8 minute read
Un projet pédagogique
from Histoires, ou Contes du temps passé, Charles Perrault - Mémoire de master de Marie-Sophie Bercegeay
note pourtant à cette même époque un regain des publications isolées de contes, chez Chalopin485 par exemple, ou chez Paul Bernardin486, associé à Mr. Bréchet.
Un projet pédagogique
Advertisement
À la fin du XIXe siècle, les éditeurs chrétiens sont prédominants : JeanFrédéric Wentzel ou encore Alfred Mame à Tours. Le conte est utilisé à des fins pédagogiques, surtout après la loi Combes de 1904. Celle-ci concerne la séparation de l’État et de l’Église : les ordres religieux sont interdits d’enseignement. Les programmes scolaires changent et intègrent les Contes de Charles Perrault du fait de leur sacralité laïque : ils ne contiennent que très peu de mentions de la religion, les prêtres ne servent, dans ces histoires, qu’à officialiser un mariage déjà consommé dans la Belle au bois dormant. « En d’autres termes, il s’agit d’offrir à l’enfant sous une forme abrégée, un contenu littéraire et moral substantiel, utilisable à toute heure et en toutes circonstances, un vade-mecum culturel laïque. » 487 L’instituteur, ou l’institutrice, deviennent de nouveaux conteurs. Le système scolaire propose en effet des programmes avec de simples exercices de langues effectués à partir de contes, suivis d’une discussion avec le professeur sur la signification de l’histoire et de sa morale. Les contes de fées deviennent un véritable support éducatif : alphabets, syllabaires, manuels.
« On voit que, par ces directives, les contes ont pénétré de façon officielle le milieu scolaire à la fin du XIXe siècle, légitimés et consacrés comme les premières lectures classiques des enfants. Un conteur d’une nouvelle époque est alors apparu, la maîtresse d’école, offrant à l’enfant un nouveau protocole d’accès au conte : sa lecture orale, assortie de commentaires au service des objectifs et des apprentissages prévus dans les programmes officiels, notamment la transmission « d’idées exactes sur les objets et les êtres », et la formation des premières habitudes morales de l’enfant. » 488 Dans ce cadre, quatre éditeurs spécialisés dans le livre scolaire se font concurrence. Il s’agit des éditions H. Laurens, Hachette, Garnier frères et Flammarion, dont les trois dernières subsistent encore à l’heure actuelle. Du début du siècle à l’orée de la Première Guerre mondiale, où s’arrête notre étude, Hachette publie le plus d’éditions des contes (trois selon les notices), qui sont revues et préfacées par Maurice Bouchor489 .
Ce dernier adapte des contes pour l’enfance. Au sujet de sa préface sur les Contes de Charles Perrault, Jean-Paul Sartre tient ces propos :
« Je ne savais pas encore lire, mais j’étais déjà assez snob pour exiger d’avoir mes livres, mon grand-père se rendit donc chez son copain d’éditeur et se fit donner des contes du poète Maurice Bouchor, récits tirés du folklore et mis au goût de l’enfance par un homme qui avait gardé, disait-il, des yeux
485 PERRAULT, Charles, Peau d’Âne, conte, Caen, éd. Chalopin, in-16, s. d., 23 p. 486 PERRAULT, Charles, Contes des fées contenant : Cendrillon, le Chat botté, le Petit Chaperon rouge ..., Paris, éd. Bernardin-Bréchet, ill., in-8, [1855-1886], 106 p. 487 RENONCIAT, Annie, dans PERROT, Jean, Tricentenaire Charles Perrault, op. cit., p. 87. 488 Idem, p. 86. 489 PERRAULT, Charles, Contes vol. 1, Paris, éd. Association philotechnique, Hachette et Cie, préf. Maurice Bouchor, in-12, 1901, 114 p.
d’enfants. Maurice Bouchor se penchait sur l’enfance avec la sollicitude universelle qu’ont les chefs de rayon pour les clientes de grands magasins : cela me flattait. » 490 Les contes qu’adaptent Bouchor deviennent des transcriptions des récits originaux. Il rajeunit la langue et le style, abrège le texte et élucide l’histoire. Le poète va même jusqu’à en modifier le contenu. Les critères de ces changements sont récents. Depuis le XIXe siècle, les auteurs et éditeurs se préoccupent de la portée éducative des contes pour la jeunesse. Plus moderne encore : le souci psychologique. Le conte doit ménager l’enfant de l’impressionnabilité, prévenir ses inquiétudes, consoler ses chagrins et soulager par le biais d’un dénouement heureux. Dans cette optique, la violence, le gore et le sang sont supprimés. Jean Perrot explique que :
« les préoccupations psychologiques sont assez nouvelles, du moins en
France. La différence est grande avec, par exemple, l’édition des contes de
Perrault par Hetzel en 1862, dans laquelle il se rencontre la terrifiante gravure de Gustave Doré représentant, en grand format, l’ogre égorgeant ses filles, illustration qui fut supprimée dans l’édition anglaise. Le souci de protéger l’enfant de la violence des images et des textes s’affirme plus fortement dans notre pays depuis le début du XXe siècle : les médecins, les pédagogues et les psychologues prennent conscience de la fragilité du psychisme enfantin tandis que les juristes dénoncent les effets de la violence qui s’affiche dans les nouveaux magazines populaires édités depuis 1903 par
Offendstadt, Fayard et Férenczi. Bouchor souhaite privilégier pour sa part
« l’émotion, la tendresse, la grâce, la gaîeté et l’humanité. » 491
Pour Bouchor, l’important reste la qualité littéraire du texte. Le conte nourrit l’appétit de l’enfant pour le merveilleux tout en délivrant un message moral et humain, ainsi qu’une fonction éducative. Il préfère donc la bonhomie naïve à l’ironie, la pensée symbolique ou philosophique, qu’il juge inaccessible aux enfants. Le français des contes est simplifié et rajeuni dans une perspective de lecture orale. Il se préoccupe également du respect des valeurs de la République, éliminant pour cela les considérations religieuses. Ainsi,
« dans la filiation de Hetzel, Bouchor ne retient pour son recueil que « les contes les plus vivants, les plus achevés, les plus délicieux pour l’imagination et les plus touchants pour le cœur, les plus amusants et les plus éducatifs. Les contes de Perrault lui semblent répondre parfaitement à ces exigences, et sont appelés à figurer « au premier chef » et « sans aucune hésitation possible » dans son livre : « Nos enfants ne sauraient rien lire ou écouter qui ait pour eux une telle intensité de vie ; qui les charme davantage et qui, par-dessus le marché, leur soit une meilleur leçon de français. » 492
Le projet de Bouchor, et par extension de Hachette, qui l’emploie, est à la fois pédagogique comme nous l’avons vu, mais également éditorial. L’auteur avance la notion de classique de la littérature enfantine. Il s’agit pour lui d’une œuvre essentielle et homogène qui ne soit pas un pêle-mêle des contes, mais une édition réfléchie en faveur et à la lumière de la jeunesse. Ces classiques sortent
490 SARTRE, Jean-Paul, ibidem, p. 85. 491 RENONCIAT, Annie, dans PERROT, Jean, Tricentenaire Charles Perrault, op. cit., p. 91. 492 Idem, p. 88 –89.
alors sous la forme de livres de poche ou de collections, chez Larousse ou Nathan, puis plus tard chez Armand Colin.
« En dehors des éditions en petits albums souples très illustrés pour les plus jeunes (Hachette), ou des volumes luxueusement illustrés pour les aînés (Piazza, Boivin), les années 1910 voient en effet le lancement de la série des
“contes et gestes héroïques” Larousse (1912) et de la collection des “contes et légendes” chez Nathan (1913), toutes publications qui confirment l’investissement du domaine par l’édition scolaire. La démarche s’effectue par le biais d’un nouvel éclairage : contes, légendes et épopées apparaissent utiles à la formation intellectuelle de l’enfant, soit parce qu’ils constituent des jalons de l’histoire littéraire, soit parce qu’ils apportent des témoignages sur la vie des civilisations. » 493
Les recueils sont conçus comme de véritables “bréviaires” de l’enfance. Entre 1911 et 1913, Armand Colin propose trois volumes de contes : les Contes transcrits d’après la tradition française, contenant huit contes d’après Perrault et des récits de Mme d’Aulnoy et de Mme Leprince de Beaumont, les Contes transcrits d’après la tradition européenne et les Contes transcrits d’après la tradition orientale et africaine, d’environ deux cent trente pages et de formats in16. Les petits livres sont reliés (1,65 francs) ou brochés (1,25 francs). Ils appartiennent à l’ensemble éditorial des “plus belles histoires à lire ou à faire lire aux enfants”, lancés par Henri Bourrelier, co-directeur des éditions Armand Colin avec Max Leclerc. Il a lui aussi pour but de créer une véritable petite librairie ou bibliothèque classique pour la jeunesse.
« La série des « plus belles histoires à lire ou à faire lire aux enfants » est en effet le fruit des stratégies d’un éditeur qui, en publiant ce type de recueil, espère atteindre le public le plus large – familial et scolaire- et élaborer un produit adapté à toutes les circonstances, tout à la fois livre de loisir et de classe, de prix et de bibliothèque scolaire. Seul un recueil de contes peut se prêter aisément à tous ces usages et revêtir ces formes variées. » 494
En définitive, le conte est cerné par le projet pédagogique des multiples éditions : il est
« précédé d’une introduction, accompagné de notes en bas de pages, et clos par un paragraphe de conclusion. Dans cet ensemble de paratextes, ce n’est pas – comme jadis – la parole du conteur qui développe ses variations, mais celle du maître et du pédagogue, qui va s’exprimer, poursuivant un double but ; délivrer des connaissances – expliquer, éclairer, élucider, préciser un mot, une phrase, une idée, élargir le sujet et transmettre des valeurs morales conformes à l’idéologie et à la pédagogie dominante : l’honnêteté, l’effort, le travail, la justice, la générosité » 495 , dont on retrouve toutes les traces dans les divers contes écrits par Charles Perrault, où, sauf dans le cas du Petit Chaperon rouge, les gentils triomphent des méchants.
Bien que certains ouvrages soient considérés comme savants du fait de leurs préfaces, des dissertations ou des essais qu’ils contiennent, les éditions s’attachent au monde des enfants dans leur grande majorité. Nous avons vu précédemment
493 Idem, p. 88. 494 Idem, p. 87. 495 Idem, p. 93.