Littérature :: Juillet 2023 :: Serendip & Paon

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Claire Fourier

Genre : récit

Avant-propos de Claire Fourier

Format : 12 x 18,5 cm

Pages : 336

Prix : 18 €

ISBN : 978-2-490251-78-0

Née à Ploudalmézeau, dans le Finistère Nord, Claire Fourier est l’auteur d’une vingtaine de livres – romans, récits, haïkus, recueils de pensées – qui nouent finement impertinence, tendresse, mélancolie, résistance et fragilité. Tombeau pour Damiens, la journée sera rude (2018) est parmi les premiers livres publiés par le Canoë qui a réédité également, en 2021, Métro Ciel, la nouvelle érotique qui l’a fait connaître auprès d’un large public. Dans Le Jardin voluptueux paru en 2022, « elle magnifie la sexualité, comme l’écrit M-J Christien dans ArMen, en y ajoutant la sensualité et le plaisir féminin qui ose se dire ».

Paru initialement à L’Atelier des Brisants, maison d’édition créée par Jean-Louis Clavé et Bernard Noël en 2000, d’une façon confidentielle, ce livre tient du chef-d’œuvre. Il illustre l’immense pouvoir de la littérature de donner à voir par les mots. Claire Fourier n’est jamais allée en ex-Indochine et l’on s’y croirait avec une vérité que n’atteint pas Apocalypse now. Elle précise dans son avant-propos que ce n’est pas un livre politique. D’une brève nouvelle projetée à la faveur d’une rencontre, elle a construit son récit : « il a sorti de sa poche poitrine un crayon à bille et tracé sur la nappe de papier une ligne sinueuse entre deux points : Lang Son, Cao Bang. Il souligne, dit les noms à voix haute. Quels noms ! Je les entends pour la première fois (ils vont résonner à mes oreilles pour toujours). Et cette ligne sinueuse ? La RC4. Pour la première fois aussi, j’entends ce sigle. J’interroge. L’homme passe et repasse son crayon sur le trait : c’est la Route Coloniale 4, elle sépare la Chine de l’Indochine, son nom lui a été donné par les colonisateurs français à la fin du xixe siècle, une piste plutôt qu’une route ; il s’est passé là des événements majeurs pendant la guerre. —Plus qu’à Diên Biên Phû ? — À Diên Biên Phû, la guerre était déjà perdue. » À partir de cette rencontre, elle se documente minutieusement dans les archives, au Château de Vincennes, et écrit l’histoire d’un amour plus vraie que vraie, bouleversante, née sur cette route.

Juillet
Contact et libraires : colette.lambrichs@gmail.com Téléphone : 06 60 40 19 16 Diffusion et distribution : Paon diffusion.Serendip Éditions du Canoë 2023

EXTRAIT N° 1

Dans l’enfer vert du Haut-Tonkin, la piste a été taillée à flanc de montagne à la fin du xixe siècle par la Légion étrangère. Elle traverse une région torturée. Gorgée d’humidité. Saturée de vert. Où les hautes falaises déchiquetées de calcaire pâle, les da voï, émergent comme une cité fantomatique d’une fourrure végétale monstrueuse. Pointes menaçantes dans un chevauchement de sombres mamelons géants. Fruits dantesques et blanchis d’une lente, implacable poussée minérale. On songe non à la Cathédrale engloutie, mais à de mythiques cathédrales émergées. (Des notes limpides de Debussy, comme on est loin dans cette suffocante touffeur !) Les murailles plus striées que les façades gothiques vomissent d’épaisses grappes de verdure persistante. Taillés à la hache par quelque Gulliver, les puissants contreforts calcaires et les collines schisto-argileuses s’enchaînent, se chevauchent dans la prolifération tropicale. Trace de plissements, soulèvements, effondrements d’avant l’Histoire. Masses colossales, écrasantes. C’est un déluge minéral et végétal. Tout déborde.

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Les torrents d’eau blanche et verte s’encastrent dans les gorges d’aspect cratériforme. Des rivières s’étalent dans les plaines lacustres hérissées d’énormes pitons coniques.

Les pentes chavirent dans un océan de jade mousseux – que moirent ou lustrent ici et là, d’un vert plus doré, les cimes flexibles et plumeuses des cây tre, bambous serrés en massifs, et les feuilles de lataniers mouchetées de topaze par un furtif rayon de soleil. Hautes graminées, fougères arborescentes mêlées aux chênes, aux cèdres, aux pins, bouquets de racines aériennes nouées aux arbres couvre de vastes étendues inextricables, jamais foulées.

Le sol est spongieux. Ici tout se décompose si vite ! On respire une odeur de moisissure millénaire. C’est la rung nui : la jungle tentaculaire. D’où émane une violence sourde. Rampante. Ravageuse. Des crépuscules violacés endolorissent une beauté insoutenable. Outrancière. Tellement inhumaine. – Où plus qu’ailleurs pourtant, contraint de repousser ses limites, l’humain s’est reconnu. La région est si chaotique qu’aucun relevé topographique ne rend compte avec exactitude de ces lieux propices à la guérilla.

La jungle elle-même semble guetter un drame imminent, un dénouement à trop de nœuds. Le paysage tout entier est comme un sourd appel sanguinaire.

Dans la moiteur opaque, il arrive qu’à midi le jour n’ait plus d’existence. La RC4, sous la voûte de feuillage, est un labyrinthe nocturne. À midi, il est presque

minuit. C’est par intermittence que des lances de lumière percent le flanc de la forêt vierge. Alors, dans les frondaisons noires, flambe un soleil vert. Un halètement indistinct monte de la forêt grasse et qui transpire. Senteurs lourdes. Où l’on distingue parfois les effluves de l’orchidée. Où plus souvent l’on respire l’arôme amer du sang. Le frémissement des aigrettes de bambous se mêle au cri des singes et au feulement des carnassiers la nuit.

Cette débauche de verdure fait peur. Ça palpite. Ça froisse. Ça craque. On s’aventure là dans l’imprévisible.

« Je vis un roman », écrit Francis Dubreuil à sa mère.

La RC4 a moins de quatre mètres de large. Longeant la dépression montagneuse, c’est souvent une route en corniche. D’un côté, l’échine calcaire, truffée de grottes à l’abri desquelles le Viêt Minh, fluide et insaisissable, combine de subtils assauts suivis de replis rapides. De l’autre côté, le moutonnement d’entonnoirs vertigineux et boisés, c’est-à-dire : guère de retrait possible pour les colonnes françaises si les commandos viêts dégringolent des hauteurs. – Sun Tzu écrit : « Battez-vous en descendant, n’attaquez pas en montant. Lorsque l’eau du torrent fait rouler les galets, c’est grâce à son impétuosité. »

(Sun Tzu, premier théoricien de la guérilla. L’antiClausewitz. Son Art de la guerre, écrit en 460 av. J.-C.,

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est le plus ancien traité militaire connu. Insurpassé. Les Occidentaux l’ont traduit en 1776, mais le négligent. Mao Tsé-Toung et Giap le connaissent par cœur. C’est leur Bible. Le Petit Livre de la Guerre.)

La RC4 avance à tâtons dans cette jungle compacte, franchit les seuils de dislocation en défilés et tunnels qui sont une succession de coupe-gorges ; elle serpente en lacet parmi les éboulis, entrecoupée de cours d’eau qu’on passe à gué, ou sur des ponts, des ponceaux.

Conçue pour un trafic léger, hommes à pied, chevaux et mules, chariots et litières, la RC4 tient parfois du sentier de chèvre. Goudronnée par taches, c’est le plus souvent un ruban discontinu de poussière caillouteuse, une chaussée empierrée et défoncée, envahie de coulées de glaise lors des pluies qui la transforment en fondrière. C’est que des crues torrentielles (il tombe deux à trois mètres d’eau par an) accompagnent, à mille mètres d’altitude, les orages de mousson qui alternent avec le crachin glacé de l’hiver. Ici et là, des clairières de rizières, favorisées par ce climat humide, font comme une heureuse respiration.

La RC4, étroite, est une piste à voie unique, facile à couper. Toute manœuvre y est ardue, sinon impossible ; l’avancée des patrouilles, des convois, est forcément très lente. Des épaves de véhicules calcinés jonchent les bas-côtés. La poussière n’a qu’à peine le temps d’absorber les taches d’huile et d’essence, d’autres se répandent ; il en est de même des taches de sang.

La Route Coloniale 4 appelle une orgie de verdure et de sang. Chaque expédition relève du défi à la nature autant qu’à l’ennemi.

De Lang Son à Cao Bang, la piste est très périlleuse. La distance entre les deux villes n’est que de 136 kilomètres. – 136 kilomètres comme une frontière vivante et poreuse, qu’il faut défendre contre des attaques foudroyantes.

Exigeante et maudite, la RC4 est une ogresse. Jamais rassasiée. On meurt pour elle.

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Se donner les moyens de refaire une Cité editions-exces net editions-exces@protonmail.com

Fonctions Phatiques

livre de Nadège Momie

avec l’artiste Lili Rojas à paraître en mai 2023

Excès, collection Voix publiques

livre format 13x20,5 cm

54 pages

poid théorique 70g

500 ex

10€

isbn : 978-2-9581188-6-0

Résumé

La fonction phatique du langage est celle qui ne sert pas à communiquer un message, mais à maintenir le contact entre le locuteur et le destinataire. Elle permet de se parler même quand on n'a rien à dire et ainsi de maintenir un lien quand il est devenu ténu.

Ces Fonctions sont donc Phatiques. Elles parlent du langage.. Ou de ce qui reste du langage quand celui-ci n’est pas ou plus possible. Parfois, elles s’intéressent au minimum qui permet à deux personnes de garder un lien entre elles, et donc avec la vie. Parfois, elles se penchent sur le bavardage qui empêche à une vraie parole de prendre place. (Dans la mesure où une “vraie” parole existerait.) Car la fonction phatique est ambivalente : parfois elle sauve, parfois elle détruit.

Dans une interview, le physicien Richard Feynman évoque la difficulté pour les scientifiques de communiquer entre eux autour des concepts de physique quantique.

Il parle de “La formidable différence de ce qui se passe dans la tête des gens quand ils pensent qu’ils font la même chose.”

Il y a aussi, parfois, une formidable différence dans ce qui passe par la tête de gens qui pensent qu’ils parlent ensemble, ou qu’ils partagent la même émotion, la même expérience.

Les Fonctions Phatiques se situent à l’endroit de ce malentendu-là, cet endroit où le possible est susceptible de se produire (ou pas).

Biographie de l’auteure

NadègeMomieexiste,etn’existepas.NadègevientduslaveNadejda(espérance).Unemomie estuncadavrepréservédelaputréfaction,unfantômeintact.Sonexistencequantiquelui offre la liberté pour cheminer là où ça ne rime plus, dans la joie exigeante des marges.

Biographie de l'artiste

LiliRojasestnéeenColombieoùelleaapprislacoutureauprèsdesamère.Avingtans,elle décidedetissersavieailleursetvientàParis.Elledevientartistebrodeuseetbijoutière.“La broderieestdouce,silencieuse,intimec’estuneformed’introspection.Jebrodelavie,la famille, les organes.

Extraits

LA TAULE

— Bonjour ! C’est f, ça va ?

— Oui.

—Tu as mangé ?

— Oui je viens de finir. Je suis en taule là, avec des petits jeunes, enfin, plutôt des vieux croulants mais qui se comportent comme des petits jeunes.Tu verrais ça.

J’ai mangé avec eux.

—Tu as un rendez-vous chez le médecin demain tu sais ?

—Tu fais bien de me le dire, comme ça je me laverai, on ne sait jamais.Tu sais ça tourne pas rond dans sa tête à celui-là non plus.

Enfin qui vivra verra, et puis crotte. Parce que je suis en taule là avec des petits jeunes, enfin plutôt des vieux croulants qui se comportent comme des jeunes, tu verrais ça.

— Et vous rigolez des fois ?

—Ah oui ! Heureusement !

—Tu regardes la télé ?

— Non, je suis au lit et je cogite.

—Tu as fait ta prière du soir ?

— Certainement ! Et puis celle du matin aussi ! Non mais et puis quoi encore.

Et puis crotte.

Tu viens quand ?

—Vendredi

— Si tu ne me vois pas c’est que je suis partie.

— Ok. Bonne nuit.

— Merci de m’avoir appelée.

(Elle raccroche)

La première chose qui frappa le jeune fou à son réveil, ce ne fut étonnamment pas la douleur au crâne. La première chose qui frappa le jeune fou à son réveil, ce fut la couleur : le blanc qui l’environnait. Mais ce n’était pas un blanc propre, immaculé et virginal. Celui-ci était plutôt grisâtre, comme suspect « Un blanc qui n ’ a pas les moyens », se dit-il instantanément Ce saisissement l’empêcha même dans un premier temps de questionner ce qu’il faisait dans cet endroit inconnu.

Il y avait les cinquante nuances de mots pour désigner la neige chez les Inuits, ou les cinquante nuances de Grey pour exciter la sensualité des hommes aisés, mais ici, les variations chromatiques qui l’entouraient se déclinaient dans toutes les nuances du terne, du fade, du presque sale. Des draps qui recouvraient son corps allongé, avec leur trop discret liseré anis, jusqu’à la couverture qui semblait hésiter entre le vert tendance fiente de pigeon et le bleu façon ciel de Picardie en automne, en passant par les murs dont la couleur uniforme semblait vouloir rivaliser avec celle du sol de la salle de permanence de son collège, jadis.

« J’en viendrais presque à regretter les murs rouges qui m ’ont amené ici »

pensa-t-il Au moins ce rouge-là avait-il été vif,voire sanguin Brutal, mais vivant Sa violence lui avait percuté le crâne, mais au moins celle-ci avait été active, épidermique, musculaire même. Musculaire, cela lui convenait

parfaitement. Musculaire, cela aurait été plus conforme à sa nature rebondissante.

Tandis que là, allongé et immobile dans un lit, il lui semblait que même le sang s’était retiré de ses membres pour laisser la place à une espèce de bouillie de cendres trop épaisse pour circuler librement dans son corps, ralentissant ainsi ses mouvements mais aussi son esprit, encombrant la circulation pourtant habituellement fluide de son imagination. Ses membres dissimulés sous les couvertures ne le faisaient pas excessivement souffrir mais

tout en lui semblait lourd et un peu douloureux, sans qu’il parvienne à repérer exactement où se nichait l’inconfort. Son

LE JEUNE FOU

crâne était enserré par un pansement, il sentait la pression du tissu contre son front et sa nuque. Mais il ne ressentait pas le tiraillement caractéristique de la plaie sous le tissu Une douleur confuse et fade donc, comme la couleur des murs et de la couverture « Une douleur en forme de découragement » se dit-il. Sans qu’il parvienne à en discerner précisément l’origine.

Ses oreilles engourdies discernèrent une rumeur : un bruit de pas et de discussion

dans le couloir attenant à ce qui devait être logiquement sa chambre. On frappa énergiquement à la porte, celle-ci s ’ouvrit sans attendre le consentement du jeune fou et un petit troupeau d’individus entra, accompagné de son bourdonnement sonore ordinaire

Alors ! Fit le premier homme du groupe, dont l’importance de la voix se détacha des murmures autour de lui. On est réveillé ?

JE SUIS EN COLÈRE Bonjour ! C’est f, ça va ?

Non. Pourquoi ?

J’étais en colère. J’ai piqué une crise pour un truc idiot — Ce n’était pas si idiot si ça t’a mise en colère

Si.

Et je suis en colère.

MORT.

(Elle raccroche)

[…]
À

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