Sous le signe de la performance
LA BIENNALE DE LYON De Paris à Monte-Carlo
LES BALLETS RUSSES Le paradoxe persan
LA DANSE EN IRAN Album pour Violeta
MICKAËL PHELIPPEAU N° 3, AUTOMNE 2014
M 07238 - 3 - F: 9,50 E - RD
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U A E V U O N
BÉJART, L’HÉRITAGE La postérité d’un monstre sacré
MÉMOIRE PHOTOS INÉDITES INTERPRÈTES RÉPERTOIRE www.ballroom-revue.net
Carolyn Carlson Now – pièce pour 7 danseurs 6 au 16 novembre 2014
www.theatre-chaillot.fr
ÉDITORIAL
L
a rentrée est là, la saison chorégraphique reprend et Ballroom est de retour, afin de satisfaire votre curiosité et votre amour pour la danse, pour toutes les danses. Ce numéro d’automne a été composé en puisant autant dans l’histoire de la danse que dans son actualité. Il explore la mémoire de grands artistes du XXe siècle, mais aussi la trace de danses anciennes et éloignées, les confronte à la création la plus contemporaine et n’hésite pas à résoudre les antagonismes. C’est en parlant avec Xavier Baert, chargé de programme à la Cinémathèque de la danse, que nous avons rêvé puis élaboré un dossier spécial consacré au chorégraphe Maurice Béjart, disparu en 2007. En questionnant différentes personnalités qui l’ont côtoyé au travail, en laissant parler les archives photographiques (dont certaines inédites), notre souhait était de vous faire (re)découvrir l’homme, l’artiste mais aussi sa postérité. Nous sommes particulièrement heureux de vous proposer un autre dossier, brûlant d’actualité : une traversée dans le monde de la performance que nous avons articulée autour de la programmation de la Biennale de danse de Lyon. Ce rendez-vous incontournable de la rentrée 2014 propose en effet une véritable immersion chorégraphique : créations, reprises, colloques, films, rencontres avec les artistes, autant de moments précieux d’un festival XXL. Ballroom est aussi un espace de réflexion pour la danse. Nous avons ici demandé à Mickaël Phelippeau de nous proposer une Tribune libre. Cet artiste, dont l’œuvre explore les multiples formes de la rencontre, a imaginé un grand portfolio accompagné de textes, autour de ses échanges avec une jeune fille roumaine
qui habitait le bidonville de Grigny, rasé le 5 août dernier. Notre rubrique « Territoires de danse » s’enrichit cette fois d’une étude sur la danse en Iran. A travers les paroles de trois artistes iraniens, nous découvrons la situation paradoxale d’un art écartelé entre une danse « traditionnelle » et une danse contemporaine qui ne dit pas son nom, car non permise donc non avouée. Enfin, nous vous proposons un dossier très documenté autour d’une époque peu connue des Ballets russes, celle où ils travaillaient et créaient à Monte-Carlo, y laissant une forme d’héritage encore vivace aujourd’hui. Bien sûr, vous retrouverez toutes nos critiques, ainsi que la rubrique « Danse en vrac », pour explorer, collectionner, découvrir par vous-même ce merveilleux vivier qu’est le milieu chorégraphique. Pour suivre l’actualité à chaud ou compléter votre lecture des dossiers de ce numéro, nous vous recommandons de visiter notre site www.ballroom-revue.net ainsi que nos pages sur les réseaux sociaux. Bonne lecture, de la part de toute l’équipe et de moi-même … et n’oubliez surtout pas de vous abonner ! Aurélien Richard, artiste associé
www.ballroom-revue.net ILLUSTRATION D’APRÈS UNE PHOTO DE EMMANUEL GAT : PLAGE ROMANTIQUE (DR)
BALLROOM
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22. 23. 24. 25. OCTOBRE 2014 LA COMPAGNIE DES BALLETS DE MONTE-CARLO « LES IMPRÉVUS » (I)
16. 17. 18. 19. AVRIL 2015 LA COMPAGNIE DES BALLETS DE MONTE-CARLO « ROMÉO ET JULIETTE » - Chorégraphie Jean-Christophe Maillot
13 > 18 DÉCEMBRE 2014 SIDI LARBI CHERKAOUI & YABIN WANG «生长 GENESIS » (13, 14 déc) MELISSA VON VEPY « VIELLEICHT », (15 déc) MAGUY MARIN « CRÉATION » (16 déc) CIE LA VERONAL « SIENA » (17 déc) EMANUEL GAT « PLAGE ROMANTIQUE » (18 déc) PROJECTION DU FILM « SERGE LIFAR MUSAGÈTE » Réalisé par Dominique Lelouche, Projection réalisée en collaboration avec Les Archives Audiovisuelles de Monaco (18 déc) COLLOQUE « LES UTOPIES DU MUSÉE : POUR UNE MÉMOIRE DYNAMIQUE » Organisé en collaboration avec l’ESAP Monaco (17 & 18 déc) WORKSHOPS & MASTER CLASSES
6 > 14 JUIN 2015 LA COMPAGNIE DES BALLETS DE MONTE-CARLO « LES IMPRÉVUS » (III) - Création de Jean-Christophe Maillot
20. 21 DÉCEMBRE 2014 LE BALLET DU THÉÂTRE DU BOLCHOÏ « LA MÉGÈRE APPRIVOISÉE » Chorégraphie Jean-Christophe Maillot Avec la participation de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo 28. 29. 30. 31 DÉCEMBRE 2014 LA COMPAGNIE DES BALLETS DE MONTE-CARLO « FAUST » - Chorégraphie Jean-Christophe Maillot Avec la participation de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo 11. 12. 13. FÉVRIER 2015 LA COMPAGNIE DES BALLETS DE MONTE-CARLO « LES IMPRÉVUS » (II)
26. 27. JUIN 2015 ACADÉMIE PRINCESSE GRACE « GALA DE L’ACADÉMIE PRINCESSE GRACE » 3. 4. 5. JUILLET 2015 MAURICE BÉJART « IXE SYMPHONIE » TOKYO BALLET & BÉJART BALLET LAUSANNE Chorégraphie Maurice Béjart, Musique Beethoven Avec la participation de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo et le Choeur de l’Opéra de Monte-Carlo En co-production avec le Grimaldi Forum Monaco 16 > 26 JUILLET 2015 LA COMPAGNIE DES BALLETS DE MONTE-CARLO « L’ÉTÉ DANSE » - Créations, Chorégraphes invités : Natalia Horecna, Pontus Lidberg, Jeroen Verbruggen (16 > 19 juillet) - « CENDRILLON » Chorégraphie Jean-Christophe Maillot (23 > 26 juillet) LA COMPAGNIE DES BALLETS DE MONTE-CARLO EN TOURNÉE : BONN - FRIEDRICHSHAFEN MADRID - PAMPELUNE - DUBAÏ - TOKYO SHANGAI - PÉKIN - LONDRES - WOLFSBURG LODZ - PARIS VERSAILLES...
Ouverture des billetteries = 16 septembre Suivez-nous sur Facebook > Twitter > Instagram >Youtube www.balletsdemontecarlo.com
SOMMAIRE
DANSE EN VRAC
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Festivals TV Livres CD
DOSSIER
014 BÉJART QUEL HÉRITAGE ? Un témoignage au plus près de l’image 016 Rencontre avec Germaine Cohen après Béjart 020 Béjart Julien Favreau, Gil Roman, Piotr Nardelli
014 BÉJART, QUEL HÉRITAGE ?
028 Donn/Béjart Fragments d’éternité BD
032
Le carnet de François Olislaeger
Sous le signe de la performance
LA BIENNALE DE LYON De Paris à Monte-Carlo
LES BALLETS RUSSES Le paradoxe persan
LA DANSE EN IRAN Album pour Violeta
MICKAËL PHELIPPEAU
L A BIE N N A L E DE LYO N
034 LA BIENNALE DE LYON SOUS LE SIGNE DE LA PERFORMANCE
N° 3, AUTOMNE 2014
M 07238 - 3 - F: 9,50 E - RD
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U NOUVEA
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Performance un « gros » mot
BÉJART, L’HÉRITAGE La postérité d’un monstre sacré
MÉMOIRE PHOTOS INÉDITES INTERPRÈTES RÉPERTOIRE www.ballroom-revue.net
Ballroom_Revue_3_20140818_RZ.indd 1
COUVERTURE Illustration originale de Lionel Serre
Soulier 038 Noé en génial rescapé de la danse classique
18.08.14 21:11
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Relâche un ballet Dada
042 Love ou la fabrique de l’image
014 MAURICE BEJART. PHOTO : DR
Des performances-privées aux 044 superproductions : la course à la renaissance de Jan Fabre Femmes de tête 046 Magical de Anne Juren et Annie Dorsen Sciarroni 051 Alessandro I will be there … Qui a peur de la performance ? 052 Entretien avec Dominique Hervieu, directrice artistique de la Biennale de Danse de Lyon Les spectacles 055 de la Biennale de Lyon 2014
BALLROOM
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056 LES BALLETS RUSSES
082 LE PARADOXE PERSAN
104 CRITIQUES
CRITIQUES
TRADITIONS
056 LES BALLETS RUSSES DE PARIS À MONTE-CARLO 059 Le rêve de Diaghilev La résurrection des Ballets Russes 074 066 René Blum à Monte-Carlo ALBUM L’esprit rôde sur le rocher POUR 070 Rencontre avec Jean-Christophe Maillot VIOLETA
TRIBUNE LIBRE
Mickaël Phelippeau
TERRITOIRES DE DANSE
082 CRE ATION LE PARADOXE PERSAN 096 085 Une danse en devenir HARMONIES La danse des mains. Entretien avec la CHASSOL 088 danseuse et chorégraphe Padideh Pourmir LIFESTYLE
je rêve d’être en Iran pour danser » 090 « Moi, Rencontre avec Rana Gorgani
100 093 Afshin Ghaffarian, un cri perçant
Déco inspirée
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MARFIM E CARNE – AS ESTATUAS TAMBÉM SOFREM 104 DE Marlene Monteiro Freitas LES ÉCRANS DU TEMPS 105 ENTRE Daniel Dobbels ORDER EVENTUALLY LOOSES ITS TERROR 106 EVERY Hooman Sharifi
107 GENESIS Sidi Larbi Cherkaoui 108 HOUSE Sharon Eyal et Gai Behar BALLET 109 LIED Thomas Lebrun DE PARIS 110 NOTRE-DAME Roland Petit OISEAUX 111 LES Nacera Belaza ROMANTIQUE 112 PLAGE Emmanuel Gat
112 SIWA Michel Kéléménis 113 ZOLL Christian Ubl
056 RÉPÉTITION SUR LE TOIT DU CASINO DU BALLET LES NOCES. PHOTO : JACQUES ENRIETTI/ARCHIVES MONTE-CARLO S.B.M 082 RANA GORGANI. PHOTO : DR 104 THOMAS LEBRUN : LIED BALLET. PHOTO : FREDERIC IOVINO
DANSE EN VRAC FESTIVALS
FESTIVALS Les Etoiles du 21e Siècle
1
12–14 septembre 2014, Théâtre des Champs-Elysées, Paris On ne change pas une recette qui gagne. Pour sa 17e édition, les Etoiles du 21e siècle présentent comme à l’accoutumée, dans un millefeuille de tubes du répertoire, un savant mélange de stars confirmées et de talents en devenir, plus quelques surprises toujours bienvenues. Parmi les premières, on se réjouit de retrouver après deux ans d’absence l’Espagnole Lucia Lacarra, du Ballet de l’Opéra de Munich, dont la grâce éthérée illumine le moindre pas de deux. Dans la catégorie des étoiles montantes, on guettera la prestation d’Olga Smirnova. Issue de l’Académie Vaganova, cette nouvelle star du Bolchoï s’est vue décerner l’an passé le Benois de la danse, tout comme son partenaire Semyon Chudin en 2010. Côté surprise, enfin, on compte sur la fougue naturelle des Cubains Manuela Navarro et Gian Carlo Perez Alvarez, du Ballet national, et on salue la présence contemporaine des interprètes de la compagnie Incidences, de Bruno Bouché (retrouvez son interview sur www.ballroom-revue.net). Le rendezvous incontournable de la rentrée. I. C.
1 OLGA SMIRNOVA ET SEMYON CHUDIN. PHOTO : DR 2 BALLET ROYAL DE FLANDRES, PHOTO : HANS GERRITSEN
2
Voici enfin « Le Temps d’Aimer » 12–21 septembre 2014, Biarritz Le temps des festivals ne s’arrête pas avec les celui des vacances scolaires. Dans la douceur de la fin d’été au Pays Basque, il faut retrouver la programmation que Thierry Malandain a concoctée pour « Le Temps d’Aimer ». Un subtil mélange de tradition et de modernité, de proximité et de découverte, riche d’humour et de tendresse, qui privilégie la variété des propositions. Cette année, Le Temps d’Aimer donne la parole à des compagnies basées dans le sud-ouest comme Pierre Rigal, Samuel Mathieu ou La Coma, mais accueille aussi le Ballet Royal de Flandres (qui ouvre le festival avec Le Retour d’Ulysse), la compagnie de danse contemporaine de
Norvège, l’italienne Ambra Senatore, le souffle flamenco de Mercedes Ruiz … Les jeunes talents, nourris au rock et au hip-hop, alterneront avec les valeurs sûres comme Claude Brumachon, qui présentera sa dernière création On the Roc ou MarieClaude Pietragalla et Julien Derouault, qui concluront le festival. Et tout au long de ces 10 jours, des expositions, installations, films et rencontres avec les artistes nous permettront de préparer une rentrée dansante et aimante (nous en avons bien besoin). P. C. www.letempsdaimer.com
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DANSE EN VRAC FESTIVALS
1
Festival Plastique Danse Flore
Rentrée Jeune Public à Chaillot
19–21 septembre 2014, au Potager du Roi, Versailles
9 octobre 2014 au 16 janvier 2015, Théâtre national de Chaillot, Paris
Pour sa 8e édition, Frédéric Seguette et son équipe mettent en place un intéressant dialogue entre formes contemporaines et patrimoine historique. Pièces in situ, conférences ou commandes spécifiques pour le lieu, tout est propice à inscrire les potentialités d’une danse vivante dans le paysage. Ainsi, c’est dans l’écrin extraordinaire du Potager du Roi à Versailles que les propositions se succèderont, irriguant la thématique posée pour cette édition : la question de l’identité. On pourra y (re)découvrir Cécile Proust avec ses femmeuses, qui interroge la place du féminin dans l’art, ainsi que Rémy Héritier et Eric Yvelin, Amaia Urra, Annabelle Pulcini … A noter, la présence bien trop rare dans les programmations
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des artistes Françoise Tartinville et Carole Perdereau, qui travaillent à l’endroit d’un intime qui dit et proclame son nom, avec finesse mais non sans violence parfois. Le deuxième axe choisi par Plastique Danse Flore est d’ordre davantage environnemental. Ainsi, des paysagistes, des chorégraphes, des plasticiens viendront poser des questions, dans le but de renouveler notre vision du paysage, nous inviter à le « détourner » et à trouver de nouvelles clés pour le rendre sensible, sensiblement différent par la projection possible de nos visions. Un festival à partager sans modération ! A. F. www.plastiquedanseflore.com
Depuis cet été et jusqu’à fin 2015, le ministère de la Culture et de la Communication met en avant la création contemporaine pour l’enfance et la jeunesse dans un programme national appelé La Belle saison. Partout en France les spectacles destinés au jeune public seront donc particulièrement mis à l’honneur. Exemple parfait de cette énergie artistique mise au service de la jeunesse, le Théâtre national de Chaillot, qui propose depuis plus de quarante ans des spectacles accessibles dès le plus jeune âge, a choisi de faire sa rentrée des classes de façon éclatante.
arts de la scène / arts plastiques
NEW SETTINGS #4 Un programme de la Fondation d’entreprise Hermès
• Justin Godfrey / Vincent Beaurin Al Hamrâ • Rossy De Palma / Jessica Mitrani Traveling Lady • Hervé Robbe / Benjamin Graindorge La Tentation d’un ermitage • Barbara Carlotti / Jean-François Auguste / Christophe Blain La Fille • Sylvain Prunenec / Clédat & Petitpierre Abysses
3 > 15 novembre 2014 SERVICE DE PRESSE Théâtre de la Cité internationale & Fondation d’entreprise Hermès Philippe Boulet • 06 82 28 00 47 philippe.boulet@theatredelacite.com
Pour finir en beauté, Béatrice Massin, chorégraphe incontournable de la danse baroque, nous proposera sa Belle au bois dormant, une création pour Chaillot qui fera jaillir le merveilleux d’un mélange subtil de codes chorégraphiques anciens et modernes. 2
Eclectique, engagée, joyeuse, la Belle Saison de Chaillot est une bonne raison de reprendre le chemin de l’école et du théâtre. P. C. www.theatre-chaillot.fr
Josette Baïz et le Groupe Grenade ouvriront la danse avec un Roméo et Juliette où les interprètes auront tout simplement l’« âge du rôle », entre 14 et 16 ans. Puis José Montalvo présentera Asa nisi masa où hommes et animaux dialoguent dans une joyeuse féérie en hommage à Fellini. Avec Paradis Lapsus, Pierre Rigal créera pour la première fois à destination du jeune public un spectacle joué et dansé, sorte de comédie des erreurs riche de quiproquos et de faux-pas. Le théâtre aura sa place à part entière avec Oh boy ! d’Olivier Letellier, une pièce inspirée du roman éponyme de Marie-Aude Murail, et qui s’est imposée ces dernières années comme une référence du genre.
New Settings #4 3–15 novembre 2014, Théâtre de la Cité internationale, Paris Hybridations, croisements, détournements et rencontres en tout genre sont le mot d’ordre de cette quatrième édition du festival que la Fondation d’entreprise Hermès co-construit avec le Théâtre de la Cité internationale. Une édition chargée d’émotion, puisque c’est la dernière présentée par Pascale Henrot, qui quitte la direction du TCI.
nouvelles, hors-cadre, allant de l’« objet chorégraphique, plastique et musical » au « spectacle musical, vidéo et dessiné ». Car la plupart de ces projets trouvent leur source dans le champ des arts plastiques et visuels. BD, sculpture, vidéo, entrechoqués et entremêlés, sont les supports choisis pour une nouvelle plateforme créative destinée à renouveler les formes et le langage du spectacle vivant. Un endroit de recherche, une porte ouverte, un moment où notre curiosité et notre soif de nouveauté devraient être rassasiées. P. C. Justin Godfrey/Vincent Beaurin Al Hamrâ Rossy De Palma/Jessica Mitrani Traveling Lady Hervé Robbe/Benjamin Graindorge La Tentation d’un ermitage Barbara Carlotti/Jean-François Auguste/ Christophe Blain La Fille Sylvain Prunenec/Clédat & Petitpierre Abysses Certaines propositions seront également présentées à New York, au festival Crossing the Line du 8 septembre au 20 octobre 2014 www.theatredelacite.com
Les cinq spectacles proposés cette année revendiquent des définitions
1 VERA MANTERO : ON PEUT DIRE DE PIERRE. PHOTO : DIDIER DUPRESSOIR 2 JOSE MONTALVO : ASA NISI MASA. PHOTO : SYLVAIN DECAY
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DANSE EN VRAC TV, LIVRES
LIVRES
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Cendrillon Carnet de création Thierry Malandain
TV 2
Let’s Dance Trois documentaires sur Arte A poil ! le 5 octobre C’est le pied ! le 12 octobre Ceci est mon corps ! le 19 octobre
A guetter dans vos programmes télé de la rentrée : cette série de documentaires sur la danse, qui aborde son histoire au XXe siècle sous l’angle artistique, mais aussi politique ou social. Trois regards sont privilégiés, soient trois angles d’attaque, qui finalement convergent tous vers une seule et même idée : celle du corps. Qu’est-ce que les corps nus ont à nous montrer ? Sous le titre facétieux A poil !, nous verrons que la nudité en danse est vieille comme le monde, mais
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dégage aujourd’hui des interrogations qui dépassent les enjeux chorégraphiques. Dans C’est le pied ! – on note encore l’ironie du titre … – c’est l’évocation de l’outil premier du danseur qui nous amène dans les fondements de cet art. Quant à l’épisode Ceci est mon corps, il révèle les canons esthétiques et la norme pour mieux nous guider vers les corps marginaux, atypiques ou hybrides que les créateurs ont su porter sur la scène. N. Y.
Thierry Malandain sait cultiver autour de lui une littérature sur la danse, et c’est tant mieux : déjà, en 2008, Jacqueline Thuilleux consacrait un ouvrage à ses dix ans de compagnie, quand ce ne sont pas les photographes qui s’emparent de son travail pour de magnifiques monographies (Jacques Pavlovsky et Olivier Houeix). Sans oublier les petites publications du CCN Malandain Ballet Biarritz qui donnent la part belle à la danse et à son histoire. Ici, cet ouvrage en forme de carnet de création retrace l’histoire de la Cendrillon créée dernièrement par le chorégraphe. Mais tout l’intérêt du livre réside dans les passerelles qui sont faites – tantôt journal de bord, tantôt
Collection documentaire de 3 × 52 minutes, écrite par Florence Platarets et Olivier Lemaire, réalisée par Olivier Lemaire, diffusée sur Arte.
1, 2 PHOTOS : ARTE
livre d’histoire – où anecdotes de création croisent librement les grandes figures de la danse ou de la musique reliées à ce ballet. D’une chose très personnelle que sont les coulisses d’une œuvre, il parvient à se décentrer et à nous faire regarder son travail dans une perspective bien plus large. Restent aussi de magnifiques photos, et des mots qui traduisent un amour inconditionnel de la danse. N. Y. Infos pratiques : Cendrillon, carnet de création, de Thierry Malandain, avec les contributions de Laurent Brunner, Laurence Liban et Gabriel Prokofiev. Editions du Centre national de la danse, collection Parcours d’artistes, avril 2014, 24 €.
L’Eveil des modernités Une histoire culturelle de la danse (1870–1945) Annie Suquet Toujours d’actualité, l’excellent ouvrage d’Annie Suquet, L’Eveil des modernités, une histoire culturelle de la danse (1870– 1945) offre au lecteur une histoire de ce que fut la danse en Europe et dans le monde entre 1870 et 1945, période riche en bouleversements technologiques, sociétaux et politiques notamment. Cette approche passionnante ancrée dans les Cultural Studies s’emploie à rendre compte du sens des pratiques dansées, des œuvres et des courants chorégraphiques dans cette ample période de transformations. Trois thématiques structurent l’ouvrage. La première concerne la façon dont les
artistes ont réagi face aux évolutions technologiques, économiques et sociales auxquelles ils ont été confrontés. Ainsi trouve-t-on par exemple comme réponses à la mécanisation, en France, aux EtatsUnis comme en Russie, l’émergence d’un corps mutant jusqu’à la résurgence du modèle antique. La deuxième partie s’intéresse à la nature comme aux origines des danses « exotisantes », entre mythe du primitif et désir d’une vitalité originelle qui resterait à reconquérir, ceci s’inscrivant sur fond des premiers mouvements de la décolonisation. On comprend aisément que la perception et la représentation du corps noir aux Etats-Unis jusque dans les années 40 ne sera pas sans influence sur la difficile mais légitime reconnaissance de la negro dance. Une ultime partie est consacrée à la portée des évènements politiques tels que la révolution de 1917 – qui eut pour conséquence l’immigration de très nombreux artistes russes en Europe – la crise de 1929, tout comme les deux guerres mondiales. Le corps trouve enfin sa vraie place dans ce travail, dont l’analyse toujours fine est étayée par une recherche documentaire de qualité. Il évite allègrement l’écueil du catalogue des célébrités du milieu chorégraphique à travers les âges … Utile donc, à lire et à relire. E. Ph. Infos pratiques : L’Eveil des modernités, une histoire culturelle de la danse (1870–1945), Annie Suquet, Editions du Centre national de la danse, collection « Histoires », août 2012, 960 p., 35 €
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DANSE EN VRAC LIVRES, CD
Odile Duboc Entrer dans l’esthétique d’Odile Duboc en écoutant sa voix, telle est la proposition de cet ouvrage. Celle qui s’est attachée à transmettre les valeurs de sa danse et à en décrire les gestes fondateurs n’est pas une tenante du conceptuel. Ce ne sont pas des théories artistiques qui sont ici réunies mais un traité de danse. Neuf parties se succèdent, de la conscience de l’instant à la défense du danseur en passant par l’analyse de pièces et l’école. Nous découvrons sa manière de militer pour un frottement sensible au monde, son attention à conduire le danseur vers l’écriture de son geste. Celle dont les interprètes occupent le devant de la scène contemporaine livre également des courriers administratifs qui font preuve de son engagement sans faille. Un document incontournable. Ma-J V. Infos pratiques : Les mots de la matière + DVD (Langages clandestins, Overdance, O.D.I.L. et sa Grande leçon de danse au Centre national de la danse), Odile Duboc, établi sous la direction de Françoise Michel et Julie Perrin, Les Solitaires Intempestifs, 2012, 23 €.
ISBN 978-2-7186-0884-6
-:HSMHLI=[U]]Y[:
24 €
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Galilée
L’Origine de la danse Pascal Quignard A partir de la création de Medea de Carlotta Ikeda, pour laquelle il avait écrit le livret qu’il lisait sur scène, Pascal Quignard tresse ses références autour de la perte de la danse première, celle d’avant la naissance. Creusant une ligne entre la tragédie grecque (cérémonie de la parole perdue) et l’ankoku butô (cérémonie de la danse perdue), l’écrivain suit ses chemins de pensée, de Steve Paxton au big-bang, de l’étymologie à Carlotta Grisi, de Tirésias à Luther. Un voyage à travers l’effondrement premier, la chute inaugurale, la décoordination préliminaire. Une étude dense et subjective qui démontre une connaissance approfondie des particularités de la danse jusque dans ses zones d’ombre pour finir par qualifier de dansante l’immobilité d’Ingmar Bergman. Un syncrétisme réjouissant ! Ma-J V. Infos pratiques : L’Origine de la danse, Pascal Quignard, Galilée, 2013, 24 €.
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Pascal Quignard et la musique L’Origine de la danse
Les mots de la matière
Pascal Quignard
L’Origine de la danse
Galilée
Dans l’eau du ventre ils se dépliaient, ils touchaient, ils exploraient, appuyant le pied sur un point d’élan ils gravitaient, ils tournaient et se retournaient, dans l’ombre, ils dansaient presque. Tout à coup ils dansent vraiment – tout à coup ils surgissent dans la lumière, dans le froid, dans l’air, et là ils tombent. Ils s’effondrent dans la décoordination, dans la non motricité, dans la défaillance musculaire. Ils ne sont plus des fœtus, ils sont devenus des enfants envahis de souffle, immergés dans l’air lumineux et l’audition d’une langue parlée dont ils n’ont pas l’usage. Ils ne nagent plus dans l’eau nourrissante de Celle-qui-est-sansnom-dans-leur-mère-avant-d’être-leur-mère. Une fois tombés sur la terre, l’air a envahi tout leur corps comme une tempête. Alors les quatre fers en l’air, ils agitent les deux jambes, ils lancent en l’air les deux bras, qu’ils meuvent en tous sens, ils ne savent plus comment s’orienter de l’anus à la bouche, ils ouvrent tout grand la bouche, ils poussent un cri. De même qu’il y a une voix perdue lors de la mue des adolescents (quand leur voix, au fond de leur corps, devient autre et, brusquement, s’abaisse) de même il y a une danse perdue (dans le corps tombé, natal, désorienté, souillé, atterré, vagissant) lors de la nativité des enfants.
Pascal Quignard
origine de la danse_L Origine de la danse 18/02/13 11:57 Page1
Scènes de bal, bals en scène Catalogue de l’exposition éponyme Claire Rousier Richement illustré, le catalogue présente l’évolution historique du bal à travers ses formes aristocratiques tout autant que populaires. Figure centrale de la littérature comme du cinéma, le bal – ou tout au moins la salle de bal ou le dancing – est un territoire de rencontres, de fête, de mise en scène des corps contemporains et de rites sociaux mouvants. L’exposition organisée des corps, qu’ils soient disciplinés par l’ordre strict des codes de la danse savante ou déchaînés par la découverte des danses exotiques (folie de la vogue de la polka ou ouverture du premier bal nègre), explique sans doute son aspect toujours transgressif. Transgenre, le bal abat les frontières entre la danse comme pratique
Lignes fic
CD Etudes pour piano par Vanessa Wagner Pascal Dusapin « … ma musique n’a rien en elle que de la chair, elle n’est pas évanescente. Elle n’exprime pas l’intérieur par le retrait de son propre corps, et elle ne travaille pas sa surface, elle est très corporelle, physique … » sociale – danse populaire, traditionnelle ou urbaine – et la danse comme pratique artistique. Du bal de cour au Moyen-Age aux bals publics, de la scène de l’Opéra à l’architecture du Palace, son histoire révèle les passages entre danse de scènes et danses sociales. Outre des définitions précises et nécessaires (danse urbaine, danse traditionnelle, danse folklorique et danse savante) l’ouvrage dévoile la grande diversité de ce patrimoine du corps dansant et les emprunts de la création chorégraphique à la réalité des différents types de « ballrooms » ! E. Ph. Infos pratiques : Scènes de bal, bals en scène, M-F Bouchon, V. Garandeau, S. Jacotot et N. Lecomte sous la direction de Claire Rousier, Editions du Centre national de la danse, Expositions, 2011, 25 €.
Ces mots du compositeur Pascal Dusapin, extraits d’une interview donnée en 2002 pour la revue Lisières, mettent en lumière une extrême attention à la dimension du corps. Les Etudes pour piano, grand cycle de 50 minutes, en sont une incarnation particulière. A la fois musique d’introspection, d’attente, d’attention au moindre mouvement de la matière musicale, elle est de l’ordre d’une intimité toute dédiée au sentiment de tristesse. Mais cela n’empêche aucunement des accès de fièvre et d’énergie pure qui s’expriment en autant de fulgurances et de jaillissements. C’est grâce d’ailleurs à ces nombreux contrastes que cette musique peut se déployer, trouver sa mobilité (même parfois dans le silence ou la résonance) et sa force poétique. Ce sont autant d’accents et de retombées, des gestes en pure perte, qui font naître une musique non-directionnelle, sans aucun développement, juste des chemins pris
sans but ultime, des espaces de passage que l’on ne soupçonnait pas et qui nous frappent. Après la lecture très dynamique et hyper-rythmique de Ian Pace chez Naïve en 2003, l’interprétation de Vanessa Wagner peut paraître comme le négatif de celle-là. Aux antipodes, soulignons-nous, car ce qui compte justement, chez cette pianiste, c’est de « dire » cette musique, et d’être ainsi au plus proche des flux, des couleurs, des mouvements contrariés, changeants et brusques, des phrasés. Avec beaucoup de finesse et de pulpe de doigts, on entend toujours une autre musique que celle qui vient de s’énoncer, une musique « en train de se faire », comme aime à dire Dusapin. Par ailleurs, et à ne pas rater, la reprise en 2015 de la pièce Eaux-fortes que la chorégraphe Emmanuelle Vo-Dinh, directrice du Centre chorégraphique national du Havre, a consacré à ces études de tristesse, avec Vanessa Wagner en « live ». A. R. Infos pratiques : Pascal Dusapin, Etudes pour piano par Vanessa Wagner, Editions Musicales Actes Sud, 20 €. Emmanuelle Vo-Dinh, Eaux-fortes, le 17 mars 2015 au Théâtre du Casino de Deauville.
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BÉJART QUEL HÉRITAGE ? Maurice Béjart est mort le 22 novembre 2007. Sept ans plus tard, sa compagnie est toujours là, parcourant le monde, et portant haut le répertoire de celui qui a profondément révolutionné la danse du XXe siècle. Et pourtant, il n’est pas simple de perpétuer la compagnie d’un chorégraphe disparu. Sa troupe doit-elle même continuer d’exister ? On sait que ce ne fût pas le choix de Merce Cunningham. Faut-il alors se limiter au répertoire du chorégraphe créateur ? Et sinon, quelle programmation proposer ? Ballroom questionne le devenir de la compagnie de Maurice Béjart par le prisme de quatre regards : celui du directeur actuel de la compagnie, celui d’un répétiteur, d’un danseur. Et d’une compagne de route des premiers jours. Dossier réalisé par Xavier Baert et Ariane Dollfus
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RENCONTRE AVEC GERMAINE COHEN
Un témoignage au plus près de l’image Parmi les collaborateurs et les collaboratrices réguliers de Maurice Béjart, Germaine Cohen est une des plus discrètes. C'est pourtant elle qui monte, en 1968, Le Danseur, documentaire expérimental réalisé par Maurice Béjart pour la télévision française, qui retrace la journée de Jorge Donn. Juste après son travail avec Jean-Luc Godard sur Le Gai Savoir, film charnière qui opère le passage de Godard vers la forme de l'essai cinématographique, Germaine Cohen ouvre à Béjart le champ des expérimentations de structure, de son et de montage. C'est le début d'une longue collaboration, mais aussi d'une longue amitié, qui ne prendra fin qu'à la mort de Béjart, et qui fait de Germaine Cohen le témoin précieux de 40 ans de création et de passion pour la danse. Propos recueillis par Xavier Baert, à Paris, le 10 juillet 2014.
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l’époque où j’ai rencontré Maurice Béjart, en 1968, j’étais monteuse à la télévision française, à Paris. Je m’étais spécialisée dans les émissions musicales, et surtout dans les émissions consacrées à la danse. Une productrice que nous connaissions tous les deux, Anne Béranger, nous a mis en contact. Je l’ai rencontré à Bruxelles, lors de la projection d’une émission sur sa pièce Baudelaire, réalisée par Dirk Sanders, et que j’avais montée. Maurice m’a alors donné rendez-vous à Avignon, en août 68, pour préparer l’émission que cette productrice lui avait
GERMAINE COHEN PHOTO : MYRIAM TIRLER
proposée, Le Danseur, sur la journée de Jorge Donn, depuis son réveil jusqu’au spectacle du soir. Béjart ignorait tout de la technique du cinéma et du processus de la création cinématographique. Par contre, il a toujours été un grand amateur de cinéma. Quand il sortait des cours de danse, il allait s’enfermer au cinéma, pour se reposer, dans un bon fauteuil. Il était très connaisseur de l’œuvre cinématographique mondiale. Il n’avait pas vu les films que j’avais montés avec Robert Bresson et Jean-Luc Godard, mais ce qui l’a
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▸ beaucoup intéressé, c’est le montage, justement.
C’était la première fois qu’il assistait au montage d’un film. Il était notamment très intéressé par la précision des raccords. Il ne comprenait pas très bien pourquoi un raccord me semblait mauvais, alors que pour lui, il avait l’air bon ! À l’époque, c’était l’apogée de Jorge Donn, qui était l’image du Ballet du XXe siècle, la lumière du Ballet ! Presque tout était créé autour de lui, d’ailleurs. Il incarnait si bien le style béjartien, très expressif, il l’inspirait tellement … Tout était fait pour lui. Béjart avait l’art de créer pour chaque danseur une chorégraphie qui correspondait à sa personnalité, et c’était un de ses grands talents, de créer pour quelqu’un, et non pas pour le spectateur. C’était vraiment du cousu main, du sur-mesure. Il savait exploiter le style du danseur qu’il avait en face de lui, et c’est ce qui a fait la carrière de plusieurs solistes qu’il a employés.
« Il n’avait aucune note, mais il avait déjà tout dans l’esprit » Plus tard j’ai assisté à l’élaboration de ballets, à Bruxelles comme à Lausanne. Quand il arrivait, le matin, pour un nouveau ballet, il n’avait aucune note, mais il avait déjà tout dans l’esprit, il était complètement prêt. Avant même de commencer, il savait ce qu’il voulait, et où il voulait aller. Le choix des musiques était fait à l’avance, et il n’y avait aucune perte de temps. C’était passionnant de voir comment il avançait dans la chorégraphie, avec une idée pour chacun des danseurs. Les choses se mettaient en place avec une facilité déconcertante. Je ne l’ai jamais vu se mettre en colère après un danseur. S’il jugeait qu’il n’exécutait pas exactement ce qu’il voulait, ou bien il adaptait la chorégraphie au danseur, ou bien il renonçait carrément à son idée, mais c’était rare : dans son esprit, la chorégraphie était déjà adaptée au danseur.
« C’est le premier chorégraphe carrément érotique » Aujourd’hui, j’aime beaucoup le Boléro, avant tout, qui restera comme un chef d’œuvre de la
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chorégraphie, et qui a été adopté par beaucoup de théâtres dans le monde. Et puis, le Sacre du printemps, bien entendu, Ce sont par ailleurs deux pièces très érotiques. Avant lui, la chorégraphie était beaucoup plus formelle, codifiée, assez froide, je dirais … Toutes ses créations sont empreintes d’humanité, de vitalité, et d’érotisme. C’est le premier chorégraphe carrément érotique. Pourtant, il n’a jamais abandonné la rigueur de la danse classique, jamais ! Malgré une émotivité et une sentimentalité qui peuvent paraître modernes, même en créant des œuvres imaginatives, délirantes, le classique est toujours là, il en a toujours respecté scrupuleusement les règles, et il y tenait absolument. C’était son école, sa formation, et sa force. Il voulait démocratiser la danse, l’ouvrir au grand public. Il ne voulait pas qu’elle reste l’apanage de l’Opéra de Paris, de troupes bien dirigées mais très froides. Il voulait s’adresser au grand public, et l’amener à lui. Comme il était incroyablement sensible, émotif, voire sentimental, ça transpirait même dans sa rigueur classique. Ses créations étaient toujours très chaleureuses, et le succès populaire, les cris des spectateurs à la fin des spectacles, montrent bien qu’il avait atteint son but, et qu’il avait touché le cœur des profanes. La télévision, aussi, a eu une importance certaine dans cette reconnaissance. Il avait un physique très particulier, et son regard bleu attirait toute l’attention du public. Son charisme a certainement joué un rôle dans ce succès public. Après Le Danseur, j’ai continué à travailler avec lui pour tous les inserts filmés qu’il mettait dans ses spectacles. Il était fasciné par le cinéma, et il l’a de plus en plus utilisé dans ses spectacles, en projection, sur grand écran, en fond de scène, voire même sur des récepteurs de télévision qu’il mettait aux pieds de ses danseurs, ce qui l’avait beaucoup amusé. Évidemment, le fait que Jorge Donn ait été victime du Sida, comme beaucoup de danseurs de sa compagnie, a été pour lui un drame. Mais c’est quelqu’un qui ne s’attardait pas sur la douleur, il fonçait sur l’avenir. En cela, il était très courageux. Le Presbytère … a beaucoup ému le public. Le problème du Sida était si présent, cela a touché le cœur des spectateurs, qui le voyaient sur scène. L’arrivée des brancards sur la scène était un moment
« C’est quelqu’un qui ne s’attardait pas sur la douleur, il fonçait sur l’avenir »
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très fort. Maurice vivait complètement dans son temps. Dès Le Danseur, nous avons eu une relation privilégiée, jusqu’à la fin de sa vie. On était d’accord sur beaucoup de choses, les gens que nous connaissions, le monde d’aujourd’hui, la politique … C’était une amitié profonde. Il s’intéressait à tout, il avait des opinions sur tout le monde ! Il dormait peu, et lisait beaucoup, écoutait de la musique toute la nuit, ou presque, au détriment de ses voisins, quelquefois ! Il avait une culture littéraire, musicale, politique très aigüe. Mais la danse était le centre de toute sa vie. Sa vie était dans la danse, et pas ailleurs. Il s’est donné entièrement à son métier.
respectueux de la technique Béjart. Sous la direction de Gil Roman, la compagnie est restée dans les rails de la création de Maurice Béjart. Il est très respectueux de ce que Béjart lui a appris. Sa grande qualité, c’est d’avoir perpétué, exactement dans les mêmes conditions, le travail de Maurice Béjart. Quand on voit aujourd’hui une pièce remontée par le Béjart Ballet Lausanne, on la voit exactement comme elle a été créée. Je dois dire que je ne suis pas encore remise de sa disparition. Ce lien avec Maurice a été une grande part de ma vie. De toute façon, c’est quelqu’un qu’on ne peut pas oublier, il marquait trop, tout le monde. Son amitié me manque terriblement.
Gil Roman, il me l’a souvent dit, était le meilleur répétiteur qu’il ait jamais eu. Il était très
1 GERMAINE COHEN. PHOTO : MYRIAM TIRLER
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BÉJART APRÈS BÉJART TÉMOIGNAGES ET PHOTOS D’ARCHIVES Ses héritiers perpétuent sa création tout en l'inscrivant dans le monde d'aujourd'hui, comme Béjart l'avait souhaité. Au delà de l'hommage à l'un des plus grands chorégraphes du XX e siècle, nous avons souhaité rendre compte de la façon dont ils s'emparent de son oeuvre avec respect mais non sans invention. Un voyage ponctué de photos de Maurice Béjart au travail, en répétitions et sur scène.
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JULIEN FAVREAU Chez Béjart, il y a toujours eu des lignées de danseurs. Des artistes choisis parce qu'ils pouvaient entrer dans les pas d'illustres prédécesseurs, et reprendre leurs rôles. Julien Favreau est de ceux-là et ce danseur français, grand blond photogénique et athlétique porte un héritage très lourd : celui de danser les rôles de Jorge Donn. Roméo et Juliette, L'Elu du Sacre, Serait-ce la Mort, le Marteau sans Maître, Le Concours, Bakhti, sans oublier le Boléro dont il est l'interprète actuel … Pour nous, il revient sur la vie d'un danseur de Béjart, après Béjart … Propos recueillis par Ariane Dollfus.
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ous qui étiez dans sa compagnie depuis 1995, comment avez-vous vécu la disparition de Maurice Béjart, en novembre 2007 ? Difficilement, bien sûr. Il a fallu faire le deuil de son maître. Professionnellement, je me suis aussi posé des questions : « Que faire maintenant ? Dois-je rester dans la compagnie ou au contraire, passer à autre chose ? » Finalement, je n’ai pas réfléchi très longtemps. J’ai toujours été chez Maurice, étant entré au BBL après être passé par l’Ecole Mudra. Je suis un pur produit de chez Béjart et douze ans plus tard, je me suis senti un devoir de rester. Pour moi, pour Maurice et pour la nouvelle génération qui allait arriver.
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1, 2 RÉPÉTITIONS DE RING UM DEN RING. PHOTOS : DR
Aujourd’hui, sur 40 danseurs, seuls 5 ou 6 ont travaillé avec Béjart dans la compagnie. Quel rôle avez-vous vis à vis des autres danseurs du Ballet qui ne l’ont jamais connu ? Je n’hésite pas à leur donner des indications, notamment sur le sens de leur danse. Les ballets de Maurice sont rarement purement abstraits. Il y a toujours une explication à chaque geste, une raison pour laquelle on va tourner à
droite ou aller à gauche. Maurice disait : « Il ne faut pas vouloir faire, il faut être ». D’ailleurs, s’il nommait les pas lorsqu’il nous montrait une nouvelle chorégraphie, très vite, il re-situait le mouvement, en disant : « Tu fais un demi-tour car là, tu te retournes pour appeler ta partenaire. » Pour Le sacre du Printemps par exemple, il m’expliquait que l’Elu n’est pas le plus beau et le plus fort mais le plus bête, car il n’a pas compris qu’il fallait sauter très haut. Du coup, c’est lui qui chute le premier. Cela, c’est Maurice qui me le disait. Comment le croire, autrement ? Comment travaille-t-on ses oeuvres sans lui ? Pour les rôles que j’avais dansé sous sa direction, je fais travailler ma mémoire. Pour les nouveaux rôles, je peux compter sur Gil Roman et sur les répétiteurs. Gil est vraiment celui qui sait ce que voulait dire Maurice à travers un ballet. Pourtant, le travail est totalement différent. Avec Maurice, c’était extrêmement difficile, car il était très cultivé, avait beaucoup de références peu aisées à comprendre pour moi. Or, il était aussi extrêmement précis et exigeant dans ce qu’il voulait. Pour
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▸ Le Sacre, nous pouvions passer une
heure à répéter l’entrée, où les hommes sont à quatre pattes, afin d’avoir tous la même cambrure. Gil, lui aussi, est très exigeant. Mais le travail est plus simple, je ressens moins de pression. Après, chaque ballet a sa forme qui lui est propre. Vous répétez la IXe symphonie qui sera redonnée en novembre prochain. Comment abordez-vous ce ballet que vous n’aviez jamais dansé ? Piotr Nardelli nous a montré beaucoup d’archives. Je peux donc visionner à la fois mon rôle tel qu’il fut crée par Jorge Lefebre en 1964, et sa reprise par Kader Belarbi à l’Opéra de Paris en 1996. Et c’est très intéressant de voir comment Maurice
a voulu actualiser sa chorégraphie et l’adapter au danseur suivant. C’est même troublant, car il y a de grosses différences. Et je crois que cette fois encore, il y aura une évolution, car les corps ont changé, la fluidité n’est plus la même … Qu’est-ce qui vous manque le plus, aujourd’hui, depuis la mort de Béjart ? Son regard, assurément. Maurice était toujours là, en studio et en coulisses. On pouvait lui proposer des choses et il disait sans cesse : « Là, efface, gomme, appuie ». Avec lui, le travail n’était jamais terminé … Et il ne l’est toujours pas …
également choisi ? Pas forcément. Mais je pense d’ailleurs que Gil ne m’aurait pas engagé, lorsque j’avais 17 ans ! Maurice réagissait au coup de coeur, et pouvait choisir un danseur simplement en l’ayant vu marcher. Même s’il n’avait pas encore d’expérience. Gil, lui, fera travailler aux candidats des variations du répertoire de Maurice, ses créations et celles d’autres chorégraphes. Il engagera des danseurs déjà très techniques, capables de danser un répertoire plus vaste. Mais il garde l’esprit essentiel de Béjart, qui est d’avoir une compagnie très éclectique et cosmopolite.
Aujourd’hui, diriez-vous que Gil Roman recrute des danseurs que Béjart aurait
LA MAISON BEJART A BRUXELLES Où se situe le lieu de vie d'un danseur ? En studio, sûrement. Sur scène, assurément. Mais pour certains, l'appartement privé peut aussi se révéler un refuge créatif important. Ce fut le cas pour Maurice Béjart à Bruxelles, où il habita à la même adresse, au 49 rue de la Fourche, de 1964 à 1987, année de son éviction de la Monnaie et son départ pour Lausanne. Cet immeuble, situé à deux pas du Théâtre de la Monnaie qui le louait pour Béjart, se visite aujourd'hui et le pèlerinage vaut le voyage. Car les lieux semblent encore complètement habités par le chorégraphe, qui logeait dans le grand loft du 3e étage, un loft cathédrale très zen où se trouvaient sa chambre, son salon, son immense bibliothèque. A l'étage en dessous, et l'endroit est tout aussi émouvant, se trouve l'antique studio de danse où Béjart a crée ses premières oeuvres bruxelloises. Petit, carré, malcommode pour une troupe importante, il fût pourtant un lieu de création fondamental, rénové aujourd'hui et resté un lieu où l'on y donne des cours de danse. Aujourd'hui,
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Michel Robert, le biographe de Béjart, et actif directeur des lieux qu'il a réussi à faire racheter par la Ville de Bruxelles, propose des expositions permanentes et temporaires. « Grâce à des donations de danseurs, des dons d’anonymes et des archives d’origines multiples, nous disposons de documents innombrables sur près de 280 ballets de Béjart qui sont consultables. Un parcours de visite reprend la vie et l’oeuvre de Béjart, à travers des programmes, des photos, des textes, des correspondances, des videos, des costumes, des maquettes … » Des cycles Béjart et l’Image sont régulièrement proposés, et la prochaine exposition, en novembre, sera consacrée à Béjart et Noureev. MAISON MAURICE BÉJART Rue de la Fourche 49 1000 Bruxelles Ouvert tous les jours de 14h à 18h sauf le lundi www.maisonbejarthuis.be
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1, 2 NOTRE FAUST, AVEC YANN LE GAC. PHOTOS : DR
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GIL ROMAN Maurice Béjart l'avait toujours dit, il l'a même écrit : « je ne vois que lui pour continuer, préserver, posséder mon œuvre et mes ballets … nul autre. Ce Ballet lui appartient. » « Lui », c'est Gil Roman, un de ses danseurs fétiches, de ceux qui ont grandi avec Béjart, arrivé en 1979 au Ballet du XX e siècle alors qu'il n'a que 19 ans. Gil Roman a dansé tous les grands ballets de la compagnie, mais pas seulement : sa présence scénique troublante et très charismatique a inspiré à Béjart l'écriture d'une pièce de théâtre (A-6-Roc) qu'ils ont jouée tous les deux, et également un film. Dès 1993, Gil Roman est devenu le directeur adjoint du Béjart Ballet Lausanne. Aujourd'hui, il est l'héritier artistique, celui qui a le devoir de perpétuer l'oeuvre principale de Maurice Béjart : sa compagnie, créée en 1959 à Bruxelles. Aujourd'hui, elle danse (avec près de 80 spectacles par saison), tourne dans le monde entier, crée de nouvelles oeuvres. Et tient le cap, grâce à un danseur qui a accepté un héritage lourd mais palpitant, dont l'avenir est assuré par la convention de cinq ans que la ville de Lausanne vient de renouveler avec le BBL. Propos recueillis par Ariane Dollfus.
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ans quel état d’esprit étiezvous lorsqu’il a fallu prendre la direction de la compagnie à la mort de Maurice Béjart en novembre 2007 ? J’étais préparé à cela. Maurice m’a toujours fait confiance, lorsque je l’assistais dans la direction de la compagnie. Nous avons tellement parlé ensemble, et nous étions si souvent d’accord … Alors, j’étais serein, et je savais qu’à partir du moment où il me laissait les rênes de la compagnie, il me donnait aussi entière liberté de poursuivre son travail et de l’ouvrir, aussi. Comment gérez-vous, d’ailleurs un juste équilibre entre le répertoire d’hier, celui d’aujourd’hui et les créations de demain ? La compagnie reste celle de Maurice
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Béjart et son répertoire est constitué à 70 % d’œuvres de Maurice. C’est fondamental pour les danseurs, car ces ballets sont la colonne vertébrale du danseur. Mais Maurice disait aussi que ce qui lui importait, c’était « le présent ». Cela me parait donc essentiel de danser aussi des oeuvres d’aujourd’hui. J’aime créer moi-même, même si je ne suis pas du tout dans le même état d’esprit que Maurice, qui aimait les grands spectacles. Pour l’instant, je crée sans obligation, juste de temps en temps. Maurice, c’était constamment. Quant aux autres chorégraphes (Tony Fabre, Julio Arozarena, Jean-Christophe Maillot) ce sont des rencontres, et souvent des danseurs qui ont travaillé avec Maurice. Il y a donc une certaine continuité …
Concernant le répertoire de Béjart, vous avez dit que vous ne vous interdirez pas de couper dans ses oeuvres. Pourquoi cette démarche ? Parce que je sais, et Maurice le reconnaissait aussi d’ailleurs, que dans ses ballets de longue durée, certains moments sont longs et ne font pas avancer l’action. Ils étaient là, parce que Maurice avait 70 danseurs à faire danser. Aujourd’hui, nous sommes 37 à 40. Le monde a évolué, veut aller plus vite ; les danseurs eux-mêmes ne dansent plus de la même manière. Par exemple, dans Ce que la Mort me dit sur du Mahler, la première partie fait 50 minutes. Confronté à cela, j’ai décidé de commencer par Le Chant du compagnon errant. C’est un choix, mais dicté par ma connaissance de l’oeuvre, et de Maurice. Lui-même, disait qu’il fallait dépoussiérer ses oeuvres. Je préfère employer le terme « nettoyer » … Quelles sont vos principales sources, écrites, orales, visuelles, pour remonter un ancien ballet ? Les sources écrites sont quasiment inexistantes car Maurice n’écrivait rien. Il trouvait même qu’un notateur, « c’était la mort de la danse ». Il reste la mémoire des danseurs, mais qui n’est pas la meilleure sauf, curieusement, pour les détails. La source la plus fertile, et la plus sûre, c’est la vidéo, à condition de savoir lire à travers les images. Malheureusement, de très nombreuses archives ont été détruites dans l’incendie des anciens locaux de l’Ecole à Bruxelles en 1992. L’essentiel, c’est surtout d’avoir de bons répétiteurs, qui ont dansé le ballet, et qui savent faire passer les idées qu’avaient Maurice en tête. Et ces répétiteurs, il faut les former, ce qui prend du temps. Vous dirigez la Fondation Maurice Béjart qui perçoit notamment les droits d’auteurs de ses ballets. Vous avez donc la responsabilité d’accorder ou non
l’autorisation de danser ses oeuvres. Comment gérez-vous les demandes des compagnies et quelles sont-elles ? On nous réclame évidemment toujours les mêmes oeuvres : Boléro, Le Sacre du Printemps, L’Oiseau de Feu … Maurice, il y a bien longtemps, avait décidé de ne plus donner ses ballets à d’autres compagnies. Puis, il a accepté. Je le fais aussi, mais je refuse constamment de donner Boléro pour ne pas le galvauder, mais aussi parce que nous en avons besoin pour la compagnie. Je dois veiller à ne pas déposséder le Béjart Ballet Lausanne de ses propres oeuvres. Pour Le Sacre, c’est différent car nous ne pouvons le donner nous-mêmes aussi facilement, les effectifs étant importants. J’aimerais beaucoup que l’on nous demande des oeuvres plus anciennes, mais peu de gens les connaissent 1 Quelles grandes oeuvres de Maurice Béjart aimeriez-vous remonter, dans l’idéal ? Il y a d’abord la IXe Symphonie que nous allons présenter en novembre prochain à Tokyo, puis Shanghai et Lausanne. Maurice n’en était pas fou, mais il l’avait quand même donnée en 1996 à l’Opéra de Paris, ce qui est un signe. Je pense que cette oeuvre qui a 50 ans cette année, a toujours du sens aujourd’hui … J’aimerais beaucoup aussi redonner Wien, Wien nur du allein, Dibouk, La Flûte enchantée, ou Notre Faust qui est un vieux rêve très difficile à réaliser. Mais qui sait ?
POUR ALLER PLUS LOIN Gil Roman, Béjart Ballet Lausanne, Ed Favre (2013). Avec les photos de François Paolini et des textes de Béjart, Jean-Pierre Pastori, Patrick Ferla, François Paolini, François Regnault. Un beau-livre sur les années postBéjart du BBL.
1, 2 RÉPÉTITIONS DE RING UM DEN RING. PHOTOS : DR
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PIOTR NARDELLI Au début des années 70 un jeune danseur polonais voit débarquer à Varsovie les étonnants danseurs du Ballet du XXe siècle. Sa vie en sera bouleversée. Piotr Nardelli dansera chez Béjart, à Bruxelles, de 1973 à 1979. Mais dès 1975, Béjart lui demande de remonter Boléro pour le Bolchoï. D'autres collaborations suivront et aujourd'hui, Piotr Nardelli est chargé de transmettre plusieurs ballets de Béjart. Il revient pour Ballroom sur ce travail de répétiteur, à travers quelques oeuvres dont il est chargé et quelques problématiques. Propos recueillis par Ariane Dollfus.
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« A ma grande surprise, Maurice m’a demandé de remonter Boléro dès 1975. Maïa Plissetskaïa voulait absolument le danser, et je parlais russe. Ce fut mémorable, car Maïa avait un mal fou à retenir les pas qui sont, il est vrai, très difficiles à mémoriser. Alors, tout en dansant derrière elle, dans le groupe des garçons, je lui hurlais les noms des séquences, que j’avais écrits dans ma main. A la première, dans la grande salle du Forest National de Bruxelles, Béjart s’était caché derrière un paravent, sur scène, pour lui montrer les pas. Mais le technicien des lumières l’avait beaucoup trop éclairée, ce qui empêchait Maïa de voir ce que faisait Béjart … Enseigner Boléro n’est pas très compliqué, parce qu’il a été régulièrement dansé, et que la dernière version validée par Maurice est incontestable. » O LÉ R O :
« Je faisais partie de l’équipe de création. Après avoir remonté Petrouchka pour le Ballet de Stuttgart, Marcia Haydée qui dirigeait la compagnie et avait aussi dansé chez Béjart a demandé à programmer Gaîté Parisienne. Maurice disait qu’il ne s’en souvenait pas, mais lorsqu’il a vu le travail, il a commencé par me dire : « Ah là, tu as changé des choses. Ce n’était pas comme G A ÎTÉ PA R I S I E N N E :
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ça … » C’était son côté marseillais, et blagueur ! Car il connaissait très bien son oeuvre. En réalité, Maurice voulait surtout aller de l’avant. Reprendre ses ballets passés ne l’a plus intéressé pendant des années, avant de changer d’avis sur le tard. Cette année, l’école de la Scala de Milan m’a demandé de lui remonter Gaîté Parisienne, qui a eu un succès fou avec les élèves. C’est une oeuvre très réussie, qu’il faudrait reprendre plus souvent. » « Le Ballet du XXe siècle n’avait plus donné ce grand « concert dansé » depuis 1979, lorsque Hugues Gall a demandé cette œuvre pour l’Opéra de Paris en 1996. Or, de ce ballet créé en 1964, il ne restait plus aucun document, car tout a brûlé dans l’incendie des locaux de l’école Mudra à Bruxelles en 1992. Nous n’avions même plus le texte du prologue, qu’avait enregistré Jean-Louis Barrault. J’ai dit à Maurice que ce serait donc impossible, mais je n’avais plus le choix. J’ai alors recherché partout des bouts de films, des extraits télévisés. J’ai interviewé un maximum de danseurs, et puis Luciana Savignano, la grande danseuse italienne, m’a signalé qu’il existait un film pirate à la Scala de Milan. L’image était mauvaise, mais
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la source très précieuse. J’ai pu ainsi remonter le ballet et lorsque Maurice est arrivé pour valider le travail, je l’ai filmé. Aujourd’hui, je vais donc pouvoir le remonter, seul, pour le Béjart Ballet Lausanne qui va le reprendre, pour la première fois, avec le Tokyo Ballet en novembre prochain, 50 ans après sa création. » « Longtemps, Maurice ne voulait plus que ses ballets soient dansés après sa mort. Il en est revenu, fort heureusement. Je crois que ses plus grandes œuvres, celles qui orchestrent des foules de danseurs, et celles qui reposent essentiellement sur la musique, méritent d’être reprises aujourd’hui. J’aime beaucoup, personnellement, de grands ballets comme Golestan (la danse des hommes), Patrice Chéreau (devenu danseur) règle la rencontre de Mishima et d’Eva Péron, Le Ring, Notre Faust mais aussi une oeuvre Q U E L L E S Œ U V R E S A R E M O N T E R ?
LA TOURNÉE 2014-2015 DU BÉJART BALLET LAUSANNE
24 SEPTEMBRE À TBILISSI
Ce que l’amour me dit Kyôdai création de Gil Roman Boléro (dansé par Diana Vichneva) 17 –19 O C T O B R E À B E R L I N
Ce que l’amour me dit Le Sacre du printemps Le dernier soir exceptionnellement, à la place du Sacre, le Boléro sera dansé par Polina Semionova 8 ET 9 NOVEMBRE À TOK YO
Reprise du ballet IXe Symphonie en collaboration avec le Tokyo Ballet 15 E T 16 N O V E M B R E À S H A N G H A I
IXe Symphonie 27– 30 NOVEMBRE À BÂLE
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ancienne et moins connue comme Le Cygne. » « C'est la question essentielle, lorsqu'on remonte un ballet. Sur quelles sources se fonder ? Maurice n'écrivait presque rien. Il n'avait pas de carnets, pas de croquis, pas de notateur et filmait peu, à l'époque. Il faut donc faire jouer sa mémoire et celle des autres, ce qui est forcément aléatoire. La force de ses ballets, est qu'il n'y a jamais de pas inutiles, chaque pas en amène un autre, dans une grande logique. Et puis, Maurice n'était pas un chorégraphe orthodoxe. Il modifiait toujours sa chorégraphie en fonction des lieux, et des interprètes, si les nouveaux danseurs à l'affiche étaient plus à l'aise avec une structure de mouvements différente. Cela ne veut pas dire qu'il faut en abuser, mais que cela reste possible. Ce qui prime avant tout, avec Maurice, c'est le message à faire passer, et la qualité du spectacle. »
Le Presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat 17 – 2 1 D É C E M B R E À L A U S A N N E
Le Presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat
QUE L L E S S OURCE S ?
1 IX° SYMPHONIE AVEC PIOTR NARDELLI. PHOTO : ARNOLD GROSCHEL
13 –15 M A R S À M É R I G N A C
Anima Blues, création de Gil Roman Dionysos (suite) 19 E T 2 0 M A R S À P A R I S SOIRÉE E XCEP TIONNELLE À L A CITÉ DE L A MUSIQUE
Sonate à trois Webern Opus V Dialogue de l’ombre double
3 1 M A R S E T 1ER A V R I L À M A R S E I L L E , D Ô M E 4 – 6 AV RIL À PA RIS, PA L AIS DES CONGRÈS 9 AV RIL À DIJON, ZÉNIT H 11 E T 12 A V R I L À LY O N , A M P H I 3 0 0 0 15 A V R I L À N A N T E S , Z É N I T H 18 A V R I L À R O U E N , Z É N I T H 2 2 – 2 4 A V R I L À R O U B A I X , C O LY S E U M
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DONN/BÉJART FRAGMENTS D’ÉTERNITÉ
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« La mort, je n’y pense pas. Les projets, je n’en ai jamais. Je vis dans l’instant de la création, j’existe par le présent du travail. Jour après jour, la transpiration me tient compagnie : le matin, la leçon et la barre ; l’après-midi la répétition, et, en soirée, le spectacle. » Journal de Jorge Donn, 1982
1, 3 . EN RÉPÉTITION. PHOTO : DR 2 NOTES APRÈS LES QUATRE FILS AYMON. PHOTO : DR
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LE CARNET DE FRANÇOIS OLISLAEGER
« Nixe », Cindy Van Acker
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NOM DONNÉ PAR L’AUTEUR, JÉRÔME BEL 1994 A gauche : Frédéric Seguette, à droite : Jérôme Bel, au centre : les objets à partir desquels s’active et s’invente la chorégraphie.
LA BIENNALE DE LYON
SOUS LE SIGNE DE LA
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LA BIENNALE DE LYON 10 – 30 SEPTEMBRE
PERFORMANCE un « gros » mot
Pour son édition 2014, la Biennale de la danse dédie une partie de sa programmation à la performance. Les artistes invités sont issus de différentes cultures artistiques et de relations singulières à la danse. Au sein du programme se côtoient des œuvres d’artistes emblématiques de cette croisée du médium danse avec la performance, des réactualisations de performances historiques ainsi que des projets d’une nouvelle génération de chorégraphes. L’occasion de s’intéresser à ce mot. Performons ! Par Céline Roux.
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e mot « performance » recèle des définitions plurielles voire ambivalentes selon les langues, les champs de référence et les contextes dans lesquels il s’inscrit. Par exemple, en anglais, dans le champ des arts vivants, a performance désigne, selon le contexte de la phrase, tout autant l’exécution, le cadre de la représentation, le spectacle ou un type particulier d’action artistique. En français, les mots « interprétation », « représentation » et « spectacle » permettent de différencier les trois premières occurrences de la dernière. Plus largement, dans notre société occidentale absorbée dans une globalisation mondiale, ce terme est utilisé à outrance dans le monde sportif, dans celui de l’entreprise et de l’économie ou encore dans les télécommunications. Ce mot recèle alors des valeurs de l’ordre du « toujours plus », à partir de modèles de réussite. Cependant, la notion de performativité se retrouve dans d’autres champs moins connus. En philosophie et en linguistique, cette notion apparaît dès les années 1950. Le philosophe britannique John L. Austin élabore l’idée selon laquelle le langage peut être performatif. Lorsque je parle, ce que je dis peut engager une transformation du réel, selon ce que je dis, comment je le dis, dans quel contexte et à partir de quelle
1 PHOTO : HERMAN SORGELOOS
place je le dis. Un exemple évident : lorsqu’un juge proclame une sentence dans le cadre d’un tribunal, sa parole fait acte de transformation du réel par le jugement prononcé. Si ce même juge prononce les mêmes paroles dans un autre contexte, elles n’ont pas la même valeur de transformation du réel et ne sont alors pas performatives. Dans le monde de l’art, c’est au cours du XXe siècle que le mot de performance apparaît – au milieu d’autres mots comme action, happening, event, etc. et à différents moments d’avant-gardes artistiques – pour nommer des productions difficiles à cerner. En effet, la performance n’est ni exclusivement le fait d’artistes plasticiens, ni celui de musiciens, de poètes, de danseurs ou de comédiens. Elle peut faire appel à n’importe quel médium. Elle n’est pas liée à une discipline ou à une technique et, en même temps, elle n’est ni l’une, ni l’autre. Par contre, la pratique de cette action artistique est nécessairement engagée dans une démarche critique, souvent politiquement activiste, dans la relation à son contexte social, politique et/ou culturel. Elle n’a de sens et de possibilités à transformer le réel que dans ce contexte. L’artiste est alors dans une attitude réactive. Son art dit quelque chose du monde dans lequel il est créé.
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PRODUIT DE CIRCONSTANCES, XAVIER LE ROY 1999 Dans une conférence composée de paroles, de diapositives et d’extraits de danse, Xavier Le Roy expose comment il est passé du statut de chercheur scientifique en biologie moléculaire à celui d’artiste chorégraphique. 1
▸ Les contextes de grande évolution des sociétés
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LOVE, LOÏC TOUZÉ ET LATIFA LAÂBISSI 2003 Interprètes présents à l’image de gauche à droite : Carole Perdereau, Audrey Gaisan Doncel, Yves-Noël Genod, Maud Le Pladec, Rémy Héritier, Julien Gallée Ferré. Dans une scène à fond bleu, installée sur la scène, les six interprètes, vêtus de shorts et de tee-shirts, mettent en jeu des registres d’interprétation au service d’aucune autre chose que la présence de ces états de corps vécus.
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sont des moments forts de la pratique performative. Dans une société en pleine mutation, les artistes ressentent le besoin d’acter par des formes qui dépassent les cadres traditionnels de l’art. Ainsi, par exemple, dans les années 1960, la société américaine se trouve divisée face à un modèle de modernité en pleine mutation. Des mouvements de contre-culture naissent comme le mouvement hippie. Des artistes prennent position contre la guerre du Vietnam, en faveur des minorités ethniques ou sexuelles, pour une libération féministe. Simultanément, ils prennent position contre les cadres de l’art qui régissent la diffusion de leur travail. Des mouvements collectifs apparaissent comme le phénomène international Fluxus. De jeunes artistes se rassemblent sous le nom The Judson Dance Theater et ils s’installent dans une église désaffectée à New York. Ils revêtent tous le statut de performer – littéralement « celui qui réalise une action » – pour expérimenter ensemble la pratique artistique. L’art sort du musée et du théâtre. L’expérience remplace le spectacle. La performance peut durer quelques minutes ou plusieurs heures, être en public, sans public ou intégrant le spectateur à l’expérience. Il n’y a plus de cadre définissant, ni ce que doit être
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PROGRAMME COURT AVEC ESSORAGE 1999 CONCEPTION : GILLES TOUYARD EN COLLABORATION AVEC BORIS CHARMATZ ET JULIA CIMA.
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une œuvre chorégraphique, plastique, sonore ou théâtrale, ni les places traditionnellement assignées aux artistes et aux spectateurs ! Le contexte de la fin du XXe et du début du XXIe siècle est similairement un moment d’explosion d’une modernité nouvelle. En témoignent, par exemple, le développement et la démocratisation extrêmement rapides d’Internet durant les années 1990, la possibilité de se déplacer facilement dans le monde – aujourd’hui, nous entrons dans l’ère des premiers voyages suborbitaux – ou encore celle de communiquer avec le monde entier, « en illimité » et en réseau. Les images envahissent aussi « en illimité » notre quotidien. Des chorégraphes vont alors interroger leurs pratiques. Pour le dire autrement, ils se demandent ce que produit un corps sur scène ? N’est-ce pas un corps de plus de la société de consommation qui surexploite la présence des images de celui-ci dans les mass-media ? Quelle liberté de création existe-il dans un système artistique modélisé lui aussi à partir des notions de réussite, d’originalité, d’extraordinaire ? En France, de nombreux artistes – tels Jérôme Bel, Loïc Touzé, Emmanuelle Huynh, Boris Charmatz,
1 PHOTO : KATRIN SCHOOF 2 PHOTO : JOCELYN COTTENCIN 3 PHOTO : STÉPHANIE JAYET
Sur deux plateaux tournants reliés au cycle d’un programme court avec essorage d’une machine à laver, Julia Cima et Boris Charmatz expérimentent des danses du déséquilibre dans ce dispositif conçu par le plasticien Gilles Touyard.
Christian Rizzo, Xavier Le Roy, Jennifer Lacey, Alain Buffard, Catherine Contour, La Ribot, Myriam Gourfink, Latifa Laâbissi, etc. – s’engagent dans cette voie critique. Naissent des projets échappant aux définitions de ce que nous pensons être la danse et l’œuvre chorégraphique. Par exemple Jérôme Bel imagine une chorégraphie d’objets ; des danses de Boris Charmatz et Julia Cima sont subordonnées au cycle de lavage d’une machine à laver ; Xavier Le Roy propose une conférence chorégraphico-scientifique … Tous interrogent le corps dansant, le cadre du spectaculaire mais aussi ce qui fonde l’écriture chorégraphique aujourd’hui. S’invitant sur scène, ces danses performatives déplacent les conventions. C’est le cas de Love de Loïc Touzé et de Latifa Laâbissi : une scène posée sur la scène, lieu d’une série d’actions accolant des états de danse, des références au cinéma muet, au music hall, au manga … Le protocole de mise en jeu est strict : une scène = un état de corps, en vidant l’espace entre chaque scène. La temporalité est dilatée à l’extrême. Les lectures sont plurielles et certainement éloignées de ce que le spectateur attend d’une œuvre chorégraphique et d’un titre comme Love … A retrouver à la Biennale cette année !
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NOÉ SOULIER
en génial rescapé de la danse classique 1
Naguère à deux doigts d'abandonner la danse, Noé Soulier y réussit des débuts fulgurants, en montrant les pas classiques comme on n'avait jamais su les regarder. Par Gérard Mayen.
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’est passé à deux doigts. En Noé Soulier, la danse a failli perdre l’un de ses éléments, que la philosophie récupérerait. Puis on a gagné sur les deux tableaux. Noé Soulier est diplômé en philosophie à la Sorbonne. Et il entame de manière fulgurante un parcours de chorégraphe et interprète qui passe, ce mois de septembre, par la Biennale de Lyon, avec son solo Mouvement sur mouvement. Tout est allé très vite, avec, en 2010 au Théâtre de la Ville à Paris, le premier prix du concours Danse élargie ; puis très vite encore, une programmation
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« J’avais l’impression d’apprendre une technique établie, répertoriée. En contemporain, avec du pseudo-Cunningham mâtiné d’expressionnisme, on n’apprenait jamais que la séquence du professeur, dépendant de sa subjectivité »
par le prestigieux Festival d’automne, tout particulièrement attentif. Mais combien long et sinueux avait été, auparavant, le parcours de Soulier parmi les formations en danse. Il a tout fait : le concours (réussi) de l’Ecole du Ballet de l’Opéra de Paris, le Conservatoire national supérieur de Paris, l’Ecole nationale de ballet du Canada, et enfin P.A.R.T.S. Avec ses airs de prodige fort en thème, pareil pedigree le ferait soupçonner d’avoir la grosse tête, et le mollet pareil. Or l’élève Noé s’est heurté au malentendu plus souvent qu’à son tour. Pour l’heure, il en fait tout le sel de son art. Dans un contexte familial et social favorisant, il découvre Cunningham à l’âge de cinq ans. Précoce, perspicace, d’emblée ébloui, il se met à dessiner de petites séquences de danse, et non des schtroumpfs. Tôt au conservatoire, il préfère la danse classique : « J’avais l’impression d’apprendre une technique établie, répertoriée. En contemporain, avec du pseudoCunningham mâtiné d’expressionnisme, on n’apprenait jamais que la séquence du professeur, dépendant de sa subjectivité ». Mais les institutions classiques sont ainsi faites que la crispation disciplinaire du conservatoire de Lyon vide cela de joie, quand deux semaines d’Ecole du Ballet de l’Opéra de Paris le tétanisent « par le spectacle terrifiant, dès le concours, d’un univers dur, triste et froid ». Entêté, le voilà à 17 ans à Toronto, dans une assez plaisante Ecole nationale de ballet du Canada, tonique façon américaine ; mais toujours dépité « de ne pouvoir faire de la danse comme je voulais la faire, c’est-à-dire d’une manière qui n’existe pas, en fait, dans le monde de la danse classique ». Quelle manière ? A deux doigts de renoncer, bifurquant vers la philo, c’est finalement une école de danse toute contemporaine – P.A.R.T.S, à Bruxelles, impulsée par la célèbre chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker – qui sauvera le soldat Noé, de la déroute sur le champ de bataille classique. C’est qu’à P.A.R.T.S. on fait du classique sans aucune idée de devenir danseur classique. L’expérience est dépaysante : « J’y arrive hyperentraîné, en posture hyper-musculaire, avec toute la manière d’être qui compte peut-être autant que la technique pure. Tout me paraît neuf, excitant, et je
gomme les excès, les tensions inutiles, qui découlent de l’enseignement habituel ». Plus profondément, un horizon artistique se dégage, dont Noé Soulier nous régale à ce jour dans ses pièces : « J’ai enfin pu ré-envisager des choses que je faisais depuis quinze ans, mais que je connaissais mal en fait, car ça n’est jamais envisagé selon ce point de vue ». Quel point de vue ? Celui qui analyse la danse comme un langage, avec origines, développement, règles et syntaxe de ses pas et enchaînements. « Ce sont des éléments souvent implicites, peu clairs, mouvants dans l’histoire, et en tout cas non formulés dans cette communauté de danse ». Avouons que Noé Soulier a réponse à tout. N’allez pas le taquiner sur le caractère emprunté de l’en-dehors. Il vous sort aussitôt ses références baroques pour expliquer toutes les directions de l’espace que cette position de base permet de distribuer. Le jeune chorégraphe désigne deux domaines de savoir sur la danse classique : le discours – souvent critique – de type historique ou sociologique, sur le rôle social de cette tradition, ou bien le discours – hagiographique – de type biographique ou impressionniste, des balletomanes. Noé Soulier entend défricher une autre voie : celle de l’analyse, détachés de leur contexte, des pas en tant que tels, le vocabulaire de mouvement qui s’y déploie, les règles et significations de leur construction. Les tordre, non ; les agencer autrement, oui, pour solliciter des regards qu’on n’avait encore pas su porter sur eux. Tout classique. Oui mais tout contemporain.
1 NOÉ SOULIER, MOUVEMENT SUR MOUVEMENT. PHOTO : VALLE VALLOMINI CHIARA
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RELÂCHE
UN BALLET DADA Par Laurent Croizier « Venez siffler Relâche, Ballet qui n’est pas un ballet ni un anti-ballet, Surtout n’oubliez pas les lunettes noires et du coton pour vous boucher les oreilles »
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oilà ce que clamait fièrement un prospectus de propagande du spectacle en 1924 ! Malmené le public ? Assurément ! Et pas seulement par les 370 phares de voitures braqués en direction de la salle1 qui servaient de décor au « ballet ». « Si cela ne vous plaît pas, vous êtes libres de foutre le camp », « Allez donc à l’Opéra ou au Théâtre Français, vous serez servis » précisait le rideau de scène. De quoi choquer le bourgeois ! Pourtant, c’est bien ce parfum de scandale qui l’attirait. Aussi ne fut-il pas déçu !
La première avortée Auréolé du succès de son exposition à la galerie Danthon en 1923, Picabia fut bientôt contacté par Rolf de Maré, mentor des Ballets suédois, pour la réalisation du décor d’un nouveau ballet – Aprèsdîner – imaginé sur un livret de Blaise Cendrars2. Mais l’absence de l’écrivain parti pour le Brésil laissa à Picabia une liberté totale. S’éloignant du modèle originel, ce dernier conçut – avec le concours d’Erik Satie (musique), Jean Börlin (chorégraphie) et René Clair (images) – une œuvre nouvelle, insolente et volontairement indigente (par contraste avec la somptuosité des productions des Ballets russes). Aussi Relâche, « ballet instantanéiste en deux actes, un entracte cinématographique et la queue du chien », s’apprêtait à voir le jour le 27 novembre 1924
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au Théâtre des Champs-Elysées. Par un singulier clin d’œil du destin, il y eut authentique relâche ce soir-là (en raison de la santé de Börlin terrassé par 40° de fièvre). Persuadés qu’il s’agissait là de la dernière spirituelle trouvaille de l’inimitable Picabia, les spectateurs restèrent attroupés devant le théâtre jusqu’à 23h avant de rentrer chez eux dépités ! La première eut lieu le 4 décembre.
Relâche ou l’art du « mouvement sans but » « Relâche est la vie […]. C’est le mouvement sans but […]. Relâche ne tourne pas et pourtant ne va pas tout droit : Relâche se promène dans la vie avec un grand éclat de rire … »3 affirmait Picabia. Au lever de rideau, le bref prologue cinématographique donnait le ton : Satie et Picabia y paraissaient orientant un canon vers la caméra – c’est-à-dire vers la salle – et faisant feu ! Sur les planches, une femme fatale cigarette à la bouche, un pompier manipulant un seau d’eau, des hommes en habits ou justaucorps, des infirmières, une brouette … évoluaient dans une atmosphère chorégraphique mêlant le raffiné et le banal, le savant et le populaire, abolissant les frontières esthétiques et sociales. Liberté totale. Anarchisme manifeste ! Construit apparemment sans trame, décousu, provocateur mais audacieux, le film de Clair projeté à l’entracte – nommé évidemment Entr’acte ! – rassemblait Man Ray et Marcel Duchamps s’affrontant aux échecs, Börlin en chasseur d’œuf, une danseuse à barbe, un convoi funéraire tiré par un dromadaire … ! Bien au-delà du jeu (souvent caustique), l’art de Clair était avant tout dans la vitesse et le modernisme
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choux … « Il me fallait faire une musique amusante, pornographique … » disait-il. Auric vomit cette infamie. Mais la partition n’en fut pas moins habitée par l’intuition du mouvement, rebondissant à chaque inflexion des interprètes sur scène comme à l’écran. Cet art polymorphe du mouvement allait persister, 90 ans après, lors de la récente reprise du spectacle par le Ballet de Lorraine4. René Clair avait cependant prévenu les analystes futurs quant au « sens » de l’ouvrage : « on a jamais su en quoi ce ballet était « instantanéiste ». Quant à la queue du chien, personne n’en a vu l’ombre ».
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hallucinants des plans. Art du mouvement qui répondait de manière idéale aux mouvements produits par les danseurs et acteurs eux-mêmes sur scène.
Une musique « pornographique » Afin de s’assurer le mépris des bien-pensants, Satie leur infligea son interprétation toute personnelle des chansons vulgaires ou paillardes les moins fréquentables : Le Marchand de navets, CadetRouselle, Le Père Dupanloup, Savez-vous planter des
1 CCN-BALLET DE LORRAINE, RELÂCHE. PHOTO : LAURENT PHILIPPE
Au-delà de ses atours militants et de son langage iconoclaste aux relents dadaïstes, Relâche apporta sa pierre à l’enrichissement du langage chorégraphique, faisant éclater les frontières artistiques par l’intégration de la magie du cinéma. Relâche évacuait de surcroît la barrière qui séparait la scène du public (ici éclairé, à l’instar des artistes, par les 370 projecteurs évoqués), préfigurant les maintes œuvres théâtrales ou musicales qui allaient adopter le même principe au fil du siècle … Sans doute certains devineront là la fameuse « queue du chien » jadis si difficile à percevoir mais ô combien visible aujourd’hui avec le recul de l’Histoire ! 1 Lesquels font inévitablement songer aux Rotoreliefs de Marcel Duchamp. 2 Cendrars avait une idée assez précise de son projet : le scénario était établi, plusieurs titres envisagés (Relâche, Surprise-party ou Cocktail-Party) et un entracte cinématographique était évoqué. 3 Paroles tirées de : Relâche, programme du spectacle, Théâtre des Champs-Elysées, 1924. 4 Chorégraphie de Petter Jacobsson et Thomas Caley proposée au public en mars 2014.
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ou la fabrique de l’image Le travail de Loïc Touzé ne cesse d’arpenter le territoire de la danse. S’il a quitté les plateaux de théâtre dans les années 90, explorant des espaces autres pour questionner l’objet spectaculaire et le regard qu’on lui porte, il est revenu à la scène, convaincu que c’est dans la matérialité même du geste, son initiation, sa puissance ou sa faiblesse que s’instaure le rapport à celui qui le regarde. C’est pourquoi ses pièces inventent toujours un lieu pour la danse dans l’espace même du théâtre ; un lieu d’exposition, de révélation du geste qui accueille l’expérience de l’interprète autant que celle du spectateur. Par Anne Lenglet.
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ans Love1, un plateau de 6 × 4 mètres, légèrement surélevé et adossé à un panneau de dimensions égales, est placé au milieu de la scène, à proche distance du public. Au-dessus du panneau, et de taille identique, le négatif d’une photographie représentant une forêt est suspendu, tel un inconscient ou un arrière pays du geste qui produirait ou accueillerait l’action. L’ensemble est surexposé par une lumière bleu vif. A gauche de ce plateau, six danseurs se tiennent dans l’ombre, sur le bord de la scène laissé vacant. D’emblée, la partition de l’espace distingue différents niveaux d’investissement de l’interprète. A la marge, les danseurs se relâchent, se concentrent ou se préparent à vue. L’entrée dans la danse, ou dans « l’image » tant il est vrai que le plateau central et son fond bleu fonctionnent comme un bain révélateur, est ritualisée par le pas qui permet aux interprètes de franchir un seuil et de monter sur le praticable, la tête pivotant à l’instant même vers le public. Debout et dans une frontalité totale, les danseurs se présentent comme des potentiels
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d’actions, corps marionnettiques dont ils seraient eux-mêmes les marionnettistes. Dans son adresse, ce premier geste postural, regard ouvert2, engage le public. Puis par un léger tremblement, un effondrement du rapport au sol ou une faille du regard, l’action a lieu. Simple, immédiatement reconnaissable : la mort, les lions, la bagarre, les claquettes etc. Collective, puisque tous les danseurs s’engagent dans la même activité, l’action est aussi individuelle car aucun mouvement n’est écrit au préalable. L’écriture ici proposée n’est pas la reproduction de mouvements composés en studio mais se décline sous la forme d’un programme, une succession de tâches dans laquelle l’interprète circule. C’est son imaginaire qui motive le geste et lui donne forme. L’image ne se développe pas, elle n’a ni début ni fin. En revanche, elle dure, se tend un peu trop longtemps, se fige. L’engagement expressif du corps et du visage souligné par le masque « maquillage blanc-rouge à lèvres », les références au mime, au
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cinéma muet ou aux jeux d’enfants s’associent à des durées d’action telles que le signe se délite et c’est bien au-delà du signifiant que le geste s’adresse au spectateur. Dans ce temps ouvert l’inquiétude s’immisce et la fiction prolifère. Passées quelques minutes, ces lions, ces morts ou ces combattants deviennent des genoux, des architectures, un paysage de doigts recroquevillés, une écoute, etc. Tant et si bien que le spectateur semble avoir accès à un feuilleté infini de visions.
le spectateur. Ce geste est celui d’un corps qui par son engagement imaginaire et perceptif, se conçoit comme une étendue bien plus que comme une entité close sur elle-même. A l’image de son titre, Love est une pièce en forme de leurre dont la beauté aiguisée ne dupe personne. Sa texture éclatante, sa part d’idiotie et son artificialité travaillent un dispositif qui dévoile l’épaisseur de l’imaginaire. Plus de dix ans après sa création, Love persiste à nous regarder.
Puis les danseurs quittent l’image, reviennent à la face, et descendent en pivotant la tête pour rejoindre le bord de scène, ce mouvement de balayage effaçant totalement l’image du plateau. Les quatorze tableaux qui se succèdent dessinent un récit sériel, avançant par éclats. Le dispositif qui permet l’apparition de l’image et son relâchement donne à voir la fabrique même de la danse et appelle une véritable dramaturgie de l’attention du public. Par sa frontalité et son adresse, le geste de Love se donne à voir, autant qu’il regarde et implique
1 LOÏC TOUZÉ ET LATIFA LAÂBISSI, LOVE. PHOTO : JOCELYN COTTENCIN
1 Love est co-signée avec Latifa Laâbissi en 2003 et créée avec Audrey Gaisan, Julien Gallée-Ferré, Yves-Noël Genod, Rémy Héritier, Maud Le Pladec et Carole Perdereau. La scénographie est élaborée avec Jocelyn Cottencin et la lumière conçue par Yannick Fouassier. 2 Il faudrait ici distinguer ce que Hubert Godard, chercheur en analyse du mouvement, nomme le regard périphérique ou subjectif, c’est-à-dire un regard qui n’est pas dirigé, projeté vers un objet mais qui au contraire accueille le monde, et permet à la personne de se fondre dans un contexte. Ce n’est pas la même zone du cerveau, ni les mêmes cellules de l’œil qui sont activées.
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Des performances-privées aux superproductions
LA COURSE À LA RENAISSANCE DE JAN FABRE
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1 JAN FABRE. PHOTO : DR 2 JAN FABRE, C’EST DU THÉÂTRE COMME C’ÉTAIT A ESPÉRER ET A PRÉVOIR, 2012. PHOTO : WONGE BERGMANN
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Dessinateur. Voilà comment se définit Jan Fabre. Face à une œuvre monstrueuse tant par sa taille que par la diversité des supports prêts à l’accueillir, travaillée par la répétition jusqu’à la folie, il est nécessaire d’en capturer les échos. Par Marie Juliette Verga.
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an Fabre a modelé très tôt son identité d’artiste. Occupé à ce qu’il appelle des performances-privées dans les rues d’Anvers, il fait installer sur sa porte une plaque indiquant : « Ici vit et travaille Jan Fabre », une manière d’affirmer son statut d’artiste au même titre que Van Gogh, l’illustre voisin. Peut-être n’est-il plus nécessaire de présenter Jan Fabre, l’un des artistes de la Nouvelle Vague belge, avec Anne Teresa de Keersmaeker, Alain Platel et Jan Lauwers, auxquels les institutions ont donné carte blanche. Tous portent en scène des performances théâtrales sophistiquées, mettant en jeu de nombreuses disciplines. Dès 1982, avec un fort désir d’effraction et l’expérience de ses premières performances, Jan Fabre entre en théâtre. Dès 1989, William Forsythe lui commande trois pièces pour le Ballet de Francfort. Depuis il est omniprésent : écritures, arts vivants, arts plastiques. Son modèle est l’artiste de la Renaissance, celui que personne ne contraint à choisir. Qu’est-ce qui déborde des performances de Jan Fabre, qui le fait entrer dans le théâtre ? La violence du signe, sans doute, et l’utilisation de la vérité du corps pour dévaster l’illusion théâtrale. Dans My body, my blood, my landscape en 1978, il utilise son sang pour dessiner. Remplaçant l’un de ses comédiens dans Théâtre écrit avec un K est un matou flamand, il est hospitalisé pendant
15 jours avec une commotion cérébrale à cause de la violence des coups portés. Ce rapport au réel théâtral est essentiel dans sa façon de « rendre »1 ses textes. Il s’agit de montrer un corps agressif, extrême, dans son immobilité même. Le sang apparaît à nouveau dans Le Pouvoir des folies théâtrales lorsque les grenouilles appelées à devenir princes sont recouvertes de chemises blanches puis écrasées par les pieds des comédiens. La mort étant le point limite entre réel et théâtral : si malgré la distinction personnage-comédien la douleur ou l’épuisement sont réels, le statut du mort demeure après la représentation. L’autre relation évidente est le temps qui se trouve étiré jusqu’à ne plus pouvoir être celui de la représentation. Jan Fabre décide de transposer au théâtre cette propriété de la performance : donnée hors du cadre théâtral, c’est le regard du spectateur seul qui en fait une représentation. Dans la série des performances Bic-Art, Ilad of the Bic-Art, The Bic-Art room (1981), il s’enferme 72 heures pour dessiner avec un acharnement maniaque, y compris sur son corps, une sorte de mutilation par l’écriture. Ce rapport obsessionnel au temps et à l’espace se retrouve dans la structure de la pièce C’est du théâtre comme c’était à espérer et à prévoir qui dure 8 heures et dont la structure repose sur la répétition. Là encore la confrontation réel-théâtral est convoquée : pendant 8 heures les comédiens ne font pas que jouer.
3 JAN FABRE, MY BODY, MY BLOOD, MY LANDSCAPE, 1978. PHOTO : ANGELOS BVBA 4 JAN FABRE, ILAD OF THE BIC-ART, THE BIC-ART ROOM, 1981. PHOTO : FRED BALHUIZEN/ANGELOS BVBA 5 JAN FABRE, ECCE HOMO, 1982. PHOTO : ANGELOS BVBA
Tandis qu’ils se jettent au sol dans une course perdue d’avance, des sacs de sable suspendus s’écoulent, sabliers implacables. L’épuisement l’emporte. Et comme Jan Fabre regardeur de ses œuvres dans The Bic Art room, les comédiens deviennent spectateurs en observant un strip-tease ou en fixant 15 min le public, lui empruntant ses soupirs, sa toux mais surtout son mutisme. Il y a enfin l’intégration de l’histoire de l’art dans les œuvres. Cela va des flamands primitifs, qui peignaient avec du sang et des os broyés, aux tableaux projetés sur scène qui se trouvent déformés par l’action théâtrale (Le Cauchemar de Füssli, Éros et Psyché de Picot, L’Art de Khnopff) jusqu’aux défis de connaissances théâtrales, chorégraphiques et littéraires dans Le Pouvoir des folies théâtrales … En 2012, l’artiste remonte C’est du théâtre et Le Pouvoir des folies théâtrales – Théâtre avec un K avec ses scènes de viols n’ayant peut-être plus sa place dans l’œuvre de l’auteur – convaincu de l’actualité de leur forme et du jeu. Il faut dire que 30 ans après et malgré une distance sensible envers la violence faite aux corps, elles conservent toute la subversion du couple paradoxal beauté-vérité. Une Renaissance autocentrée.
1 A la manière d'Artaud, il s'agit en quelque sorte de les « vomir ».
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FEMMES DE TÊTE Avec Magical, Anne Juren et Annie Dorsen, chorégraphes et performeuses, respectivement française et new-yorkaise, inventent pour la Biennale de Lyon une création où la magie fait la part belle au féminisme et à l’étonnement scénique. Nous avons eu envie d’en savoir plus sur cette pièce en tandem nourrie de l’histoire de la performance américaine des années 60 et 70, qui est l’un des spectacles les plus attendus de cette édition 2014. Par Bérengère Alfort.
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nne Juren, vous êtes française, Annie Dorsen, vous êtes new-yorkaise. Parlez-nous de votre rencontre et et de vos confrontations dans le processus créatif de Magical … A N N I E : Je dirais que notre relation de travail, dans ses similitudes et ses différences, n’a pas grand-chose à voir avec nos nationalités mais se fonde plutôt sur nos deux origines artistiques : mon parcours de miseen-scène au théâtre et celui d’Anne dans la danse, comme performeuse et chorégraphe. Au début de notre collaboration, la compréhension qu’Anne avait d’une pièce et de ses besoins provenait d’un processus d’appropriation corporelle, de prise en compte de l’espace et du rythme, alors que la mienne se fondait sur une vision extérieure des signaux structurels, thématiques ou visuels. C’est là où nous avons appris beaucoup l’une de l’autre – mais je ne devrais pas parler pour Anne, donc je dirais que j’ai beaucoup appris d’elle. Au final, je pense que nous avons trouvé énormément de matériau créatif dans la combinaison de ces deux perspectives, de ces deux modes de connaissance. Je suis d’accord. Nous avons beaucoup appris l’une de l’autre. Grâce à des outils et connaissances complémentaires nous avons pu construire un sens de l’humour commun, ainsi que notre propre façon de détourner ces performances emblématiques que nous utilisons dans la pièce. ANNE:
Vous vous référez à Carolee Schneemann1. Quel est l’impact de son discours dans votre travail, ainsi que celui des années 60 jusqu’à nos jours dans le thème de la pièce ? A N N I E : Quand Anne et moi avons commencé à travailler ensemble, bien sûr nous connaissions ces pièces, elles sont iconiques, incontournables. Mais pour ma part je n’avais jamais vraiment passé de temps à les regarder ou à y réfléchir. Au début de notre processus, je sentais que nous faisions une forte critique de ces anciennes pièces, de cette vision essentialiste du corps des femmes, d’une forme de
1 ANNE JUREN ET ANNIE DORSEN, MAGICAL. PHOTO : CHRISTOPH LEPKA
connaissance qui serait féminine, d’un art qui serait féminin. Mais au fur et à mesure j’ai commencé à voir que notre critique était déjà incluse, d’une certaine façon, dans les pièces de Schneemann et celles des autres. Elles ont un certain humour, une distance avec elles-mêmes, elles sont parfaitement conscientes de la façon dont leurs œuvres trouvent leur place sur le marché, etc. Comment, avec Magical, vous situez-vous par rapport à l’illusion, la transparence, la virtuosité et … la magie ? A N N E : La virtuosité dans Magical – qui apparaît tant au niveau de la physicalité que de la dramaturgie du spectacle – est une façon de renouveler la lecture de ces performances iconiques. Un des bénéfices de notre processus de travail a été de faire, refaire, donc de s’approprier ces performances avec une conscience corporelle venant d’une pratique de chorégraphe et de danseuse. Ce savoir-faire fait aussi partie de la palette que nous utilisons dans Magical comme outil de détournement. Et la virtuosité présente dans Magical montre plus notre envie de travailler sur la sublimation et l’émerveillement que de décortiquer le contenu d’un message. Pour cette raison l’utilisation de la magie et de l’illusion est à la fois cohérente et presque nécessaire pour parfaire le spectacle. Quelle est aujourd’hui votre position sur le féminisme? A N N I E : J’ai la sensation qu’il y a un certain nombre de points de repère du féminisme qui sont devenus une évidence et qu’on ne peut plus appeler féminisme. Certaines choses qui étaient à proprement parler féministes pour les générations précédentes sont maintenant tellement acceptées et vont tellement de soi qu’on ne peut plus les qualifier ainsi. Et donc la question devient : que reste-t-il à qualifier de féministe ? Aux Etats-Unis depuis quelques années, avec la montée du Tea Party et des mouvements d’extrêmedroite, il y a une contre-attaque généralisée sur
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▸ toutes sortes de choses que l’on pensait désormais
acquises. Juste un exemple : la Cour Suprême vient de décider que si le propriétaire d’une entreprise privée a une objection religieuse contre la contraception, il peut exiger que la couverture sociale de ses salariés ne la prenne pas en charge. Vraiment, il y a des choses graves qui sont en train de se passer. De nouveau, il semble qu’on retrouve un grand intérêt à légiférer sur le corps des femmes, à stigmatiser les femmes qui sont sexuellement et financièrement indépendantes. Finalement, cela nous ramène aux années 50. Et je peux me tromper complètement mais je pense qu’en réponse à ces attaques de la droite, nous voyons la naissance d’un nouveau mouvement féministe qui va prendre une nouvelle forme sans ressembler nécessairement à celui des années 70 ou 90. Pouvez-vous nous délivrer le moment le plus magique de Magical, celui qui a le plus sollicité vos soins ? A N N E : Eh bien, je dirais le fameux tour du ruban qui sort du vagin que nous avons inventé pour le spectacle avec l’aide d’un magicien. Après avoir rencontré plusieurs problèmes, nous avons finalement trouvé une sorte de « technique » adéquate et fonctionnelle pour ce tour. Tout le plaisir de la magie est dans cette liberté de créer ses propres tours. La magie est-elle à vos yeux un symbole de manipulation sociale ou culturelle ? A N N I E : La magie fonctionne en donnant au spectateur une direction précise où fixer son attention ; elle dit « regardez ici ! ne regardez pas là ! » Dans ce sens c’est une forme de manipulation ultime. Et effectivement nous vivons dans une époque où la distraction et le spectacle sont des moyens fondamentaux de contrôle politique. Cela n’est pas nouveau, nous fonctionnons ainsi depuis un certain temps ; c’est une caractéristique d’un monde de mass media ou peut-être même est-ce une caractéristique essentielle de la démocratie de masse.
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1
centralisé et utilisait la magie, à proprement parler, pour terrifier et pacifier le peuple. Aujourd’hui, même si nous vivons dans un monde de distraction et de spectacle généralisé, nous devons prendre en compte aussi le scientisme, le techno-fétichisme, une sorte de régime terroriste des experts, etc, etc. Ou peutêtre ces derniers sont-ils simplement de nouvelles formes de magie, des technologies et des phénomènes économiques que nous ne comprenons pas vraiment et qui semblent fonctionner dans l’ombre selon des règles que nous ne pouvons pas discerner. Êtes-vous des artistes heureuses ? A N N I E : Oui, toujours !
Mais il est aussi possible d’utiliser cette technique de façon excessive. Il serait même encore plus pertinent de dire que la magie était un levier central de contrôle politique au Moyen Age par exemple, lorsque l’église catholique était le seul pouvoir
1 Carolee Schneemann, née en 1939, est une artiste plasticienne américaine qui a beaucoup travaillé avec le corps, s’intéressant notamment à la sexualité et au genre.
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1 ANNE JUREN ET ANNIE DORSEN, MAGICAL. PHOTO : CHRISTOPH LEPKA
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LA BIENNALE DE LYON 10 – 30 SEPTEMBRE
ALESSANDRO SCIARRONI
I WILL BE THERE … Benjamin Perchet, conseiller artistique de la Biennale de danse de Lyon, a accepté de nous parler d’Alessandro Sciarroni, artiste absolument atypique qu’il a découvert il y a quelques années en Italie. Voici quelques extraits de cette conversation. Par Aurélien Richard et Olivier Tholliez.
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À
la base, Alessandro est comédien. Né en 1976 comme moi, il m’est très proche dans la manière qu’il a de décomplexer le théâtre, dans son aisance à en manipuler les codes. Et en tant que programmateur, cela me plaît. C’est quelqu’un qui a une identité, une vraie présence tant dans la vie que sur scène ; il a énormément de joie et de mélancolie en lui, et ça n’est pas contradictoire. Il vit en rapport avec l’Autre, sans pour autant abdiquer une réelle liberté personnelle. C’est ce qui peut-être fait naître chez le spectateur de ses pièces comme une sorte de sentiment amoureux. En tout cas, son travail porte une réelle signature. En 2013, Alessandro a été le premier artiste italien choisi
1 ALESSANDRO SCIARRONI. PHOTO : ANDREA MACCHIA
dans la sélection de Modul-Dance, projet de coopération entre 19 centres de danse européens afin de faire émerger des travaux différents, de facture exigeante. (…) Nous avons choisi de présenter à la Biennale deux pièces d’Alessandro : UNTITLED_I will be there when you die ainsi que Joseph_Kids. Ce sont deux objets minimalistes, très différents de facture, puisque le premier est un spectacle performatif qui se propose de radicaliser l’exercice du jonglage, alors que le second est une adaptation pour le jeune public de son premier solo Joseph datant de 2011, que j’avais vu à l’époque. (…)
Dans I will be there, ce qui est peut-être le plus touchant, c’est une concentration extrême dans le geste, une lutte pour apprécier la gravité et cette façon très particulière qu’Alessandro a de troubler la vision du jonglage traditionnel, alors même que la vision du cirque en Italie est particulièrement tournée vers le passé. C’est donc moins la virtuosité de l’exercice qui est ici « zoomée » que la mise en place d’une forme de cérémonie, qui célébrerait la gravité. (…) Alessandro aime travailler avec des personnes qui n’ont pas de pratique scénique. Il peut tout-à-fait convoquer des policiers au plateau par exemple, ça ne le dérange pas, au contraire. Il ne
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▸ s’embarrasse pas de complexes. Il peut
se le permettre, car il a une intelligence très vive et une façon d’accompagner ses interprètes qui est très sensible, et qui du coup, grâce à cette humanité, rend ses spectacles très accessibles. De toute façon, c’est un passeur, j’en suis convaincu. Et on ne peut ressentir que de l’empathie, voire de la compassion pour ses objets. (…) Déjà en 2012, dans FOLK-S, il y avait cette idée de singulariser et de détourner les dispositifs. Ces danses bavaroises qui n’en finissaient plus de ne plus finir, jusqu’à l’épuisement des interprètes … Cela ne faisait pas partir le public, ça le faisait rentrer dans un autre temps, regarder autrement … Et cela déclenchait de la beauté, et cela naissait du plateau, par le plateau, dans ce lien sensible entre performeurs et spectateurs. (…) Joseph_Kids est aussi une véritable expérience. Bien que cela soit interprété par un seul homme, il ne s’agit absolument pas d’un one-man-show. Je dirais même que c’est une forme de duo car l’interprète y est constamment en rapport avec son ordinateur portable. Et, par le truchement de moyens technologiques d’aujourd’hui, webcam, effets vidéos etc, il découle de cet affrontement virtuel une ironie et une façon de faire prendre conscience aux enfants comme aux grands la complaisance qu’il y aurait à se laisser porter par les machines, en abdiquant nous-mêmes. Je pense qu’Alessandro a une façon très à lui de traiter de l’aliénation et de la peur, d’une certaine peur du vide.
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BALLROOM
Qui a peur de la performance ? ENTRETIEN AVEC DOMINIQUE HERVIEU, DIRECTRICE ARTISTIQUE DE LA BIENNALE DE DANSE DE LYON Chorégraphe, co-directrice du Théâtre national de Chaillot de 2008 à 2011, Dominique Hervieu a ensuite repris les rênes artistiques de la Biennale, cet événement majeur du monde de la danse. Succédant à son fondateur Guy Darmet, elle a su relever un défi d’envergure : pérenniser ce projet sans le rigidifier. Elle nous explique ce qui fonde et anime son travail de programmatrice et détaille ses choix pour l’édition 2014, dédiée à la performance et au cirque. Par Aurélien Richard et Olivier Tholliez
LA BIENNALE DE LYON 10 – 30 SEPTEMBRE
C
omment choisissez-vous la thématique de votre festival ? Tout part des artistes. Je les écoute, je discute avec eux. Ils me parlent de leurs œuvres, de l’urgence créative dans laquelle ils se trouvent et tout cela m’aide à concevoir des parcours pour le public. Pour moi une thématique de programmation n’est pas linéaire ou monolithique. Je la conçois comme une espèce d’arbre généalogique complexe, un ensemble cohérent de réseaux qui s’entrecroisent, qui font appel les uns aux autres, qui se répondent et dont les liens multiples me permettent d’être inventive et pertinente par rapport à l’actualité chorégraphique. Construisez vous des fidélités artistiques, de biennale en biennale ? Oui … par exemple avec Dada Masilo, pour laquelle j’ai eu de suite un coup de cœur ! Mais aussi avec Jan Fabre ou William Forsythe … comment ne pas être fidèle à des artistes aussi immenses ? Mais quand j’y pense, je ne suis pas une femme très fidèle ! (rires) En fait pour moi, en tant que programmatrice, c’est le projet qui passe avant l’artiste. L’accompagnement que j’ai avec les artistes est chaleureux, attentif, mais pas systématique. Car j’ai aussi ma propre logique, un fil directeur pour mon festival. Et puis je veux aussi générer la surprise, la découverte, car ce n’est pas le penchant naturel du public, et c’est normal. Pourtant, rien de plus jouissif que d’être surpris par un nouvel auteur ! C’est ce dont je voudrais convaincre les spectateurs de la Biennale. Pourquoi avoir choisi cette année la thématique de la performance ?
Tout a commencé quand j’ai constaté que Loïc Touzé est le dramaturge de XY, une troupe clairement circassienne. J’y ai vu un signal extrêmement fort : un artiste venant de la mouvance ultra-conceptuelle s’ouvre aujourd’hui à des collaborations qui développent un rapport au corps, une virtuosité, une écriture, un rapport au spectateur et l’émotion théoriquement à l’opposé de son travail d’origine.
« Aujourd’hui, les cultures performatives et les formes théâtrales sont clairement en phase de mélange » Cela correspond pour moi à quelque chose qui se passe en ce moment : les antagonismes se dénouent. Les cultures performatives et les formes théâtrales sont clairement en phase de mélange. Les deux s’apportent mutuellement beaucoup et donnent naissance à des œuvres qui me touchent particulièrement. En effet, cela fait écho à ma propre obsession en tant qu’artiste : hybridité, transdisciplinarité, frontières perturbées, anti-dogmatisme. Partant de ces convictions, mon attention a été attirée par Noé Soulier, qui croise la culture de la performance avec celle du ballet. Puis je me suis souvenue de François Chaignaud et Cécilia Bengolea, qui m’avaient confié leur désir de travailler avec un ballet et des danseurs sur pointes. Comme de plus je pouvais mettre ce sujet dans une perspective historique avec Picabia et Cunningham, ma thématique s’est rapidement imposée. Vous savez, mon expérience de créatrice m’aide à travailler sur les associations, et surtout à faire confiance aux artistes.
Aujourd’hui, a posteriori, je me dis que mon choix est bizarrement un écho direct de l’année 2003. En effet, en 2003 a été créée Love de Loïc Touzé , qui joue avec les interdits de la non-danse (narration, saynètes). En 2003 aussi, Marina Abramovic a mis sur pied son centre de transmission et a ainsi permis que la performance devienne « répertoire », crée une trace, une archive, organise son accès. Et 2003 c’était aussi l’année du Cirque en France ! Que va retenir le public de cette thématique sur la performance, à votre avis ? J’ai envie de rendre la performance « démocratique ». Expliquer que ce n’est pas un machin radical, un mot qui fait peur, une forme élitiste. Au contraire, la performance se caractérise par sa dimension sensorielle, directe, non-intellectuelle. Ce n’est pas un hasard si dans les moments de crise la performance a été régulièrement convoquée pour sortir la danse d’impasses esthétiques trop convenues ou trop normées. A ce sujet, je tiens à préciser que le point de vue que j’ai choisi est celui de la représentation dans le théâtre, non pas celui de l’incursion de la danse dans les musées ou dans des lieux du quotidien. Et comment le thème du cirque est-il venu s’adjoindre à celui de la performance ? D’abord par goût du contraste. Face à la performance dont on pourrait craindre qu’elle soit perçue comme élitiste, le cirque est spontanément très fédérateur. L’enjeu pour moi est de faire voyager le public entre des propositions où il va spontanément venir de lui-même et d’autres où nous allons l’emmener.
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LA BIENNALE DE LA DANSE DE LYON EN QUELQUES CHIFFRES
▸ Mais il y a également une raison de
fond à associer cirque et performance. Le cirque a, lui aussi, régulièrement servi de perturbateur et de source de renouvellement pour le spectacle classique. Comme la performance, c’est un lieu de virtuosité pour le corps ; comme la performance c’est un lieu où l’on peut se permettre la transgression, l’outrance, le grotesque, le désordre. Au final, danse, performance et cirque sont intimement liés, dans un jeu d’interactions complexe. Voilà une idée simple mais très difficile à illustrer ; non seulement pour moi dans le choix de mon programme mais surtout dans les clefs que je donne aux spectateurs pour décoder et comprendre ces multiples influences.
« Je crée un tableau multicolore, multisensoriel » Cela nous promet donc une Biennale très vivante ? Comme toujours ! Pour moi il est important que le festival soit l’occasion de nombreux rendez-vous avec les spectateurs sous des formes variées et complémentaires aux spectacles. Il y aura des ateliers avec les artistes, et même Jan Fabre en animera un. Numéridanse1 enrichira l’expérience du public par une somme d’archives vidéo exceptionnelle sur les liens entre danse et performance. Il y aura aussi la Fabrique du Regard, que j’ai créée dès mon arrivée et qui rassemble au total plus de 5000 personnes : c’est l’endroit où le public peut assister à des conférences et des colloques animés par des intervenants de très haut niveau.
054
BALLROOM
2014/16E ÉDITION 21 jours de festival 25 villes concernées 45 spectacles dans 44 lieux de représentation 43 compagnies invitées représentant 14 pays Un défilé (10e édition) réunissant 5000 participants Près de 100.000 places assises vendues Un budget total de 7,8 Millions d’€ dont 59% de subventions publiques, 20% de recettes propres et 21% de partenariats privés
Je tiens beaucoup à cet espace dédié à une vulgarisation de qualité, qui permet d’aborder les œuvres avec une dimension de connaissance supplémentaire. Cette année, par exemple, Peter Jacobsson fera une visite guidée du musée des Beauxarts en se focalisant sur le début du XXe siècle, en lien avec la présentation de Relâche de Picabia et Satie. Ce qui fera la vie de la Biennale, c’est aussi la grande diversité de tous les spectacles qui seront proposés, en complément des thématiques principales. Je crée un tableau multicolore, multisensoriel. Cela reste l’ADN de la Biennale, à la fois en raison de mes choix esthétiques personnels, mais aussi parce que je pense que dans c’est la meilleure façon de saisir l’évolution de l’art contemporain. Donc je joue avec tout le spectre de la danse, dans ce qu’elle a de plus vital. Je mets en avant le « show » tchadien, le hip hop. Cette ouverture de styles est le gage d’un brassage des publics qui nous permet d’emmener petit à petit les jeunes vers des formes d’accès plus « difficile ». Par exemple, notre abonnement hip hop leur propose de voir Kader Attou, c’est-à-dire une écriture avec laquelle un hip hopeur
n’est pas forcément familier, même si elle prend sa source dans le hip hop. De même dans la programmation pour le jeune public je porte une grande attention à la qualité et à la diversité de ce qui est proposé. Les propositions d’Alessandro Sciarroni, de Thomas Lebrun et de Maria Clara Villa-Lobos sont de véritables petits bijoux ciselés pour les petits. Pour conclure, comment imaginez-vous l’avenir de la Biennale ? Aujourd’hui nous avons déjà 25 villes partenaires, plus de 40 lieux de représentation, nous nous étendons jusqu’aux pieds du Mont-Blanc. Mon rêve, c’est d’entraîner dans notre projet l’ensemble de la région Rhône-Alpes. Je rêve qu’une année sur deux chaque théâtre de la région ouvre sa saison avec un spectacle de danse. J’imagine un signe extrêmement fort donné à tous, comme un bouquet multicolore, par une grande fête de la danse.
1 Numéridanse est la 1ère vidéothèque internationale de danse en ligne. www.numeridanse.tv
LA BIENNALE DE LYON 10 – 30 SEPTEMBRE
LES SPECTACLES DE LA BIENNALE DE LYON 2014
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2 7 S E P T. 2 0 H 3 0 E T 2 8 S E P T. 18 H THÉ ÂTRE DU VELLEIN, VILLEFONTAINE
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Loïc Touzé & Latifa Laâbissi – ORO LOVE
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African Delight Soweto’s Finest – Tchado’s Stars
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Ballet de l’Opéra de Lyon Jiří Kylián, Emanuel Gat, F. Chaignaud & C. Bengolea
LE TOBOGGAN, DÉCINES-CHARPIEU
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LE DÔME THÉ ÂTRE, ALBERT VILLE
19 S E P T. 2 0 H 3 0
Ambra Senatore Création 2014
LY O N
Alessandro Sciarroni Joseph_Kids 2 8 S E P T. 18 H E T 2 9 S E P T. 2 0 H 3 0 T N P, V I L L E U R B A N N E – G R A N D THÉ ÂTRE, VILLEURBANNE
Rocío Molina et Rosario « La Tremendita » Afectos
William Forsythe – The Forsythe Company Study # 3 2 9 S E P T. E T 1 O C T. 19 H 3 0 ,
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2 4 , 2 5 , 2 7 S E P T. 2 0 H 3 0 E T
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Compagnie XY Il n’est pas encore minuit …
R A D I A N T – B E L L E V U E , LY O N / C A L U I R E
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Rocío Molina Bosque Ardora
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Benjamin Millepied – L.A. Dance Project Hiroaki Umeda, Roy Assaf, Benjamin Millepied
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19 S E P T. 2 0 H 3 0 , 2 0 E T 2 1 S E P T. 19 H
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THÉ ÂTRE DE L A RENAISSANCE,
LE TOBOGGAN, DÉCINES-CHARPIEU
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Kader Attou – CCN La Rochelle/ Cie Accrorap Opus 14
Tânia Carvalho – Bomba Suicida Weaving chaos
VAUL X-EN-V ELIN
Thomas Lebrun – CCN de Tours Tel quel !
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LE POL ARIS, CORBAS, THÉ ÂTRE DE
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THÉ ÂTRE DE VÉNISSIEUX, VÉNISSIEUX
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L’A T R I U M , T A S S I N L A D E M I - L U N E
Claudio Stellato L’Autre
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CCN – Ballet de Lorraine Francis Picabia & Erik Satie, Merce Cunningham, Noé Soulier Paris – New York – Paris
Mourad Merzouki – Centre Chorégraphik Pôle Pik Récital à 40
Maria Clara Villa-Lobos – XL Production Têtes à Têtes
3 0 S E P T. 2 0 H 3 0 THÉ ÂTRE DE VÉNISSIEUX, VÉNISSIEUX
P. Rigal, H. Razak, P. Cartonnet – Cie dernière minute – Cie Onstap Bataille
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TRADITIONS
LES BALLETS
RUSSES DE PARIS À MONTE-CARLO Au début du XXe siècle, Serge Diaghilev, imprésario et amateur éclairé de musique, de peinture et de danse venu de Russie créa un des mouvements artistiques les plus riches qui ait jamais vu le jour en France. Vingt années durant, Diaghilev, fort du soutien de nombreux mécènes, sut avec ses Ballets Russes fédérer les plus grands talents : Picasso, Matisse, Derain, Braque, Miró, Stravinski, Prokofiev, Satie, Ravel, Debussy, Falla, Strauss, Cocteau, Chanel, Nijinski, Pavlova, Lifar, Fokine, Balanchine … Après sa mort, c’est René Blum, frère de Léon Blum, fidèle ami du visionnaire russe et directeur du théâtre de Monte-Carlo, qui ressuscitera les Ballets Russes. Aujourd’hui la Principauté, qui offre une place de choix à la danse, se vit comme l’héritière de ce mouvement artistique sans précédent. Dossier coordonné par Corinne Hyafil LÉON WOIZIKOVSKY, SERGE LIFAR, LYDIA SOKOLOVA ET SERGE DIAGHILEV AU LIDO, VENISE, 1927. ANCIENNE COLLECTION SERGE LIFAR. PHOTO : DR/NOUVEAU MUSEE NATIONAL DE MONACO
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TRADITIONS
Le rêve de
DIAGHILEV Ce siècle avait neuf ans … mais n’était pas totalement lui-même. Naturalisme et symbolisme se chamaillaient encore. Debussy avait créé son fameux Pelléas et Mélisande en 1902 1… Mais au caractère révolutionnaire de la partition répondaient les décors hélas convenus, hyper-réalistes et ternes de Lucien Jusseaume et Eugène Ronsin. Manifestement, sur les planches des théâtres, le visage artistique du XX e siècle se faisait attendre … Celui-là vint de Russie. Par Laurent Croizier. Naissance
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Ex-collaborateur du directeur des théâtres impériaux de Russie, amateur d’art et de musique, récent organisateur d’expositions et de concerts russes à Paris, Serge Diaghilev appréciait l’éditeur de musique et impresario Gabriel Astruc. Depuis leur rencontre chaleureuse, au printemps 1906, dans les salons de la comtesse Greffulhe, à Paris, ils étaient devenus amis. Un déjeuner chez Paillard les réunissait en cette année 1908. Astruc – qui venait d’assister à la représentation du Boris Godounov que Diaghilev avait
VASLAV NIJINSKI DANS LE FESTIN DE MICHEL FOKINE ET MARIUS PETIPA PHOTO : EMIL OTTO HOPPÉ, S.L.S.D./MÉDIATHÈQUE DU CND, DONATION GILBERTE COURNAND, DR
programmée au Palais Garnier – se mit à évoquer avec admiration la scène de l’opéra où la troupe exécute une polonaise en fléchissant avec grâce les genoux. « Vous m’avez l’air d’adorer la danse, dit Diaghilev à son acolyte. En France […], vous ignorez ce qu’est un danseur. En Russie, les hommes aussi sont des étoiles. […] Rien ne peut vous donner une idée de ce qu’est notre Waszlaw [Nijinski] ! Son art tient du prodige. Ce jeune homme de vingt ans saute à des hauteurs inimaginables […] » « Si vos danseurs sont ce que vous dites, si vous amenez ici artistes, décors et costumes, je fais mon affaire de la location du Châtelet, de l’organisation et de la propagande » conclut Astruc2. Et les Ballets russes étaient nés ! Au-delà des mécènes (Henri de Rothschild, Isaac de Camondo, Henri Deutsch, Basil Zaharoff, André Bénac …), Astruc avait sollicité Jean Cocteau pour rédiger une brochure alléchante annonçant les merveilles prochaines. Marcel Proust, Auguste Rodin, Odilon Redon, Reynaldo Hahn, la comtesse de Noailles, José-Maria et Misia Sert, quant à eux, avaient redoublé d’énergie pour colporter la nouvelle de la venue prochaine d’un « miracle » artistique et esthétique à Paris ! Le 17 mai 1909, le tout-Paris se pressait au Théâtre du Châtelet pour venir assister à la générale. Avant
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L’Après-midi d’un Faune fut un tableau vivant tissé sur la toile de Bakst. Ignorant la profondeur de la scène, les danseurs évoluaient de cour à jardin, dans un espace à deux dimensions, animés de gestes inspirés des peintures archaïques qui ornent les vases grecs.
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même le lever de rideau, le spectacle était déjà dans la salle, Astruc ayant savamment orchestré le placement des invités en « exposant » au premier rang de balcon les 52 comédiennes les plus ravissantes de Paris, installées de manière à ce qu’alternent « toisons blondes et chevelures brunes »3.
Lever de rideau
II
Si le Pavillon d’Armide 4 fut prétexte à admirer les décors grand siècle imaginés par Alexandre Benois, ce fut Cléopâtre 5 qui fascina le public. La Pavlova, qui rayonnait dans le rôle de Ta-Hor, laissa pourtant la vedette à Ida Rubinstein. Sa fascinante Cléopâtre fut
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tour à tour hiératique et langoureuse, sculpturale et lascive … un choc pour les Parisiens ! Réminiscence envoûtante du romantisme, Les Sylphides 6 ajoutèrent à la réussite de cette première saison. Diaghilev avait dépensé sans compter. Et le savant dosage entre tradition (Les Sylphides) et modernité audacieuse (Cléopâtre) était assurément le cocktail idéal. Diaghilev et Astruc étant légèrement brouillés pour raison financière (l’imprésario ayant laissé à Astruc une ardoise de plus de 60 000 francs), la deuxième saison – 1910 – eut lieu à l’Opéra de Paris et fut marquée par deux événements majeurs : Shéhérazade et Giselle. Baignée d’envoûtants parfums d’Orient Shéhérazade amplifiait le choc produit par Cléopâtre un an plus tôt ! Ida Rubinstein s’y montrait plus sensuelle, plus irrésistible que jamais et, portée par l’orientalisme voluptueux de la musique de RimskiKorsakov, paraissait surgir de l’« orgie de couleurs » imaginée par Bakst pour le décor. Jusseaume était définitivement « enterré ». Et l’enchantement fut tel que la mode même (s’emparant des couleurs
1 L’APRÈS-MIDI D’UN FAUNE DE VASLAV NIJINSKI. PHOTO : ADOLPH DE MEYER, 1912, IN : RICHARD BUCKLE (DIR.), L’APRÈS-MIDI D’UN FAUNE. NIJINSKY. 1912, NEW YORK ET LONDRES : EAKINS/DANCE BOOKS, 1980/ MÉDIATHÈQUE DU CND, FONDS RUDOLF NOUREEV, DR
luxuriantes dominées par l’orange et le bleu) tourna à l’orientalisme, le célèbre couturier Poiret étant sommé par ses clientes de suivre la tendance ! Giselle (musique d’Adam, décors de Benois), quant à elle, fut un échec. Car les Parisiens attendaient désormais des Ballets russes de la nouveauté. Exclusivement. Pourtant, la production fut un événement historique ressuscitant la wili sur son sol natal !
Russisme et archaïsme
III
1911 fut l’année de l’inimitable Waszlaw Nijinski. Son saut miraculeux clôturant Le Spectre de la rose bouleversa les esprits tout comme son interprétation, aux côtés de Tamara Karsavina et Alexandre Orlov, de la bouleversante poupée Pétrouchka. Ce fut aussi l’année où, après une brouille avec l’administration des théâtres impériaux, la troupe de Diaghilev quitta définitivement la Russie pour s’établir à Monte-Carlo (bien que Paris demeurât le lieu de toutes les décisions). Particulièrement attaché au théâtre Mariinsky et à Saint-Pétersbourg, Fokine vivait mal ce déracinement. Aussi Diaghilev songea-t-il à lui trouver un successeur.
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Vînt alors le temps de Nijinski, danseur fétiche de la compagnie et nouvel amant de Diaghilev … Nijinski créa deux fois, emmenant la troupe dans une indescriptible douleur : plus de cent répétitions pour L’Après-midi d’un Faune et guère moins pour le Sacre du printemps. Si Fokine n’avait pas touché au vocabulaire chorégraphique « classique », Nijinski le pulvérisait. Imposant aux danseurs des gestes totalement contraires aux positions qu’ils répétaient depuis leur enfance, contraires à la manière dont on avait façonné leur corps. L’Après-midi d’un Faune fut un tableau vivant tissé sur la toile de Bakst. Ignorant la profondeur de la scène, les danseurs évoluaient de cour à jardin, dans un espace à deux dimensions, animés de gestes inspirés des peintures archaïques qui ornent les vases grecs. Archaïque aussi le faune. Surgi des temps immémoriaux. Sauvage. Cristallisant les forces de la Nature. Guidé par son instinct. Archaïque enfin son coup de rein final. Intolérable. Mais somme toute
indispensable. N’exposant aux yeux de tous qu’un geste banal et pourtant honni, vecteur de scandale (ce qui n’était pas pour déplaire à Diaghilev, tant cela représentait une publicité considérable pour sa troupe !). Aussi, archaïque allait être le Sacre l’année suivante. Et les réactions du public au diapason : « Où donc ont-ils été élevés tous ces salauds-là ? » aurait été, selon le critique de la revue Comœdia qui assistait au spectacle, la phrase la plus « conciliante » prononcée par l’ « élite parisienne » durant la soirée de première, le 29 mai 19137 !!! Le Sacre ? Pas d’intrigue, mais seulement l’exposition d’un grand rituel païen où l’homme se trouve confronté aux vibrations de la Nature. Une musique tellurique signée du jeune Stravinski assénant aux oreilles un déluge de percussions, échos des
2 VASLAV NIJINSKI DANS L’APRÈS-MIDI D’UN FAUNE. COUVERTURE DE COMŒDIA ILLUSTRÉ, DESSIN, AQUARELLE GOUACHÉE DE LÉON BAKST, 15 MAI 1912. PHOTO : MÉDIATHÈQUE DU CND, DONATION GILBERTE COURNAND
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L’esclavage de la danse
A l’inverse des orgies de couleurs de l’ère Fokine, Noces, en 1923, plongeait le spectateur dans un décor monastique aux tons bichromiques bruns et blancs imaginés par Natalia Gontcharova, clin d’œil aux productions de deux arts en pleine explosion : la photographie et le cinéma.
▸ pulsions de vie et du vertige de la mort. Des
décors et costumes « archéologiques » imaginés par Roerich. Et le vocabulaire de la danse tel qu’il existait jusqu’alors anéanti. Aux principes d’ouverture et d’élévation, répondaient les gestes « en dedans » et l’attraction de la terre. La connexion aux racines plongeant dans le sol ancestral. Enfance de l’humanité. Ce fut bien un coup de tonnerre. Une authentique révolution. Là, se révélait enfin, dans toute sa splendeur, le visage du XXe siècle ! Apogée du russisme et du primitivisme réunis.
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Depuis l’éviction de Nijinski, le monde avait changé. La Première Guerre mondiale et la Révolution de 1917 (qui imposait à Diaghilev de couper le cordon ombilical avec le pays natal) signèrent l’avènement d’une nouvelle ère aux Ballets russes. Malgré quelques ultimes soubresauts (Soleil de nuit en 1915 et Contes russes en 1917), le russisme disparut au bénéfice de l’avant-garde artistique occidentale.
Car, ce dernier en était convaincu désormais : il était temps de régénérer l’esprit des spectacles proposés au public.
Ainsi naquit Parade, « ballet réaliste » chorégraphié par Massine, réunissant – excusez du peu ! – Jean Cocteau (thème), Erik Satie (musique) et Pablo Picasso (décors et costumes). Le cubisme entrait en scène ! Et reléguait au rayon des vieilleries les « russomanies » des Benois et Bakst. C’est l’économie des moyens qui forçait l’admiration (le sobre Satie contestant le luxuriant Rimski-Korsakov) conjuguée à l’esprit constructiviste et parodique alors en vogue, sans oublier une réelle tentation pour l’exotisme : Derain avec La Boutique fantasque 9 et Picasso avec Pulcinella 10 célébraient l’Italie, Picasso, encore lui, honorait l’Espagne avec Le Tricorne 11 et Matisse explorait la Chine avec Le Chant du Rossignol 12…, tous poursuivant l’affirmation de leur langage esthétique.
Un épisode sentimental allait indirectement œuvrer à cette entreprise. Alors que les Ballets russes étaient en tournée en Amérique du Sud (sans Diaghilev qui avait refusé de s’embarquer à bord du navire transportant la troupe, de peur, comme le lui avait prédit une diseuse de bonne aventure, de périr en mer), Nijinski épousa la princesse Romola de Pulszky. Au retour de la tournée, Diaghilev ne lui pardonna pas ce geste et rompit artistiquement et sentimentalement avec lui (le danseur sombra peu à peu dans la folie et n’en sortit jamais).
Diaghilev avait réussi son virage artistique. Mais, écrasée par la personnalité et le génie prodigieux des peintres, la danse vacillait. De fait, la jeunesse de Massine et sa confrontation avec ces créateurs d’exception affectaient la position hiérarchique occupée par la chorégraphie dans le spectacle (certains costumes cubistes de Parade de plus de deux mètres de haut limitant considérablement les mouvements des danseurs). L’art plastique prenait alors le pas sur la danse qui recouvrait ainsi son séculaire statut d’esclave, non plus du texte et de
Une victoire de Diaghilev … Et une fin.
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IV
En quête d’un nouveau chorégraphe, Diaghilev hésitait. Il rappela provisoirement Fokine qui chorégraphia La Légende de Joseph8, laquelle offrait une place de choix au jeune danseur Léonide Massine – récemment recruté – dont le talent et le charme ne laissaient pas Diaghilev indifférent. Porté par ses sentiments et sa fameuse intuition, il confia au jeune homme le soin de régler les chorégraphies de la compagnie.
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la musique comme autrefois, mais du décor et des costumes ! Au fil des ballets cependant, Massine prenait de l’assurance, galvanisé par les succès des tournées de la compagnie en Italie et en Espagne. Aussi acceptait-il de moins en moins l’autorité despotique de son amant. Mieux, il osait le défier en se lançant dans une idylle avec une danseuse de la compagnie … Diaghilev usa de ce prétexte pour rompre avec lui, privant — une fois de plus — les Ballets russes de chorégraphe13… Diaghilev s’était à présent amouraché du jeune écrivain Boris Kochno, dix-sept ans, à qui il ne pouvait décemment confier les rênes chorégraphiques de la compagnie ! L’ancien amant du compositeur Karol Szymanowski devint donc son secrétaire particulier. Mais il demeurait urgent de trouver un
successeur à Massine. La tâche était complexe et Cuadro flamenco comme Chout (1921) se passèrent de véritables chorégraphes ! Diaghilev apprit bientôt que la sœur de Nijinski – Bronislava Nijinska – venait d’arriver à Paris, fuyant la Révolution russe. Et c’est vers elle que l’impresario se tourna. A l’inverse des orgies de couleurs de l’ère Fokine, Noces, en 1923, plongeait le spectateur dans un décor monastique aux tons bichromiques bruns et blancs imaginés par Natalia Gontcharova, clin d’œil aux productions de deux arts en pleine explosion : la photographie et le cinéma. L’année suivante, Les Biches, elles, conjuguaient à la délicatesse de l’art de Nijinska, les talents de Francis Poulenc et Marie Laurencin. Le Train bleu, de son côté, s’affichait comme une opérette de Darius Milhaud sur une
1 RÉPÉTITION DE NOCES DE BRONISLAVA NIJINSKA. PHOTO : ÉMILE MARCOVITCH, S.L., 1930/ MÉDIATHÈQUE DU CND, DONATION GILBERTE COURNAND, DR
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▸ intrigue de Jean Cocteau et des costumes (en
« Le maître de ballet George Balanchine avait réglé les danses précisément comme je l’avais voulu, c’est-à-dire dans l’esprit de l’école classique. A ce point de vue, ce fut une complète réussite et, en fait, la première tentative de régénérer la danse académique dans une œuvre actuelle composée à cet effet » Igor Stravinski
réalité des maillots de bain !) signés … Gabrielle Chanel (les perles qui ornaient les oreilles de Lydia Sokolova allaient devenir un « must » de la maison Chanel), laquelle s’imposait parallèlement comme l’un des soutiens financiers les plus sûrs de la compagnie, toujours poursuivie par les dettes.
Le classicisme, ultime aspiration à la modernité
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Mais Diaghilev demeurait inquiet. Inquiet, tout d’abord et comme d’habitude, pour sa santé (si l’on sait qu’il était diabétique, il faut ajouter à sa personnalité quelques phobies ; ainsi portait-il des gants blancs, ne les quittant jamais, même pour serrer la main aux dames, afin d’éviter toute contagion possible avec autrui !), mais inquiet aussi de demeurer absolument à la pointe de la nouveauté14. Après ses combats récurrents pour imposer les mille visages de l’avant-gardisme, il se demandait à présent si le sommet de la modernité ne résiderait pas dans un retour au classicisme !!! Un classicisme nouveau. Réinterrogé. Régénéré. Enrichi. Un « néo-classicisme » en quelque sorte. Arrivé dans la troupe en 1919, un danseur paraissait pouvoir relever ce défi : George Balanchine.
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Avec son flair infaillible pour dénicher le talent, Diaghilev jeta donc son dévolu sur lui. Néo-classicisme oblige, le chef-d’œuvre qui naquit de cette philosophie s’appuyait sur un thème … « classique » : Apollon ! Partageant le même cheminement esthétique dans son langage musical, Stravinski était ravi du résultat chorégraphique d’Apollon musagète (1928) : « Le maître de ballet George Balanchine avait réglé les danses précisément comme je l’avais voulu, c’est-à-dire dans l’esprit de l’école classique. A ce point de vue, ce fut une complète réussite et, en fait, la première tentative de régénérer la danse académique dans une œuvre actuelle composée à cet effet »15. Décor dépouillé, intrigue quasi inexistante, poses sculpturales, extrême exigence du mouvement, développement des positions jusqu’à la rupture de l’équilibre, pureté des lignes … Un nouveau style était né. Avec lui, la danse revenait au-devant de la scène. Mieux, elle arrachait le premier rôle.
1 MICHEL FOKINE ET VERA FOKINA DANS SCHÉHÉRAZADE (1910) DE MICHEL FOKINE. PHOTO : VERLAG HERMANN LEISER, 1917. IN : HANS BRANDENBURG, DER MODERNE TANZ, MUNICH : GEORG MÜLLER, 1917/ MÉDIATHÈQUE DU CND, DONATION GILBERTE COURNAND
Et le savant équilibre entre les arts qui avait à l’origine présidé à l’esprit des Ballets russes se trouvait désormais rompu. Rompu au bénéfice de la danse ! C’était, à n’en pas douter, un triomphe … et un crépuscule. Car, de ce succès, les Ballets russes allaient mourir … Mourir par un ultime et visionnaire accès de nouveauté. Lequel ouvrait certes la voie aux multiples courants de la danse du XXe siècle, mais hypothéquait leur avenir même. Mourir en perdant leur équilibre originel. Mourir en perdant leur âme … Vingt années durant, Diaghilev avait mené ce combat « enragé » pour la nouveauté ! Ce fut sa nourriture quotidienne, y consacrant tout. Son temps, son argent, son travail acharné, sa passion. Par ivresse du défi, par instinct insatiable de création, par amour du génie des hommes. Picasso, Matisse, Derain, Braque, Miró, Stravinski, Prokofiev, Satie, Ravel, Debussy, Falla, Strauss, Cocteau, Chanel, Nijinski, Pavlova, Lifar, Fokine, Balanchine … furent les héros d’une incroyable épopée qui fut son rêve. Jamais peut-être, dans l’histoire des arts, une telle fédération de talents n’a existé. C’est là le chef-d’œuvre de Diaghilev. Avoir su rassembler ces énergies incroyables. Avoir su exposer aux yeux du monde le souffle prodigieux de la jeunesse …
POUR ALLER PLUS LOIN : La compagnie des Ballets Russes, Natalia Smirnova, CNRS éditions Mémoires, Serge Diaghilev, éditions Hazan Serge Diaghilev : L’art, la Musique et la Danse – Lettres, Écrits, Entretiens. Jean-Michel Nectoux, Ilia Samoïlovitch Zilberstein, Vladimir Alexeïvitch Samkov (dir.), Coédition CND, Vrin, INHA. Dans le sillage des Ballets russes, 1929–1959, Florence Poudru, Edité par le CND, 2010 Etonne-moi ! Serge Diaghilev et les Ballets Russes, Editions Skira, Nouveau musée national de Monaco, Distribution Flammarion Ballets Russes et compagnies, Philippe Favier, éditions Gallimard
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1 Sur la scène de l’Opéra-Comique. 2, 3 Les Ballets russes de Serge de Diaghilew, Numéro spécial de la Revue Musicale, 1er décembre 1930. 4 Musique de Tcherepnine, décors de Benois. 5 Musique d’Arenski, Taneiev, Rimski-Korsakov, Glazounov, Glinka, Moussorgski, Tcherepnine, décors de Bakst. 6 Musique de Chopin, décors de Benois. 7 Citation tirée de la revue Comœdia datée du 31 mai 1913. 8 Ainsi que Le Coq d’or (1914). 9 Musique de Rossini arrangée par Respighi, 1919. 10 Musique de Stravinski d’après Pergolèse, 1920. 11 Musique de Falla, 1920. 12 Musique de Stravinski, adaptée de son opéra Le Rossignol, 1920. 13 Après le Sacre du printemps (1921) auquel il offre une nouvelle chorégraphie, Massine reviendra régler d’autres ballets, notamment Zéphir et Flore (1925), Les Matelots (1925), Pas d’acier (1927), Ode (1928). 14 « Il aimait et admirait la jeunesse de tout être et la nouveauté de toute chose, sans restriction. Il acceptait parfois aveuglément toutes les formes d’expression d’une idée nouvelle, inquiet de ne pas accourir à temps au devant d’elle, d’être insensible à sa beauté insolite et sourd à son nouveau langage que, cependant, il était toujours le premier à comprendre et à adopter ». Citation de Boris Kochno tirée de : Les Ballets russes à l’Opéra, Paris, Hazan/Bibliothèque Nationale, 1992. 15 Stravinski, Igor, Chronique de ma vie, Denoël et Steele, 1935.
2 SERGE DIAGHILEV ET BORIS KOCHNO SUR LE QUAI DE LA GARE DE MONTE-CARLO, DISANT AU REVOIR À ALEXANDRE BENOIS (HORS CHAMP). PHOTO : ALICIA NIKITINA/ARCHIVES MONTE-CARLO S.B.M
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LA RÉSURRECTION DES BALLETS RUSSES 066
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1 LES ÉTOILES DES BALLETS RUSSES, DE GAUCHE A DROITE : NATALIA KRASSOVSKA, MIA SLAVENSKA, NINI THEILADE, TAMARA TOUMANOVA, ALICIA MARKOVA ET ALEXANDRA DANILOVA. PHOTO : COSMO-SILEO CO. AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE THE NEW YORK PUBLIC LIBRARY FOR THE PERFORMING ARTS – JEROME ROBBINS DANCE DIVISION, ET DES FONDATIONS ASTOR, LENOX ET TILDEN
René Blum, frère de Léon Blum, intellectuel, directeur de théâtre et auteur a créé les Ballets Russes de Monte-Carlo après la mort de son ami Serge Diaghilev en 1929. Par Judith Chazin-Bennahum
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ené Blum arriva à Monte Carlo en 1924 comme metteur en scène de théâtre et de ballet pour le Théâtre de Monte Carlo. Il mit en scène et programma des œuvres inventives et avantgardistes comme La Sainte Jeanne de Bernard Shaw ou Jazz de Marcel Pagnol qui y fut présentée pour la première fois. Après la mort de Serge Diaghilev en 1929, Blum passa deux années à réfléchir à la meilleure manière de faire revivre cette compagnie. René Blum, grâce à qui Marcel Proust put éditer A la Recherche du temps perdu connaissait et admirait Serge Diaghilev. Dans un article publié dans Comœdia le 2 avril 1936, Blum raconte « … pendant sept ans j’avais vécu dans l’intimité de cet homme exceptionnel, de ce chef, de cet artiste, de ce créateur auquel nous devons la résurrection de la danse dans ce théâtre de Monte Carlo. Le premier, il m’avait montré les ressources immenses du ballet moderne, de cet art éclectique, complet auquel collaborent en une synthèse harmonieuse, la danse, la musique, la poésie, l’architecture et la peinture. Diaghilev même un jour m’avait offert – ce qui m’avait rempli de fierté – de collaborer avec lui. » Au mois d’octobre 1931, il décida d’organiser ses propres Ballets Russes de Monte Carlo. Il invita le Colonel de Basil à le rejoindre et fit de même avec les proches de Diaghilev comme les chorégraphes George Balanchine, Léonide Massine et les librettistes Boris Kochno et Serge Lifar. A l’époque, Léonide Massine était en possession des décors et des costumes de nombreux ballets de Diaghilev (Massine insistait qu’il en possédait cinquante-cinq, un nombre qui semble excessif). Ils avaient été acquis en 1930 à l’époque où Raymond Gœtz, l’agent de théâtre américain, avait l’intention de commanditer Massine dans une version américaine des Ballets Russes, un projet qui ne fut pas réalisé à cause du crash de Wall Street. « Massine avait aussi en sa possession les chorégraphies annotées de ces ballets, et était très connu en tant que chorégraphe et danseur étoile alors que Balanchine ne pouvait plus danser à
2 RENÉ BLUM À SON BUREAU DE MONTE-CARLO. PHOTO : DR
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la suite d’une blessure à un genou. Il ne fait aucun doute que si Blum et De Basil recherchaient un vaste répertoire qui pouvait utiliser des reprises de Diaghilev, Massine était celui sur lequel ils devaient compter. »1 Pendant la saison inaugurale des Ballets Russes en 1932, trois œuvres exceptionnelles de Fokine furent reprises : Petrouchka, Les Danses Polotviennes du Prince Igor, et Les Sylphides. Elles représentaient les premiers succès de Diaghilev. Boris Romanov augmenta encore plus le répertoire avec son Chout ou le Bouffon, Pulcinella et L’Amour Sorcier. Balanchine, qui lui aussi avait mis en scène quelques unes des dernières œuvres de Diaghilev, créa en tant que premier chorégraphe de la nouvelle compagnie trois nouvelles œuvres pour la première saison de Monte Carlo. Deux jeunes ballerines, Irina Baronova et Tamara Toumanova, vinrent de Paris pour y participer ainsi que Tamara Tchinorova, toutes trois membres du studio d’Olga Preobrajenska.
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Les danseurs adoraient leur nouvelle implantation à Monte Carlo et appréciaient le passionnant renouveau de la compagnie. Baranova et Toumanova, comme de nombreux autres danseurs, avaient quitté la Russie révolutionnaire. Monte Carlo, bien plus que Paris, calmait leur peur en même temps que leurs souvenirs des féroces hivers russes.
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▸ Les quatre nouveaux spectacles mis en scène par
Balanchine ébahirent et passionnèrent le monde du ballet : Suites de Danse, Le Bourgeois Gentilhomme, La concurrence et Cotillon contribuèrent d’une façon remarquable au répertoire de la compagnie, dans lequel on trouvait aussi plusieurs créations de Fokine ainsi que de plus anciennes créations de Balanchine comme Aubade qu’il avait mis en scène pour Mme Nemchinova en 1930. Mais Balanchine se disputa avec De Basil à propos de la direction que devrait suivre la compagnie, comme le remarqua Irving Deakin : « Balanchine voulait une compagnie entièrement jeune et renouvelée pour garantir son indépendance de l’héritage de Diaghilev alors que De Basil voulait aussi inclure des danseurs plus chevronnés. »2
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Pendant leur séjour à Monte Carlo, de la fin mars à la fin mai, les danseurs du ballet dansaient quatre fois par semaine dans le somptueux théâtre Garnier devant un public composé de monégasques mais aussi de passionnés venus des plus grandes capitales. Sous la tutelle de Blum, de nouvelles œuvres y étaient constamment formées et répétées pour des tournées mondiales et les spectateurs décidaient souvent de l’avenir de ces œuvres. Les danseurs de ce « laboratoire expérimental » travaillèrent énormément pour répondre aux exigences des brillants chorégraphes qu’étaient Balanchine, Massine, et Fokine. Ils purent ainsi expérimenter leurs nouvelles idées en toute liberté. Les nouveaux concepts que les danseurs, les chorégraphes et les décorateurs associés aux Ballets Russes développèrent n’auraient jamais vu le jour sans l’imagination créatrice de René Blum. En 1935, l’association Blum–De Basil prit fin et les Ballets russes de Monte-Carlo se scindèrent. René Blum dirigea les Ballets de Monte-Carlo jusqu’à sa mort en déportation en 1942, et le colonel de Basil créa les Ballets du colonel de Basil, dont Massine sera le chorégraphe attitré jusqu’en 1938. Traduit de l’américain par Claude Fouillade Judith Chazin-Bennahum est l’auteure du livre Blum and the Ballets Russes In Search of a Lost life, publié par 0xford University Press, 2011
1 Kathrine Sorley Walker. De Basil’s Ballets Russes (London : Hutchinson, 1982), p. 21. 2 Irving Deakin. Ballet Profile (New York : Dodge, 1936), p. 144.
1 PORTRAIT DU COLONEL DE BASIL. PHOTO : GORDON ANTHONY, AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE V&A IMAGES/ VICTORIA AND ALBERT MUSEUM, LONDON
L’ESPRIT RÔDE SUR LE ROCHER 1
Les rues et places de Monaco bruissent aujourd’hui de touristes à majorité russe. Viennent-ils eux aussi humer le parfum de ces fameux Ballets Russes et de leur mentor Diaghilev ? Au début du XX e siècle, ces grand mécènes que furent les Grimaldi ou la princesse de Polignac invitèrent l’homme de génie, celui qui avait ce fameux « talent des autres », à abriter sur le rocher sa célèbre compagnie. Dans les années 60, la princesse Grace espéra recréer un ballet en invitant Balanchine à revenir des Etats-Unis, mais celui-ci déclina l’invitation. Après des années où MonteCarlo ne fut plus qu’un lieu d’accueil pour des spectacles extérieurs, la princesse Caroline décida en 1986 de créer une compagnie et d’unir à nouveau Monaco et la danse. Depuis plus de vingt ans, Jean-Christophe Maillot1 dirige les ballets de Monte-Carlo et présente ses spectacles dans le monde entier. Rencontre avec le chorégraphe sur la mémoire de son illustre prédécesseur. Par Bérengère Alfort et Corinne Hyafil.
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1 Jean-Christophe Maillot est directeur des Ballets de Monte-Carlo, du Monaco Dance Forum et de l’Académie Princesse Grace.
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onaco aujourd’hui abrite-t-il le fantôme de Diaghilev ? Bien sûr, il y a le fantôme de Diaghilev, mais on ne peut rien comparer : c’était une autre époque, les Ballets Russes ont été la seule compagnie chorégraphique au monde à concentrer autour d’elle une quantité aussi exceptionnelle de génies. C’est la mère patrie de toutes les compagnies indépendantes de danse, qui aujourd’hui se comptent par milliers. Sans les Ballets Russes, et sans Diaghilev, il n’y aurait jamais eu cette conception que l’art chorégraphique pouvait vivre par lui-même et se diffuser de cette façon-là. Que reste-t-il de l’esprit de ce mouvement de génie ? Ce qui reste et qui est fondamental, c’est l’aide des princes. Ici, à Monaco, les princes ont toujours été les mécènes des arts : musique, arts plastiques et danse. La danse symbolisant les trois en même temps, cela donnait quelque chose qui se réunissait de façon assez exceptionnelle. Et ces mécènes ont
toujours agi non pas d’un point de vue politique, mais d’un point de vue passionnel. La princesse Caroline a cette humilité et cette conviction qu’elle ne sert à rien, sauf que sans elle tous ces rouages ne se feraient pas. Et c’était ça, à mon avis, l’esprit de Diaghilev ! C’était de générer des rencontres. Il sentait qui pouvait travailler avec qui, et qui ne pouvait pas. Et c’est bien pour ça qu’il arrivait à combiner les données. Pour la seule finalité qui était le spectacle lui-même. Et dans la même veine, je trouve que Caroline a une fonction très diaghilevienne, elle sait qui peut travailler avec qui. Quand elle me fait rencontrer Ernest Pignon-Ernest, elle me dit : « Tu dois le rencontrer, non seulement parce que son travail est formidable, mais parce que vous devez travailler ensemble ». Et ceci, sans aucune ingérence de sa part. Ce qui est incroyable, c’est que des grands artistes comme Frank Stella ou d’autres, qui sont intouchables au niveau de la peinture, acceptent de travailler ici et de faire un rideau de scène pour dix mille euros. Faire un rideau de scène, c’est
1 JEAN-CHRISTOPHE MAILLOT. PHOTO : ALICE BLANGERO 2 JEAN-CHRISTOPHE MAILLOT : ALTRO CANTO. PHOTO : MARIE-LAURE BRIANE
quelque chose de tellement peu commun dans leur travail, qu’ils sont tout de suite complètement d’accord. Et ils le relient, à mon avis, immédiatement aux Ballets Russes. Quand vous êtes arrivé, avez-vous commencé par recréer des ballets mythiques ? C’était emblématique de commencer par les racines. Quand je suis arrivé ici, j’ai reconstitué neuf des Ballets Russes. Pour moi, on ne pouvait pas construire quelque chose si on ne se posait pas sur les fondamentaux même de l’histoire. J’ai donc recréé L’Après midi d’un faune, Le Spectre de la rose, L’Oiseau de feu, Petrouchka, Le Chant du Rossignol, Les Sylphides ... avec une reconstitution très importante au niveau des costumes et des décors. Sur certains costumes on a pu, en décousant les ourlets, découvrir les couleurs originales. Ici, à Monaco, il reste énormément de costumes, beaucoup d’écrits, de partitions, des notations … A l’occasion des cent ans des Ballets Russes il y a eu un travail de rénovation
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▸ des maquettes des spectacles qui est absolument magnifique.
Comment avez-vous réussi à remonter ces spectacles dans l’esprit d’une partition qui a un siècle? C’est assez simple ; il suffit de se dire, au moment où on remonte un spectacle comme Les Sylphides : « Et si ça, c’était d’une grande modernité ? » Parce que la problématique à ce moment-là, c’est de retrouver un style, une manière de faire les choses, de les penser ; c’est une attitude, un mouvement d’épaule, de bras, une manière de prendre la lumière. On sait que la cheville va être très importante, parce que c’était la première fois, avec les Ballets Russes, que l’on voyait la cheville d’une femme. Il faut se remettre dans cet esprit-là et le transmettre à ses danseurs, leur donner envie et arriver à les passionner. D’où la nécessité pour moi d’avoir reconstitué et recréé tous les costumes, tous les décors. Ce n’est pas pareil pour un danseur d’essayer un nouveau costume que d’en enfiler un vieux, pris à l’Opéra de Paris,
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qui sent la transpiration, et qui ne sert plus depuis vingt ans. Toutes ces petites choses font que l’on a l’impression de créer un évènement en soi et toute la motivation est là. On se rend compte que faire ça, ou faire une chorégraphie contemporaine, c’est exactement la même chose. Aujourd’hui la compagnie ne présente plus que ses créations, car comme le dit Caroline : « A un moment, il faut savoir lâcher les fantômes. »
Cette expérience était possible il y a encore vingt ans, elle ne l’est quasiment plus aujourd’hui, à cause d’une déperdition totale de culture chez les jeunes danseurs. Par contre, au Bolchoï, c’est passionnant de voir un spectacle de Grigorovitch, parce que ces gens-là sont encore liés génétiquement de génération en génération à cette époque. Ce lien à Grigorovitch, dont tout le monde veut se débarrasser, en même temps les cimente.
Justement, avez-vous dû faire un deuil symbolique des Ballets Russes pour pouvoir passer à autre chose ? Pour moi, c’était une nécessité intellectuelle que de me plonger dans cet héritage pour le comprendre. Et il n’y a rien de mieux pour le comprendre que de le vivre et de le faire travailler. Comment motiver des danseurs de 20 ans à faire un spectacle comme L’Après midi d’un faune ? Comment expliquer à des jeunes venant non pas d’une même école, comme à l’Opéra de Paris ou au Bolchoï, mais de 25 nationalités différentes, comment danser L’Oiseau de feu ou Shéhérazade ?
Quelles filiations ressentez-vous avec l’esprit des Ballets Russes ? Dans la diversité de la proposition, comme dans la nécessité pour moi dans un spectacle d’attacher autant d’importance à l’esthétique qu’au contenu lui-même. Ici, il y a encore cette dimension de l’interprète mis en avant en tant que tel. Cela aussi, c’était l’esprit des Ballets Russes tout comme le fait de faire venir des chorégraphes et de les laisser travailler comme ils le veulent. Et puis, il y a ce mélange de nationalités dans les danseurs de ma compagnie comme à l’époque. Eh oui, les
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danseurs prenaient tous des noms russes pour faire russes, c’était de bon ton, alors qu’ils n’étaient pas tous russes ! Et en ce qui concerne le rayonnement des spectacles, Diaghilev avait eu l’ambition de créer une espèce d’énorme festival à Monaco où, au niveau de la danse, il pourrait y avoir une école, une compagnie et accueillir des compagnies extérieures. Il voulait vraiment voir quelque chose se développer ici, mais il est mort trop tôt … Et c’est ce que l’on fait ici depuis trois ans. Ce qui est étonnant, c’est que l’on a créé ce projet au départ sans se rendre compte de la filiation. Les lieux sont-ils les héritiers de cette aventure diaghilevienne ? Bien entendu, les lieux portent l’histoire. Les spectacles se jouent dans la salle de l’opéra (réplique en petit de l’opéra Garnier de Paris) où Nijinski a fait son premier bond dans Le Spectre de la rose. Même si la salle a été rénovée, l’esprit est là. Et lorsque l’on prépare une saison assis dans le bureau de Diaghilev, c’est évident qu’il y a une charge émotionnelle
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« Pour moi, c’était une nécessité intellectuelle que de me plonger dans cet héritage pour le comprendre »
tournait que si Caroline venait. Donc on n’achetait pas la compagnie, on achetait la princesse et son jouet. Ma première mission a été de rendre cette compagnie crédible d’un point de vue artistique. Et le combat a été gagné. Je pense que nous sommes l’une des compagnies européennes qui tournent le plus dans le monde.
exceptionnellement forte ! A 200 mètres d’ici, il y a le studio Diaghilev où les spectacles étaient créés. Nous avons travaillé pendant les premières années dans ce petit studio où il y avait deux douches pour cinquante danseurs. Quand nous avons quitté ce lieu, nous étions tous très tristes parce qu’il participait à ce sentiment de famille, de choses particulières. Et, arrivés dans notre nouvel espace de travail de 4000 mètres carrés, nous avons mis longtemps à nous l’approprier.
Oui, mais pourquoi vous ? Ici, on n’a jamais de rapport avec les institutions ; on a des rapports avec les individus. Cela change beaucoup de choses. Je pense que la petitesse de l’Etat de la Principauté permet ça : entre l’opéra, l’orchestre, le festival du Printemps des arts, le musée et moi, nous sommes cinq personnes à nous occuper de la culture à Monaco, qui consacre 5 % de son budget à la culture. Pourquoi moi ? Je ne le sais pas vraiment. Si ce n’est qu’une fois, à la fin d’une soirée, Caroline m’a dit : « Je ne pouvais pas imaginer prendre quelqu‘un avec qui je ne pourrais pas boire un coup après le spectacle. C’est avant tout une histoire humaine. »
Pourquoi vous ? Au début, lorsque Caroline a recréé les Ballets de Monte Carlo, la compagnie ne
1 JEAN-CHRISTOPHE MAILLOT : ROMEO ET JULIETTE. PHOTO : MARIE-LAURE BRIANE 2 JEAN-CHRISTOPHE MAILLOT : LE SONGE. PHOTO : MARIE-LAURE BRIANE 3 JEAN-CHRISTOPHE MAILLOT : LA BELLE. PHOTO : MARIE-LAURE BRIANE
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TRIBUNE LIBRE MICKAËL PHELIPPEAU
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ioleta est une jeune fille de 14 ans née en Roumanie. Avec ses parents, ses cinq soeurs et son frère, elle a élu domicile en mai 2013 dans un bidonville – dit « de la Folie » – situé sur le territoire de Grigny en Essonne. En juillet 2013, la commune engage une procédure d’expulsion contre les familles y habitant. Je rencontre Violeta le 12 juin 2014. Nous nous croisons à plusieurs reprises. Je lui propose que nous passions du temps pour discuter de sa vie. Le 3 juillet, nous faisons une série de portraits photographiques : à l’entrée du bidonville, devant chez elle, au milieu de la rue principale … Nous en profitons pour échanger. Pendant plusieurs semaines, l’expulsion est imminente : la rumeur laisse entendre un jour que la pelleteuse passera dans 48h ; le lendemain, on croit savoir que si le bidonville est mieux entretenu, l’échéance est reportée d’un mois. L’angoisse au quotidien. Le temps passe, les gens attendent. Dans l’incertitude, certaines personnes partent dans des bidonvilles voisins, d’autres retournent en Roumanie. Des « maisons » sont laissées à l’abandon, voire démontées ou détruites. L’état sanitaire du bidonville se dégrade. Les habitants sont dépendants d’une politique fluctuante et menaçante. C’est l’été. Le 5 août, sur ordre du maire de Grigny, le bidonville est vidé de ses habitants. Alors que les CRS avancent en ligne et sans heurt pour expulser les derniers habitants, je pense
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à ce dont avait témoigné Violeta. Le silence avec lequel tout cela se produit est pesant. La violence en est décuplée. Il est 8h du matin. À 14h, l’orchestre des pelleteuses bat son plein. Le bidonville est finalement rasé. Deux jours plus tard, je retourne sur les lieux désertés. Le paysage de désolation ne cesse de me surprendre. Toute l’action militante, politique, sociale, artistique et architecturale à Grigny est possible grâce au travail du PEROU – Pôle d’Exploration des Ressources Urbaines, « laboratoire de recherche-action sur la ville hostile conçu pour faire s’articuler action sociale et action architecturale en réponse au péril alentour, et renouveler ainsi savoirs et savoir-faire sur la question. » (Extrait du manifeste du PEROU, Sébastien Thiéry, in www.perou-paris.org). Mickaël Phelippeau
POUR ALLER PLUS LOIN La chanson de Violeta, le texte intégral de la rencontre, ainsi que les photos de Mickaël Phelippeau sont à découvrir sur www.ballroom-revue.net, dans le dossier « ALBUM POUR VIOLETA ». Vous pourrez retrouver l’univers de Mickaël Phelippeau, artiste chorégraphique, sur www.bi-portrait.net
M I C K A Ë L : tu
as quel âge ?
V I O L E T A : 14. M I C K A Ë L : 14
ans. Et tu viens d’où ? V I O L E T A : de Roumanie. M I C K A Ë L : et de quelle ville ou village en Roumanie ? V I O L E T A : Beius. M I C K A Ë L : ça se trouve où en Roumanie, dans quel coin de la Roumanie ? V I O L E T A : c’est la centre. M I C K A Ë L : au centre ? Vraiment au centre ? V I O L E T A : oui. M I C K A Ë L : d’accord, et tu as vécu là-bas jusqu’à quel âge ? V I O L E T A : en France ? M I C K A Ë L : heu, à quel âge es-tu arrivée en France ? Enfin si tu as fait le trajet Roumanie-France directement. V I O L E T A : Quand j’ai arrivé en France, j’avais 8 ans. (…)
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La mère de Violeta arrive et demande : pourquoi interview ? M I C K A Ë L : parce
que quand j’ai rencontré Violetta la première fois, elle m’a dit des choses qui m’ont intéressé et touché, et je voulais conserver cette parole, voilà tout ! Et puis après, je vais le retranscrire. Parce que ça m’intéresse, son histoire, votre histoire …
La mère de Violeta part avant que je termine de lui expliquer. M I C K A Ë L : elle V IOL E TA :
s’en fiche. je sais pas.
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(…) M I C K A Ë L : mais
quand tu as vu la police et que tout à coup … qu’est-ce que tu t’es dit ? j’avais peur. J’avais peur des polices. M I C K A Ë L : pourquoi ? V I O L E T A : je sais pas. M I C K A Ë L : c’était violent ? V I O L E T A : la police ? Non, ils ont dit rien. Juste qu’ils ont cassé les baraques. M I C K A Ë L : et qu’est-ce que ça t’a fait à toi ? De voir que la maison dans laquelle tu vivais était démolie ? V I O L E T A : c’était triste, oui ! V IOL E TA :
(…)
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(…) M I C K A Ë L : qu’est-ce
que ça te fait de savoir que vous allez être expulsés de nouveau ? heu pas grand chose, heu … peur, un peu. Oui. M I C K A Ë L : et comment ça se passe ? Quelles affaires prenez-vous avec vous avant de partir ? Est-ce que vous prenez toutes les affaires ? V I O L E T A : ha non, on prend les vêtements, on prend les trucs pour pas avoir froid. C’est tout. M I C K A Ë L : et les planches des maisons ? V I O L E T A : non. Et comment on les amène avec nous ? V IOL E TA :
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(…) M I C K A Ë L : et
tu apprécies l’école ? oui. M I C K A Ë L : tu as des copains et copines ? V I O L E T A : oui, c’est français, italienne, une fille italienne, Turquie, un autre roumaine mais pas d’ici, du bidonville. Mais elle est partie au lycée. M I C K A Ë L : et qu’est-ce que tu aimes bien à l’école ? V I O L E T A : à l’école c’est bien. On apprend à lire, on apprend le français, écrire. M I C K A Ë L : c’est quoi ta matière préférée ? V I O L E T A : quoi ? M I C K A Ë L : est-ce que tu préfères le français, l’histoire, les sciences, la musique ? V I O L E T A : ha, le français et l’histoire. V IOL E TA :
(…)
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(…) M I C K A Ë L : Violeta,
quelle est ta couleur préférée ? (avec un sourire) le noir. M I C K A Ë L : pourquoi le noir ? V I O L E T A : comme les. M I C K A Ë L : comme les ? V I O L E T A : comme les. M I C K A Ë L : comme les quoi ? Comme le lait ? (rires) V I O L E T A : comme les diables, comme les vampires. J’aime bien les vampires. M I C K A Ë L : mais c’est vrai que c’est le noir ta couleur préférée ? Non ? V I O L E T A : c’est vrai ! Oui ! Et toi, c’est le jaune ta couleur préférée ? M I C K A Ë L : oui. V I O L E T A : pourquoi ? M I C K A Ë L : pourquoi pas ? Parce que. V IOL E TA :
(…)
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(…)
mange ! M I C K A Ë L : non ! Non merci ! M È R E D E V I O L E T A : tu connais ? V I O L E T A : la soupe comme ça tu ne connais pas en France ? M I C K A Ë L : ha si, un peu pareil, avec des haricots verts et des haricots beurre. M È R E D E V I O L E T A : tu le goûtes. M I C K A Ë L : non non, ça va, vraiment, merci beaucoup. M È R E D E V I O L E T A : allez, mange toi. M I C K A Ë L : non, vas-y, mange, toi. Violeta, tu veux bien chanter pour moi s’il te plaît ? M È R E D E V I O L E T A :
Violeta chante.
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LE PARADOXE
PERSAN L’Iran, ou plutôt la République islamique d’Iran, 2e exportateur mondial de pétrole, compte 80 millions d’habitants. Même si les choses ont un peu évolué depuis les dernières élections présidentielles, l’accès à la danse et la musique « modernes », pourtant très appréciées, reste difficile dans ce pays théocratique. Quant à la danse classique persane, interdite et cachée par intermittence depuis le 18e siècle, elle constitue pour la diaspora un socle de culture commune et l’image d’une identité. Plus de 3 millions d’Iraniens ont quitté le pays après la révolution de 1979 et parmi eux Padideh, Rana et Afshin. Tous les trois danseurs et chorégraphes, ils ont une vision différente de leur héritage culturel. Si Padideh Pourmir fait des recherches à travers l’ancien empire perse pour retrouver la mémoire de cette danse et lui construire une notation, Rana Gorgani, elle, se rend régulièrement en Iran pour enrichir son apprentissage auprès de son maître. Quant à Afshin Ghaffarian, il n’est toujours pas retourné au pays et s’est résolument tourné vers une danse proche de la performance. Rencontres.
RANA GORGANI. PHOTO : DR
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TERRITOIRES DE DANSE
UNE DANSE EN DEVENIR Où est passée la danse classique persane ? Comment redécouvrir certains codes oubliés d’une danse qui, selon des fouilles récentes, aurait existé en Perse dès l’apparition du culte de Mithra, soit environ 2000 ans avant notre ère ? Aujourd’hui en Iran la danse tente de survivre malgré les interdits. Et dans la diaspora iranienne, les danseurs, privés de transmission réelle et de notation, réinventent leur propre danse classique persane. Qu’il soit mâtiné d’influences contemporaines, New Age, à dominance folklorique, classique occidentale ou mystique, cet art qui a perdu depuis des siècles ses lettres de noblesses est devenu un trait d’union entre les Iraniens exilés. Un besoin de partager une culture commune que chacun adapte à sa façon. Par Céline Lamie
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ersécutée et parfois même martyrisée, la danse classique persane est depuis l’époque Qajar (18e siècle), la mal-aimée des arts perses et considérée plutôt comme un passe-temps que comme un art. Pourtant, avant cette époque elle fut fêtée et encensée. Des voyageurs européens racontant leurs périples dans l’empire perse au XV, XVI ou XVIIe siècle décrivent souvent des danses sublimes, avec des danseurs et des danseuses magnifiquement vêtus, portant de nombreux bijoux et ayant de nombreuses similitudes avec les danseurs hindous. Pour Medjid Rezvani, danseur et auteur du seul livre qui fait référence sur la danse persane1, « il est impossible qu’avec une telle magnificence et une telle profusion de spectacles chorégraphiques témoignant d’un tel amour de cet art, il n’y eut pas en ces temps d’école de danse avec ses traditions et ses règles. Plus tard quand Agha Mohamed Khan (18e siècle), grand misogyne, (peut être parce qu’il était châtré) eût interdit aux femmes de se produire en public, la danse périclita car jusque là, les femmes dansaient en public, jouaient la comédie et quelques fois tenaient des rôles d’hommes. » Les danseuses ne se produisaient alors plus que chez les riches mécènes et à la cour. Il est fort probable, en tout cas, que les seules danseuses professionnelles qui étaient
PEINTURE DE SHAKIBA, PEINTRE IRANIEN. FEMME DE L’ÉPOQUE QAJAR, ENTOURÉE DES SYMBOLES DU PARADIS. PHOTO : DR
autorisées à danser appartenaient en grande partie aux minorités juives, tziganes et chrétiennes. Mais la danse classique persane n’a pas fini d’être persécutée. S’il restait encore une danse de cour, c’est à partir de 1925 que Reza Shah Pahlavi, arrivé au pouvoir, balaie cette culture pour faire table rase de l’époque Qajar et occidentaliser de force son pays. Vient par la suite un moment d’accalmie lors du règne de son fils Mohammad Reza, le dernier Shah d’Iran. De 1959 à 1979, la danse revient au grand jour, même si cette fois-ci il s’agit d’une danse occidentalisée et fortement influencée par la venue de chorégraphes prestigieux comme Maurice Béjart. Chaque année un festival international, le Shiraz Art Festival a lieu dans le célèbre site de Persépolis, une façon de lier la nouvelle modernité avec les symboles d’une antiquité mythique, seuls capables de justifier les piliers d’une iranité immuable. Le chorégraphe d’origine uruguayenne, Robert de Warren, engagé par Farah Diba, dernière épouse du Shah, pour créer un ballet national présente alors des ballets classiques du répertoire occidental mais également de la danse classique persane … même si, faute de mémoire vivante, elle se retrouve forcément folklorisée. Le grand danseur Rezvani, qui a quitté l’Iran sous le
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▸ règne du premier Shah Pahlavi, restait à cette
époque malgré tout optimiste : « Il faut vraiment toute la force de la tradition artistique iranienne pour que jusqu’à nos jours les règles de la danse classique demeurent, même si seuls quelques vieux danseurs en sont encore dépositaires. » 2
Grand flou au berceau Aujourd’hui en Iran, la danse est tolérée mais évolue cachée. Le mot danse n’est pas employé et on parle plutôt « d’expression corporelle harmonieuse ». Quelques anciens danseurs du ballet national de l’époque du Shah donnent encore des cours mais les compagnies de danse sont quasiment interdites. Il faut collectionner des dizaines d’autorisations pour avoir le droit de constituer une compagnie, soit masculine soit féminine – dans un pays où l’homosexualité est également interdite. Alors les danseurs se disent « comédiens », car le théâtre, lui, est autorisé et la mixité y est tolérée. N’étant plus à un paradoxe près, le gouvernement a nommé deux chorégraphes d’état, un homme et une femme, qui ont chacun leurs compagnies mixtes et qui font des spectacles dans les théâtres. Padideh Pourmir3 a eu l’occasion de danser en France avec un membre d’une de ses deux compagnies d’Etat et a débuté une notation : « Sa démarche était intéressante. Il n’est pas tombé dans une caricature de mouvements folkloriques mis bout à bout, ce qui arrive souvent faute de mémoire
UNE MÉMOIRE POUR LA DANSE PERSANE Padideh Pourmir 3, partie toute petite d’Iran après la Révolution, travaille sur un mémoire de notation de cette danse à redécouvrir : « la notation de la danse persane n’ayant jamais vraiment existé, (ou aucune trace écrite n’ayant été découverte) la tradition se faisait uniquement par transmission orale, de maître à disciple, et continue à se faire ainsi. Chaque maître avait ses pas précis. » Afin de retrouver les codes de cette danse dont elle reconnaît des éléments venant du Zoroastrisme, elle a dirigé ses recherches vers les pays et les régions de l’ancien empire perse qui, pour des raisons politiques, n’ont pas détruit ce patrimoine. « On a vu que les danses du Tadjikistan, du Turkestan, de l’Ouzbékistan sont beaucoup plus préservées que les danses persanes et afghanes. » Son prochain travail s’oriente vers la danse Kathak, la danse classique du Nord de l’Inde qui a su garder son identité. Dès le 16e siècle la dynastie Moghole a permis à la tradition de danse classique persane de s’établir dans le nord de l’Inde et d’influencer de manière profonde le Kathak, danse initialement sacrée.
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réelle ; ce qui est étrange c’est que comme les femmes qui dansent dans sa compagnie sont voilées, habillées dans des tenues très amples, on ne voit plus leur mouvement et la danse persane devient alors aseptisée et très molle, comme si elles n’osaient s’affirmer. Comme s’il ne fallait pas avoir de mouvements francs et ne s’autoriser à danser que du bout des lèvres. » Dans les grandes villes iraniennes, les jeunes et moins jeunes essaient de s’adapter aux règles imposées par le pouvoir théocratique. Pour Mojde4, danseuse de Téhéran qui a elle aussi, depuis quelques années, quitté le pays, « pour pouvoir s’amuser malgré tout, tout se fait caché dans des soirées privées, au risque d’une amende. Dans ces soirées, l’alcool coule à flot. On retrouve des danses populaires urbaines et aussi des danseuses professionnelles qui excellent dans un mélange de danse classique persane avec la danse téhérani – qui inclut les mouvements de bassin, qui eux n’existent pas dans la danse classique persane – sur des musiques qui n’ont rien de classique, des musiques improbables. »
A la recherche d’une musique dédiée L’un des facteurs de cette perte de mémoire pourrait se situer au niveau de la musique. Il est très difficile de savoir sur quoi se dansait autrefois la danse persane car il n’existe plus trace des musiques correspondantes. En effet, pour venir nourrir l’amnésie, une réforme musicale au milieu du XIXe siècle n’a pas pris en compte le répertoire de danse. Cette réforme de la musique classique iranienne a créé un répertoire que l’on appelle Radif. Mais le Radif n’a pas pour objectif d’être dansé. « Actuellement, précise Padideh Pourmir, comme on n’a pas de musique pour la danse, les danseurs dansent soit sur le Radif qui reste la référence musicale iranienne, soit carrément sur des compositions du XXe siècle avec piano … ou sur des chansons populaires. Et tout ça contribue à rendre encore plus floue l’image de cette danse classique persane. »
Un fil invisible pour la diaspora Si ce manque de racines sévit en Iran, il en est de même, bien évidemment, dans les communautés iraniennes de la diaspora. Padideh Pourmir aime regarder sur le net tout ce qui se fait dans cette discipline. « De par le monde, chacun semble réinventer
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sa propre danse persane. Même chez les danseurs, on trouve de tout : un soupçon de flamenco, de danse indienne, de danse contemporaine etc. » Aux Etats Unis, (pays qui compte la plus grosse communauté iranienne) la compagnie « Afsaneh » a invité le dernier chorégraphe de Farah Diba, Robert de Warren, à venir transmettre la danse persane classique à ses danseurs. « Le travail de cette compagnie se rapproche de la danse classique persane, mais par une esthétique très occidentale il s’en éloigne. Cette compagnie met en place un style nouveau qui plaît beaucoup au public occidental, mais imaginé au départ par des chorégraphes occidentaux, c’est une version imaginée, imaginaire et en même temps globalisée d’une danse exotique se réclamant comme persane. C’est une danse-fusion même si le ballet se revendique classique et traditionnel. » Mais s’il est encore difficile aujourd’hui de retracer
1 DANSEURS HOMMES ET MUSICIENS AU DÉBUT DU XX° SIÈCLE. PHOTO TIRÉE DU LIVRE DE MEDJID REZVANI (OP. CITÉ).
les mouvements exacts de cette fameuse danse persane, l’esprit en est sûrement toujours vivant car Medjid Rezvani écrivait dans les années 50 : « Dans les danses persanes l’attention principale n’est pas accordée aux manifestations extérieures, mais à la concentration intime, à cette sorte d’extase mystique, cette sublime sensation qu’éprouve l’artiste qui s’évade du monde extérieur pour rentrer en lui-même. »
1 Le théâtre et la danse en Iran, Editions Maisonneuve et Larose. 2 Medjid Rezvani classifia les danses iraniennes en huit groupes fondamentaux. Pour lui les anciennes danses iraniennes ne pouvaient être appelées populaires et il les a donc nommées classiques sous le nom de Vestideni. Classiques, car comme les danses classiques européennes elles ont des lois et des règles très précises et très anciennes. Elles laissent de côté tout ce qui n’est pas de très pur style iranien comme les mouvements des hanches et du ventre qui sont de style arabe. 3 Le travail de mémoire sur la danse persane de Padideh Pourmir est consultable à la bibliothèque du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris. 4 Le prénom a été changé.
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LA DANSE DES MAINS 1
Entretien avec la danseuse et chorégraphe Padideh Pourmir sur les codes encore vivants de la danse classique persane. Propos recueillis par Corinne Hyafil
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a danse persane se distingue par une recherche d’élégance, de finesse et de délicatesse des mouvements du torse et des bras. Les mouvements des bras expriment tout : des images symboles, des expressions de l’âme, mais aussi des figures fluides et arrondies, dont l’écriture dans l’espace pourrait s’approcher d’une calligraphie. Ils doivent être fluides et ronds ; les mouvements se déploient à partir des poignets et des coudes qui ne sont jamais tendus, et aboutissent jusqu’aux doigts. Le « modj-e pâ » la vague du pied est une position et un mouvement de base des pieds qui est commun à toutes les danses d’Asie centrale et du Caucase également. Un pas essentiel qui imprime au corps
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un mouvement ascendant-descendant, entre suspension et relâché, bref une vague. Cela permet au corps de rester dans un état entre ciel et terre, donnant l’impression d’une matière évanescente. La suspension est parfois renforcée par un rythme très courant de la musique persane, un rythme ternaire en 6/8, qui est peut-être le rythme de la danse persane. Les danseuses dansent soit pieds nus soit avec des petites ballerines ou en chaussures de danse. En persan, le mot danse se dit « dastafshâni », ou danse des mains. Pour renforcer la sensation jusqu’au bout des doigts, il faut avoir les coudes suspendus dans les mouvements des bras et rentrer les pouces et les majeurs,
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comme s’ils tendaient à se joindre. Cette tenue de base des mains leur donne beaucoup d’expressivité. Les yeux suivent en général une main, sans qu’il y ait pour autant la même intensité que dans les danses classiques indiennes. Pour les danseuses d’aujourd’hui, les peintures anciennes, mais aussi les costumes des danses classiques d’Asie Centrale restent la référence, tout en s’autorisant une certaine marge de créativité dans le design et le choix des accessoires. Quel que soit le style de costume, il est important de mettre en valeur les mouvements par certains habits ou parures qui restent une constante : la jupe longue et large, portée à la taille, pouvant s’ouvrir en cloche ou en corolle,
1 PORT DE BRAS TYPIQUE. PHOTO : DR 2 TOUR SIMPLE. PHOTO : DR 3 POSITION DU CYPRÈS. PHOTO : DR
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sert aux nombreux tours et pirouettes. Sous la jupe se porte un pantalon près des jambes. Le haut est en général très couvrant même si aujourd’hui certaines danseuses dérogent à la règle de la pudeur quant aux bras. Il faut que le haut soit clairement distingué du bas du corps. La différenciation du haut et du bas du corps par le costume reflèterait selon moi deux principes présents dans la culture persane : le monde invisible du Paradis, et le monde terrestre. Pour les danseuses qui ne peuvent voyager en Iran pour des raisons politiques ou affectives, il existe aux Etats-Unis quelques danseuses spécialisées dans les danses de la Route de la Soie, qui ont développé tardivement un commerce de couture, répondant ainsi à une demande. Le système D existe
également : beaucoup achètent des tenues indiennes ou chinoises proches du genre persan en les transformant pour les « iraniser » davantage. Les cheveux se portent très longs, soit nattés (quatre minimum) soit lâchés. Cette chevelure longue et lourde valorise visuellement les tours et renforce le mouvement des pirouettes. Quant à la coiffe, qu’elle soit une couronne, un petit chapeau surmonté d’une plume de paon, ou simplement un voile noué dans les cheveux, elle rappelle que le danseur doit avoir un port de tête qui oblige la colonne à se tenir, tout en permettant de subtils mouvements de spirale entre les omoplates.
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« Moi, je rêve d’être en Iran pour danser » Danseuse et membre du Conseil International de la Danse de l’UNESCO, Rana Gorgani vit à Paris et enseigne la danse persane comme un élément indissociable de la culture persane. Par Corinne Hyafil
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ui vous a transmis l’amour de la danse persane ? Cela m’a d’abord été transmis par ma mère qui vient du nord de l’Iran et qui m’a appris les danses propres à cette région du bord de la Mer Caspienne. Mais j’ai l’impression que j’ai toujours porté cette culture de la danse. Je danse depuis que je suis toute petite, puis en grandissant je me suis rendue compte que la danse était pour moi la meilleure manière de parler de mon pays, de donner à voir de l’Iran ce que l’on ne peut pas voir. Je suis venue en France, j’ai grandi en France mais durant toute mon enfance et encore maintenant tout ce que j’ai appris, je l’ai appris en Iran1. Alors que les iraniens qui veulent faire de la danse rêvent de partir d’Iran, moi je rêve d’être en Iran pour danser. C’est paradoxal.
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Comment avez-vous été initiée ? J’ai eu la chance de passer beaucoup de temps, sur plusieurs années, à Téhéran avec une dame d’un certain âge qui était danseuse avant la Révolution et qui depuis s’est mise à transmettre la danse persane. Mon professeur n’a presque jamais dansé devant moi et elle m’a appris sans me montrer le mouvement, simplement en essayant de m’ouvrir à cette constante que les éléments de la nature sont extrêmement présents dans la danse. Le corps du danseur est un arbre, et ses bras sont les branches de l’arbre. Les branches bougent au gré du vent, de la pluie. Quelquefois cette branche d’arbre se transforme, la main devient la tête de l’oiseau et le bras, jusqu’à l’omoplate, est l’aile qui monte et descend, légère, comme une plume dans l’air.
بهار مشکبار آمد، بهار آمد،بهار آمد صبوح راح و روح آمد، صبوح آمد،صبوح آمد شفا آمد شفای هر نزار آمد،شفا آمد به دلداری مشتاقان آمد، حبیب آمد،حبیبب آمد سامع بی صداع آمد، سامع آمد،سامع آمد دلی آمد که دلها را بخنداند،دلی آمد میی آمد که دفع هر خامر آمد،میی آمد کفی آمد که دریا در ازو یابد،کفی آمد کنون خامش به نطق آید،کنون ناطق خمش گردد که حرف بی شامر آمد،رها کن حرف بشمرده
Extrait d’un poème de Djalâl-Od-Dîn Rûmi Traduit du persan par Jalal Alavinia et Thérèse Marini. Projet de publication à paraître aux Editions Lettres Persanes.
Le printemps arrive Le printemps parfumeur arrive ! Le vin, vin de l’aube, vin de l’âme arrive ! Le remède des remèdes pour tout patient arrive ! L’ami, le soutien des cœurs enthousiastes arrive ! La danse, danse, danse sans trouble arrive ! Un cœur, un cœur qui fait rire les cœurs arrive ! Un vin, un vin qui dissipe le malaise d’ivresse arrive ! Une écume qui donne des perles à la mer arrive ! Maintenant le locuteur se tait, l’interlocuteur parle. Abandonne les mots, car innombrables sont les mots. Djalal Ed-Din Muhammad Balkhi, dit Rûmî.
Danse-poésie-peinture, trois éléments indissociables ? On ne peut pas aborder la danse persane sans avoir une approche de la culture persane ; comme on ne peut pas jouer de la musique persane sans connaitre la poésie. Chaque gestuelle a une signification tirée du vocabulaire poétique qui cite constamment les quatre éléments de la nature. Et ces éléments-là se retrouvent dans la danse. C’est la même chose pour la peinture : regardez une miniature persane et vous verrez votre danse parce que les miniatures persanes racontent la poésie.
La danse persane est-elle une danse mystique ? La danse n’est pas religieuse même si certains mouvements évoquent la prière. C’est vraiment la représentation et l’évocation de ce qui existe sur terre : l’eau, les fleurs, l’arbre, le reflet de la lune sur l’eau. Il y a aussi cet attachement à l’astre solaire, que l’on retrouve dans la danse soufie où les tours représentent la rotation des planètes. Le danseur est toujours connecté au ciel et à la terre. Tout ce que je reçois du ciel, je le redonne vers la terre. Et comme disent les poètes soufi : « oh je ne suis rien sur terre, mon existence n’a pas d’importance par contre je suis un passeur ». Je pense que c’est le rôle d’un danseur que d’être un passeur.
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1 RANA GORGANI, LA FLEUR DE JACINTHE. PHOTO : DEBORAH MARINO
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▸ Avez-vous approché les
danses folkloriques ? Il y a beaucoup d’ethnies en Iran, qui ont chacune leur langue et leur danse, de styles très différents. Les danses traditionnelles, qu’on appelle aussi folkloriques, font vraiment partie d’un quotidien. Elles vont rappeler le travail des hommes ou des femmes dans les champs, la fabrication du pain. On ne peut les apprendre qu’en assistant à des évènements de la vie quotidienne. Il y a quelques années, dans un village du Nord de l’Iran, lors d’un mariage une serveuse a fait une danse. Je suis allée la voir et je lui ai demandé si elle voulait bien m’apprendre sa danse. Elle m’a répondu : « invite-moi à ton mariage ». Ces danses, qui se transmettent oralement, se retrouvent dans la gestuelle de la danse persane où elles sont esthétisées.
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Est-ce un chemin initiatique ? Pour un danseur comme pour un musicien iranien, la quête ne se termine jamais, jamais, jamais. Chaque jour j’apprends et chaque fois que je vais lire ou relire un poème persan, je vais voir des choses que je n’avais pas vues avant. Cette danse nécessite précision et lenteur. C’est un éloge de l’immobilité, une impression d’être emplie, remplie de sentiments, une recherche de l’état de grâce.
1 Pour Rana, l’art de la Danse ne pouvant être considéré sans son interaction avec les autres aspects de la culture persane, elle fonde en 2009 sa compagnie «L’Oeil Persan», afin de présenter différentes formes de spectacles où se mêlent Théâtre, Danse, Poésie, Images et Musique. Elle donne également des cours pour enseigner son approche de la danse persane. www.loeilpersan.com
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AFSHIN GHAFFARIAN, UN CRI PERÇANT Né à Mashhad, dans le nord-est de l’Iran, Afshin a quitté son pays en 2009. Parti pour présenter son spectacle Strange but true en Europe, il a choisi de vivre et de créer à Paris. Iranien ? Français ? Il nous livre sa vision d’une danse secrète et subversive, entre Orient et Occident. Entretien réalisé par Aurélien Richard et retranscrit par Pierre Cléty
1 RANA GORGANI. PHOTO : DR 2 AFSHIN GHAFFARIAN. PHOTO : MYRIAM TIRLER
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e vis ici depuis presque 5 ans. La France, je l’ai d’abord connue au travers de mes études théâtrales en Iran, où je me suis découvert beaucoup d’affinités avec la culture française en lisant Beckett, Genet, Ionesco. Et puis c’est mon réseau d’amis qui m’a naturellement amené ici. Avec le recul du temps j’ai pu prendre de la distance et approfondir la conscience de mon parcours et mon point de vue sur l’Iran. Ma vision de ce pays est devenue bien plus complexe. Ça a été comme sortir du ventre maternel. Je m’en suis détaché, j’ai commencé une nouvelle vie, avec une autre conscience de ma mère-patrie. J’ai trouvé une autre manière de vivre avec cet Iran que je porte en moi. Maintenant mon corps est ma patrie, je voyage avec elle. Et là-bas je n’ai laissé de moi que mon certificat
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▸ universitaire … Quant à la culture française, elle
fait désormais partie intégrante de mon expérience et je m’en nourris autant que de la culture iranienne. En Occident aujourd’hui, le discours officiel sur la danse en Iran, c’est qu’elle est interdite. Mais tout est bien plus complexe que cela ; il n’y a pas d’interdiction officielle. La difficulté de parler de la danse, d’utiliser le mot même de danse, vient véritablement de la société iranienne elle-même. Et cela vient de bien plus loin que le régime politique actuel. Pour toutes sortes de raisons arbitraires, la danse est laissée pour compte, mais cela ne veut pas dire que la danse n’existe pas. On y danse le hip hop, et aussi le ballet ; on peut prendre des cours de danse classique. Il y a aussi ce qu’on appelle le « théâtre physique » qui n’a presque pas de paroles et travaille essentiellement sur le corps. Mais on n’appelle pas cela de la danse. Le hip hop se pratique dans le cadre de l’aérobic, la danse classique est appelée gymnastique rythmique. Pourquoi le mot est-il banni, jugé sulfureux ? Dire que ce serait l’Islam qui l’interdit dans le cadre d’une république islamique, ce serait simpliste. Les causes sont beaucoup plus profondes. Il y a toute une mauvaise connotation liée à la prostitution, l’exhibitionnisme. Du temps de la monarchie, la danse se pratiquait souvent de façon assez érotique et dans le cadre de la cour. Avant la révolution il y avait aussi une grande pratique de la danse de cabaret. Tout cela rend le mot « danse » suspect, encore aujourd’hui, aux yeux des politiques et aux yeux de la société. Mais les mentalités changent et j’essaie de travailler dans ce sens. Le travail que je fais en France, pourquoi ne pas aller le présenter à Téhéran ? Pour moi qui travaille dans la forme de ce « théâtre physique », cela serait très naturel. Il y a d’ailleurs en Iran des espaces de représentation qui s’ouvrent à des formes « dansées ». On y trouve quelques festivals, dont le grand festival annuel de théâtre Fadjr à Téhéran, où se produisent des compagnies françaises, et où l’on peut voir ce « théâtre physique ». D’un autre
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côté la danse trouve aussi sa place comme pratique sportive. Ce contexte a donc bien sûr conditionné mon travail. Danse ou théâtre ? Je ne souhaite pas le définir précisément car je ne peux pas mettre de frontière à mes expériences artistiques. C’est aussi lié à la tradition de cette région du monde d’où je viens, où théâtre et danse se mélangent intimement. En Chine ou en Inde, un bon comédien est un bon danseur et vice versa. C’est quelque chose qu’on connait mal dans la tradition occidentale. Cela fait que mon art circule entre les disciplines, le corps, la voix, les multiples capacités d’expression de l’interprète. J’ai créé ma compagnie assez rapidement après mon arrivée en France. Et c’est un an jour pour jour après mon arrivée qu’a eu lieu la première de mon spectacle Le Cri persan au Centre national de la danse. C’était le 23 octobre 2010. Ma structure de travail s’appelle « La Compagnie des Réformances ». Cela vient d’un mot que j’ai écrit dans un cahier en Iran, il y a très longtemps, un mot que j’ai créé de toutes pièces, en associant « réforme » et « performance ». Mon projet est de regarder différemment l’art du spectacle, d’entrer différemment sur scène, en regardant notre art comme directement lié à notre vie, comme un prétexte qui mettrait en relation toutes les activités humaines, sans qu’elles soient forcément artistiques d’ailleurs. Je travaille notamment de façon étroite avec un sociologue, Baptiste Pizzinat. Dans notre époque qui tend à séparer, à catégoriser les gens et les choses, Baptiste et moi ressentons fortement le besoin de recréer des relations. Nous avons travaillé ensemble à la fois de façon intellectuelle, mais aussi de manière très pratique, en mettant en commun nos expériences dans des performances. Quand j’étais à l’Université en Iran, je cherchais déjà à sortir du lieu du théâtre conventionnel et à investir l’espace quotidien : je donnais des représentations dans le hall de l’université, les cafés, des petites villes de campagne. Lorsque je suis arrivé en France
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j’ai donc naturellement été vers la performance, les spectacles hors-cadre. Puis j’ai commencé à travailler des pièces pour le lieu du théâtre, mais toujours dans une optique de mettre en relation la scène avec d’autres endroits, des personnes différentes. Car la rencontre ne doit pas être artificielle. Une provocation inutile, gratuite, cela ne m’intéresse pas. Le rapport avec le public dans le cadre d’une performance extérieure est par nature très proche, provocant, envahissant, mais dans le cadre d’un théâtre c’est autre chose. Là il s’agit plutôt d’une question d’énergie, de la façon dont l’énergie circule entre ce qui se passe sur scène et les spectateurs qui sont témoins d’une expérience.
1 AFSHIN GHAFFARIAN. PHOTO : MYRIAM TIRLER
Aujourd’hui je me dis qu’il a dû y avoir une raison cosmique, une nécessité supérieure pour que je fasse ce chemin vers la France, un chemin qui a permis tant de rencontres et m’a tant enrichi.
LES CRÉATIONS D’AFSHIN GHAFFARIAN : Strange but true Le cri persan
LIVRE : Café des Réformances, d’Afshin Ghaffarian et Baptiste Pizzinat, préface d’Alain Platel, Compagnie des Réformances, 2013.
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CRÉ ATION
HARMONIES CHASSOL Rencontrer la musique de Christophe Chassol, c’est écouter avec les yeux ou voir avec les oreilles. Comme on voudra. Indiamore, opus sorti en 2013 chez Tricatel, se donne généreusement à la manière d’un road trip musical et filmique, le CD incluant le film projeté sur scène … Par Edwige Phitoussi.
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ianiste, compositeur pour le cinéma, performeur intéressé aux arts visuels, Christophe Chassol n’est pas non plus étranger au documentaire1. Avec Indiamore, comme il l’avait fait déjà avec Nola Chérie, il ouvre une voie différente, plurielle. Qu’est-ce qui initie un tel projet ? La musique ou les images2? Les images d’abord. Sonores et visuelles, ensuite la musique. Christophe Chassol est parti en Inde, entre Calcutta et Varanasi, parce qu’il aime le voyage et les chambres d’hôtel, dit-il. Indiamore, en quatre parties, sur le CD comme à l’écran, vous emmène sans mièvrerie. On aurait pu craindre l’accumulation de clichés, mais la musique exigeante, comme la générosité des musiciens indiens, protègent le film de cet écueil.
Invitation au voyage Dès le début d’Indiamore, Chassol donne sa vision de son opus, comme celle de la musique indienne. Two lines se présente comme une mise en abyme graphique, filmique et musicale: des deux lignes, la première, la basse, se prolonge tandis que la seconde vient se jouer en ornement, toutes deux nécessaires l’une à l’autre. Le spectateur ne sait pas toujours si c’est l’image ou la musique qui fait la
CHASSOL PHOTO : FLAVIEN PRIOREAU
ligne continue, le point d’ancrage de l’harmonie. Peu importe, d’ailleurs. A la quatrième reprise de la phrase, s’exécute le dessin en mouvement de ces Two lines, la seconde décrite « comme les montagnes des Indiens d’Amérique », fantaisie en forme de souvenir personnel teintée d’humour poétique. La voix, elle, a ce je-ne-sais-quoi de boisé, comme si la synesthésie qui opère pour le compositeur, au sens où une sensation va évoquer un accord, agissait également à l’écoute pour l’auditeur. Mémoire sensible. La texture d’une note appelle d’autres images. Tout comme la voix, la musique agit de même: l’invitation est donc là, sous les yeux et à portée d’oreille. Etre alors du voyage, c’est entendre qu’une note est en premier une onomatopée3, avec Din a Din, travaillée, reprise en boucle, avançant jusqu’à devenir un rythme, déjà un air qu’on aura tôt fait de chantonner. Parce que la musique de Christophe Chassol agit en ritournelle, s’imprime dans notre mémoire comme son corps s’inscrit sur l’immense écran de projection des concerts. L’oeil du spectateur fait l’aller-retour entre l’écran et les musiciens sur scène, puis il finit par lâcher cette distinction de plans. La musique enveloppe tout et il importe peu de savoir ce qui est enregistré en bande-son et ce qui est joué en live, ces deux temps se mêlant dans le présent singulier partagé avec le public.
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Ultrascore
▸ Le rapport à l’écriture n’est pas le plus
DATES : 15 octobre 2014, La Cigale, Paris. Indiamore. 12 décembre 2014, le TAP, Poitiers. Indiamore + Big Sun. 17 décembre 2014, Tetris, Le Havre. Indiamore. 14 janvier 2015, Le Vivat, Armentières. Big Sun. 15 janvier 2015, La Gaîté Lyrique, Paris. Big Sun. 16 janvier 2015, L’Estran, Guidel. Indiamore + Big Sun. 23 janvier 2015, Le Comptoir, Fontenay-sous-Bois. Big Sun.
LIENS : www.chassol.fr Indiamore : www.youtube.com/watch?v=1_8zh4IRdfk Odissi : www.youtube.com/watch?v=wM0R6RmF4l8 Fiddler in the street : www.youtube.com/watch?v=IdQJzjkEGTo
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académique, non plus, Chassol procèdant par montage. « Ultrascore », dit-il. Scorer un discours, c’est travailler le son qu’il y a derrière chacun des mots, les répéter, jouer de cette boucle, en faisant alors entendre l’accord qui s’en dégage. A cela s’ajoute le même usage de l’image, découpée, reprise, montée elle aussi en boucle. Le tout faisant émerger conjointement le film et sa musique, ses chansons. Le goût de Chassol pour la synchronicité est partout. Mais au préalable et pour chaque projet, il s’agit de trouver la bonne séquence d’accords, et les harmonies qui vont avec. L’ultrascore serait à penser comme l’outre-partition, ce qui va l’excéder. Il désigne autant un matériau premier, qu’un espace d’écriture et un objet artistique, plus ouvert et plus vaste, accueillant potentiellement des médias de toute nature. Voilà pour le pratique.
Harmonie Pour l’humain, il y a la volonté d’« harmoniser le réel »4. Au-delà de la musique, on émettra
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l’hypothèse que cette harmonisation se fait plus vaste. Si la foi est partout inscrite dans le quotidien en Inde, à chaque moment, le travail d’harmonisation dans ce contexte confère aux notes et aux sons extraits des images une dimension quasi mystique. Qu’il s’agisse de Our Father, de Ganga, ou Music is God my love, ce qui est saisi prend une coloration plus forte. L’accent du « You feel the Ganga » autant que le bruit d’un crachat ou d’un klaxon traduisent ainsi une forme de plénitude humaine, un équilibre qui n’a pas peur du disparate, entre le sublime d’une culture et l’ignoble de la crasse.
Danser les images Entre le pire et le meilleur, il y a donc une autre voie, curieuse et accueillante. La musique de Chassol s’adjoint les faveurs de l’image et du dessin, l’in vivo de la performance, le mouvement bien sûr avec Odissi, filmée en noir et blanc. Danse traditionnelle, la danse Odissi réunit à l’image une communauté de femmes se préparant au spectacle, entre le cours, le make-up et ce qui se donne en représentation. Spectacle de danse dans le spectacle qu’est Indiamore le film, dans le spectacle global vu sur scène. Les
1 ODISSI FAREWELL, INDIAMORE. PHOTO : DR 2 BIG SUN. PHOTO : DR 3 SUR LE TOURNAGE DE FIDDLER. PHOTO : DR
mises en abyme s’imbriquent si bien que les temps distincts de la séquence Odissi se présentent dans une fluidité rappelant celle de Ganga5. Etonnamment, la danse en paraît presque facile, comme alanguie. Or, si l’oeil croit voir la lenteur des gestes, il n’en est rien. C’est un effet de ralenti. Est-ce dû à la désynchronisation des mouvements, aux effets de boucles musicales, à la réception que j’en ai faite? Chacun écoutera-regardera Indiamore, pour ce que c’est – avec ses reliefs insoupçonnés – et selon ce qu’il est. Le voyage se poursuit cet automne avec Big Sun, les Antilles et sa culture trop souvent méconnue. Gageons que Christophe Chassol y suggérera un point de vue subtilement critique, voire politique, sur nos petites habitudes du regard … 1 Calcutta et L’Inde fantôme de Louis Malle, ainsi que Herman Slobbe de Johan Van der Keuken sont des références majeures pour Christophe Chassol. 2 On retiendra les noms de Marie-France Barrier (caméra) et Johann Levasseur (son). 3 Selon l’usage, le son produit par un instrument est vocalisé par le musicien, sous la forme de syllabes. 4 Selon les mots de Christophe Chassol. 5 L’image de l’écoulement du fleuve pour désigner le rythme est déjà présente dans la philosophie grecque antique.
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LIFESTYLE DÉCO INSPIRÉE
Variations de chaises, tables et lampes en clin d’oeil à trois pièces chorégraphiques qui en ont fait, plus qu’un simple élément de décor, de véritables personnages. Ou comment la danse donne le ton à la décoration … Par Olivier Waché.
Iconique
Noir et blanc
Créée par Poul Henningsen en 1958, cette suspension en aluminium est devenue une icône du design scandinave. Elle a été conçue pour se rapprocher de la lumière naturelle. ∅ 50 cm, H 28,5 cm. «PH 5 », 639,60 €, Louis Poulsen.
Suspension avec abat-jour extérieur en tissu noir et intérieur coloris ivoire. ∅ 30 cm. « Ferret », 26,90 €, Conforama.
Studieuse En multiplis plaqué chêne, vernis naturel et structure en acier laqué epoxy (blanc ou noir), cette chaise reprend la traditionnelle assise d’écolier. L 41,5 × P 46 × H 81 cm. «Ecolier », 39,90 €, Fly.
Nippone
ROSAS DANST ROSAS ANNE TERESA DE KEERMAEKER (1983) « Je suis instituteur, et j’aime beaucoup la danse. Je suis tombé sur la vidéo de Rosas danst rosas à une époque où je n’en connaissais pas grand chose. Je suis tombé en arrêt, notamment devant le deuxième mouvement de l’œuvre qui est proprement stupéfiant. Quatre jeunes femmes qui produisent tout un vocabulaire de gestes très simples, très quotidiens, assises sur des chaises, toutes très différentes. Pour moi, c’était une danse hyper accessible. Depuis, je montre souvent cette vidéo à mes classes, et ça leur parle énormément. J’ai aussi vu d’autres pièces de cette chorégraphe, mais aucune ne me transporte autant que cette danse des chaises, cela raconte plein de choses, sur la place de la femme dans la société, sur le monde du travail ; rien que ces quelques gestes et les chaises, c’est comme si on y était. » Alexis, 30 ans
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En bois massif assemblé en tenon et mortaise, cette chaise créée par le duo de designers Johannes Foersom et Peter Hiort-Lorenzen est déclinée en hêtre ou noyer laqué et mixte. L 44 × P 50 × H 86 cm. « Mikado », 630 €, La Boutique Danoise.
Invisible Mythique Ce modèle a inspiré des générations de designers. La chaise bistrot est la plus connue, vendue et copiée au monde ! Créée par Michael Thonet en 1860, en hêtre massif courbé à la vapeur, assise en rotin. L 41 × P 49 × H 89,5 cm. « N°14 », 680 €, Gebrüder Thonet Vienna.
Légère, cette chaise minimaliste offre une structure en bois massif (frêne ou noyer) et une assise en contreplaqué. Design Rauzas. L 44 × P 53 × H 75 cm. « Ghost », 256 €, Mint chez The Collection.
Trio
Spatiale Créée par Carlo Colombo, cette suspension repose sur deux coupoles emboitées. Abat-jour en métal verni et diffuseur en thermoplastique moulé. ∅ 60 cm, H 24 cm. « Spilli », à partir de 892 €, Artemide.
Ces suspensions en verre de Bohème de tailles et de couleurs différentes forment une élégante composition et évoque des toupies. Design Lucie Koldova. ∅ 33 cm, H 30,5 cm, ∅ 38 cm, H 33 cm, et ∅ 43 cm, H 42 cm. « Spin Light », prix sur demande, Lasvit.
LA LAMPE JOËLLE BOUVIER ET RÉGIS OBADIA (FILM, 1990)
Artisanale Sage Chaise en contreplaqué de bouleau, pieds et barreaux du dossier en bouleau massif, finition laque nitrocellulosique mate. Disponible en rouge, bouleau, blanc et taupe. L 49,5 × P 39,5 × H 87 cm. «Cleo », 59,95 €, Alinea.
Issue de la collection Beat, cette suspension imaginée par le célèbre Tom Dixon et inspirée des vases indiens est réalisée en laiton massif martelé à la main. ∅ 36 cm, H 16 cm. «Beat Light – Wide », 400 €, Tom Dixon.
Revisitée
Empilable
Réinterprétation de la chaise en paille traditionnelle, cette chaise en chêne massif et paille naturelle « tabouda » tressée à la main et non traitée est signée du designer Jean-Louis Iratzoki. L 43,5 × P 50 × H 82 cm. « Kimua », 484 €, Alki.
Ce modèle en chêne massif s’inspire de la chaise de café. En bois cintré courbé à la vapeur, son assise peut être en bois, tissu, cuir ou simili. Design Patrick Norguet. L 57 × P 59 × H 77 cm. « Makil », 514 €, Alki.
« Une lampe, oui, une seule, je me souviens bien. Il y avait cette scène où la lampe descendait du plafond, seule source lumineuse qui permettait d’entrevoir la danseuse nue. Elle était blonde, je crois ? Elle se trouvait seule dans un espace carrelé, dans l’attente de quelque chose ou de quelqu’un. Un homme rôdait, on ne savait pas très bien ce qu’il faisait là. Et d’un coup, c’était très violent, il y avait des étreintes, une chorégraphie très saccadée, on sentait que la femme ne voulait déjà plus être en contact avec l’homme. C’était très court, ce film, je crois, mais cela suffisait à créer un univers, de la tension s’installait, c’était très fort. » Michelle, 64 ans
Navale
Sobre
En frêne massif et contreplaqué de frêne laqué, cette chaise signée François Azambourg fait appel aux principes de l’ébénisterie et de la construction navale, avec sa construction « à bouchain ». Existe en jaune, noir ou bois naturel. L 45 × P 38 × H 73 cm. « Quadrille », 430 €, Moustache.
Brute ou colorée, cette chaise réalisée en multiplis de bouleau sur tranches est à la fois simple et solide. Existe en version un ou deux accoudoirs. L 41 × P 42 × H 82 cm. «Cath », 540 €, Estampille 52.
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Aérienne
Poire
Constance Guisset signe une suspension aussi légère qu’un nuage… Elle se décline dans des tonalités pastel (bleu, jaune, multicolore et gris) et est constituée d’un abat-jour plié en polypropylène. ∅ 102 cm, H 26 cm. «Chantilly », 160 €, Moustache.
Suspension en métal gris, déclinée en plusieurs coloris : gris, bleu, ou rouge. ∅ 40 cm, H 45 cm. « Drop », 479 €, BoConcept.
ONE FLAT THING REPRODUCED WILLIAM FORSYTHE (2000) « J’ai vu cette pièce il y a quelques années à Chaillot, il me semble. Je me souviens de cette entrée tonitruante des danseurs qui poussaient de grandes tables, une vingtaine, je crois, mais de quelle couleur, je ne sais plus. Après j’ai vu la vidéo faite par Thierry de Mey, mais je n’ai pas retrouvé la violence des sensations que j’ai éprouvées en salle. Tout était tellement implacable, à la fois distordu dans les corps et parfaitement maîtrisé sur le plan technique. Ce qu’ils faisaient tous, à une vitesse incroyable, passer entre les tables, dessus, dessous, avec une chorégraphie folle, ça m’a bouleversée, alors que ça ne raconte rien de spécial. » Lisa, 38 ans
Soucoupe Cette suspension de Ferruccio Laviani propose un large diffuseur en PMMA teinté dans la masse. Structure interne en polycarbonate. ∅ 90 cm, H 22 cm. « Neutra », 695 €, Kartell.
Sage Table avec allonges, plateau en verre trempé noir ép. 5 mm et panneaux de bois aggloméré, ép. 25 mm. Cadre en hêtre teinté, piétement en noyer. L 130/230 × H 76 × P 90 cm. « Nutty », 559 €, Alinea.
Contrastée
Voyageuse L’histoire d’une table qui voulait partir, tel est le résumé de cette création signée Philippe Starck. Table à allonges, avec piètement en forme de roulettes. « Big Will », prix NC, Magis.
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Poids plume
Pour 6 personnes, table en plaqué chêne coloris naturel pour le plateau et bouleau laqué blanc pour le piètement, design Lodovico Bernardi, L 162 × P 85 × H 74 cm. « Joseph », 329 €, made.com.
François Azambourg marie une fois encore les matériaux pour cette table à plateaux en contreplaqué d’érable ou de palissandre de Santos enfermant une mousse de polyuréthane. Résultat, elle ne pèse que 12 kg ! L 195 × P 90 × H 70 cm. « La Belle et le Clochard », 3.600 €, Moustache.
Astrale
Coquillage
David Wahl aime la science-fiction, et cela se voit. Cette suspension en plastique ABS et polyamide, qui évoque une planète, s’ouvre et se ferme grâce à ses cordelettes. ∅ 30 cm. « PS 2014 », 49,90 €, Ikea.
Musicale En verre soufflé artisanal, teinté aluminium ou bronze cuivré, la suspension reprend la forme plate de la cymbale. ∅ 60 cm, H 19 cm. « Crash », 493 €, Diesel with Foscarini.
Inspirée de la nature, cette suspension signée Nathan Young reprend l’image d’un coquillage suspendu. Abat-jour en polyuréthane laqué blanc mat. ∅ 50 cm, H 23 cm. « Calicot », 385 €, Cinna.
Inimitable Table en bois à armature métallique interne. Proposée en laqué naturel ou chêne teinté wengé, mat ou poli, dans divers coloris, et en deux longueurs. Design Jasper Morrison. L 210/250 × P 90 × H 73,5 cm. « Gamma », à partir de 4.380 €, Cappellini.
Pliable Issue de la collection PS 2014, cette table en contreplaqué de bouleau revêtue d’un stratifié mélaminé à haute pression peut se plier. Design Mathias Hahn. L 170 × P 60 × H 71 cm. « PS2014 », 99 €, Ikea.
Indémodable Table de repas en panneaux de particules, laqué blanc ou noir mat, peut être personnalisée, H 74 × L 183 × P 91,5 cm. « Lugo », 633,50 €, BoConcept.
Simple Nicholai Wiig Hansen propose une table mimimaliste à plateau à coins arrondis. Plateau en bois laminé et piètement acier, en noir blanc et gris. L 200 × P 90 × H 74 cm. « My Table », 1.020 €, Normann Copenhagen.
Transparente Table de repas en verre extra clair avec piètement (ép. 19 mm) en double portique croisé. Plateau en verre ép. 15 mm. Design Sacha Lakic, L 220 × P 99,5 × H 74 cm. « Vermet », 3.470 €, Roche Bobois.
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CRITIQUES
DE MARFIM E CARNE – AS ESTATUAS TAMBÉM SOFREM Marlene Monteiro Freitas
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e collectif portugais Bomba Suicida a présenté au Festival Montpellier Danse la dernière création de Marlene Monteiro Freitas, d’ivoire et de chair – les statues souffrent aussi. Une boîte à musique grotesque, hantée par des automates tiraillés entre rire et effroi, capable de supporter un amalgame de peur et de joie. Sous l’apparence d’une soumission au rythme imposé par les percussions et l’alarme d’usine, paraît jaillir une résistance par l’attente. Lorsque le public s’installe, les interprètes – musiciens et performeurs – sont autour d’un ring, pris dans une immobilité agitée, tandis que défile, en blanc sur noir, un texte expliquant la récente modification de l’indemnisation des travailleurs intermittents. Il y a du rituel dans l’écriture de Marlène Monteiro Freitas, une vraie science du carnaval et de ses enjeux politiques. Comme les ballerines condamnées à virevolter sur les pistes aimantées des boîtes à musiques, comme les idées
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prisonnières d’un esprit obsessionnel, comme les concurrents d’On achève bien les chevaux, les danseurs alternent soli et mouvements de groupe comme s’il s’agissait d’une partition reproductible à l’infini. Petit à petit, la mécanique est contrariée en son sein par l’émancipation des visages. Prothèses ou maquillage, les grimaces se succèdent, les yeux s’écarquillent, les bouches sont béantes : hurlement silencieux ou appel d’air, absorption nécessaire dans les limites du corps. Les corps ne semblent pas mûs par une force extérieure – fut-elle invisible – ils
s’agitent et s’unissent, en attendant. En attendant quoi ? L’après des applaudissements, le temps du chant commun – Feelings de Louis Gasté, follement émouvant en contrepoint du playback de My body is a cage, version Arcade Fire. Une réussite, à la lisière de l’opéra baroque. Prochaines représentations : 9 décembre 2014, Espaces Pluriels, Pau 1er avril 2015, Théâtre Paul Eluard, Choisy-le-Roi Mars – avril 2015, Biennale du Val de Marne, La Briqueterie, Vitry-sur-Seine
Marie Juliette Verga
naturelle. Le corps des danseurs traduit ces vicissitudes historiques, pointant, ici et là, une instabilité dans le suspens d’une jambe, ailleurs incarnant la violence des conflits dans le martèlement d’un poing contre une tempe, jusqu’à souligner l’empreinte d’un artiste défunt dans la résonance de sa voix. 2
ENTRE LES ÉCRANS DU TEMPS Daniel Dobbels
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ntrigué, le spectateur est invité à emprunter au sein du Théâtre national de Chaillot un parcours singulier, depuis un ancien escalator en bois, en passant par d’imposants couloirs de marbre, jusqu’aux degrés d’un étroit escalier menant à la salle Jean Vilar. Cet itinéraire architectural sert de préambule à la découverte du fond de scène : une image en noir et blanc du parvis du Trocadéro occupé par une parade militaire, qu’on situe dans les années les plus sombres de la France. Le défilé cadre les corps, alors que la danse qui s’initie depuis cour et jardin vient immédiatement déjouer ce fantasme de maîtrise pour exposer sa fragilité
1 MARLENE MONTEIRO FREITAS : DE MARFIM E CARNE – AS ESTATUAS TAMBÉM SOFREM. PHOTO : DR 2 DANIEL DOBBELS : ENTRE LES ÉCRANS DU TEMPS. PHOTO : LAURENT PHILIPPE
Ainsi les images mémorielles se fondent avec celles d’un présent sur scène, tout comme avec celles réalisées par Alain Fleisher, dont le choix du noir et blanc estompe subtilement les différences temporelles. Dans cette permanence commune, les époques, les images et les corps se répondent. Le temps et l’espace se brouillent au profit d’un mouvement aussi fragile que vivace, même si on aurait pu apprécier qu’il porte en son sein plus de contrastes, notamment dans le rythme. On reconnaîtra à Daniel Dobbels la qualité de sa langue chorégraphique, par la capacité qu’elle a, dans une délicatesse toujours incisive, à rendre au geste sa ténuité. C’est dans cette persistance fragile portée par le mouvement que Daniel Dobbels parvient à rendre vie aux fantômes de Jean Cocteau et de bien d’autres, faisant des corps dansants comme de Chaillot, une chambre d’échos. Prochaines représentations : 18 novembre 2014, l’Espal, Le Mans 20 janvier 2015, l’Equinoxe, Châteauroux 28 janvier 2015, Art danse, Dijon 10 avril 2015, Scène de pays dans les Mauges, Breaupréau
Edwige Phitoussi
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EVERY ORDER EVENTUALLY LOOSES ITS TERROR Hooman Sharifi
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e futur directeur de Carte Blanche – la compagnie contemporaine nationale de Norvège – a présenté à Montpellier Danse Tout ordre perd finalement de sa terreur, variation sur les thèmes du deuil et du sacrifice. Il poursuit un parcours qui fusionne politique et amour et place l’engagement et le groupe au centre de la réflexion artistique. La pièce baigne dans une atmosphère pesante, archaïque et tragique. Pris dans les frappes qui scandent le rite de l’Ashura – un deuil collectif, commémoration de l’Iman shiite Hussein, tué avec 72 membres de sa famille au cours de la bataille de Kerbala, en Irak au 7ème siècle – les membres d’Impure Company plient sous les coups invisibles, au milieu de pierres éparpillées. Ils perpétuent le souvenir puissant d’une performance inscrite dans le calendrier que le chorégraphe, installé seul en Norvège à 14 ans, porte en lui : l’image de centaines de personnes se flagellant avec des chaînes, se frappant de leurs mains au son des percussions et des chants religieux. Le frottement au sein du groupe innerve la pièce, les danseurs se touchent sans se battre pour la première fois. Ils s’accompagnent et se soutiennent sous les projecteurs suspendus jusqu’à ce que le rituel se dilue dans une succession d’actions individuelles accompagnées par
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l’autre dans un porté ou un espace créé. L’ensemble de ces actions constitue un flux, un rythme à part entière, parfois interrompu par des reflets sur un masque ou un drapeau d’or. L’amour et la résistance – quelques gestes esquissés vers l’autre pour l’accompagner ou le retenir – sont mis en avant. Hooman Sharifi signe ici un manifeste formel d’une grande clarté sur la notion de collectif, ce qui laisse présager un travail commun maîtrisé lors de son passage à la tête de Carte Blanche. Prochaines représentations : 17 octobre 2014, Oktoberdans, Bit Teatergarasjen, Bergen 23, 24 et 26 octobre 2014, Dansens Hus, Oslo
Marie Juliette Verga
GENESIS Sidi Larbi Cherkaoui
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près une création en Chine, une première au deSingel à Anvers, voici enfin cet été, à Montpellier Danse, la première française de Génésis, le nouveau spectacle de Sidi Larbi Cherkaoui soutenu par la Fondation BNP Paribas. Né de la rencontre du chorégraphe avec Yabin Wang, véritable star en Chine de la danse contemporaine depuis sa performance éblouissante dans le film de Zhang Yimou Le secret des poignards volants, il rassemble quatre interprètes du Yabin Wang Studio, dont Yabin elle-même, et trois de la compagnie Eastman de Cherkaoui. Les deux complices, unissant leur créativité, ont imaginé un langage commun et une partition musicale à la croisée de leurs cultures respectives : beaucoup d’Asie et d’Occident, des rythmes africains, quelques réminiscences musicales indiennes, le tout mixé dans une mythologie vaguement new-age qui prône
la renaissance de l’individu, le refus d’un monde médicalisé et aseptisé et le primat donné à l’humain. Hélas, gavé de ces – trop ? – belles intentions, Génésis s’enlise quelque peu. La scénographie fait se succéder les scènes spectaculaires – comme ces voiles qui prolongent à l’infini les bras de Yabin Wang en costume de princesse traditionnelle chinoise – sans que l’on en saisisse vraiment la nécessité. Même fluide et plaisante à regarder, la danse tourne à vide à force de spirales et d’acrobaties. On a connu Sidi Larbi Cherkaoui beaucoup mieux inspiré et cette première collaboration chorégraphique d’envergure entre Europe et Asie nous laisse un peu sur notre faim. Prochaines représentations : 1–5 décembre 2014, Grande Halle de la Villette, Paris 9 décembre 2014, Concertgebouw, Bruges 13 et 14 décembre 2014, Monaco Dance Forum, Monaco
Isabelle Calabre
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1 HOOMAN SHARIFI : EVERY ORDER EVENTUALLY LOOSES ITS TERROR. PHOTO : IMPURE COMPANY, HOOMAN SHARIFI 2, 3 SIDI LARBI CHERKAOUI : GENESIS. PHOTOS : AAP
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HOUSE Sharon Eyal et Gai Behar, Cie L-E-V
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e Festival Montpellier Danse, nous a offert la première française de House, une pièce qui interroge le rituel contemporain de la danse dans une forme à la précision hors du commun, créant autant de plaisir que de gêne. Sharon Eyal a appartenu pendant 18 à la Batsheva Dance Company de Tel Aviv et la Batsheva lui a plus appartenu qu’à quiconque puisqu’elle en a été la seule chorégraphe associée. Elle choisit d’appeler sa compagnie L-E-V, cœur en hébreu. Elle s’associe avec deux membres renommés de la vie nocturne : Gai Behar et le musicien Ori Lichtik, un percussionniste et DJ de génie. A eux trois, liés par l’amitié et l’extrême évidence à travailler ensemble, ils créent House, une pièce qui fait du clubbing le territoire de la recherche d’amour et le réceptacle contemporain de l’histoire des danses, l’expressionnisme allemand, la Modern Dance, la danse-transe collective qui accompagne l’émergence et les résurgences de la musique électronique. Commençons par évacuer la gêne qui s’accroche sans doute à cette tradition.
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Baignés dans une musique dont la rigueur mécanique est réchauffée par endroits de touches organiques amenées par les percussions, les danseurs tentent de maintenir leur individualité, entraînés par la force de cohésion mais aussi de dilution du groupe. Les costumes sont là pour neutraliser les individus, en noir ou en chair, académiques complets. La composition méticuleuse, la neutralité, une gestuelle très articulaire, des corps qui ne se trouvent pas : nous voilà face – une fois encore puisqu’il s’agit d’un thème récurrent chez les artistes de notre temps – à ce mouvement continu mais mécanique, cette recherche vouée à l’échec, cette dépense corporelle sans ligne d’arrivée. Pourtant le plaisir l’emporte devant autant de finesse dans l’esquisse. Le groupe se réorganise sans cesse, les solos se succèdent, chacun trouve sa place seul ET avec les autres. Le duo – cette interminable mimésis du couple – n’est pas la finalité de la danse. La danse s’étale dans les directions opposées des déformations anguleuses et des spirales chimériques, les unissons apparaissent
et disparaissent avec une fluidité surprenante. Ce que les lumières et les costumes pourraient tirer du côté de l’obscurité et d’une certaine froideur, les corps le mènent à la lumière de la dualité des êtres, tout à la fois chairs transpirantes et automates pris dans une partition qui ne leur appartient pas. Sharon Eyal refuse de donner son interprétation de la pièce. Elle insiste sur la participation du spectateur à la création du sens. Rituel de célébration, d’appel à la joie contenu dans un rythme accéléré de battements cardiaques, danse macabre, cabaret berlinois sexy, transgressif et fétichiste, hommage à la capacité de la danse d’accueillir comme beauté la violence de la solitude dans le même temps et le même espace que celle de la grâce de l’émancipation, chacun reçoit avec ce qu’il est.
Marie Juliette Verga
LIED BALLET Thomas Lebrun
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ouffer du code : si cette expression est prisée des informaticiens, elle s’applique aussi aux danseurs de Lied Ballet et à son chorégraphe Thomas Lebrun. Des codes, ils ont dû en avaler, en ressasser, en digérer, pour mettre au jour cette pièce ! En s’appuyant exclusivement sur des références formelles extrêmement codifiées – et même datées – évoquées par le titre, les voilà qui s’engouffrent dans une proposition artistique des plus marquées esthétiquement. Une coloration expressionniste en noir et blanc franche et sans équivoque, qui produit une atmosphère pesante, particulièrement dans la première partie de la pièce. Là, ils s’en donnent à cœur joie pour habiter le registre du lied, utilisant les thématiques des poèmes comme dans un livret : l’amour, la mort, les ténèbres, le désir,
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tout cela mouliné à travers un exercice pantomimique qui contraint les corps dans des postures, et les visages dans des expressions presque glaçantes. Mais la pièce évolue, et cette communauté opère en elle-même des transformations qui agissent sur les corps pour les emporter dans une écriture plus formelle. L’exercice de la composition dans l’espace prend alors le dessus, adroitement complexe. Tandis que le jeune Matthieu Patarozzi devient un docteur Caligari à la présence magnifiquement inquiétante, les autres danseurs révèlent leur virtuosité dans des variations en solos, duos, trios. Il y a une part d’attendu dans leurs évolutions qui ne provoquent pas d’étonnement, de choc ou d’effarement, mais laissent glisser le spectateur dans une forme de contemplation. Si surprise il y a, elle viendra du parti pris de la dernière partie, qui ramène la danse à une forme beaucoup plus détachée et abstraite : une danse qui s’habille de bleu et d’unisson et qui se veut brillante, totalement offerte à la jouissance et à la puissance d’un mouvement choral, mais profondément soumise à la forme et aux rythmes qu’assume aujourd’hui le chorégraphe dans sa démarche. Prochaines représentations : 7 et 8 octobre 2014, Maison de la Danse, Lyon 24 et 25 octobre 2014, Grand Théâtre, Tours 21 et 22 janvier 2015, Maison de la Culture, Bourges 24 février 2015, l’Espal – Les Quinconces au Mans 18 mars 2015, Comédie, Clermont-Ferrand 26 et 27 mars 2015, Deux Scènes, Besançon 1er –4 avril2015, Théâtre National de Chaillot, Paris 21 et 22 avril 2015, Pavillon Noir, Aix-en-Provence 5 mai 2015, La Rampe d’Echirolles 27 mai 2015, Scène nationale d’Orléans.
Nathalie Yokel
1, 2 SHARON EYAL ET GAI BEHAR, CIE L-E-V : HOUSE. PHOTO : GADI DAGON 3 THOMAS LEBRUN : LIED BALLET. PHOTO : FREDERIC IOVINO
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NOTRE-DAME DE PARIS Roland Petit, Ballet de l’Opéra de Paris
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n croit connaître la grande fresque chorégraphique que Roland Petit a tiré de Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo. Or, à chaque reprise par l’Opéra de Paris pour lequel le ballet fut créé, on redécouvre l’impact de certaines scènes, la force de la dramaturgie. Mais ce qui est récurrent, c’est qu’il s’agit d’ un ballet redoutable à danser et surtout à interpréter.
Hybrides encore, les costumes signés Yves Saint Laurent, très inventifs (et souvent sexy) pour l’époque mais qui ont pris, aujourd’hui, un certain coup de vieux, avec ces couleurs criardes tranchant volontairement et de manière appuyée avec la triste tunique beige de Quasimodo. Il faudrait oser, un jour, proposer à un autre créateur de ré-écrire ces costumes.
Le parti pris de Roland Petit, dans ce ballet datant de 1965 est en effet totalement hybride, et donc complexe à appréhender. Il a dit (et les citations du programme issues de la presse ou des programmes aux différentes reprises sont d’ailleurs très instructives) vouloir créer « une histoire d’aujourd’hui (…) où s’estompent le Moyen-Age et Violletle-Duc ». Or, si ce n’est plus vraiment une histoire moyenâgeuse, on y voit quand même des seigneurs à hauts chapeaux, et des gardes avec des heaumes qui ne souffrent pas d’ambiguïté. Comment d’ailleurs, pour le public qui connait ses classiques, faire abstraction du contexte historique du roman de Hugo?
Hybride aussi, la musique de Maurice Jarre, entre mélodies symphoniques et percussions rythmiques, ambitions orchestrales et facilités de la musique de films.
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Hybride enfin, la volonté d’abstraction du chorégraphe, face à la réalité narrative des faits. Roland Petit a épuré tous les principaux personnages du roman, s’abstenant de Gringoire, Clopin et Fleur-de-Lys pour ne garder que le quatuor Quasimodo-Esmeralda-FrolloPhoebus, opérant ainsi un zoom radical sur les seuls liens amoureux se tissant entre eux. Cela permet de gagner en clarté et en bonus chorégraphiques. Cela demande aussi aux interprètes
une grande capacité à théâtraliser les situations pour mieux appréhender les raccourcis dramaturgiques. Et c’est là où l’on regrettera l’absence du créateur, décédé en 2010. Présent aux répétitions, Roland Petit et sa tyrannie légendaire, n’aurait laissé passer aucune approximation. Il aurait sûrement exigé de l’archidiacre Frollo (Josua Hoffalt) qu’il nous montre son profond dilemme entre ses convictions religieuses et son attirance amoureuse pour Esmeralda, ce que l’on n’a pas vu. Il aurait voulu plus de sex-appeal chez Phoebus (Florian Magnenet, peu présent, malgré sa chevelure terriblement blonde …), et un peu moins chez Esmeralda (Eleonora Abbagnato, méconnaissable en brune, très belle, mais trop Ava Gardner pour être maternante avec Quasimodo). Certes, la chorégraphie, redoutablement physique et assez abstraite, est un frein à l’interprétation, mais on est étoile parce qu’on sait, justement, aller au-delà de la seule prouesse technique. Reste Quasimodo. Et c’est lui, Nicolas Le Riche, qui emporte littéralement cette
première représentation d’un ballet jamais redonné, il est vrai, depuis 2001. Bien sûr, le rôle est payant, dans sa dimension dramatique, romantique, et chorégraphique, le dos constamment voûté et le bras droit toujours positionné en équerre, ce qui ne manque pas de compassion de la part du public. Mais que de précision théâtrale dans son interprétation ! Une main posée par Esmeralda sur son épaule, et c’est tout son corps qui tremble d’émotion. Une arrivée de Frollo, et c’est une crainte effrayante qui envahit l’interprète. Main, bras, torse, jeux de jambes, port de tête, tout prend vie chez Nicolas Le Riche, et c’est aussi passionnant qu’émouvant. L’autre grand triomphateur de la soirée, c’est le corps de ballet, qui est aussi le corps du ballet. Roland Petit, passé maître dans l’art de chorégraphier les ensembles, fait parler cette cour des miracles par le seul usage de la gestuelle de groupe, à une vitesse frénétique, notamment dans l’impressionnant premier tableau, où le chef en rajoute d’ailleurs dans la cadence … L’effet de masse n’en est que plus impressionnant lorsqu’alternent les solos et adages. La scène finale, où Nicolas Le Riche emmène le corps sans vie d’Esmeralda en remontant le plateau, se charge d’une émotion extraordinaire, lorsqu’on sait qu’on vient de le voir danser pour la dernière fois sur la scène de l’Opéra de Paris. A 42 ans, Nicolas Le Riche doit prendre sa retraite de l’Opéra de Paris, plus en forme que jamais. Le monde l’attend. Tant mieux pour lui, et dommage surtout pour les danseurs de l’Opéra, sur lesquels il eût pendant 26 ans sur scène à leur côté, un évident et exemplaire ascendant charismatique. Vu à l’Opéra Bastille, Paris
Ariane Dollfus
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LES OISEAUX Nacera Belaza
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epuis vingt ans, Nacera Belaza creuse inlassablement le même sillon, viscéralement convaincue de l’impossibilité de la répétition. Que les gestes se succèdent dans un va-et-vient fragmenté ou qu’ils se déploient dans une extrême lenteur, le regard posé sur le mouvement fait entrer tout le corps en état de perceptions modifiées et d’attention amplifiée. Le vide est au centre des créations de Nacera Belaza, un vide « inattendu qui comble toutes les attentes ». Ici, nous distinguons d’abord deux ombres claires dans l’obscurité. Deux corps qui échappent à la nuit et impriment la rétine. La bande-son se déroule au loin, quelques petites percussions, des nappes électroniques, des voix lointaines, une couleur orientale … Les événements forment des couches dans la mémoire immédiate, des couches dont personne ne peut retenir la forme. Une forme sur les seuils de laquelle se disputent force et délicatesse. L’espace vide, la dilatation qui naît du partage entre ombre et lumière, la tension de ce geste infini qui
1, 2 ROLAND PETIT, BALLET DE L’OPÉRA DE PARIS : NOTRE-DAME DE PARIS. PHOTO : ANNE DENIAU 3 NACERA BELAZA : LES OISEAUX. PHOTO : ANTONIN PONS BRALEY
résonne dans l’immensité d’un plateau dont les bords de scène sont effacés ; tout invite à la disponibilité, à l’entre-deux. La recherche de l’invisible, d’une danse sacrée qui place le corps dans un rôle de médiation entre les mondes, la rigueur d’écriture qui permet le flottement et qui mène à un état de corps poreux, tout cela structure un cheminement vers l’effacement et l’apparition. La création lumière de Gwendal Malard est d’une précision précieuse et les interprètes imposent une présence aiguisée et souterraine. Un voyage interne surexposé, une enveloppe corporelle qui tressaille, se replie, déploie ses ailes et referme sa surface dans l’absence ; Les oiseaux emportent celui qui se laisse traverser aux origines de la danse. Prochaine représentation : 27 et 28 Septembre 2014, Aoyama Theater, Tokyo 18 et 19 octobre 2014, Internationale Tanzreihe, Dampfzentrale, Berne
Marie Juliette Verga
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PLAGE ROMANTIQUE Emmanuel Gat
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’est par un pur hasard, paraît-il, qu’Emmanuel Gat a trouvé le titre de son nouvel opus. Heureux hasard. Car l’illusion de bonheur et la note de dérision comprises dans l’expression siéent à merveille à la chorégraphie tout à la fois allègre et nostalgique de cette création pour le festival de Montpellier Danse. Plage romantique, c’est aussi le nom d’un tube oublié de Pascal Danel, chanté d’entrée de jeu, guitare à la main, par un des danseurs. La bluette est vite interrompue par l’arrivée en bande joyeuse du reste de la troupe, dont les cris, les rires et les étreintes installent une atmosphère très swinging seventies. Dans les flux et reflux de cette horde estivale, au-delà de l’effet de masse sonore et visuelle se dessinent bientôt les individualités. Dans cette pièce qui refuse d’emblée toute narration, rien n’est expliqué mais tout est évoqué, à l’instar d’une bande son qui mixe de façon volontairement indistincte les notes de la chanson éponyme et les voix mêmes des dix interprètes. L’élégance des corps, leur désinvolture, leur liberté de mouvement et d’humeur suffisent à suggérer les multiples façons d’être ensemble comme celles de se différencier du groupe. Elles disent aussi l’intensité du présent et l’immanence du souvenir, notamment dans ces moment de silence où les gestes semblent prolonger les mots. A l’issue de la première, de nuit et en plein air dans la cour de l’Agora, Emmanuel Gat s’étonnait que sa pièce, bien que très applaudie, n’ait pas suscité de rires. Il la souhaitait humoristique. Elle est tout simplement belle.
Isabelle Calabre
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SIWA
OU LA PERSISTANCE RÉTINIENNE D’UN ÉDEN FANTASMÉ Michel Kéléménis
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e la lumière et de l’eau : c’est ainsi que débute la pièce de Michel Kéléménis, quand dans l’obscurité profonde on devine un homme remplissant minutieusement quelques verres posés çà et là sur le plateau. La lumière et l’eau comme éléments fondateurs de ce quatuor, à travers l’image métaphorique de l’oasis de Siwa, ont inspiré au chorégraphe une danse très riche dans son rapport à la musique, mais aussi dans les liaisons et combinaisons possibles entre les interprètes. Au fil de la pièce, le soleil se lève sur Siwa. Lumières et projections vidéo dessinent l’ambiance. La musique fera le reste, d’abord le Quatuor à cordes de Debussy, puis la création d’Yves Chauris Shakkei. Les principes qui relient les quatre hommes ne cesseront de s’inscrire dans une réelle attention portée à l’autre, dans de grands mouvements de va-etvient. Aller au sol, se retenir, y revenir, se porter, se transporter … La fluidité guide chacun de leurs gestes, l’élan est continu, tout en accélérations et décélérations contrôlées ; il y va comme
de la sauvegarde de ce petit groupe qui forme très vite une communauté dansante. Plus loin, la gestuelle ira vers des mouvements plus formels, esquissés ici par une arabesque, là par une pirouette, dans les pleins et déliés de l’espace qui semble à reconquérir à chaque pas. Le chorégraphe reste fidèle à sa gestuelle délicate mais incisive, et l’ombre de Dominique Bagouet, dont le deuil avait été associé pour lui à la découverte de l’oasis de Siwa, n’est pas loin. La métaphore de l’effet miroir du soleil se reflétant dans le lac salé agit ainsi à plusieurs niveaux : le double KéléménisBagouet infuse en filigrane, tandis que les danseurs quittent pour un temps leur communauté pour se chercher dans un double imaginaire. Le spectateur sourit des mimiques et postures ainsi adoptées dans la quête du reflet idéal, avant de les voir retrouver leur unité dans le groupe. Mais cette communauté n’est pas sans tension. Par petites touches, ces hommes se cherchent, se jaugent, mais pour toujours se retrouver. A l’instar du soleil de Siwa, qui, une fois sa course achevée, propose au monde l’apaisement. Prochaine représentation : 27 novembre 2014, Le Merlan, scène nationale de Marseille. Avec le quatuor Tana.
Nathalie Yokel
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ZOLL Christian Ubl Programme composé de I’m from Austria like Wolfi ! et Shake it out.
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t voilà enfin une proposition qui nous a tirés de l’ennui d’un Festival d’Avignon bien pauvre en nouvelles formes dansées ! Christian Ubl, originaire d’Autriche, passé par le patinage artistique et les danses latino-sportives, nous a concocté un moment totalement survolté, tout en énergie et en violence, aux Hivernales – CDC d’Avignon. Il démarrait lui-même avec son solo I’m from Austria like Wolfi !, créé en 2010. Projet totalement autobiographique, où Ubl se délecte à nous faire partager ses goûts, ses obsessions culturelles, avec toute la drôlerie et la fantaisie qu’il faut
1 EMMANUEL GAT : PLAGE ROMANTIQUE. PHOTO : DR 2 MICHEL KÉLÉMÉNIS : SIWA. PHOTO : AGNES MELLON 3 CHRISTIAN UBL : SHAKE IT OUT . PHOTO : JEAN BARAK
pour se sortir de pareil exercice, risqué il faut bien le dire, quand on s’offre en pâture au public, sans fausse pudeur ou préciosité. Il y va à fond, Herr Ubl, et même quand des tensions apparaissent, sa générosité fait que l’on se sent bien accompagné dans des chemins de traverse pour le moins tortueux. Mais bientôt, on prend conscience que ce solo n’est en fait que le point d’ancrage, une sorte d’abécédaire qui nous conduit au plat de résistance : sa pièce pour cinq interprètes intitulée Shake it out. Le vrai projet du chorégraphe est bien de traiter de la question de l’identité européenne, à grand renfort de clichés dans lesquels ses merveilleux danseurs, hyper-engagés physiquement et intellectuellement, vont s’ébrouer. De l’Hymne à la joie (bon, très mal chanté, et ça c’est bien) aux drapeaux
qu’on commence à bouffer par le mauvais bout, ça cogne dans tous les sens pour dire une seule chose, sur les coups de batterie et les pulsions électroniques de deux musiciens comparses : l’Europe risque d’uniformiser les cultures de chacun des pays qui la composent. Donc, une pièce qui n’y va par quatre chemins, drôle parfois, mais souvent très grinçante et qui demande aux interprètes un sacré engagement, ce qu’ils ont tous, à n’en pas douter. Voir ceux-ci aux prises avec une matière provocante, libre jusqu’à la perversité, est un vrai bonheur. On regrettera simplement le côté un peu « hype » de la proposition (notamment : mais qu’ont-ils tous à mettre des batteries sur les plateaux ?), presque trop efficace parfois, et l’on attend la prochaine pièce de Christian Ubl avec impatience, où il saura, on le pressent, ménager des moments de sensualité ou de tendresse à l’égard d’un spectacle vivant qu’il fait bien de malmener. Prochaines représentations : I’m from Austria like Wolfi ! 9–13 septembre 2014, Scène nationale L’Hexagone Meylan. Tournée locale chez l’habitant à Biviers et dans les quartiers de Meylan Shake it out. 22 novembre 2014, (re)connaissance à la Rampe (extrait) 25 novembre 2014, KLAP Maison pour La Danse, Marseille 27 et 28 novembre 2014, Scène nationale L’Hexagone à Meylan 6 février 2015, (option) MPAA St Germain, Paris 20 mars 2015, Théâtre de Châtillon, Biennale du Val-de-Marne 19 mai 2015, Scène nationale de Cavaillon
Antoine Ferras
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N°4
PROCHAIN NUMERO Décembre 2014 DANSE BAROQUE Nouvelle(s) génération(s) LE BAL Le grand retour des danses de salon LUCINDA CHILDS Un parcours et bien d’autres sujets encore …
TOILE A L R U S OOM R L L A B Z E RETROUV
B A L L R O O M REVUE TRIMESTRIELLE (4 NUMÉROS PAR AN)
contact@ballroom-revue.net www.ballroom-revue.net D I R E C T E U R D E L A P U B L I C A T I O N : Olivier Tholliez A R T I S T E A S S O C I É : Aurélien Richard R É D A C T I O N : Bérengère Alfort, Xavier Baert, Isabelle Calabre, Judith Chazin-Bennahum, Pierre Cléty, Laurent Croizier, Ariane Dollfus, Antoine Ferras, Corinne Hyafil, Céline Lamie, Anne Lenglet, Gérard Mayen, François Olislaeger, Mickaël Phelippeau, Edwige Phitoussi, Aurélien Richard, Céline Roux, Marie Juliette Verga, Olivier Waché, Nathalie Yokel R E G A R D E X T É R I E U R : David Marilleau I L L U S T R A T I O N S : Lionel Serre, Hervé Walbecq P H O T O G R A P H I E S : Myriam Tirler D I R E C T I O N A R T I S T I Q U E : Lothar Ruttner
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I S S N :
C O M M I S S I O N P A R I T A I R E :
D É P Ô T L É G A L :
Vincent Lalanne/Fugu Axelle Van de Voorde-Lévi Otto Borscha/BO Conseil Léonce Déprez, 62620 Ruitz Presstalis OTH SARL, 22 rue de Bellefond, 75009 Paris 2273-0109 en cours à parution
ILLUSTRATION : HERVÉ WALBECQ
Le Grand-Théâtre
Direction artistique Charles Jude
Icare...
Hommage à Lifar
Photographie : © Sigrid Colomyès - Ballet de l’Opéra National de Bordeaux - Nos de licences : 1-1073174 ; DOS201137810 - Juillet 2014
ICARE PRÉLUDE À L’APRÈS-MIDI D’UN FAUNE SUITE EN BLANC PRODUCTION OPÉRA NATIONAL DE BORDEAUX
Grand-Théâtre DU 24 OCT. AU 02 NOV.
05 56 00 85 95 opera-bordeaux.com
#ONBlifar Directeur Général Thierry Fouquet Spectacle capté par
LECND ESTUN CENTRE D’ART POUR LA DANSE cnd.fr