétante étrangeté. Tout cela ne peut être vrai. Nul n’imaginait une telle rupture à une échelle planétaire des événements ordinaires de l’existence, des déplacements… Période d’entre-deux à apprivoiser afin de ménager de nouvelles ritualités de vie quotidienne ou d’interaction avec les autres, puisque les gestes d’accueil et de congé sont anéantis par des impératifs hygiéniques. Le corps est désormais le lieu de la vulnérabilité, là où guettent la maladie et la mort pour s’engouffrer dans la moindre brèche. L’isolement et les mesures de protection : distance physique, gants, masque, lui confèrent un statut de dangerosité. Même celui de nos proches susceptibles d’être porteurs asymptomatiques du virus. Ses matières volatiles risquent de se répandre : les postillons lors d’une conversation, les projections lors d’un éternuement, l’invisible trace d’une main… Le coronavirus trouve son vecteur privilégié à la surface de la peau. Il contamine les objets avec lesquels il entre en contact : poignées de porte, emballages, produits des magasins, mobiliers urbains, pièces de monnaies ou billets… Une relation puritaine au corps s’impose dans la nécessité de contrôler tous contacts à travers les si justement nommées mesures-barrières. Le corps est transformé en citadelle assiégée, et il faut surveiller ses frontières, le colmater, le barricader, le laver, le purifier sans relâche, en fuyant les contacts avec les inconnus. La confiance dans le monde est mise à mal. Le désir est périlleux car il échappe à tout contrôle et expose au pire ceux qui y cèdent. Cette privatisation de l’existence est une menace pour le lien social car elle transforme autrui en danger. Il ne s’agit nullement pour moi de mettre
en question ces mesures de protection, bien entendu légitimes, mais seulement de dégager l’ironie tragique de leur sous-texte. Une forme inédite du puritanisme se diffuse pour ne pas être atteint par la maladie et ne pas contaminer les autres. La crise sanitaire bouleverse en profondeur nos rites d’interaction. Les gestes barrières mettent à distance le corps de l’autre en rendant suspecte une présence trop rapprochée et davantage encore la poignée de main ou la bise qui imposent le contact. Mais plus encore nos échanges quotidiens sont mis à mal par le port du masque qui rend les visages anonymes et défigure le lien social. Désormais le masque est obligatoire dans les transports en commun, et vivement conseillé dans l’exercice professionnel, voire même dans les boutiques ou la rue. Cette dissimulation du visage ajoute au brouillage social et à la fragmentation de nos sociétés. Derrière les masques nous perdons notre singularité, mais aussi une part de l’agrément de l’existence de regarder les autres autour de nous. Dans nos sociétés contemporaines, le visage est le lieu de la reconnaissance mutuelle. À travers sa nudité nous sommes reconnus, nommés, jugés, assignés à un sexe, à un âge, une couleur de peau, nous sommes aimés, méprisés, ou noyés dans l’indifférence de la foule. Les mimiques indiquent la résonance de nos paroles, elles sont des régulateurs de l’échange, mais elles ne sont plus là. Pendant encore un moment, les relations sociales vont demeurer problématiques.
David Le Breton est sociologue et anthropologue à l’Université de Strasbourg Il est notamment l’auteur de : « Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur » (éditions Métailié) et de « Anthropologie du corps et modernité » (PUF).
N O S D ERNIE RS NU M É ROS :
+ de numéros disponibles : magazine.ornorme.fr
S OY EZ O R NORM E : A BONNE Z -VOU S ! FORMULE
OR NORME
FORMULE
FORMULE
OR DU COMMUN
COMPREND :
OR PAIR
COMPREND :
COMPREND :
Les 4 numéros trismestriels
Les 4 numéros trismestriels
Les 4 numéros trismestriels
+ La Newsletter Or Norme
+ Les hors-séries
+ Les hors-séries
+ La Newsletter Or Norme
+ La Newsletter Or Norme
40 € pour 1 an
+ Des invitations régulières à des événements de nos partenaires : concerts, avant-premières, spectacles,...
60 € pour 1 an
80 € pour 1 an En partenariat avec : l’UGC Ciné Cité, les Cinémas Star, l’Opéra National du Rhin, TNS, Top Music... et bien d’autres à venir !
JE M’ABONNE À LA FORMULE : OR NORME
(40 € TTC)
OR DU COMMUN (60 € TTC)
Nom : ........................................................................................................
OR PAIR (80 € TTC)
Prénom : ..................................................................................................
Société : ...................................................................................................................................................................................................................................... Adresse : ..................................................................................................................................................................................................................................... C.P. : ....................................................................................................
Ville : ..........................................................................................................
Pays : .........................................................................................................
Ci-joint mon règlement par chèque à l’ordre de ORNORMEDIAS
E-mail : ......................................................................................................
Coupon à retourner à : ORNORMEDIAS 2, rue de la Nuée Bleue 67000 STRASBOURG E-mail : contact@ornorme.fr