Crève-coeur de l'exil. Une promenade littéraire à Marseille

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EN 10 ÉTAPES DE LA GARE AU VIEUX PORT 1 2 3 4 5 6 7 8 9 1 0

L'ange new-yorkais

Hôtel Normandie

Papiers, papiers !

Transit à l'Aumage

Sur la Canebière

Deux consulats

Passage au Continental

Les Cahiers du Sud

Cafés d'exil

Dynamite au Panier


Sabine Günther, d'origine Berlinoise, vit depuis les années 90 entre le sud de la France et Berlin. Auteure et journaliste, elle a travaillé pour la radio et la presse allemande et suisse. Elle est la directrice artistique de l'association Passage & Co – Échanges culturels franco-allemands en Europe depuis sa création en 1996. Sous le label Tell me Tours, elle propose des balades et des séjours littéraires à Marseille et à Berlin.


Sabine Günther

CRÈVE-CŒUR DE L'EXIL Une promenade littéraire à Marseille

Traduit par Charlotte Günther et Sarah Raquillet collection tell me tours


PRÉFACE Cet essai sur les traces des exilés à Marseille, ouvre la collection Tell me Tours. Partant d'une balade littéraire existante et expérimentée, l'ouvrage, tout en n'étant pas un guide de voyage, présente un avantage appréciable : celui d'être un véritable vadémécum pour armchair travellers, à feuilleter confortablement installé dans son fauteuil. Mais attention, le programme en live des balades et séjours littéraires à Marseille continue ! Pour ce livre, je me suis également inspirée du projet multimédia franco-allemand Plan d'exil, réalisé par l'association Passage & Co. – Échanges culturels franco-allemands. Entre 2007 et 2013, de jeunes adultes français et allemands ont créé en collaboration avec des artistes, une série de textes, cartes imaginaires, films et reportages photographiques. Des happenings, des actions de rue et des spectacles ont eu lieu à Marseille comme à Berlin, ainsi que des ateliers de formation pour adultes venant de sept pays européens. Le projet Plan d'exil s'est terminé en 2013 avec une documentation en ligne et un livre numérique. Sabine Günther

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0 Chronologie de l'exil dans le sud de

la France, 1933 – 1942. Sanary-sur-Mer –  Les Milles – Marseille

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1 L'ange new-yorkais

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2 Hôtel Normandie

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3 Papiers, papiers !

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4 Transit à l'Aumage

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5 Sur la Canebière

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6 Deux consulats

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7 Passage au Continental

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8 Les Cahiers du Sud

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9 Cafés d'exil

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1 0 Dynamite au Panier

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B I B LI OG RAPH I E S OM MAI R E

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N OTE S B I OG RAPH I QU E S

I N D E X

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CRÉD ITS PH OTOG RAPH I QU E S

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L'EXIL DANS LE SUD DE LA FRANCE

1933 – 1942 SANARY-SU R-M E R

LES MILLES MARSEILLE

Depuis 26 siècles, cette ville rebelle vit entre deux extrêmes : prospérité et désillusion. Une ville de migrants, une ville étrange pleine d'étrangers. Ici, le voyageur confronté aux différents mondes et cultures, s'inscrit dans une histoire immémoriale de l'exil. À Marseille, les traces du temps ne se montrent pas sur les bâtiments ou les monuments célèbres, mais s'observent dans les yeux de ceux qui l'ont traversée.

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M

arseille, port méditerranéen à la pointe sud de l'Europe, est la ville la plus ancienne et atypique de France. Elle attire depuis toujours, des migrants quittant leur pays d'origine pour des raisons politiques, économiques ou tout simplement par envie d'aventure. Le cosmopolitisme de la grande ville portuaire, séduisait déjà Moritz Hartmann, le militant de la révolution de 1848. La solidarité des nombreuses communautés d'immigrés et le climat méditerranéen font de Marseille une ville dans laquelle on se sent moins seul et où l'on croit à sa bonne étoile. La tolérance et l'ouverture au monde associées à l'incomparable style de vie méditerranéen attira irrésistiblement artistes et intellectuels. Ainsi, Marseille devint dans les années 1920 la destination incontournable des avant-gardes berlinoise et parisienne. Les surréalistes, les membres du Bauhaus, Kurt Tucholsky, Joseph Roth, Erika et Klaus Mann, Walter Benjamin et beaucoup d'autres couronnèrent Marseille, ville la plus aventureuse et inspirante d'Europe. Suite à l'accession de Hitler au poste de chancelier du Reich en 1933, commença en Allemagne la répression massive des groupes opposants. Artistes, intellectuels, écrivains juifs, communistes abandonnèrent leur patrie pour s'installer en France. Paris devint un important épicentre culturel de l'exil germanophone, ainsi que Sanary-sur-Mer, petite ville-port sur la Côte d'Azur.

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SANARY-SUR-MER

Cette ville a depuis longtemps la réputation d'être un lieu de refuge paradisiaque. Au début du 20e siècle, Sanary-sur-Mer et les stations balnéaires avoisinantes comme Bandol, Le Lavandou et Saint-Cyr, sont envahies par les Anglais tuberculeux, D.H. Lawrence et Katherine Mansfield, et les peintres du cercle Montparnasse, Rudolf Levy, Erich Klossowski et Walter Bondy, amoureux du bleu azur. Dans leur guide de voyage pour la Riviera (titre du livre en allemand :  Das Buch von der Riviera), Erika et Klaus Mann écrivent avec beaucoup d'enthousiasme, en 1931 : Ces étés à Sanary marqueront l'histoire de l'art (et peut-être même la chronique scandaleuse de la bohème européenne).

L'exil dans le sud de la France 1933 – 1942

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Deux ans plus tard, l'humeur change radicalement. Les nouveaux arrivants d'Allemagne et d'Autriche ne s'intéressent plus aux Anglo-saxons fortunés ni à l'ambiance bohème qui régnait jusque-là. Piégés dans l'Amer azur ( titre du livre de Manfred Flügge), Ludwig Marcuse, Lion et Martha Feuchtwanger, la famille Mann, Franz Werfel et Alma Mahler-Werfel, René Schickele, Franz Hessel, Friedrich Wolf et bien d'autres se préparent à Sanary-sur-Mer à une longue période d'exil. En mai 1933, Klaus Mann et Gottfried Benn débutent une discussion épistolaire autour de la question cruciale que les artistes et les écrivains allaient se poser après la prise de pouvoir de Hitler : doit-on rester en Allemagne, prendre le chemin de l'émigration intérieure, ou faut-il quitter le pays et par conséquent abandonner sa culture, sa langue ? Six ans plus tard, lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, le charme de Sanary-sur-Mer est perdu. Les émigrés sont considérés comme étrangers indésirables sur le sol français et sont enfermés dans des camps d'internement.

Nous avions tous imaginé notre sort bien autrement lorsque nous étions arrivés en France. Les mots Liberté, Égalité, Fraternité étaient inscrits en lettres géantes au-dessus du portail de la mairie, on nous avait fêtés lorsque nous étions arrivés des années plus tôt, les journaux avaient publiés pour nous des articles de bienvenue affectueux et pleins de respect, les autorités nous avaient assurés que c'était un honneur pour la France de nous accorder l'hospitalité, le président de la République m'avait reçu personnellement. À présent, on nous incarcérait. Lion Feuchtwanger 10


Reste-t-il à Sanary-sur-Mer, des traces de cette histoire émouvante et passionnante ? Au début des années 1990 paraît une brochure trilingue et on pose des plaques commémoratives sur 21 maisons de la ville. Depuis janvier 2011, on trouve sur le mur de l'Office du Tourisme une nouvelle plaque, remplaçant l'ancienne, incomplète. Elle porte les noms des 68 personnalités qui, entre 1933 et 1940, ont fait de Sanary-sur-Mer la Capitale de l'exil artistique et littéraire. Dans le cadre du projet artistique franco-allemand Plan d'exil, une promenade en 10 étapes sous forme de jeu de piste a été créée en 2009. Équipés d'un plan descriptif, les participants à la balade devaient retrouver dix maisons d'écrivains pour en apprendre l'histoire. Pour les écoliers et étudiants, le jeu de piste s'élargit par un reportage vidéo de la mise en scène des différentes lectures. LE CAMP DES MILLES

Lorsqu'en septembre 1939 la France déclara la guerre à l'Allemagne, le gouvernement français ouvrit les premiers camps d'internement. Il s'en ouvrira une centaine. L'ancienne tuilerie des Milles, près d'Aix-en-Provence fut l'un de ces camps sommaires d'hébergement contrôlé, pour des centaines de milliers d'Allemands et d'Autrichiens vivant dans le midi à ce moment-là. On enferma des milliers d'émigrants allemands et autrichiens dans la saleté et la poussière de cette usine désaffectée. En août 1940, la commission Kundt, tristement célèbre, fouilla les camps à la recherche de personnes à livrer au gouvernement nazi. Après une courte période de relâchement

L'exil dans le sud de la France 1933 – 1942

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en 1941 liée à l'assouplissement des règles de sortie du territoire, la police, durant l'été 1942, remplit le camp d'enfants, d'hommes et de femmes juives, suite aux premières grandes rafles à Marseille. En août et septembre, 1 928 personnes, placées dans des wagons à bestiaux, furent transportées à Auschwitz en passant par Drancy avant même que les troupes allemandes atteignent Marseille. Cet ancien camp d'internement et de déportation est aujourd'hui un site-mémorial national, dédié à la mémoire et à l'éducation. Dans les années 90, des peintures murales du réfectoire des gardiens furent restaurées. On installa un Wagon du souvenir dans l'ancienne gare de la ville, sur les lieux même des déportations. Il aura fallu dix ans de plus pour rendre la tuilerie à nouveau accessible au public. L'état initial du bâtiment principal à trois étages a été conservé. Ainsi, on peut très bien imaginer Max Ernst, Lion Feuchtwanger, Hans Bellmer, Franz Hessel, Wols, Golo Mann, Fritz Fränkel, Alfred Kantorowicz, Ernst Erich Noth et beaucoup d'autres vivre ici, entassés les uns sur les autres. Pour Max Ernst, la vie quotidienne dans l'ancienne tuilerie tenait le juste milieu entre la Pologne – c'est-à-dire nulle part – du Père Ubu, et les sombres étouffoirs de Kafka. Le livre Le diable en France de Lion Feuchtwanger et les dessins de Hans Bellmer, Wols, Ferdinand Springer, Max Ernst et de Leo Marschütz nous racontent leur quotidien dans ce camp mais aussi leur rage de surmonter peines et angoisse par l'expression artistique. L'exposition permanente outre l'histoire du camp qu'elle raconte, appelle aussi et surtout la nouvelle génération à avoir le courage de dire non. Ne jamais oublier les génocides d'hier et d'aujourd'hui, s'indigner et résister contre l'injustice. 12


Le pressentiment des émigrés, d'être désormais pris au piège en France, sans aucune échappatoire, devint en 1940 une certitude. L'accord d'armistice franco-allemand dont faisait partie la liste des réfugiés à livrer aux nazis, conduisit à l'exode du nord vers le sud. À partir de juin 1940 Marseille fut le seul port en France où pouvaient encore appareiller des paquebots remplis de réfugiés. Celui qui avait réussi à arriver à Marseille n'était pas sûr pour autant de pouvoir fuir les troupes offensives allemandes ni de quitter la France à temps. Le destin de dizaines de milliers d'émigrés était entre les mains du gouvernement de Vichy qui désormais collaborait ouvertement avec les nazis, laissant agir la Gestapo à Marseille à la recherche de ressortissants désignés par le gouvernement du Reich. Dans cette logique, le port fut fermé de juin à décembre 1940 pour empêcher les départs transatlantiques. L'exil dans le sud de la France 1933 – 1942

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Faute d'autorisation de sortie du territoire français, des centaines d'émigrés empruntèrent durant cette période le chemin clandestin menant à la frontière franco-espagnole par les Pyrénées, puis, de là, jusqu'à Lisbonne. Parmi les innombrables émigrés échoués à Marseille ou enfermés dans des camps d'internement, se trouvaient des artistes célèbres, intellectuels et syndicalistes, tels que Lion Feuchtwanger, Heinrich Mann, Franz Werfel, Max Ernst, Marc Chagall, André Breton, Anna Seghers, Alfred Döblin, Hans Sahl, Hannah Arendt, Walter Benjamin, Siegfried Kracauer, Walther Mehring, Rudolf Breitscheid, Rudolf Hilferding – pour ne nommer qu'eux. Les exilés, jadis amis ou collègues à Berlin ou à Vienne, fréquentaient les mêmes cafés sur les quais du Vieux Port, se croisaient dans les files d'attente devant les consulats et les associations de bienfaisance. Ils logeaient parfois au même endroit, comme les surréalistes. C'est à la villa Air-Bel qu'ils avaient repris leurs activités artistiques le temps d'un hiver (1940 – 41) et avaient créé ensemble le Jeu de Marseille. On connaît d'autres stratégies pour tuer, de manière créative, le temps d'attente : Sylvain Itkine, poète et comédien, créa par exemple en 1940 la coopérative Le Fruit Mordoré. Active jusqu'en 1942, cette PME fouriériste permit à 200 émigrés de gagner leur vie avec la production de dattes fourrées à la pâte d'amandes. La romancière allemande Anna Seghers commença à travailler sur Transit, roman dans lequel elle raconta le désespoir des sans-papiers de cette époque. D'autres encore essayèrent par diverses tentatives, de sortir individuellement de la souricière dans laquelle tous étaient pris. (Hertha Pauli)

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À partir de décembre 1940, le gouvernement de Vichy assouplit les conditions de sortie, ce qui permit à des milliers d'émigrés de fuir légalement vers l'Amérique. Après l'entrée en guerre des USA en décembre 1941 et la conférence de Wannsee à Berlin en janvier 1943, dans laquelle fut décidée la « solution finale de la question juive », il n'était plus possible, officiellement, d'émigrer hors d'Europe. Les troupes allemandes envahirent Marseille en novembre 1942. À partir de cette date, rafles, expulsions massives et déportations de Juifs français et étrangers commencèrent. L'écrivain autrichien Alfred Polgar reçut avec l'aide du Centre Américain de Secours dirigé par Varian Fry, l'un des visas américains de secours tant désiré. Il se procura également les faux papiers nécessaires pour franchir la frontière franco-espagnole. Finalement, il quitta le sol européen sur le paquebot Nea Hellas, où se trouvaient aussi Franz et Alma Mahler-Werfel, Heinrich, Nelly et Golo Mann. La plupart des exilés ne pensaient qu'à sauver leur peau, et une fois arrivés en Amérique, ils oubliaient bien vite leurs bienfaiteurs. Pour Polgar, par contre, le bonheur d'être sauvé avait un goût amer :

L'aventure du voyage ne se grave point dans mon esprit. Je pense à la misère effroyable que j'ai vu dans les derniers mois, à tous ceux, nombreux, qui n'ont pas pu se sauver, à mes amis disparus. Alfred Polgar

L'exil dans le sud de la France 1933 – 1942

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