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La Bibliothèque bleue et les récits de colportage

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TABLE DES ANNEXES

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contes de fées contenus dans un récit cadre. Pour la critique, Basile n’est pas un simple compilateur, mais a bel et bien réalisé un chef d’œuvre littéraire, sur lequel s’est largement appuyé Charles Perrault.

Plusieurs des sujets de ses contes sont donc pris chez ces auteurs. Le Chat Botté325 est copié sur les Facétieuses Nuits de Straparole, tandis que Basile influence de manière générale les histoires de Perrault, mais aussi des frères Grimm (Hansel et Gretel326). Dans le cas de La Belle au bois dormant, les sources sont nombreuses. Le thème de la dotation de dons et de malédiction se retrouve au Moyen-Âge dans Ogier le danois327, ou dans Huon de Bordeaux328. Le sommeil magique est présent dans Cligès329 de Chrétien de Troyes, dans L’Eliduc330 de Marie de France, ou encore dans l’histoire des Sept dormants d’Ephèse, présente dans le Coran et dans plusieurs témoignages de pèlerins chrétiens. Il existe également une version de ce conte dans le Pentamerone331 de Basile, mais aussi dans Perceforest332. Malgré toutes ces occurrences à une belle endormie, ces versions écrites diffèrent toutes au niveau du réveil de la princesse. Charles Perrault se sert également des œuvres de ses contemporains tels que Jean de la Fontaine qu’il admire, même s’il appartient au parti des Anciens. Il s’inspire de la fable de La mort et le bûcheron333, elle-même déjà copiée sur le Décaméron334 de Boccace, pour écrire Les Souhaits ridicules335 . Il prend aussi exemple sur sa nièce, Mlle Lhéritier, qui publie Les Enchantements de l’éloquence336 pour le conte en prose qu’il intitule Les Fées337 . Catherine Bernard, qui fréquente les salons précieux dans lesquels se rend le conteur, lui fournit par le biais d’Inès de Cordoue338 la matière de Riquet à la houppe339 . Celle de Griselidis340 , en revanche, est puisée chez Philippe de Vigneulles, dans la Bibliothèque bleue.

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La Bibliothèque bleue et les récits de colportage

Charles Perrault s’inspire et inspire très largement la Bibliothèque bleue. La production de cette collection de colportage consiste en de « petits livres imprimés sur un mauvais papier à peine blanc, granuleux, qui boit l’encre, mal broché, d’un

cit. 325 PERRAULT, Charles, «Le Maître Chat ou le Chat Botté», dans Histoires ou Contes des temps passés., op.

326 GRIMM, Jacob et Wilhelm, «Hansel et Gretel», dans Kunder-und Hausmärchen, op. cit. 327 RAIMBERT DE PARIS, « Ogier le danois », dans La Chevalerie d’Ogier, manuscrit, env. 1220. 328 Anonyme, «Huon de Bordeaux», dans Cycle du roi, manuscrit, XIIIe siècle. 329 TROYES, Chrétien de, Cligès, manuscrit, env. 1176. 330 FRANCE, Marie de, «L’Eliduc», dans Lais, manuscript, env. XIIe siècle. 331 Op. cit. 332 Anonyme, Perceforest, manuscrit, env. 1340. 333 LA FONTAINE, Jean de, «La mort et le bûcheron», dans Fables choisies, mises en vers par M. de la Fontaine, Paris, éd. D. Thierry, in-4, 1668. 334 Op. cit. 335 PERRAULT, Charles, « Les Souhaits ridicules», dans Histoires ou Contes des temps passés, op. cit. 336 LHÉRITIER de VILLANDON, Marie-Jeanne, Les Enchantements de l’éloquence, op. cit. 337 PERRAULT, Charles, « Les fées», dans Histoires ou Contes des temps passés, op. cit. 338 BERNARD, Catherine, Inès de Cordoue. Nouvelle espagnole. Avec les deux contes du prince Rosier, & de Riquet à la houppe, op. cit. 339 PERRAULT, Charles, «Riquet à la Houppe», dans Histoires ou Contes des temps passés, op. cit. 340 PERRAULT, Charles, « Griselidis», dans Histoires ou Contes des temps passés, op. cit.

simple fil, recouvert d’une feuille bleue sans titre ni dos ; ils ont un avantage pourtant : ils se vendent un sol ou deux, et sont donc à la portée de quiconque » 341 . Leur publication débute au commencement du XVIIe siècle et se diffuse jusque dans la première moitié du XIXe siècle grâce aux colporteurs. Les livres bon marché sont destinés à être lus par les petits et mauvais lecteurs (les gens du peuple et les enfants) et principalement entendus lors de veillées, grâce à des lectures publiques, les campagnes étant encore peu alphabétisées. Contrairement à la fréquente confusion, la Bibliothèque bleue n’est bien qu’une partie de la littérature colportée à cette époque, qui, elle, est infiniment plus vaste.

L’origine des livrets de couleur bleu remonte aux imprimeurs-libraires Oudot, à Troyes, et Costé, à Rouen. En effet, le succès des feuilles volantes imprimées au début du siècle pour la littérature de colportage (parmi lesquelles il existe déjà un certain nombre de contes), donne l’opportunité à Nicolas Oudot de proposer à la vente un produit éditorial nouveau composé d’œuvres de format in12 ou in-trente-32x, d’une à cinquante pages.

« C’est dans les premières années du XVIIe siècle qu’un Nicolas Oudot a l’idée d’utiliser des caractères fatigués et des lois défraichies pour éditer à moindre frais des contes, quelques romans médiévaux déjà récrits au cours du

XVIe siècle (Huon de Bordeaux, les Quatre fils Aymon) et un certain nombre de vie de saints (Augustin, Roch, Catherine, Barbe) ; les textes repris, simplifiés pour ainsi dire, par des ouvriers typographes et publiés sans nom d’auteur ni d’autre indication que le titre et le nom de l’éditeur. » 342 En effet, les ouvrages en question, sauf pour les cas mystérieux de Pierre Corneille, Jean de la Fontaine et Charles Perrault, ne sont pas des écrits savants et ne comportent donc aucune mention de l’auteur.

Suivant les commandes, les ouvriers typographes puisent dans le fond ancien de l’imprimerie pour constituer les composteurs et les galées qui permettront d’imprimer le livre prescrit par le libraire aux commandes. C’est parce que ce sont les typographes qui sont les véritables auteurs de ces livres que l’on ne trouve pas, dans la plupart des cas, le nom de l’écrivain, auquel appartient le texte ou les idées principales d’une œuvre, sur les livrets. Ces derniers sont imprimés en français. Ils comportent parfois des formules latines, dans le cas de livres de piété ou d’occultisme. Les erreurs sont nombreuses : fautes d’orthographe, déformations lexicales et mots oubliés sont courants dans cette première entreprise de vulgarisation. Concernant la couleur dont la Bibliothèque tire le nom, « on dit que ce papier était celui qui servait à emballer les plains de sucre. Mais on sait aussi que ce bleu terne et presque gris était la couleur des vêtements que portaient jadis les moines et les paysans. Couleur des pauvres qui gagnera avec le temps à être associée à la dévotion, à la naïveté, au rêve, ... au ciel » 343. Bien que son nom indique une couleur bleue, la couverture varie : violette, rose, verte, voire même faite de papiers dominotés, des papiers peints, ou tout simplement absente. Cette couleur finit donc par désigner la collection en tant que telle, et les

341 MANDROU, Robert, de la culture populaire aux 17e et 18e siècles, la Bibliothèque bleue de Troyes, Paris, éd. Imago, 1998, p. 20. 342 Idem, p. 37. 343 ANDRIÈS, Lise et BOLLÈME, Geneviève, La Bibliothèque bleue, littérature de colportage, Paris, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 2003, p. 556.

« autres caractéristiques, qui en sont inséparables : petits formats le plus souvent, faible nombre de page (les livrets de plus de 50 pages sont rares), mauvais papier, impression bâclée, encrage défectueux, caractères usés, coquilles nombreuses, illustrations rares et de plus en plus archaïques.

L’ensemble correspond à un produit de faible coût, vendu très bon marché, qui est en même temps fragile et se conserve mal. Dans le monde de la rareté qui caractérise la civilisation traditionnelle, c’est déjà un objet de consommation massive et éphémère » 344 .

Très rapidement débute une concurrence acharnée entre deux familles d’imprimeurs-libraires : les Oudot et les Garnier. Les deux entreprises d’impression et d’édition sont situées à Troyes. Ce sont les Oudot les premiers éditeurs de la Bibliothèque bleue. En 1730, ils possèdent six presses uniquement dédiées à cette production, contre quatre pour les Garnier. Ces derniers, qui imitent le clan qui lance le catalogue dont il est question, se spécialisent dans les livres de Noël et de piété. La compétition entre les deux maisons s’éteint à la fin du XVIIe siècle. Il y a alors plus de dix imprimeurs libraires à Troyes : Adenet, Bourgoin, Brident, Clanchard, Garnier, Le Febvre, Michelin, Nicot, Oudot, etc. D’autres éditeurs de la Bibliothèque bleue se sont également implantés en province : à Caen, la famille Chalopin ; à Rouen, les Oursel et les Lecrêne-Labey. Les Oudot ouvrent une succursale à Paris, et les Hugueton exercent à Lyon. Bien que les copies soient nombreuses, elles ne nécessitent pas, contrairement aux ouvrages savants, de privilège royal. Le plagiat est donc monnaie courante, et ce dans tous les domaines de la Bibliothèque bleue.

Ce sont les contes qui donnent leur nom à une partie de la collection de cette grande bibliothèque. Se regroupent sous l’appellation de « contes bleus », apparue dans la première moitié du XVIIe siècle, aussi bien les contes à proprement parler que les romans, les nouvelles, et même parfois des chansons. Ils rassemblent les fééries, romans de chevalerie, nouvelles édifiantes et contes facétieux. Cette catégorie est néanmoins très méprisée par les lettrés, car ils sont « exactement situés entre l’imagination débridée, encore parlée, ayant tendance à se laisser aller à une fascination du merveilleux, et ce que fixe, retient déjà de ce mouvement d’écriture pour le transformer ; c’est-à-dire au commencement d’une autre sorte de narration qui va s’exercer dans et par l’écriture » 345. Néanmoins, comme l’explique Robert Mandrou, l’auteur de plusieurs études concernant la culture populaire :

« les contes qui ont donné leur nom à la collection : contes borgnes, contes du loup, contes bleus, ne sont pas les plus nombreux ; une cinquantaine de recueils rassemble toutes sortes de récits, courts, situés presque tous au pays de « Faérie », et écrits pour la plupart par des auteurs anonymes, bien que

Perrault, Mme d’Aulnoy, Mme Murat, voire Marmontel soient parfois désignés sur les pages de titres. Aux récits du style Grenouille verte, Cendrillon, La Belle et la Bête, il faut joindre quelque histoire à épisodes, qui relèvent d’une mythologie assez différente, dépourvue de fées, sinon de géants : Till Eulenspiegel (importé d’Allemagne) et Gargantua y tiennent la première place » 346 .

344 ANDRIÈS, Lise et BOLLÈME, Geneviève, Les contes bleus, Paris, éd. Montalba, coll. Bibliothèque bleue, 1983, p. 3-4. 345 Idem, p. 22. 346 MANDROU, Robert, de la culture populaire aux 17e et 18e siècles, op. cit, p. 44.

Les études de catalogues réalisées par Geneviève Bollème dans ses différents ouvrages sur la Bibliothèque bleue montrent une préférence pour le domaine du surnaturel, de l’évasion et du merveilleux, qui se décline en fables, contes et récits.

Dans cette sphère littéraire, le répertoire de cette collection est vaste : plusieurs contes sont empruntés aux Mille et une nuits347 d’Antoine Galland : Aladin ou la lampe merveilleuse348 ou Aladin et les quarante voleurs349 ; d’autres à Mme d’Aulnoy comme La Belle aux cheveux d’or350, L’oiseau bleu351, Belle Belle ou le chevalier fortuné352 , etc. Enfin, la Bibliothèque bleue, qui s’inscrit comme l’une des sources des contes de Charles Perrault, est également un moyen de diffusion à grande échelle de ses différentes histoires, comme Cendrillon353 , Barbe-bleue354 ou le Chat Botté355 . On trouve également plusieurs versions de Griselidis dans la Bibliothèque bleue, que ce soit ou non l’œuvre du conteur.

Outre les contes de fées, le fond de ce catalogue est très varié : les ouvrages de mythologie et de merveilleux païen, dans lesquels sont puisés les thèmes des contes de fées, côtoient les ouvrages de piété tels que les professions de foi ou les hagiographies. Les romans, farces, soties et romans d’amour ou de mort sont nombreux, de même que les traités, calendriers, ou almanachs. Enfin, cette collection permet aux contemporains de mieux se représenter la société de l’Ancien Régime et d’après la Révolution grâce aux histoires de France, traités d’éducation, livrets d’apprentissage des métiers, règles de jeux ou ouvrages de vulgarisation scientifique (médecine, agriculture, magie noire ou blanche), sans oublier les faits divers, apparus au même moment que les contes dans le répertoire. La Bibliothèque bleue, bien qu’étant une entreprise de diffusion massive du savoir populaire, est également un frein à la prise de conscience d’une condition sociale et politique des milieux populaires. Il faut noter que seuls treize à dix-neuf pour cent de cet ensemble hétérogène concerne la jeunesse en tant que principal public. Il est évident que les enfants, par le biais de leurs parents et de la communauté, ont accès à d’avantage d’ouvrages.

Même si Perrault et sa nièce savent ce qu’ils doivent à la Bibliothèque bleue et aux sources orales, l’auteur se pose tout de même la question de la transmission de ces récits sur la longue durée. Ainsi, pour lui, la véritable origine des Contes résulte de « ce nombre infini de Pères, de Mères, de Grand’Mères, de Gouvernantes et de grand’Amies qui depuis peut-être près de 1000 ans y ont ajouté en enchérissant toujours les uns sur les autres beaucoup d’agréables circonstances » 356 . Il fait référence au topos hérité de l’antiquité des vieilles bonnes femmes racontant des histoires (ou anilas fabulae), tout comme pourraient

347 GALLAND, Antoine, Les Mille et unes nuits, op. cit. 348 Aladin ou la Lampe merveilleuse, Paris, éd. Florentin Delaulne, 1712. 349 GALLAND, Antoine, «Aladin et les quarante voleurs», dans Les Mille et unes nuits, op. cit. 350 AULNOY, Marie-Catherine Le Jumel de Barneville, « La Belle aux cheveux d’or », dans Les contes de fées. Par Madame D****. Nouvelle édition, Paris, éd. La compagnie des libraires, 1742. 351 AULNOY, Marie-Catherine Le Jumel de Barneville, « L’oiseau bleu », dans Les contes de fées, op. cit. 352 AULNOY, Marie-Catherine Le Jumel de Barneville, « Belle Belle et le chevalier fortuné », dans Contes nouveaux ; ou les fées à la mode, par Madame D***, Paris, éd. Compagnie des libraires, in-8, 1715. 353 PERRAULT, Charles, «Cendrillon », dans Histoires ou contes du temps passé, op. cit. 354 PERRAULT, Charles, « La Barbe bleue», dans Histoires ou contes du temps passé, op. cit. 355 Op. cit. 356 PERRAULT, Charles, « préface», dans Histoires ou Contes des temps passés, cité par VELAY-VALLANTIN, Catherine, dans L’Histoire des contes, op. cit., p. 31-32.

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