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LE PARTI-PRIS DE THIERRY JOBARD
by Or Norme
LE PARTI-PRIS DE THIERRY JOBARD Cito, longe, tarde…
On s’interroge beaucoup, depuis l’apparition de l’épidémie, sur le monde d’après. Car il paraît qu’on ne peut plus continuer comme avant. Cet après peut-il être ? Quand adviendra-t-il ? Comment sera-t-il ? Sans doute peut-on s’en faire une idée en jetant un regard sur le monde d’avant. Mais d’avant l’avant; quand l’après était certain…
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Le dimanche 29 mars, Quai des Bateliers vers 22 heures. Il brouillasse et d’un bout à l’autre de l’horizon, pas âme qui vive. Seul dans la nuit, on pense à beaucoup de choses; aucune de réjouissante. Mais dans la brume passent et repassent sans bruit des feux follets. Ils filent, seule trace de vie trouant la nuit. Ce sont les livreurs qui apportent l’indispensable Kinder Bueno à l’irresponsable, ses nécessaires fraises Tagada à l’égoïste, ses sushis primordiaux à l’écervelée du coin. Tout ceux qui ne comprennent pas qu’ils risquent d’être contaminés et d’exposer ceux qui travaillent à l’être.
Fort heureusement, l’entreprise qui les emploie a décidé de mettre en place un « fonds de soutien ». Si, et seulement, si au cours des quatre semaines précédentes les livreurs ont gagné plus de 130€ hebdomadaires, ils peuvent prétendre à une somme de 16€ par jour pour rester chez eux. Royal ! Certes, il ne faut pas avoir trop de besoins à ce prix-là. Mais après tout ce sont des gens qui aiment les risques puisqu’ils sont auto-entrepreneurs. L’indépendance ça se paie. Pas de cotisation pour la retraite ni pour la Sécurité sociale, payés à la tâche et non à l’heure, pas de congés payés, pas d’assurance chômage. Depuis peu, l’entreprise leur propose une assurance Responsabilité civile. Qui ne les assure ni eux ni leur vélo. Une assurance qui n’assure pas, pourquoi pas ? On a déjà vu des choses plus bêtes. Je ne sais pas ce que sera le monde d’après mais le monde du pendant, n’est déjà pas croquignol…
Mais si l’on interroge ces livreurs sur la raison des risques qu’ils prennent, que répondront-ils ? Ils répondront la même chose que le paysan grec en 428 avant J.C., la même chose que le meunier souabe en 1349 et la même chose que le marin marseillais en 1720 : il faut bien vivre. Vivre au risque de mourir.
Et ces acteurs qu’on vient de citer, qu’ont-ils en commun? Parmi bien d’autres encore à travers les âges, ils ont connu une épidémie. Du grec epidêmos, ce qui circule parmi le peuple. Elle circule et elle fauche. En premier lieu, nous le savons, ceux qui se dévouent pour les autres : infirmières, aides-soignantes, médecins, soignants en général. On nous a dit que nous étions en guerre. Ils sont partis désarmés. On a entonné des airs martiaux, pris des poses viriles, arboré des regards volontaires. Des gesticulations en somme. Je ne prendrai pas même la peine d’aborder la question des masques, j’épuiserais tous les synonymes du mot clown. Je ne parlerai pas du pitoyable dénombrement quotidien des places en réanimation. Mais parlera-t-on du tri qu’il a fallu faire entre ceux qui pouvaient vivre et ceux qui devaient mourir ? Tri, ce mot infâme.
Le triomphe de la mort (détail) Pierre Bruegel le Vieux
Il n’y a pas que le peuple qui est touché d’ailleurs. C’est le sens de ces danses macabres qui fleurissent au XIV ème siècle. La mort rigolarde entraîne un vilain, un évêque, un prince. Tous entrent dans la danse : jeunes et vieux, hommes, femmes, enfants… Nous avons perdu cette fois des écrivains, des musiciens, des députés, et un Premier Ministre de sa Très Gracieuse Majesté a eu chaud aux fesses (God save the ass !). Mais à y regarder de plus près (je ne parle plus du derrière primo-ministériel), il y a tout de même une inégalité entre les morts. La même, en fait, qu’entre les vivants. On s’est mesquinement gaussé de ces pauvres parisiens fuyant la capitale
ce mois de mars dernier afin d’aller répandre leurs miasmes dans tout le pays, et surtout sur l’île de Ré.
Mais le phénomène avait déjà cours au moment de la Grande Peste, il y a presque sept cents ans. Des témoignages de l’époque vilipendent les nantis qui fuient sur leurs terres tandis que les plus pauvres s’accrochent à leurs maigres biens. Aujourd’hui, ce sont ceux qui vivent du travail au noir ou des travailleurs précaires qui ont dû quémander de la nourriture pour ne pas crever de faim. Et pour se cacher aussi il faut avoir les moyens. Ainsi le Decameron de
Boccace met-il en scène un groupe de jeunes gens bien nés fuyant dans une campagne de rêve la peste de Florence en 1348. La même chose a lieu à Londres en 1665 comme le décrit Defoe dans son Journal de l’année de la peste. La même chose encore à
Paris en 1832 quand frappe le choléra, le nombre de passeports pour quitter la capitale augmentant de 500 par jour: la peur des bourgeois. LES PAUVRES ONT PEUR, LES RICHES ONT PEUR, 125
TOUT LE MONDE A PEUR, C’EST LA MERDE
Dans ces moments-là se développent deux peurs différentes. Celles des pauvres abandonnés à leur sort et développant leur haine des riches ; celle des riches qui craignent les débordements d’une populace que plus rien n’encadre.
Car en cas d’épidémie, l’autorité s’affaisse et se répandent désordre et anomie. Boccace parle de mœurs particulièrement dissolues, d’hommes et de femmes abandonnant leurs parents, d’époux se fuyant alors que les cadavres s’entassent dans les rues en dégageant une odeur écœurante. Et les rumeurs de se répandre, toujours, l’irrationnel fonctionnant d’autant mieux que le réel s’effondre. Les pauvres ont peur, les riches ont peur, tout le monde a peur, c’est la merde. Mais la seule peur, la vraie peur, c’est toujours la même, c’est toujours la nôtre: la peur de mourir. A-t-on progressé d’un pas depuis lors ? Pour certains médecins, à une époque où la notion de contagion n’est pas encore reconnue comme telle, c’est la peur elle-même qui fait mourir lors des pandémies. C’est également l’idée de Giono dans Le hussard sur le toit, on meurt d’abord de peur et d’égoïsme. « La peste s’attaque d’abord à ceux allemand du XIV ème siècle. Mais il y avait de quoi. En l’absence de toute explication, des gens tombaient morts en pleine rue, encore bien portants quelques heures avant. C’est la soudaineté du mal qui frappe les esprits, autant que son étendue. On retrouve de cela avec la Covid-19 1 , cette aggravation soudaine qui a fait mourir certains patients dans la salle d’attente même des urgences. Du moins nos ancêtres avaient-ils un système général de croyances qui, vaille que vaille, les aidait à mettre du sens dans la catastrophe.
Si les hommes étaient punis d’une façon si atroce, c’est qu’ils avaient bien péché. Alors il fallait faire pénitence puisque la vie dans le monde d’après, la vraie vie en dépendait. Le monde d’après étant l’Au-delà, bien entendu. Ou bien le Malin était à l’œuvre à travers ses suppôts. La peur, c’est courant, se transforme vite en agressivité. Elle s’est tournée vers les vagabonds, les colporteurs, les sorcières, les hérétiques de tous poils et, bien entendu, les juifs, premiers boucs émissaires. À Strasbourg en 1349, près de 900 juifs sont brûlés vifs, sur une popula
qui en ont le plus peur », disait déjà un proverbe tion de 1884 membres. En Espagne, la peste est flamande, en Lorraine elle est hongroise, à Toulouse milanaise 2 . Ça vient toujours des étrangers ma bonne dame.
ILS SONT CONS CES ÉTRANGERS
Il faut dire aussi qu’ils sont cons ces étrangers. Les chinois ? Ils mangent n’importe quoi, pas étonnant qu’ils chopent des maladies. Les italiens ? Ils ont un système hospitalier qui ne tient pas la route. Les allemands ? Les allemands c’est un autre problème 3 . Le problème de l’Alsace, c’est qu’elle est à côté de l’Allemagne, alors forcément, on compare… Or, et on pourrait trouver cela cocasse si les conséquences n’étaient pas tragiques, quelle que soit l’époque, quel que soit l’endroit, c’est toujours de la même façon que commencent les choses, toujours.
« La peste? Voyons donc mes braves, tout juste une fièvre, inutile de s’esbaudir. Et Notre Seigneur ne permettra pas qu’une telle plaie s’abatte sur son troupeau. Allez en paix ».
Version 2020: « Une pandémie? Mais naaan, faut pas exagérer. Pis c’est loin. La Chine, ouhlala, très
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très loin. Aucun risque. Et vous connaissez la qualité du système de santé français ». Cela débute donc par le déni. Et puis on minimise. Et puis il est trop tard. Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas. Je ne dis pas qu’il est trop tard après trente ans passés à démanteler le service public hospitalier en en faisant une entreprise à produire du soin. Je ne dis pas plus qu’il serait temps d’avoir de la considération (et une considération concrète, pas de belles paroles, pas seulement de l’argent) pour ceux qui ont pour métier de sauver les autres. Je ne dis pas davantage qu’il est trop tard pour se protéger lorsqu’on n’est plus capable de produire des masques en France parce que délocaliser ça rapporte plus. Non, je ne le dis pas. Mais comme je le pense fort. Ce qui existe vraiment c’est le possible, c’est le nouveau, c’est l’imprévu. Et l’imprévu n’entre pas dans les cases de la gestion.
Maintenant, Dieu est mort. Par quoi l’a-t-on-remplacé ? Par la Science. On attend d’elle des remèdes comme on en attendait jadis des prières. Dans l’immédiat, pas de vaccin, donc on prend des mesures de préservation et on confine. Parce que la science du mal vient toujours après le mal 4 . Nous avions la crise économique (elle n’est jamais très loin sous le régime de finance), la crise écologique, pour certains la crise des valeurs, nous avons maintenant la crise sanitaire. La crise, étymologiquement, c’est le moment où il faut trancher pour le médecin, c’est le moment du choix. Quand la crise dure, est-ce vraiment encore une crise ? Ou plutôt, ne faut-il pas voir dans la crise un état devenu normal de gestion du réel ? L’idée n’est pas neuve, on la trouve chez Walter Benjamin 5 . Elle est reprise par Giorgio Agamben 6 . « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle » a écrit Carl Schmitt. Mais la situation exceptionnelle, à l’origine, est limitée dans le temps et doit répondre à un péril imminent. Une fois celui-ci passé, elle doit disparaître. Ce n’est plus le cas désormais. La « guerre contre le terrorisme » par exemple, et le Patriot Act adopté à l’occasion aux États-Unis ont réduit les libertés des américains. En France le Plan Vigipirate ou l’état d’urgence se sont maintenus dans un provisoire qui dure. La quarantaine d’ordonnances prises par le gouvernement au mois de mars, en un temps record sous la V ème République, remplace la loi. Bref l’exception tend à se substituer à la règle.
Vous me direz qu’une situation d’urgence appelle des mesures d’urgence et que tout cela, finalement, c’est pour notre bien. C’est là que c’est intéressant. Parce qu’après chaque grande épidémie, et notamment en France, ce qui s’est renforcé, c’est l’État. C’est l’État qui impose des modes de gouvernementalité nouveaux. Dans le cas des lépreux, en isolant les populations à risques et en les enfermant, soit une purification du corps social. Dans le cas des pestiférés il faut individualiser et prendre en charge les populations 7 .
Avec les épidémies l’état d’exception apparaît et l’État s’affirme. On passe ainsi d’une médecine de l’individu à une biopolitique des populations. Cela se fait peu à peu, avec des campagnes de sensibilisation, de prévention, par une hygiènisation qui est également une moralisation. Qu’on se souvienne de ces foies d’alcooliques
- LOUIS ALTHUSSER
que décrit Pagnol dans La gloire de mon père, et cette sentence: « Le cabaret est un abattoir d’hommes ». Désormais, nous avons un capital-santé. Et comme l’autre capital, il s’agit de l’entretenir, de le faire fructifier. Et chacun en est responsable. Quitte à télécharger l’application Stop-covid, dont 2 des 5 serveurs appartiennent à Google.
Je ne sais pas ce que sera le monde d’après. Je sais simplement que rien ne rassure davantage que de retrouver ses habitudes. « Les habitudes,»disait Althusser,»c’est comme les baïonnettes: on peut tout faire avec, sauf s’asseoir dessus ». Je crois savoir que la guérison n’est que l’apparition d’un nouvel état et non pas un retour à la santé d’avant.
Je sais aussi, et surtout, que des hommes et des femmes sont morts seuls parce qu’on ne pouvait même pas leur tenir la main. Et ça, ça ne se rachète pas.
1 L’Académie Française stipule qu’on doit employer le féminin. Si l’Académie le dit moi je dis rien. 2 Jean Delumeau, La peur en Occident 3 Comme dit le ministre de la Santé. 4 Jean Lombard et Bernard Vandewalle, Philosophie de l’épidémie 5 Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire 6 Giorgio Agamben, Etat d’exception, Homo sacer II, 1. 7 Voir Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique