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SOIGNANTS

HÔPITAL PUBLIC La grande colère des soignants

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Originaire de Sarrebourg, Chloé Houbaut (25 ans) est sortie diplômée de l’Ecole d’infirmières de Strasbourg il y a deux ans. Jusqu’alors infirmière de bloc opératoire (chirurgie cardio-vasculaire) au NHC, elle a été volontaire pour s’impliquer totalement dans la lutte contre le virus. Elle raconte ses deux mois… en tentant de maîtriser la colère qui l’étreint.

Or Norme. Avant de parler plus spécifiquement des derniers mois, quel est le regard que vous portez sur vos deux premières années professionnelles au Nouvel Hôpital Civil ?

Je peux dire qu’en deux ans, j’ai vécu pas mal de choses et donc beaucoup appris. Dans les grandes lignes, j’ai traité toutes sortes d’urgences vitales au niveau cardiologique au sein de ce bloc opératoire cardio-vasculaire. C’est là où je veux être, au cœur de l’action, j’ai besoin de ce stress et de cette adrénaline-là, j’adore l’univers de ce service et le travail que j’y fais. Depuis toujours, j’ai rêvé de faire ce métier dans un service comme celui-là, ces deux années représentent de très, très longues heures de travail qui m’ont permis d’être à la hauteur de ce qu’on attend de moi.

Or Norme. On peut donc parler d’une véritable vocation…

C’est tout à fait ça. Je ne me vois pas ailleurs qu’à l’hôpital. Et j’ai de bonnes raisons pour ça : l’hôpital est comme ma deuxième maison. J’y ai été confronté très tôt : je suis un bébé médicament, comme on dit. A l’âge de sept ans, j’ai subi une greffe de moelle osseuse pour venir en aide à mon frère plus âgé que moi et qui était victime d’une leucémie aigüe. De longues années ont passé, il y a eu une récidive et il a été victime d’un cancer du poumon qui l’a emporté. C’était il y a cinq ans, j’avais vingt ans… Cette partie de ma vie explique sans doute beaucoup de choses, en tout cas je sais pourquoi je me bats autant, je sais aussi

Chloé Houbaut

pourquoi je me sens aussi révoltée quand je pense à ce qu’on fait subir depuis si longtemps à l’hôpital public…

Or Norme. Arrivons-en à l’épidémie de Covid-19. Que s’est-t-il passé à votre niveau ?

Dans les services, on avait bien sûr entendu parler de ce virus. Puis, un jour de début mars dernier, entre deux opérations au bloc, ma cadre de service évoque un possible renfort à apporter en réanimation au cas où ce service serait en tension dans les temps à venir. J’ai tout de suite été volontaire, j’ai été la première à accepter ce que j’ai pris pour un défi à relever. Un peu plus tard, j’ai à peine eu en moi un léger doute sur le fait de savoir si j’allais être à la hauteur. Le lundi matin suivant, il était 7h, j’ai été affectée en réa. Je me rappelle, la porte s’est ouverte sur ce service qui m’était inconnu, et là, je me suis dit immédiatement : c’est quoi ce bordel ? J’ai été illico plongée dans le bain. Heureusement, j’avais bénéficié d’un stage en réa, durant mes études et là, tout s’est remis en action : faire des admissions, aspirer les patients, gérer le logiciel très spécifique à la réanimation qui ne peut pas être manipulé n’importe comment… J’avais envie de les aider, j’avais envie d’apprendre, je ne me suis pas posé quinze mille questions. Trois jours ont suffi pour que mes

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collègues expérimentés estiment qu’on pouvait totalement compter sur moi. Durant toute la crise, j’ai travaillé dix à douze heures chaque jour au sein d’un service qui a du faire face en permanence à un incroyable afflux de malades. Je ne vous raconte même pas l’état dans lequel je me trouvais à la fin de la journée. C’est devenu de plus en plus difficile chaque jour qui passait et on avait tellement la tête dans le guidon qu’on a fini au fil des semaines à ne même plus se rendre compte de notre état de fatigue. A mon arrivée, les seize boxs du service étaient déjà saturés, il a fallu créer des lits de réa supplémentaires dans plusieurs services voisins et aussi jongler entre les patients qui nécessitaient une dialyse classique, je dirais, et les patients Covid-19. C’était très lourd car bien sûr, il fallait prendre d’infinies précautions pour ne pas contaminer les patients sains….

Or Norme. Et c’est sans doute là que vous avez vécu de près le manque criant et insensé de matériel de protection…

Exactement. J’avoue que c’était un truc de dingues, je n’étais absolument pas prête à vivre ça, comme d’ailleurs ce fut le cas pour tous mes collègues. C’est comme si on nous envoyait à la guerre et qu’on nous demandait de fabriquer notre arme nous-même ! Combien de fois ai-je entendu cette expression dans la bouche de toutes celles et ceux qui travaillaient dans ce service de réa ? Je ne comprends pas qu’en 2020, alors que la France est la sixième ou septième économie du monde, on se soit retrouvé dans une telle situation… Les sur-blouses dont on disposait n’était pas du tout adaptées, il a donc fallu qu’on s’équipe quelquefois avec des sacs poubelle… Oui, on a connu ça et encore, j’ai le sentiment que dans ce service de réa où j’ai travaillé deux bons mois, la situation était meilleure que dans d’autres réas voisines… Ces constats ont suscité une énorme colère en moi. Plus d’une fois, je me suis demandée dans quel pays je vivais !

‘‘ On avait tellement la tête dans le guidon qu’on a fini au fil des semaines à ne même plus se rendre compte de notre état de fatigue. ’’

Or Norme. Vous avez vu monter cette vague de malades qui ne cessaient d’arriver au service réanimation du NHC. À un certain moment, vous-même et vos collègues avez-vous pensé que la bataille risquait d’être perdue ?

En fait, on la voyait monter et le plus difficile était de se dire qu’on était impuissant, malgré que nous nous acharnions à tout mettre en place pour sauver les malades. Certains ont fini par s’en sortir, heureusement, pour d’autres ce ne fut pas le cas. Ce qui me faisait le plus mal, c’est de savoir qu’on endormait des gens en tentant de les rassurer, en leur expliquant qu’on les réveillerait quand ils iraient mieux. En y repensant aujourd’hui, je me demande combien de personnes je n’ai pas réveillées, combien de personnes sur qui j’ai refermé les sacs et placé les scellés. Psychologiquement, c’est là que c’était le plus difficile, quand on se disait : un de plus… J’ai pourtant été formée à l’existence de la mort dans mon métier, mais là, on en voyait beaucoup trop sur une période très courte et avec toute cette impuissance… Un jour, on s’est retrouvé à une dizaine dans le box d’un malade et personne ne savait plus quoi faire. Ce furent des moments terribles… On n’arrêtait pas et les cas étaient tous différents les uns des autres : je garde le souvenir d’un père de famille

d’une cinquantaine d’années, un papa, admis pour d’importantes difficultés respiratoires, et dont l’état a nécessité l’endormissement et l’intubation. Plusieurs jours après, on a essayé de le réveiller mais ses difficultés restaient les mêmes et on devait le rendormir. On a pensé qu’il ne s’en sortirait jamais. Je me rappelle ce soir où j’ai dû me résoudre à rentrer chez moi, j’étais épuisée et abattue, sans ressort. J’arrive le lendemain et tout de suite, je le vois qui tourne la tête dans son box : plus de tube en bouche, grand sourire. Là, je me suis dit : waoooh ! Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? Rien que de vous en reparler aujourd’hui, j’en ai des frissons. Mais il y a eu des cas plus tristes. Je suis quelqu’un qui communique beaucoup avec les personnes endormies. Il m’arrivait souvent de leur parler en leur tenant la main, de leur dire ce que j’étais en train de faire et même, quelquefois, de leur raconter des blagues. Vous savez, on ne sait rien de qu’ils perçoivent, au juste... Ce monsieur avait 70 ou 75 ans, chaque jour on prenait soin de lui mais son état s’est dégradé très rapidement. Je me souviens du matin où il est parti, ma collègue de travail lui tenait la main et ses yeux ont croisé les miens. Pas la peine de se parler, on s’est comprises. On lui a fait sa toilette mortuaire, on l’a mis dans le sac et on l’a scellé. Je me

sentais prise aux tripes, révoltée, ça m’a fait beaucoup de peine… En y repensant, c’est très dur même si, au fond, on sait bien que la vie est ainsi et qu’il faut bien continuer d’avancer… Je n’oublierai bien sûr jamais ces deux mois, tous ces moments si tristes mais aussi ces moments où, avec mes collègues, on décompensait en riant car oui, il y a eu des rires et heureusement, nous n’aurions pas pu tenir, sinon. Malgré tout ce qu’on a vécu de tragique, ce fut au final une belle aventure humaine qui m’est très utile dans mon poste traditionnel, que j’ai fini par retrouver après une semaine complète de repos. Mais je vous l’avoue, j’ai retrouvé mon bloc opératoire avec la boule au ventre. Chaque matin, pour le rejoindre, je passe par les Urgences. Je ne peux pas m’empêcher de jauger à quel point ce service peut être plus ou moins encombré. Je sais bien qu’aujourd’hui, les patients Covid-19 sont très minoritaires mais ça ne fait rien : j’ai encore la boule au ventre. On ne peut pas en sortir intacte, quand on a connu tout ça. C’est pourquoi j’affirme que si rien ne se passe d’ici deux ou trois ans en faveur de l’hôpital public, ce système continuera mais sans moi. La médaille qu’on nous propose ? Non, merci, sans façon. Je ne veux plus être un pigeon de la République… »

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