Le Philotope #9

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octobre 2012

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Édito Chris Younès C’est en tant que changement paradigmatique privilégiant des dispositifs de relations, que se développe, dans le contexte du « développement durable », la problématique de l’objet-milieu. En effet, un milieu comme un lieu ou un biotope requièrent de comprendre les interactions et les dynamiques naturo-culturelles d’interpénétrations et d’interdépendances, que ce soit entre facteurs climatiques, mécaniques et chimiques, biotiques ou culturels. Un milieu est matériel et mental. Il est « psycho-géographique » ; s’endort. Il s’agit d’optimiser à la fois les rapports de l’anthropisation au milieu naturel et les conditions du vivre-ensemble. En design, de la conception à la production1, il apparaît désormais à nouveau nécessaire de savoir s’ajuster aux contextes, de s’attacher aux situaplutôt que de procéder à une tabula rasa ou d’en rester à des modèles génériques ou des recettes préétablies incapables de prendre en compte les conditions d’implantation d’un projet. Une telle production procède à travers des milieux qui lui préexistent, mais (« comme si le navire était un pli de l’océan ») - en introduisant une couet des puits. L’articulation de ces différentes opérations parvient parfois à l’invention d’un monde. Ainsi, la pensée de l’objet-milieu devrait encourager des processus de régénération des milieux habités qui sont généralement dans un état très grave d’épuisement et de délabrement. Osons cette perspective vitaliste, ne serait-ce que pour l’expérimenter dans toutes les directions. Un milieu comporte des moments et des événements. L’objetévénement peut s’y adapter ou s’en évader et le recomposer. Physique, poïétique et noétique s’enchevêtrent dans une écosophie des objets qui est à la fois mentale, politique, technique et terrestre. On aura compris que parler d’objets-milieux, c’est insister sur la pluralité des milieux, sur ce qui est entre eux et qui les relie mais aussi ce qui les recrée. Nous espérons que ce Philotope donnera encore une fois satisfaction à ses lecteurs et amis, et suscitera leur intérêt pour le numéro 10 à venir, lequel sera piloté par Silvana Segapeli (ENSA Saint Étienne) et portera sur la thématique : « Pour une théorie des impermanences ».

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1. Comme le montre le travail de recherchecréation conduit à l'École Supérieure d'Art et Design d'Orléans. L'objet-milieu est un des axes de recherche, proposé par le Gerphau, que l'ESAD d'Orléans, dirigée par Jacqueline Febvre, a choisi pour développer un parcours de recherche entre 2012 et 2014. D'autres écoles d'art sont associées à ce programme, notamment l'École Nationale Supérieure d'Art de Nancy, dirigée par Christian Debize.



Sommaire Chris Younès 01

Édito L'objet-milieu Topographiques, perceptions, liaisons

Antonella Tufano 07 de l’expérience urbaine Topographiques Jacqueline Febvre Christian Debize Christian François Joseph Salamon

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Entre objet-milieu et objet-modèle Marion Roussel 25 Jean Tabouret 31 Perceptions André Guillerme Patrick Beaucé Nadine Wonano Nancy Ottaviano

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de végétalisation de la tour Eiffel Yasmine Abbas 59 la collection dynamique d’objets-milieu Liaisons Stéphane Bonzani Yann Nussaume Thierry Marcou Igor Guatelli

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un abord machinique des processus de reterritorialisation urbaine Aurélie Michel 79 une éthique d’appropriation de la nature par l’objet design Francesca Cozzolino 85 en cours sur le projet nAutreville Objet-milieu / objets-milieu / objet-milieux - Conversation Œuvre Les conditions mineures de l'objet-milieu

Chris Younès et 93 Antonella Tufano Julien Perraud 101

Héritage Georges Patrix : « Qu’est-ce que le design » Recherche doctorale La perception des objets quotidiens dans l’espace urbain

107 Agnès Levitte 113 116

Les auteurs

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Les objets-milieu et la réinvention des modalités de l’expérience urbaine L’objet-milieu propose un travail sur l’antinomie apparente entre le monde de la production (ou surproduction d’objets) et l'approche théorique du milieu entendu comme le moment d’équilibre entre les hommes et leur environnement, dans une compréhension totale des strates composées par les éléments qui façonnent notre être et nos comportements. Cette éphémères constitue l’ancrage du design, notre legacy. En préférant ce terme à celui d’héritage nous faisons le choix d’un patrimoine qui ne s’enferme pas sur son passé mais qui s’ouvre aux contaminations contemporaines et qui sera le lieu des expériences futures, celles des objets-milieu. L'objet-milieu est une manière de penser et de décloisonner les objets au lieu de les enfermer dans une discipline ou une seule problématique. C'est et les choses dans les milieux, en s'assurant qu'un lien de transmissibilité sera conservé entre le passé et le futur. Cet équilibre est la condition fondamentale qui assurera une capacité de régénération du milieu, comme le suggère Chris Younès, et ces objets à venir contribueront à la renaissance de nos lieux de vie. Le concept d’objet-milieu est une « direction à suivre » pour un questionnement théorique sur le design et l’évolution de la production. Depuis, les échanges et les productions se sont multipliées et il a été possible de constituer une grille de lecture qui porte sur trois principes, qui croisent ces questionnements, trois strates : d’abord celle topographique, ensuite celle des perceptions liaisons. La strate topographique évoque ces questions multiples qui traversent la discipline (méthodes de conception ; représentation des idées, intervention de logiciels ; croisement de problématiques…). Les perceptions évoquent la (perte de) sensorialité et annoncent les nouvelles postures face aux techniques l'approche du milieu car cette strate évoque la capacité des objets à communiquer et pose en même temps la question de forme (ou l’absence de forme) de ces objets et -par conséquent- leur matérialité.

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que le design n’est pas la production d’objets mais la compréhension de l’urbain, du micro au macro, en passant par l’intérieur et l’extérieur ; une vision holistique du phénomène urbain. Ainsi, il y a certes une dimension ascendante qui porte de l’objet à la manière dans laquelle il sera dans la ville et comment il produira (ou pas) aussi une approche descendante, du phénomène urbain aux éléments qui le constituent, qui nous enverra à la nécessité de reterritorialiser le projet, lui faire prendre racine dans un univers qui se meut sans cesse. La perception invite à retrouver la corporéité des choses. Le design dialogue avec l’innovation et -en même temps- rentre en contact avec les hommes, il doit inscrire la sensorialité, voire la sensualité, dans son projet. Là aussi paraît une dichotomie à dépasser car, d’une part, depuis l’époque moderne, la science s’est inexorablement éloignée de la multisensorialité part, toutes les préconisations pour une vie soutenable nous indiquent le chemin du sensible, comme la seule issue d’une modernité liquide et aliénante. Ainsi les deux termes à réintroduire seront le sensible et l’expérience comme condition sine qua non pour l’existence des objets. Les liaisons expriment les modalités de la rencontre entre les hommes et le milieu ainsi que le rôle de certains objets qui augmentent notre expérience du réel. Si, comme le suggère Canguilhem, le milieu propre de l’homme est le monde de sa perception, c’est-à-dire le champ de son expérience pragmatique -en même temps- immatériel, comment penser des objets numériques qui Sans assumer des positions tranchées - ce qui est d’usage pour les débats actuels-, nous acceptons ces objets inconnus et accordons à certains d’entre eux une capacité à réinventer les liaisons. La seule discipline qui peut s’aventurer sur ce terrain d’exploration des liaisons à venir est l’anthropologie du futur, c’est-à-dire une capacité à délocaliser l’observation du monde présent vers le monde à venir. Deux pistes s’ouvrent à nous pour intégrer ces éléments complexes et explorer les possibilités futures de réinvention de l’urbain : un dépassement nécessaire de la dualité homme-machine, qui intervient avec une incorporation technologique active valeurs démocratiques. Ces deux conditions permettront, d’une part, de sant un human centred design d’autre part, de légitimer les microexpériences (par exemple, les plateformes fablab et RepRap) comme manifestation bottom up des sociétés innovantes.

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des ces trois plateformes -topographiques, perceptions, liaisons-, s’enrichit de l’observation d’expériences de projet conduites à différentes échelles et propose un regard rétrospectif avec le texte de Georges Patrix qui - en répondant à la question qu’est-ce le design trouve son originalité dans sa disponibilité. Il a perdu la notion d’œuvre au est mort en tant qu’objet possédé. Il s’agit d’aborder les rivages de la socialisation de l’environnement. Il s’agit d’habiter notre planète avec comme voisins trois à quatre milliards d’individus. » Habiter notre planète reste donc la question centrale posée par les objetsmilieu. Se dessine ainsi un espace au-delà de l’espace, un réseau, un lieu tériel et convivial en même temps. Ce lieu peut être pensé en termes de clevercity vie se donnent l’égalité et la justice comme indicateurs de bien-être, de bonheur urbain. Ainsi, ces objets-milieu seront là pour poser une question plus large que celle du design : pourra-t-on par micro-inventions effectuer un changement de macro-valeurs (économie, société…) ou tout au moins établir des valeurs nouvelles qui ne se fondent plus sur la quantité des biens mais la qualité du bien

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Un objet-milieu de plus en plus numérique : la télécommande Jacqueline Febvre

1. Étude 2002

Faut-il re-positionner le rôle du designer comme acteur de ce nouvel écoLe concept d’objet-milieu se rapporte à ces objets en interaction sensible avec l'extérieur, qui renouvellent autant leurs statuts que la place du designer. Dans un monde matériel qui se numérise tandis qu’un monde virtuel pénètre et interfère notre vie quotidienne, un nouveau territoire se construit, donnant corps aux réseaux numériques. Les objets se prolongent, s’hybrident, se répondent, se régénèrent. Les pratiques, les coutumes, les actions, les jeux se doublent de sons, d’images et de signes. données techniques, sociales, sociétales et environnementales. S’agit-il alors, dans cette dé-matérialité, de traiter l’interstitiel, l’interaction Peut-on s’appuyer pour ces questions, sur cette évolution historique du designer, passé d’artisan à créateur de modèles à l’ère de la mécanique ; d’habilleur de formes pour mieux consommer à concepteur imaginatif d’une société nouvelle, prenant en compte, à l’ère du numérique, l’homme tance, permettaient d’agir sur d’autres objets. On pourrait alors s’appuyer pour imager le propos, sur des exemples historiques. La télécommande, innovation des années 19501. Généralement de taille réduite, elle sert à manipuler un autre objet, à distance, par câble, infrarouge ou ondes radio. Parmi les premiers objets interface, elle permet d’interagir avec des appareils audiovisuels et notamment avec le premier écran domestique installé à domicile, la télévision2. En 1956, une vingtaine d'ingénieurs de Zenith Electronics (USA) sont chargés de développer un moyen de changer les chaînes de télévision sans se lever de son siège. La télécommande à ultrasons était née. Elle prolonge ainsi dans l’espace cet objet-meuble qui trône depuis peu au beau milieu du salon. Elle aura une incidence énorme sur le mobilier, l’aménagement de nos maisons, nos postures, engendrant le canapé et la génération « vautrée ».

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Un écran à intégrer, le rôle du designer, l’exemple de la télévision entre 1939 et 2000, par Jacqueline Febvre. 2. Edison déclare en 1893 aux responsables de l’exposition de Chicago qu’il a « l’intention d’établir pour l’époque de l’Exposition, une heureuse combinaison de photographies et d’électricité, combinaison qui permettra à un homme, assis dans son salon, de voir sur un rideau, représentés entièrement, les artistes chantant un opéra dans un théâtre éloigné, et d’entendre en même temps les voix de ces chanteurs ».


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3. Jean Baudrillard, Le système des objets, éditions. Denoël-Gonthier, Paris, 1972, 253 p. 4. Dans le sens d’une étude de l'être et de ses techniques.

Télécommande virtuelle Aujourd’hui les dernières innovations en matière de commande à distance, sont provoquées par le mouvement du corps ou du poignet et ont plutôt pour but de nous faire bouger du canapé (wiimote). Elle est désormais Le designer a abandonné la forme plus ou moins rectangulaire initiale. Il donne désormais à son concept des formes souples, comme des anneaux mettent outre les fonctions de base d’intégrer un clavier, de se connecpermettent d'interagir de façon intuitive d'un simple mouvement du poignet à la façon d'une manette de jeu Wii, avec l’écran qui a remplacé le meuble. Évolution croisée d’un objet technique et d’une profession Ainsi, après la conception d’outillages, de mobilier, d’objets techniques concepteur d’interfaces, d’écran, d’environnement, de services. L’objet est tout autant spatial que matériel, porteur de signes et d’informations. Son fonctionnement dépend d’une programmation, d’une ergonomie et d’un scénario d’usage. Ces trois aspects permettent de personnaliser l’objet et de le lier à chaque utilisateur. Du « bâton de pouvoir » commandant un programme pour tous, l’objet devient symbolique, personnel et interactif. Étonnamment, il reste toujours un signe sociologique d’appartenance à un groupe comme le notait Jean Baudrillard3 : « par notre premier choix, l’objet nous désigne plus que nous le désignons nous-mêmes. » Après la quête d’un style déterminant la fonction, le designer va être le médiateur qui facilite l’acceptation et son évolution sociale en redoublant d’effort en termes de scénarios d’usage et d’anticipation, indiquait déjà Deborah Chambers en 1980 dans la revue « Culture technique ». Abordant ce rôle de passeur entre les choses et les êtres, le designer 1985 :« la qualité du design n’est pas dans la richesse formelle, mais dans le fait qu’il discute toujours de la réalité et de l’utopie ». Cela posé, cet exemple d’un objet technique, celui de la télécommande, de l’ontologie4 du designer. Il indique par contre, comment notre culture matérielle se transforme et se redimensionne avec la révolution numérique ; comment le milieu se transforme par la technique (anthropisation) et les usages et comment le designer, ingénieur social, est désormais en charge d’un milieu élargi à l’espace et aux signes, participant ainsi au « déploiement du monde », résultat de l’interaction entre l’être humain et son environnement.

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Souvenirs de l’objet-milieu Christian Debize S’il y a une volonté à expliquer, argumenter, faire sens, y a t-il toujours un milieu, un exercice que l’auteur ne voudrait ni académique, ni contraint. Ce qui le questionne d’abord tient à l’invention de nouveaux milieux, aux relations inédites qui se dessinent entre individus, objets et environnement. Cette topographie peut s’avérer profondément romanesque : « La tête de Weede Denney, prématurément chauve et semée de taches de rousseur, répétait la rotondité suave et nue de sa table basse. On aurait dit que le décorateur du bureau avait conçu les deux, tête et table, dans une triomphante démonstration d’harmonie idéale entre un directeur et son mobilier »1. À ce que la narration exprime d’une perception, le témoignage troianni se trouvait de façon impromptue dans un congrès d’architectes et d’ingénieurs, invité à donner son sentiment de néophyte sur un sujet essentiel -la dalle-, après avoir pensé à un toast parce que c’était l’heure du déjeuner, il déclara : « La seule chose que je regrette, c’est que ce concept moderne de construction a privé les petits enfants de la terre : il n’y plus d’espace pour jouer au ballon, pour suivre le trajet des fourdans un trou mystérieux. »2 cialistes porte en elle une vérité. L’objet-milieu dont l’actualité s’aiguise singulièrement dans une époque ou tout s’atomise et se fragmente dans une poussée pré-cartésienne, témoigne d’une volonté, celle des retrouvailles avec un souvenir, sorte de Heimat, c’est-à-dire de pays que chacun porte à l’intérieur de soi, se situant moins comme un objet à saisir que comme un contexte éminemment personnel dont l’invisibilité garantit la pérennité et, pourquoi pas, s’ouvre à un possible projet. En cela, nous ne cessons d’inventer des objets-milieu. Près de la villa, à midi, en avril, comme un crane, émergeant sur l’herbe rase, à 70 cm au dessus du sol ; Une sorte de petit monolithe Uluru3 pour un enfant sur lequel s’asseoir, jouer, rêver en attendant l’heure du déjeuner ! Cette expérience rappelle,

représentation intime et le monde, il y a essentiellement une question

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1. Don Delillo, Americana, 1971, Le livre de poche, p.76. 2. C’était dans le cadre « L’urbanisme des dalles, continuités et ruptures » des ateliers d’été de Cergy, publié aux Presses de l’École nationale des Ponts et Chaussées Je me souviens, oui, je me souviens… 1998, p. 128 et 187-189. 3. Uluru, aussi connu sous un célèbre inselberg situé au centre de l'Australie. C'est un lieu sacré pour les peuples aborigènes, classé sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO.


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d’échelle et de rapport à la nature qui concerne directement l’objet-milieu. l’objet d’art japonais agit comme un révélateur de la nature. Il traduit la recherche d’un accord parfait, instant éphémère souvent mélancolique que les soubresauts et la violence de la nature japonaise peuvent briser. En cela, il exprime tout une gamme de sensations qui le place moins sur le plan de l’utilité que sur celui de l’émotion. Ces remarques pourraient s’appliquer à de nombreuses œuvres d’Émile Gallé qui atteignent le crépusculaire, le laiteux et toutes les teintes dégradées de la terre elle-même apparaissent presque pudiques tant il s’agit de privilégier le seul esprit de l’objet ; d’autres, délibérément complexes et virtuoses, sont comme des qui conçoit l’objet à la fois pour servir et émouvoir produit moins de formes environnement. C’est dans ces cas-là que les réussites sont éclatantes et que l’objet-milieu impose déjà sa présence.

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Christian François Parmi les différents enjeux de ma pratique de projet de design et d’architecture, il importe de relever deux concepts opératoires qui guident la donner pleinement son sens fondamental. Dans l’expression composée « objet-milieu », ces deux concepts se opposition en un seul mot composé. Celui-ci semble réunir a priori des référents étrangers l’un à l’autre en un seul vocable, manifestement paradoxal, à l’image des expressions si chères et si productives de Le Corbusier telles que toit-terrasse, fenêtrebandeau… La comparaison ne se limite pas à la composition syntaxique, elle évoque au-delà de son expression linguistique un procès de conception imporprojets répondant à cette logique conceptuelle. Au commencement l’objet. L’objet du projet fascine son concepteur par sa capacité dynamique à tendre vers son autonomie, à produire, dans tous les sens du terme, sa propre loi interne, comme si tout devenait indépendant de son procès de production, de l’acte qui opère à son origine comme du travail qui le génère. d’énoncer ses règles et d’y répondre en toute indépendance, de s’affranmatérialité. L’objet est ici un aboutissement utopique qui tend à ne prendre qu’en lui-même son sens, un épanouissement formel et une illustration de sa propre exposition, la résolution formelle de l’énigme qu’il porte en lui et qu’il impose en une réduction du procès de conception à sa seule réception. Un repli du temps initial sur sa présentation actuelle semble conditions de son observation. Le second terme, milieu, s’oppose immédiatement à cette unicité. Il est dans l’ordre de son énoncé, le premier terme, objet, suivant le second, primauté et l’antériorité du travail du milieu. Le terme milieu suggère une relation complexe de dépendance et d’appartenance, les jeux topiques d’entre-deux, les distances incertaines des limites repoussées par les liens internes de relations et de ruptures.

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Croisements d’interférences fertiles qui dessinent et retrouvent le paysage d’une culture urbaine fondamentale, relationnelle et humaine. Je relève aussi l’absence du pluriel dans le terme qui ne manque pas d’évoquer ici la réalité de pluralités in absentia de nombreux lieux. La réciprocité relationnelle des deux termes ne peut se comprendre sans le glyphe du trait d’union, signe-objet et exact milieu de l’expression « objet-milieu » qui produit là un excès de sens. Ce trait graphique et quent comme le lien du dessin et des mots d’un Calligramme d’Apollinaire. L’échange de ce lien témoigne du travail à l’œuvre, l’objet-milieu révèle le Attachement relationnel bien plus que rêve d’une improbable union, le trait cacité inouïe des rapports du milieu à l’œuvre et de l’œuvre au milieu, un enjeu considérable en projet.

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Évolution des logiques de conception urbaine Entre objet-milieu et objet-modèle Joseph Salamon Les logiques de conception urbaine : un « objet-milieu » en quête de sens ? Les dernières décennies en France ont été marquées par une évolution des doctrines urbaines qui ont fait émerger des théories de design urbain assez variées. Ces théories proposent un sens particulier à l’objet (le projet urbain) et à son rapport avec son milieu (le territoire). Un sens qui est terrogent les politiques urbaines locales depuis quelques années (Agenda d’organisation de l’espace urbain sont également impactées. Les collectivités recherchent désormais des concepteurs talentueux pouvant assurer un travail de médiation et d’intelligibilité entre l’objet (le quartier durable) et son milieu (le territoire qui l’accueille). Cette évolution professionnelle attendue de la part des concepteurs s’accompagne d’une autre démarche méthodologique visant à proposer des principes universaux de conception urbaine durable. Nous pensons ici aux différents référentiels locaux, nationaux et européens qui émergent depuis un moment et qui vont des simples orientations jusqu’à la normaliformes préétablies. Cet article vise à analyser les logiques d’évolution de la conception urbaine en particulier leur impact sur le concept d’objet-milieu. Par objet-milieu nous entendons le rapport qui se construit et qui se réalise entre le projet urbain (la conception urbaine qui illustre l’objet « projet ») et le territoire (milieu) dans lequel il se réalise. Le « design » étant cet outil de médiation et d’intelligibilité qui se manifeste à travers plusieurs types de représentations un sens pour la rencontre entre un projet urbain et son contexte social, géographique, environnemental, politique, urbanistique, architectural… des principes de conception des trois principales cultures urbaines qui ont guidé l’urbanisme en France ces dernières décennies : l’urbanisme foncdurable des éco-quartiers.

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1. Françoise Choay, L’urbanisme utopies et réalités, une anthropologie, Le Seuil, 1965, p. 32 2. Le Corbusier, La charte d’Athènes 1957, rééd. 1971 3. Françoise Choay, L’urbanisme utopies et réalités, une anthropologie, op.cit., p. 233 4. Joseph Salamon, Enjeux de l’urbanisme durable. Les chartes d’Athènes d’études en architecture et urbanisme durables, École nationale d’architecture de Lyon, 2009 5. Le Corbusier, Vers une architecture, rééd. Vincent & Fréal, Paris, 1958, p. 38 6. Le Corbusier, Manière de penser l’urbanisme, Architecture d’aujourd’hui, Paris 1946, rééd. Gonthier, 1963 7. Le Corbusier, La charte d’Athènes, op.cit., p. 110

En termes de méthodes d’analyse, nous réinterrogerons ces trois cultures urbaines sur 3 thèmes principaux : - le souci du milieu et le rapport de l’objet (projet) avec son milieu (territoire) - la place et le statut du designer dans chacune des démarches évoquées - la transformation des techniques d’aménagement en éco-techniques Nous partons sur l’hypothèse que la conception urbaine passe actuellement par une phase de renouveau imposée par les préoccupations écologiques. Des évolutions qui semblent orienter le design vers des tendances de normalisation et de modélisation tout en cherchant paradoxalement montrons comment la conception urbaine semble vivre une crise entre l’objet-milieu du « projet urbain » et « l’objet-modèle » de l’éco-quartier. Urbanisme fonctionnaliste et conception urbaine : un objet « technico-modèle » déconnecté d’un milieu « tabula rasa » ? L’urbanisme fonctionnaliste a guidé la conception urbaine durant plusieurs décennies (en particulier les trente glorieuses) et s’est traduit par une formulation doctrinale sous le nom de la charte d’Athènes1. Ses principes de conception urbaine prônent une déconnexion totale entre l’objet et son milieu2, le sens étant dans le « dessin » proposé par l’architecte qui rationalise la ville avec des modèles préétablis3. Ces logiques de conception se résument par la recherche d’une modernité qui propose des modèles universels produits pour un « homme type » résumé par des besoins humains universels en rupture avec l’histoire et avec le site4. L’objet « modèle » s’impose en interdépendance totale par rapport au site. Il devient un objet « technico-modèle » porteur de sens intrinsèque. Cet urbanisme propose une rupture avec le passé qui peut être assumée de façon agressive et provocante avec des nouvelles valeurs de mécanisation et de standardisation. Le rapport de l’objet avec son milieu est ainsi totalement coupé à la fois au niveau spatial (la topographie, la forme urbaine existante…) et au niveau social (l’histoire, les relations sociales, les attentes locales… résumées par des besoins types imposés). Quant au « designer » de l’urbanisme fonctionnaliste, il se résume par l’architecte « détenteur d’un sens poétique propre »5 : Le Corbusier le font qu’un6. Selon lui, l’architecte qui possède la parfaite connaissance de l’homme, a abandonné les graphismes illusoires pour créer un ordre portant en soi sa propre poésie7. Le designer a ainsi un pouvoir technique son projet sans aucune explication ou négociation. Son statut de « super technicien » est celui de détenteur du « meilleur argument », un argument non négociable et non discutable.

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Quant à la place des techniques dans la conception urbaine, elle se manifeste de façon dogmatique et opérationnelle : en effet, l’intérêt des urbanistes s’est déplacé des structures économiques et sociales vers les structures techniques et esthétiques. Il s’agit de développer les villes selon 8. Joseph Salamon, Urbanisme et concertation. Méthode d’évaluation,

formes et des prototypes. Walter Gropius propose « le type idéal de l’établissement humain » qui doit s’appliquer avec les nouveaux moyens techniques. La technicité devient un élément fondamental du design autorisant ainsi l’urbanisme à la « tabula rasa ». La rationalisation des formes et des prototypes recoupe les recherches des arts plastiques. Les urbanistes progressistes cherchent à dégager des formes universelles au niveau architectural et urbain.

collection l’essentiel, 2011 9. Patrizia Ingallina, Le projet urbain, Paris, 2001, p. 97 « Projets urbains et projets de ville. La nouvelle culture a 20 ans », Annales de la recherche urbaine, n° 68-69, 1995, p. 137

© SLC-ADAGP

11. Joseph Salamon, Pédagogie de la ville. Les mots des acteurs dans un projet urbain, Édition du Certu, Lyon, 2008, p.6

Le Corbusier - Une ville contemporaine de 3 millions d’habitants (1922)

Projet urbain et conception urbaine : un objet « concerté8 » ancré dans un milieu « contextuel » ? Le modèle de conception urbaine « fonctionnaliste » a été remis en une nouvelle culture urbaine qui propose une dynamique d’acteurs avec l’habitant9 au centre d’élaboration du projet par opposition à la logique 10 . pluridisciplinaire qui se construit avec le débat citoyen11. Ces nouvelles contribue à construire un sens à la conception proposée avec des dessins adaptés à chaque contexte loin de toute logique de modèles. Dans cette culture urbaine, l’objet (projet urbain) n’existe qu’en lien avec son milieu (à la fois spatial et social) : au niveau spatial, le projet urbain

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12. Patrizia Ingallina, Le projet urbain, op.cit., p. 99 13. Catherine Charlot-Valdieu, Philippe Outrequin, L’urbanisme durable Concevoir un écoquartier, Paris, 2011 Écoquartiers, secrets de fabrication. Analyse critique d'exemples européens, Éditions Les carnets de l’info, Paris, 2009 15. Serge Sallat, Les villes et les formes urbaines : sur l’urbanisme durable 16. Charte du New Urbanism, 1996, Charte-francais.pdf

cherche l’intégration et le respect du tissu urbain existant. Le patrimoine et l’histoire urbaine sont pris en compte et font partie du concept et du design proposé. Quant à l’aspect social, il est aussi au centre de la conception urbaine. Le projet urbain se veut l’expression des citoyens, des habitants, de leurs usages, de leurs vies locales et de leurs attentes… L’objet « projet » construit son sens dans son milieu social loin de toute logique de modèle ou d’approches techniques. L’objet « concerté » abandonne toute logique de modèle pour exprimer les architectes12 : d’autres professionnels comme les urbanistes et les paysagistes vont contribuer à la construction de nouveaux objets « concerment de compétences, « le designer » va changer de statut : il n’est plus qu’il va imposer au nom d’une certaine technicité. Il devient avant tout un médiateur, un acteur pivot qui doit dialoguer avec les acteurs de la ville, en particulier avec les habitants. On attend désormais de lui les qualités d’un pédagogue capable d’écouter, d’expliquer, de débattre et d’argumenter. La conception urbaine devient ainsi un acte et une expression collective de longue durée, voire une négociation partagée entre les acteurs de la ville. Quant à la place des techniques dans la conception urbaine, elle ne guide plus la conception mais l’enrichit. Il s’agit dorénavant de traiter de nouveaux thèmes comme les espaces publics, les usages mais aussi la thèmes qu’il faudra envisager loin de toute logique de standardisation des techniques, des matériaux et des formes urbaines : chaque milieu recherche son identité, ses caractéristiques propres... en lien avec l’hisÉco-quartier et conception urbaine : un objet « éco-modèle » au service d’un milieu « durable » ? commencé à affecter sérieusement les logiques de conception urbaine. On parle désormais d’urbanisme durable et d’éco-quartier pour exprimer une nouvelle culture urbaine « écologique », soucieuse du changement climatique13 cette culture urbaine : des approches qui analysent des exemples d’écoquartiers européens14 ou qui explorent les qualités des tissus urbains historiques15… Cette nouvelle culture urbaine prône un projet durable qui se veut ancré dans son territoire : l’objet (projet urbain) est incarné par le quartier durable ou l’éco-quartier et se veut respectueux de la nature, de l’environnement, du paysage, de la mixité sociale et fonctionnelle, mais aussi des modes de vie. Le développement durable (et le sustainability16) devient ainsi l’enjeu principal de l’urbanisme : performances d’énergie, biodiversité…

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Cette culture urbaine soutient une approche « développement durable » qui se veut globale et cohérente : nous citons à titre d’exemple quelques nouvelles théories urbaines durables comme « le new urbanism américain » ou la nouvelle charte d’Athènes adoptée par le conseil européen des urbanistes avec ses deux versions de 1998 et 200317. La charte du nouvel urbanisme américain vise à « réhumaniser les villes » la nouvelle charte d’Athènes, elle vise à développer des villes cohérentes dans un souci de développement durable. Dans ces deux approches, l’objet (projet) devient « écologique » et vise à construire un lien « durable » avec son milieu : il s’agit de respecter les 18 (sociales, urbanistiques, historiques, environnementales…) et de valoriser le patrimoine comme identité culturelle19. Dans cette approche urbaine, le lien entre l’objet et le milieu s’explique par les niveaux de durabilité environnementale et écologique qui construisent un sens au design proposé.

17. Joseph Salamon, Enjeux de l’urbanisme durable. Les chartes d’Athènes, op.cit. 18. Charte du New Urbanism, 1996, Charte-francais.pdf 19. Nouvelle charte des-villes-ceu-16.html 20. Cyria Emelianoff, « les contradictions de la ville durable », 1999, -

de la ville durable » qui devient discriminatoire et technocratique20 avec un

vation.equipement.gouv. cle585a6a.pdf

identité locale. On observe ainsi une évolution de la nature de l’objet « éco-quartier » qui se voulait à l’origine « contextuel » et qui semble revenir vers « le modèle » : donc peu concerté… Quant au designer du quartier durable, il reste mitigé : d’un côté il cherche 21 , et tout cela dans un cadre participatif associant les acteurs locaux et la population ; et d’un autre niques et qui défend des nouveaux « éco-ingrédients » de la conception urbaine : la noue, le photovoltaïque, les toitures et les murs végétalisés… sont plus seulement des architectes, des paysagistes ou des urbanistes, mais qui intègrent dorénavant de nouveaux experts de l’environnement comme les écologues ou les ingénieurs thermiciens… Cette évolution donc imposé, et qui semble plaire aux élus locaux car mesurable. Quant à la place des techniques dans la conception urbaine, elle revient de façon principale pour s’imposer dans la fabrication du design lui-même. Il s’agit dorénavant de mobiliser « l’éco-technique », celle qui se veut écologique et respectueuse de l’environnement à la fois en termes de matériaux, de revêtements, mais aussi de production d’énergie comme les énergies solaires, ou les systèmes d’aménagement déjà cités (puits canadiens, toitures végétalisées, orientations « nord-sud »…).

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21. Nouvelle charte des-villes-ceu-16.html


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L'objet-milieu

Quartier durable - Pays-Bas

Les démarches de création dans le design urbain ont été largement affectées par les théories urbaines qui ont été mises en œuvre ces dernières années. L’urbanisme fonctionnaliste des trente glorieuses a instauré un objet (projet) selon une logique de modèle déconnecté de tout lien avec son milieu. Le design étant imposé par les architectes au nom d’un savoir

designer (architecte, paysagiste, urbanistes…), il devient un médiateur auprès des acteurs locaux, en particulier auprès des habitants. Cette tions écologiques et semble osciller entre deux logiques de design : d’un côté, il s’agit de créer un projet contextuel respectueux de son environnement, et d’un autre côté il s’agit de mobiliser des éco-techniques qui semblent orienter la conception vers des modèles préétablis. Cet article soulève l’importance d’approfondir les recherches sur cet état paradoxal de l’objet-milieu qui semble vivre une crise de sens pour trouver un équilibre entre « l’identité locale » et les éco-techniques préétablies de l’aménagement.

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On voit apparaître le terme « objet-milieu » dans l’ouvrage du futuriste Umberto Boccioni Dynamisme plastique1. Il enracine la notion dans la pratique impressionniste, laquelle a « montré la voie menant à une identité réelle et moderne entre intérieur et extérieur » et a « conquis et créé un nouveau corps : l’atmosphère » : « Pour la première fois, un objet vit et se 2 Selon Boccioni : « Notre évolution mentale ne nous autorise plus aujourd'hui à voir un individu ou un objet isolés dans leur milieu. En peinture, l’objet ne vit sa réalité essentielle que comme résultante plastique entre objet et milieu. […] Nous créons ainsi une nouvelle conception de l’objet : l’objetmilieu, conçu comme une nouvelle unité indivisible. »3 Dans la construction du tableau, l’objet ne prend plus place sur un fond ou dans l’espace vide de la toile : il est enveloppé d’une « atmosphère », interdépendant du milieu. L’objet-milieu établit le rejet du principium individuationis pour promouvoir la compénétration des plans, l’unité indissoluble de l’objet et de son environnement, établissant un ordre des coexistences.

Guidé par ces questions, nous proposons de mettre à l’étude l’hypersurface, théorie développée par l’architecte et théoricien Stephen Perrella dès le début des années 90. L’hypersurface, travail de la paroi construite comme

Un édi, selon Chris Younès et Benoît Goetz, s’insère toujours dans un milieu complexe, à la fois géographique, topographique, climatique, historique, milieu formel et matériel »4 « On aura compris que parler d’architecture des milieux, c’est comprendre les bâtiments dans un tissu de relations ; c’est insister sur ce qui est entre eux et qui les relie. »5 Entre l’objet et le milieu, le tiret indique le lien, la reliance, l’entre-deux : l’objet-milieu parle d’insertion, de dialogue ou de tissage. Les milieux - puisque ceux-ci sont toujours multiples (social, naturel, culturel etc.) - incitent de fait à penser en terme d’interdépendance, d’échange, d’interaction : ils sont de l’ordre des coexistences.

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1. U. Boccioni, Dynamisme plastique : peinture et sculpture futuristes (texte établi, annoté et préfacé par G. Lista), Lausanne, 2. Op. cit. p. 47-48 3. Op. cit. p. 52 4. C. Younès et B. Goetz, « Le Portique [En ligne], 25 | 2010, mis en ligne le 25 novembre 2010.

5. Ibid.


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6. La notion de transmilieu(x) est développée dans la thèse de doctorat de philosophie de S .Bonzani, « La ligne tecturale et transmilieu(x) », soutenue en sept. 2011. 7. C. Younès, S. Bonzani, F. Bonnet, « Ville-nature et architectures des milieux ».

Plus encore, nous semble-t-il, l’objet-milieu parle d’instauration, d’ouverture. De fait, la notion d’objet-milieu est proche de celle de transmilieu(x)6 : « qu’une Ouverture (Maldiney). Nous n’entendons pas un champ stabilisé mais une variation, un mouvement (Focillon). Nous n’entendons pas non plus une instance englobante, une sorte de métamilieu qui viendrait rassembler sous sa coupe la diversité des milieux qu’il convoque, mais un passage entre des milieux qui, par lui, deviennent autres. »7 Pour comprendre pleinement l’objet-milieu, il faudrait sans doute revenir à sa l’objet comme un noyau (construction le milieu (construction centrifuge) et déterminent son caractère essentiel ».

8. Ibid. 9. Ibid. 10. « Nous n’avons pas seulement créé un nouvel espace public virtuel pour l’architecture, nous avons aussi altéré la manière dont nous habitons l’espace actuel : les conditions spatiales et temporelles avec lesquelles nous travaillons, nous jouons, nous apprenons et nous vivons, sont de plus en plus intelligentes, discontiguës, et non rétinales, et existent dans un espace-temps courbe, électronique, noneuclidien, et multidimensionnel, qui empiète sur notre réalité familière. »

transarchitecture Cette citation, ainsi que les suivantes, ont été traduites par mes soins.

« ZeichenBau : Virtualités En ligne. Site Internet d’Archilab 2000

face theory: architecture AD -

13. P. Zellner, Hybrid Space, New forms in digital architecture, Rizzoli, 1999, p.46 14. S. Perrella, op. cit. p. 11

sol ou assis sur « son » site8, mais en tant que « noyau » dont les lignes, formes et forces se tissent avec les milieux : il les transforme et il est transformé par eux, de telle sorte que l’on ne peut le considérer isolément. motif, une rythmique9. L’objet-milieu architectural tendrait alors vers un « faire monde » transcendant les frontières et les échelles ; vivant, vibrant, mouvant et interconnecté, ouvert aux devenirs. L’hypersurface : un produit de l’ère numérique Avec l’introduction des technologies du virtuel, le milieu n’est plus seulement géographique, social ou climatique : il est technologique, numérique, psychotechnique. C’est sur cette architecture comme motif d’un milieu hybridé par le virtuel que s’ouvre l’hypersurface. Celle-ci prend place dans tique par l’action des nouveaux medias, des outils numériques, et celle d’une augmentation exponentielle de la circulation des informations10 : un « téléprésent, l'interactif, le virtuel »11. L’hypersurface, en mathématique, est une surface dans un hyperespace, c’est-à-dire un espace de plus de quatre dimensions (les trois dimensions spatiales et la dimension temporelle), « mais ici, les hypersurfaces sont repensées pour exprimer la notion plus complexe d’espace-temps-information »12. Selon Stephen Perrella, le virtuel s’est plié dans le monde, ajoutant une dimension supplémentaire à notre monde tridimensionnel : « La dimension virtuelle, comme un mutagène renégat, s’est insinuée dans traditionnelle conception de l’espace et du temps. »13 C’est ainsi que « La culture de l’information se répand dans l’environnement bâti, créant un besoin de surfaces à travers lesquelles les données puissent traverser (hypersurfaces) »14 : l’hypersurface constitue l’évènement, par l’interméde la matière et de l’information, du signe électronique. Ainsi nos bâtiments

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sont considérés comme des interfaces interactives d’hybridation entre les milieux actuels et virtuels. Entre « hyper » et « surface », plus de tiret, plus qu’une adéquation totale : c’est que le propos de l’hypersurface est la résolution sous forme d’interface des dynamiques binaires qui dirigent l’ensemble des trajectoires de la culture capitaliste occidentale. Elle s’illustre par une tentative de faire fusionner le « monde du signe » et le « monde de la matérialité »15, c’està-dire de « conjoindre ces deux trajectoires - celle de la culture médiatique et de l’architecture topologique - dans une dynamique entrelacée »16. des médias - plus particulièrement des médias numériques, et avec eux celui de la catégorie du « virtuel » et du cyberespace - et « surface » viserait la remise en cause des fondations cartésiennes de l’architecture à l’œuvre dans l’architecture topologique. Dès lors, l’hypersurface s’impose comme une membrane architecturale particulière, à l’entre-deux de l’objet physique et du média17, dans laquelle les identités, les représentations, les consciences, l’économie et la technologie sont densément et profondément entremêlées.

15. « Pourquoi le monde du signe est-il si dissocié du monde de la matérialité ? Comment se fait-il que ces deux domaines se développent parallèlement avec si peu d’interactions, alors qu’elles produisent ce qui constitue l’essentiel de notre environnement construit ? Est-ce que cette division est présente partout où nous regardons, ou est-ce qu’elle est provoquée par notre manière de regarder ? Pouvons-nous approcher cela différemment ? » S. Perrella, « Electronic baroque, hypersurface II: Autopoeisis ». AD surface Architecture II ». 16. Ibid. p.7

À la couture des mondes

construit de « transarchitecture »18. Situé face à la mer intérieure de Oosterschelde, le SaltWaterPavilion, conçu par ONL, est dédié tant à l’eau qu’à la qualité liquide du cyberespace. Il est pensé comme une archie-motive et connectée, dont le comportement est

17. Notons qu’en latin, media est le pluriel de medium, soit le milieu, le moyen, l’intermédiaire. Voilà une piste forte intéressante qui mériterait d’être plus longuement explorée. 18. C'est-à-dire une architecture à la liaison hybride des espaces actuels et

milieu naturel, c'est-à-dire des données recueillies au large (salinité de l’eau, vitesse du vent, niveau de l’eau) via une station météo. Aux humeurs

transarchitecture sont intrinsèquement liées. Cf.

entre biosphère et cybermonde . Le SaltWater Pavilion est divisé en deux espaces distincts : « underwater world » (wetlab) et « weather world » (sensorium). Ce dernier propose l’expérimentation de six mondes aquatiques immersifs, générés par ordinateur et projetés sur la paroi interactive en polycarbonate transparent du sensorium, laquelle est conceptuellement très proche de l’hypersurface théorisée par Perrella. Sa surface toute entière devient écran, image. La culture médiatique (l’image, l’information), et l’architecture topologique (la forme, la matérialité) y sont interdépendantes - ni matière, ni média, mais quelque chose d’encore autre. « L’hypersurface apparait en architecture quand la coprésence de l’image et de la matière sur une surface/membrane/substrat architectural se fait de manière à ce que ni la matérialité ni l’image ne domine la problématique. »20 La surface construite semble dématérialisée par l’image quand l’image ne peut se passer de ce support matériel pour exister : étrange état

AD

19

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and hypersurfaces, ope-

Pour une introduction à la transarchitecture, voir l’article « À la couture des ture et hypersurfaces : une introduction »,

mondes-transarchitectureet-hypersurfaces-une-introduction 19.Pour reprendre le titre d’un article d’A. Berque, « Biosphère ou cybermonde », Cahiers de médiologie n°3, 1997, p. 75-81 20. S. Perrella, op. cit. p. 13


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Brushing Brushing against Avatars, Aliens AD op. cit. p. 15 22. « de notre expérience puisqu’on n’est plus là, on est hors-là, dans un ailleurs qui apparaît en et inquiétant, comme l’Unheimliche freudien. L’espace se déforme, s’élargit, se restreint selon le moyen utilisé pour s’y rapporter : l’espace situation entre en crise. » Corps et virtuel, itinéraires à partir de Merleau-Ponty, 2009, p.151 23. S. Gosselin, « Voir

(présenté dans le cadre le 15 mai 2009). En ligne. Site Internet « L’infraphysique ».

entre-deux. La surface n’est plus une délimitation de l’espace : c’est un pont, un passage, ou plus encore, un portail ou une membrane. L’hypersurface loge dans la jointure des mondes, entre actuel et virtuel, matériel et immatériel, milieu physique et psychotechnique, conscience et inconscient : « Généralement, une hypersurface a une gamme d’effets incluant à la fois étrange et inquiétant […]. N’appartenant ni au champ purement conscient ou inconscient, les hypersurfaces glissent entre ces mondes, dans la couture entre les deux. »21 De l’objet-milieu à l’informe ? brèche, entre l’actuel et le virtuel, entre ce qui est là et ce qui y est « hors-là »22 : non pas absent mais dans un état, fragile, de présence alternative. Et si présence sensible - l’actuel ne serait-il pas soumis au mouvement inverse : ne tendrait-il pas à la virtualisation, vers un devenir-imperceptible, « vers la part spectrale des corps, vers la ligne atopique, inframince qui traverse le monde, cette ligne où se déploie le jeu des forces »23 médiatique du SaltWaterPavilion le ferait lentement glisser vers un ailleurs atopos, un espace-temps autre, comme suspendu. semble imposer discrètement sa rythmique propre, celle d’une oscillation constante entre ouverture et béance, celle d’un balancement dans l’entredeux. Elle magnétise les forces extérieures, tisse avec elles, avec les lignes, les formes, les intensités des milieux actuels. Plus encore, l’étrange l’objet et le milieu semblent pouvoir fusionner en une entité unique, se

P.-L. Assoun, éditorial à L’informe et l’archaïque, Recherches en psychanalyse, n°3, éd L’esprit du temps, 2005, p.5

L’objet-milieu architectural, unité indivisible certes, n’en reste pas moins un objet multiple, composé, hétérogène : il travaille l’ouverture, l’écartement, le rapport de distance, l’espace entre. L’hypersurface, quant à elle, est instable. Si en tant qu’ouverture, elle s’impose comme un objet-milieu à la liaison de la matière et de l’information, en tant que béance, elle ouvre la voie à l’indifférenciation, voire l’annulation de la forme dans le fond. Le risque de l’hypersurface n’est-il pas, alors, de tendre vers un informe24

25. « L’éthique commence quand il n’y a plus d’impératif, et qu’on ne sait plus quoi faire, comment se tenir, ni quelle attitude adopter. » B. Goetz, La dislocation. Architecture et philosophie, Les Éditions de la Passion. Paris, 2002, p.105

leur partage, qui en architecture les passages, les transitions, les interfaces et les espacements : en somme, penser l’habiter (l’éthique) - étrange et inquiétant25 - de cette « transarchitecture », à la liaison hybride des espaces physiques et virtuels.

24. « L’informe apparaît comme ce vers quoi tout régressive ultime ».

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Vue du SaltWaterPavilion (ONL) et du FreshWaterPavilion (NOX), Neeltje Jans, Pays-Bas, 1997

La membrane interactive en polycarbonate transparent (ONL, SaltWaterPavilion). http://www.oosterhuis.nl

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Bouroullec dans la monographie1 qui leur est consacrée, en 2003 : « Leur design est exceptionnellement libre de notions préconçues et de la pression des conventions établies ». Cette génération de designers s’affranchit fondamentalement des codes traditionnels du design d’objet. qu’il existe un décalage bien plus notable entre cette génération et celle qui l’a précédée : de la forme de l’objet au processus créatif, tout est remis en cause. Sans doute l’outil numérique, entre autres nouvelles technologies, a contribué de manière substantielle à la libération des règles, notamment e siècle, les capacités exceptionnelles de calcul et de représentation en trois dimensions ont soudainement contribué à une certaine libération formelle. Cependant, le paradigme contemporain induit un trouble récurrent à l’égard de l’outil numérique, essentiellement par l’aporie de la « réalité virtuelle ». L’actualité médiatique se fait fort de relayer ce vocabulaire qui décrit en fait un phénomène de dématérialisation, de dilution du monde dans l’espace numérique, que l’on nomme aussi cyberespace. D’une part l’image numérique se banalise et d’autre part les capacités d’échappements aux contingences de la réalité, de la concrétude, tendent à marquer la distance double puisqu’il met en exergue la dématérialisation du monde, mais en même temps le désir humain de se réconcilier avec son environnement. De fait, les créations numériques sont des possibles inscrits dans un monde immatériel, au même titre que la musique ou la littérature, perceptibles par le média papier ou informatique. Néanmoins, la différence entre possibles et virtuels est notable, comme le rappelle G. Deleuze dans Différence et répétition2 : « Le seul danger en tout ceci, c’est de confondre le virtuel avec le possible. Car le possible s’oppose au réel ; le processus du possible est donc une ‘’réalisation’’. Le virtuel, au contraire, ne s’oppose pas au réel ; il possède une pleine réalité par lui-même. Son processus est l’ ‘’actualisation’’. » Deleuze veut attirer notre attention sur une nuance fondamentale quant à l’existence : certaines choses existent en puissance, donc non-actualisées, mais réelles, et d’autres existent possiblement, donc dans l’imagination. L’expression numérique d’un objet est avant tout un possible, et non pas du virtuel. Il est probable que le

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in Ronan and Erwan Bouroullec, Chap. 11, Phaidon, 2003 2. Gilles Deleuze, Différence et répétition, Puf, 1968, p.272-273


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caractère latent des deux termes conduit à ce que le paradigme contemporain fait confondre puissance (capacité) et possibilité. Or, tout objet,

3. Charlotte Fiell, Chapitre sur Philippe Design Now !,

actualisation. La question d’un « objet-milieu » doit nécessairement réinterroger ce paradigme nouveau, induit par le développement rapide des outils numériques et du cyberespace, mais à la lumière de cette connaissance sur la réalité du

4. Ibid. 5. Projet décrit dans l’ouvrage Matali Crasset, spaces 2000-2007, 6. Ibid.

l’oikos lise, alors, peut-être, l’objet-milieu est un objet qui fonctionne en symbiose avec ce milieu, qui s’intègre dans l’environnement humain. Ce qui pose lement de l’aménité de l’objet. Et, subséquemment, un objet numérique Inspiration environnementale, le simulacre Dans quelle mesure une création peut-elle être d’inspiration environ3 : « Aujourd’hui le mot environnement est devenu à la mode, tendance. L’écologie est devenue un chapitre comme les autres dans les débats politiques ou la une des magazines. » Depuis la civilisation hellénistique, l’oikos s’est pour le moins transformé. Le paradigme contemporain impose d’ailleurs une idée de la des réalités contemporaines. Autre révolution, l’espace de notre environnement a en partie basculé dans le cyberespace et certains semblent persuadés du devenir désincarné inexorable de l’humanité : « Face aux multiples dangers écologiques, notre obligation de production pour l’évolution de notre civilisation doit s’inscrire dans la durée : faire le mieux avec le térialisation. »4 La dématérialisation, ou la déterritorialisation, sont-elles le siècle, il semble que, de nos jours, les inspirations naturalistes reparaissent. Plus que jamais, son milieu immédiat, naturel, inspire l’homme créatif, le designer, particulièrement grâce à la facilitation de modélisation offerte par le « dessin assisté e

végétale5 courue par les rameaux de l’arbre-objet : « J’ai voulu que l’espace se L’inspiration végétale est d’ailleurs récurrente chez cette designer. À une autre échelle, elle crée toute une série d’objets qui s’inspirent de l’arbre : une corbeille à fruit arbre (1.2.3 Furniture, Domestic), un totem lumineux (Nature morte à habiter : l'arbre ville numérique (Living Wood), une lampe corail (Foglie, Palluco), etc.6

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La résurgence du Baroque participe sans aucun doute du même mouvele plafond est supporté par des troncs, ou des designers plus jeunes comme Studio Job et leur Rock Table, une table-rocaille qui n’aurait pas cloud paper, s’inspire sans complexe des nuages pour créer une collection vaporeuse, à la lumière douce et évanescente et aux contours hésitants, incertains, tout en reprenant la tradition artisanale toute japonaise du papier. Il semble que tous les états de l’eau l’inspirent puisque son design tend aussi vers le cristal, la glace, avec l’installation . Les designers Ronan et Erwan Bouroullec ont aussi leur exemplaire de cloud7 et clouds : le premier créé en 2002, très stylisé pour allier dans la forme la modularité à la fonctionnalité, et le second en 2006, qui se distingue complètement du précédent quant au programme puisqu’il s’agit d’une série de modules feutrés qui s’assemblent pour produire tant des éléments de détente que des cloisons à l’épaisseur douillette, mais sans fonctionnaLa forme naturelle, du moins son simulacre, garantit un mieux « habiter », un mieux-être, participe à l’aménité d’un lieu. Le retour de l’inspiration naturaliste est symptomatique du paradigme contemporain au sujet de la Nature, qui, dans sa dimension végétale, n’est pour ainsi dire plus perçue seulement en tant qu’entité amène et à rechercher nécessairement ; rappelle justement Jean Baudrillard8 : « Simuler, c’est feindre ce qu’on n’a pas. » L’inspiration naturaliste peut donc être largement perçue comme une forme de nostalgie à l’égard d’un milieu disparu. Il est clair aussi que la naissance de l’outil numérique et de ses capacités de calcul en trois dimensions a permis la modélisation instantanée des formes complexes générées normalement par la nature, offrant une ouverture jusque-là contrariée par les limitations physiques, l’impotence humaine. Ce n’est pas un hasard si la création contemporaine n’a plus de complexe à se tourner vers la complexité et délaisse les formalisations orthogonales.

, Tokujin Yoshioka

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7. Ce projet est décrit dans leur monographie de 2003, leur prochaine monographie, paraître en mai 2012, chez Phaidon. 8. Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Galilée, 1981


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Inspiration virtuelle : la puissance, le possible Au-delà du naturalisme consensuel contemporain, la nouvelle création nous en apprend autant sur ce qui est inspiré par le numérique que sur 9. Charlotte Fiell, Design Now ! France, 2007 10. Ibid., Chapitre sur Ronan et Erwan Bouroullec 11. Ronan and Erwan Bouroullec, Chap. 2

Galleria Luisa Della Piane,

directement du virtuel, de l’étant en puissance. Les recherches portent par exemple sur la modularité, la répétition ou la série, la symbiose, l’ambivalence, et ces thématiques sont principalement issues de cette curiosité j’ai un champ dans la tête et que je le cultive. »9 Le naturalisme s’insinue tions ouvertes dans la création. Les frères Bouroullec aussi se positionnent dans ce même processus métaphorique : « Notre travail commence souvent par une rencontre avec un industriel, un artisan, une technique, un matériau, une machine ou un lieu. Le dialogue qui s’installe est comme un terreau dont naîtra le projet. »10 Le virtuel n’est pas exclusivement dans le cyberespace mais surtout dans la conscience des capacités, et de l’ouverture sur les mondes possibles, car les possibles naissent aussi des forces quotidien, mais un étant au bord de la métamorphose par sa proximité avec un besoin nouveau ou à venir. Répétition Au départ, la proximité du design industriel avec la répétition est évidente, d’abord pour la rentabilisation des processus de fabrication. La répétition en soi semble être une pure actualité ; c’est en effet un fait observable, en acte. Cependant, elle participe aussi d’un étant en puissance, par exemple, par le moule, le prototype ou les plans, qui donnent une direction, une valence. Cette capacité, latente, plus que son adaptation propre, provoque distribué à une échelle mondiale, l’objet s’impose lui-même, par sa large distribution, d’une manière autoritaire. Vous devez comprendre que pour une presse à injection qui produit des chaises en plastique en quelques dixièmes de secondes, la partie onéreuse est de stopper la machine. »11 Série

par des caractères communs. Dans ce cas, l’analogie naturaliste fut spondes objets aux fonctions distinctes possèderont des caractéristiques communes, dans l’esthétique généralement, dans la technique, dans la thématRANSPLANT12, en verre borosilicate, cette

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est particulièrement intéressant par l’ouverture des possibles qu’il permet : c’est le cas dans Combinatory vases13 manière autonome, mais doivent se combiner pour servir, sinon, elles n’ont aucune fonction isolément. Symbiose L’exemple précédent participe aussi de cette caractéristique récurrente dans la nature et qui est le propre des écosystèmes. Pour que l’homme accepte son environnement, accepte de l’habiter, celui-ci doit être amène et en quelque sorte inclus dans un écosystème. La géomancie, et le Feng shui, parlent d’harmonie, mais en analogie avec la nature, on pourrait le 14 traduire par symbiose. La publicité de joyn se faisait d’ailleurs le promoteur de cet état : « JOYN can grow with you ». L’objet-milieu peut s’adapter au point de calquer sa propre croissance sur vous. Cette capacité, valence est proprement virtuelle.

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Prolifération La capacité de prolifération peut aussi être recherchée. C’est le cas des séries cloud. Les modules de polystyrène s’assemblent à l’envie par emboitement jusqu’à former de véritables architectures. De même que la série Algues à d’autres équivalents jusqu’à former des paravents évanescents, voiles arachnéens. C’est l’équi-valence des capacités de connexions qui permet

Algues, Ronan et Erwan Bouroullec

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13. Erwan et Ronan Bouroullec, Cappellini, Italie, 1998 14. Erwan et Ronan Bouroullec, system


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15. L’étymologie du mot « nature » trouve son origine dans le mot latin natura, de même la racine phy du mot d’origine grec physis croître, pousser. 16. Chap. 3, Ronan and Erwan Bouroullec, Phaidon, 2003 1998 courbes démographiques des populations de pays du monde. 19. Charlotte Fiell, Ron Arad : Design Now !,

Virtuel métaphorique, la métamorphose Dans tous ces exemples, les métaphores naturalistes de l’objet-milieu ne s’arrêtent pas seulement à la forme mais incluent des caractères propres au virtuel, à « ce qui est à naître »15, « en croissance ». Et même si l’ouprégnance de l’informatique est la plus visible, c’est sans aucun doute dans le processus créatif qui a lieu à quatre mains et qui y est interrogé avec une évidence extrême chez les frères Bouroullec : « Lorsqu’un objet quitte notre atelier, il a déjà survécu à de nombreuses batailles. »16 tension de la création, sa violence, a existé dans l’interaction et l’échange des deux frères, et non pas dans l’interaction unique entre un opérateur et une machine. On peut imaginer qu’un designer isolé connaîtra le même processus créatif, mais avec son surmoi, par exemple, ou l’ensemble de son entourage, vu comme entité unique propre à lui offrir le dialogue. Ce que n’offre pas l’outil informatique, c’est la spontanéité de la forme. Aussi proche de la réalité qu’il soit, il reste un outil au simulacre. Il est bol à thé Raku, summum du Wabi-sabi. Simuler les hasards, n’est-ce pas designers ressentent le besoin du retour à ce qu’ils nomment l’authenticité, ce qu’ils retrouvent dans l’artisanat. Pour leur série Torique17, les frères Bouroullec ont notamment collaboré avec un artisan issu d’une tradition avec ce même artisan pour son Âge du Monde18 en 2009. média numérique que comme un simple outil au service de la créativité humaine et en aucun cas un espace qui se substitue insidieusement à la réalité. L’espace numérique en tant qu’artefact est subsumé par l’oikos, il ne se substitue pas à lui. Cependant, comme dans les exemples cités a-matérielle, et l’économie des prototypes, sur des formes d’une complexité inégalée auparavant, mais surtout d’une valence et d’un potentiel jusqu’alors inaccessibles. C’est ce potentiel au sens large qui ne doit pas détourner le années passées à créer (peut-être trop) des chaises, toutes louablement destinées à accueillir (ergonomiquement, confortablement) l’invisible personne assise, j’ai décidé de partir en quête de cette invisible et pourtant omniprésente personne, pour lui donner une présence physique. »19 Cette quête est par essence celle du Virtuel, celle de l’invisible personne.

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Perceptions

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Perceptions techniques André Guillerme « L’impression occasionnée dans l’âme par l’action des sens, est la première opération de l’entendement… Je distingue donc deux sortes de perceptions parmi celles dont nous avons conscience ; les unes dont nous nous souvenons au moins le moment suivant, les autres que nous oublions aussitôt que nous les avons eues. La perception et la conscience ne sont qu’une seule opération sous deux noms »1, extrait Condillac de son Essai sur l’origine des connaissances humaines (1746). À mesure qu’on avance dans le 18e siècle, l’élite urbaine privilégie la vue au détriment des autres sens : l’odorat passe du fort au fade, le toucher se rétracte aux seules mains, le goût condamné comme péché capital par le christianisme, seule l’ouïe conserve quelques faveurs. Une polarisation identique saisit le monde des arts et métiers urbains : d’abord les métaux - sans odeur, mais bruyants - puis les produits chimiques deviennent prépondérants face aux matières organiques lentement élaborées par les ferments. Pour réduire les sensations et abstraire l’organique des temporalités et du 17e qu’aux regards qui manifestent la synesthésie interne, qui scrutent les changements de teintes, de couleurs, résumés des vapeurs de l’écœurante fermentation ou de la dangereuse putréfaction. Détaillant les ombres, les yeux sont les organes qui peuvent saisir la rugosité d’une matière à la vue et astreint les autres sens. Pour avoir un même point de vue, il faut être loin et au-dessus, comme la technique détaille le métier. Cette anamorphose des sens2 se traduit par une multitude de dessins et de publications qui cherchent à saisir l’émotion, à mémoriser les gestes, les transformations, les connaissances, pour en faire un savoir transmissible, réglé, académique. L’homme éclairé est lecteur des Théâtres des machines, imposants recueils de dessins de mécanismes souvent illusoires mais fascinants. Il apprécie encore dans les Encyclopédies le dénuement des scènes d’atelier réduites à l’essentiel - outils, récipients, fenêtres, main d’œuvre - et présentées en perspective frontale, la plus dominatrice3 4 . La technique doit éliminer les faux-sens humains, les gestes inutiles, -

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1. Art. « Perception », [l’auteur est Condillac] Diderot, d’Alembert, de Condorcet, Encyclopédie, p.1322 2. Jeannette ZwingenJeune, L'ombre de la mort,

La perspective comme forme symbolique, (trad. fr.), Paris, 1980 4. Liliane Perez, L’invention technique au siècle des Lumières,


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la vue. Elle naît fort à propos peu après le premier bilan du savoir artisanal Description dirigée par Réaumur retient les paroles pour en faire des mots, 5. Alain Corbin, Le miasme et la jonquille, Paris, 1981 ; André Guillerme, La naissance de l’industrie à Paris (1760-1840), Seyssel, Champ Vallon, 2008 6. L’École polytechnique est née en 1794 comme École Centrale

siècle, l’univers des élites urbaines, porteuses de projets sociétaux, se pare de régulateurs et d’automates - pendule, montre, baromètre, lampe d’Argand, jouet. On est plus agressif envers les mauvaises odeurs5. L’ingénieur militaire ou civil, devenu « polytechnicien »6, porte les e siècle, roule des mécaniques terrestres, ergonomique, saint-simonien, positiviste. Dans les planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, plus encore que dans celles des Descriptions des arts propres, épurés, « techniques ». Les gestes sont réduits à l’essentiel, au maximum de l’effort - position haute, rotation maximale - ou au point mort, à l’instant du retournement, de la rétrocession, du recommencement. Ils tiennent le récipient à peine incliné pour verser, les bras tendus pour commencer à râteler, la main levée juste pour baisser la plane, le bras levé pour brandir le marteau prêt à frapper, etc. Point maximum, point minie

nitésimaux parcourus durant des particules de temps. L’accumulation de ces rapports élémentaires trace exactement l’allure. La théorie du calcul mouvement puis son minimum, les points de réversibilité. En somme les gestes, réduits à leur simplicité graphique, semblent repérés plus pour leur mécanisme en vue de leur reproduction mécanique, que pour la beauté et l’harmonie. Les gestes « encyclopédiques » sont destinés à faire de l’atelier une vaste usine. On y trace l’enchaînement. Précisément, l’industrie s’immisce dans l’atelier pour y introduire plus de produits chimiques, donc de contenants inertes, en grés, en verre ou en métal. Elle y pénètre encore pour concentrer l’action, pour réduire le geste sus d’élaboration, nette - trancher et non plus tailler, brasser et non plus touiller, lisser et non plus frotter - et propre, emballée. Cela nécessite des gestes moins intuitifs, plus « secs », des outils plus « nerveux », moins corrosifs, plus ergonomiques, des moyens « insensibles » de contrôle. Cela exige d’autant moins de femmes qu’elles sont susceptibles de perturber cette virilité industrielle. Cela demande des équipements qui sont de moins en moins coûteux pour peu qu’ils soient produits en série, mais des achats de plus en plus fréquents, par vol, par usure et par corrosion. Cela mérite des instruments de mesure - aréomètre, baromètre, thermomètre, densimètre, alcalimètre, chloromètre, hygromètre et bientôt manomètre. autonomie vis-à-vis de la nature.

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considéré sous ce point de vue, c'est presque toujours la machine la plus commode que l'on puisse employer dans les mouvements composés qui demandent des nuances et des variations continues dans les degrés de pression, de vitesse et de direction... Lorsqu'ils montent, pendant une journée de travail, une rampe ou un escalier avec un fardeau ou sans fardeau... voyagent dans un chemin horizontal, avec une charge ou sans charge,... transportant des fardeaux sur des brouettes..., élèvent le mouton pour battre ou enfoncer des pilots..., agissent sur des manivelles..., labourent la terre avec la bêche... », les hommes s'appliquent d'abord aux travaux publics, commente le pionnier de l’ergonomie, Auguste Coulomb dans ses « Expériences destinées à déterminer la quantité d'action que les hommes peuvent fournir par leur travail journalier, suivant les différentes manières dont ils emploient leurs forces »7. « La quantité qui exprime le maximum d'action relativement à la fatigue... est d'autant plus intéressante à déterminer, que… l'on pourra faire varier sensiblement les éléments qui la composent, c'est-à-dire la vitesse, la pression et le temps, sans augmenter sensiblement la fatigue », qui, elle, dépend aussi de la nourriture, du climat, de la topographie physique et médicale8. En 1827, le « travail » devient avec Coriolis un équivalent mécanique, comme le cheval-vapeur. En un siècle, en Occident et d’abord en France, la technique nait en ville de la collusion du pouvoir et de la science pour raisonner les métiers, purger l’emploi de leur temps, réduire leurs essences « et les conduire à leur perfection ». La mécanique, la chimie et l’histoire - l’écriture disciplinent les arts organiques pour les rendre indépendants de la nature, brûlent à l’acide les matières en putréfaction pour les rendre inertes, travaillent les métaux pour en faire des automates. La perception est maintenant externe et insensible.

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7. Mémoires de l'Institut, section mathématique et physique, II, 1797, pp. 380-42, 8, p. 384. Voir aussi Stewart-Gillmor, Coulomb and the evaluation of physics and engineering in eighteen century France, Princeton, 1971 8. Ibid., p. 428



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Objectile : produire les composants du projet Faire usage de l’expression « objet-milieu » à propos des activités théoment. L’agencement est ici conçu comme une opération qui construit une

1. Bernard Cache, Terre meuble, Orléans, (Première édition : Earth moves 2. Ibid., p. 29

le corps et le meuble, mais aussi entre les points, les lignes, les plans d’une image. Les outils essentiels de cette opération sont des images du monde. Elles peuvent être propres aux pratiques de l’architecte et du designer (comme le plan, l’élévation, la coupe, la carte horographique) ou bien relever d’une géométrie élémentaire (comme le point, la ligne, le plan, la surface, le volume). Dans son ouvrage Terre meuble1, Bernard Cache formule l’hypothèse d’une grille de lecture visuelle constituée à partir de trois images élémenpar une image et l’œuvre par un agencement de ces trois images élémenAinsi, l’architecture ramenée à un principe premier ne dessine jamais que des cadres, dont la première fonction est la séparation du milieu, la deuvecteurs retenus (l’ensoleillement, les vents, l’écoulement des eaux, les voies de circulation, etc.), la troisième d’aménager l’intervalle ainsi produit cements, de la lumière). Bien entendu, les pratiques réelles ne se conforment jamais entièrement à ce classement idéal : « Les exemples ne manquent pas d’objets égard, l’image meuble est ce foyer mobile qui apparaît à l’intersection de trois optiques. Recensé comme objet dans notre vocabulaire courant, le meuble n’est souvent qu’une réplique intérieure de l’architecture. [...] Dans nos exercices les plus intimes ou les plus abstraits, le meuble est le milieu physique immédiat avec lequel notre corps compose actions et réactions ; animaux urbains, le meuble devient notre première géographie. confondent les formes. »2 Chaque chapitre de Terre meuble commence

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3. Ibid., p. 40 4. Gilles Deleuze, Le Pli, Paris, 1991, p.23

par la description d’un meuble. Ces prototypes créés par l’agence Objectile montrent de quelle façon une pensée théorique et critique a, à chaque fois, accompagné une production plastique. L’agencement des trois images élémentaires n’est pas seulement une grille de lecture formelle. Il s’agit également d’une méthode critique qui a engagé la démarche propre à Objectile dans l’exploration particulière du continuum moderne »3. Son expérimentation plastique, le développement des logiciels nécessaires à son élaboration a été pour nous le projet nos milieux urbains et de la raréfaction des territoires exempts de tout processus d’optimisation, de maximisation et d’aplanissement. Ce choix a eu des conséquences sur notre approche des métiers d’archiloppant ses outils logiciels, en fabriquant des composants architecturaux (panneaux de revêtement ou mobilier, par exemple), Objectile s’est engagé dans une démarche collaborative et a mis ses connaissances et ses outils au service de projets partagés avec d’autres architectes ou designers. Plus particulièrement, le travail de conception et de production d’une ornementation contemporaine numérique développé par l’agence ne trouve son sens que dans le cadre des agencements réalisés en collaboration avec les architectes ou les scénographes. 4 : c’est ce continuum en variation calculé par nos ordinateurs qui a permis la mise en œuvre du projet initial d’Objectile, qui consistait à constituer une chaîne de production industrielle d’objets non-standard, une chaîne de production de composants pour le projet architectural et le design, pour donner lieux à l’invention de nouveaux objets-milieux.

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La caméra et les techniques du croire Nadine Wonano Anthropologue cinéaste de formation1, une nouvelle approche tant de la technique que des connaissances qu’elle engendre et, plus précisément, cette mise en relation du support avec les connaissances a d’autant plus leur outils de production. En effet, depuis fort longtemps l’aspect technique d’une activité est souvent déconsidéré et comme Philippe Bruneau le précise « …si l’on veut bâtir un ensemble complet et cohérent de sciences de l’homme, l’analyse des techniques et donc leur histoire ne sont pas moins légitimes et nécessaires que celles des idées ou des institutions »2. neutique, il me parait crucial de resituer le rôle et la place du dispositif technique nécessaire à la production de ces représentations et de ces concepts mis en circulation. En effet, alors que de multiples méthodologies, souvent contradictoires, tantiellement notre angle d’approche, en se focalisant d’une part sur les outils, instruments, techniques qui mettent en forme ces connaissances, et d’autre part les liens formels qui existent entre ces connaissances et leur support technique, s’avère déterminant. Par ailleurs, la réalité institutionnelle et académique, construite autour de pas totalement les démarches interdisciplinaires, transversales ou encore Dans un premier temps, je vais rappeler le contexte de mes recherches et leur cadre théorique, puis je rappellerai certaines des approches de la de programmation comme techniques productrices de connaissance. Constat L’anthropologie visuelle est une discipline organisée autour de la producproduits soit par l’anthropologue ou l’ethnologue, soit par le milieu ou la du chercheur cinéaste au sein de la communauté appréhendée (cinéma direct, cinéma d’observation, anthropologie partagée, anthropologie participative) et de multiples concepts ont tenté de répondre aux enjeux

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1. Ce travail s’inscrit dans le cadre des activités du laboratoire européen des Sciences et des un axe de recherche dédié aux techniques du (faire) croire. 2. Philippe Bruneau, ergologie, archéologie » in Techniques et sociétés en Méditerranée, 2001


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3. La fable cinématographique, Paris, Le Seuil, 2001, p. 9-10 4. « Essai sur les avatars de la personne du possédé, du magicien, du sorcier, du cinéaste et de l’ethnographe » in La notion de personne en Afrique noire, CNRS 1973, pp. 150-153

soulevés par la production d’images comme support de nos recherches et comme mode de publication. Dans le cadre de l’équipe réunie autour des techniques du (faire) croire, la sociologie visuelle proposait une méthode qui, en réduisant l’impact de la présence du chercheur dans son milieu, favorisait des captures de ségrâce à l’aide d’un logiciel. Fortement marquée par les théories du cinéma direct, de l’observation participante ou encore de l’anthropologie partagée, cette proposition me paraissait occulter complètement un aspect fondamental du pouvoir de la caméra et du dispositif cinématographique qui émerge lors d’un tournage et d’une rencontre. Jacques Rancière3 l’évoque en ces termes : « l’art des images mobiles qui ne serait pas seulement une technique de la visibilité qui aurait remplacé l’art d’imiter les formes visibles », mais bien plutôt opposition entre les apparences trompeuses et la réalité substantielle ». Empreint des théories et des pratiques développées par Jean Rouch4, mon travail de cinéaste ethnologue donnait à la caméra un pouvoir révélateur et catalyseur. Cette brutale opposition entre sociologie visuelle et anthropologie visuelle, telle que je la pratique, m’a incitée à considérer le dispositif commun aux multiples théories, approches et méthodologies, et à envisager les liens qui existent entre le geste cinématographique, le geste technique et le dispositif de production de connaissance. Car de fait, l’outil et le dispositif technique induit par l’usage de la caméra permettaient de développer des théories et des interprétations totalement opposées. Ce questionnement et la remise en cause de ces valeurs implicites m’ont entrainée à poser un regard plus curieux et plus précis sur le rôle et la place des outils et des techniques dans le processus de production des connaissances. Je me limiterai à la caméra et au langage de programmation comme outils d’expression et modes de représentation de nos données recueillies sur le terrain. La caméra un instrument qui permet, facilite et dévoile la réalité. La lanterne magique est tour à tour considérée comme outil de persuasion pour la catéchèse, les forains ou d’éducation pour les cours du soir. microscope solaire. Au 19e siècle, la lanterne magique rejoint le rang des une donnée implicite et induit déjà notre appréhension du monde et sa microscope ou macroscope et doit servir à montrer ce que l’œil ne per-

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rappellent que la maladie est appréhendée comme une logique scientiLa caméra, au croisement de ces univers politiques, ludiques, éducatifs, a été conçue comme un appareil après plusieurs tentatives, évolutions, combinaisons en lien avec l’industrie chimique, l’industrie optique ou encore l’industrie métallurgique. Les méthodes d’appréhension des techniques Lorsque l’on regarde les méthodes employées pour appréhender l’histoire

5. Technique et civilisations, technique et sciences, collection La Pléiade, 1978 6. « L’homme à la caméra » de Vertov peut parfaitement illustrer cet aspect. 7. Philippe Bruneau,

caractéristiques techniques, ce qui forme des ensembles cohérents de structures compatibles. Bertrand Gille dans son Histoire des Techniques5 explique clairement et précisément que l’étude des techniques devrait passer par leur relation avec le monde culturel, économique, sociologique, et qu’il devrait y avoir une approche interdisciplinaire : c’est l’enjeu réel Le système technique est un ensemble cohérent de structures compatibles : dans le cadre du cinéma, il y a une chaine de production interne à en compte de facteur extérieur à la discipline comme la dimension sociale ou économique. Bertrand Gille souligne que la technique n’avait pas été niques. L’association des sciences des techniques aux sciences humaines n’étaient pas acquise et il fallait utiliser et accepter de nouvelles méthodes, comme l’a proposé Philippe Bruneau en défendant que la technique est un mode distinct et autonome de rationalité et n'est donc pas plus extérieure à l'humanité que la logique, l'ethnique ou l'éthique. une catégorisation des groupes de production auxquels la caméra peut être rattachée. La caméra produit du travail et de la chaleur avec un mouvement rotatif et alternatif : la vitesse induit effectivement les effets spéciaux, la qualité de graphique6. Pour Gille, il faudrait analyser les systèmes techniques et économiques car l’adoption d’un système technique entraîne nécessairement l’adoption nues. Les systèmes techniques auraient-ils une position dominante sur les tandis que Philippe Bruneau7 de la dialectique technico-industrielle inclue les deux aspects. Si l’on introduit des données prises sur le vif du terrain social, il y a de guration des tâches au sein même de l’industrie cinématographique.

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ergologie, archéologie », op.cit. p.33


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Gille démontre clairement que l’appareillage dépend largement du

8. Jean Louis Déotte, L’époque des appareils, Paris, Lignes et

La camera obscura, philosophie d’un appareil. 10. L’inconscient machinique, Essai de Schizon-analyse, Éditions Recherches, 1979

outils conceptuels bien rodés et acceptés qui émergent d’une mise en phase et mise en conformité avec le milieu social, politique, religieux du moment. 102 ans se sont écoulés entre la découverte du phénomène physique appliqué dans la photo et la photographie elle même. L’autre notion qu’il me semble important de prendre en compte, pour compléter notre approche de la caméra, est celle d’appareils. Jean Louis Déotte8, qui propose un travail particulièrement intéressant sur cette 9

prolonge

fondamentales du désir, de l’art ». « L’appareil est la condition d’irruption du désir, car il permet d’inscrire l’événement selon la grille qui lui est propre. L’appareil peut produire une œuvre. » Walter Benjamin souligne deux époques de la technique : l’ère artisanale avec le contrôle de la nature et l’ère industrielle qui, après une phase d’aliénation, vise ou promeut l’émancipation de l’homme en favorisant la logique du jeu, les musées, le cinéma, la camera obscura… travail de Jean Rouch qui impulsait une dimension ludique inaliénable dans toute son œuvre et aussi dans sa manière de nous transmettre son expérience et une certaine tradition. Jouer avec sa caméra, jouer avec le système, lui permettre de défendre d’une certaine manière la liberté humaine et de lutter contre la programmation automatique des systèmes faisaient partie de sa lecture du réel et de son imaginaire. Dans le cadre de cette démarche prospective, nous avons voulu considérer plus précisément les liens qui existent entre le social et la technique en analysant les notions proposées par Guattari dans son ouvrage L’inconscient machinique10. Qu’entend-on par agencement machinique ? sus de singularisation transversaux, qui puissent échapper à l’uniformisation marchande pour faire communiquer les questions politiques, sociales, économiques et artistiques. Aucune pratique sociale et politique nouvelle ne pourra être inventée sans prendre en compte l’inconscient, un « inconscient machinique » dont les problématiques ne relèvent plus exclusivement du domaine de la psychologie mais concernent une « production de subjectivité » individuelle et collective, qui ne peut jamais faire abstraction des « systèmes machiniques » qui la traversent de toutes parts. La caméra ou le langage de programmation illustrent parfaitement cet agencement que toutes les forces subjectives et idéologiques ont permis Bachimont.

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des techniques d’inscription. Avant de créer des chimères, les techniques d’inscription créent de l’impensé mais non de l’impensable. Le chimérique vient en second temps quand la création de l’inscription qui donne à penser devient la création de l’objet qui est pensé en donnant corps au sens. »11 La subjectivité est donc toujours un processus qui circule entre des ensembles sociaux de taille différente, et est assumée et vécue par des individus dans des existences singulières. Chacun peut se soumettre passivement aux modèles de subjectivité qui lui sont proposés, ou se réapproprier les composantes de la subjectivité pour alimenter un processus créatif de singularisation12. Pour Guattari, cette production de subjectivité devient la « mécanosphère » (la multiplicité de machines et de dispositifs techniques qui entourent l’humain comme une seconde atmosphère). Le terme « machinique » ne renvoie pas au « mécanique » mais à des « machines » théoriques, sociales, esthétiques, littéraires. « Une machine technique, par exemple, dans une usine, est en interaction avec une machine sociale, une machine de formation, une machine de recherche, une machine commerciale, etc. » (p. 294) Avec la notion d’agencement, Guattari évoque la façon dont un sujet, individuel et collectif, est « fabriqué », entre autres, par des dispositifs techniques qui intègrent divers types de machinismes : « machines techniques, machines d’écriture économique, mais aussi machines conceptuelles, machines religieuses, machines esthétiques, machines perceptives, machines désirantes... » (p. 183) Avec la notion d’« agencement collectif d’énonciation » c’est la question de la subjectivité qui est approchée sous l’angle de sa production en reconstruisant les multiples modalités de l’être-en-groupe à partir des composantes de subjectivation qui ne passent pas nécessairement par l’individu. Le cinéma et l’univers numérique, conçu par le langage de programmation, illustrent bien ce processus de subjectivisation ainsi que les nouvelles formes de représentation proposées sous le nom de création collaborative. Les techniques et la connaissance Alors que toute connaissance dépend d’un support d’inscription, il m’a semblé nécessaire de regrouper les différents concepts proposés soit par des historiens de la technique, des archéologues, des ingénieurs informaticiens ou des philosophes, pour mieux saisir les implications qui existent pouvoir étendre notre champ d’étude de la caméra au langage de proLes mécanismes complexes, cohérents et coordonnés des différents agencements qui ont permis la création, la mise au point, le perfectionnement

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11. B. Bachimont, Arts et Sciences du Numérique 2004 « Actualité de Guattari », La Vie des idées, 15 octobre 2009


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de la caméra, de l’industrie cinématographique, tendent à disparaître au

13. Carlo Severi, « Warburg anthropologue ou le déchiffrement d’une utopie. De la biologie des images à l’anthropologie de la mémoire » in L’Homme, n° 165, 2003 La raison graphique, la domestication de la pensée sauvage, Paris, les Éditions

société, de notre économie et de l’industrie de la connaissance. Comme pour la caméra qui peut produire des théories contradictoires, le numérique peut engendrer des dynamiques totalement hétérogènes et contradictoires. L’utilisation du langage de programmation permet de rendre compte de la diversité et de la complexité des données recueillies sur nos terrains, qui peuvent souvent renvoyer à des notions ou concepts remettant en cause notre logique cartésienne, notre vision du monde organisée selon une appréhension perspectiviste autocentrée. Le support numérique qui accueille, enregistre, restitue les sons, les images, les mots, sans hiérarchisation ni discrimination, permet une mise en réseau, une mise en lien, des changements de registre, tout en prenant le risque d’une uniformatisala perte de la discrimination et la possibilité de recomposer des structures. Aby Warburg, en concevant la mnémosyne, adopte cette mise en relation sans discrimination historique, stylistique, géographique et révolutionne l’histoire de l’art13. Pour reprendre la terminologie proposée par Bruno Bachimont, peut-on se référer à présent à une logique computationnelle qui viendrait compléter la raison graphique, ou plus précisément la genèse de nos connaissances Les institutions ont appréhendé le langage de programmation et le « numéla complexité. En effet, les propriétés matérielles du support d’inscription conditionnent l’intelligibilité de l’inscription14. En mettant en relation la caméra et le langage de programmation, comme support d’ externalisation de notre pensée, de notre raisonnement et de notre imaginaire, je fusionnais les monde des contenus revient alors à agir dans le monde de la matière. C’est ainsi que sont apparus la Cybernétique (théorie de la commande) et les théories de l’information (monde informatique). Le numérique devient le langage du monde pour l’exprimer et pour y intervenir. En effet, le code numérique est à la fois une commande physique pour un système et une expression symbolique pour une interprétation, ce qui de pensée et d’action. Pour conclure j’évoquerai deux des structures cognitives propres au numérique et qui affectent nos modes de pensée. Le réseau d’une part, qui formels à des structures plus intelligibles. Le réel est ainsi appréhendé non comme une structure hiérarchisée et organisée en classes mais comme une dynamique déployant une rationalité et un ordre sous-jacent.

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Le langage de programmation et l’univers numérique qu’il déploie, peuvent être la source de nouvelles manières de penser, si nous voulons bien accepter les liens inaliénables entre technique et connaissance, et si nous cultivons nos propres capacités de création et la nécessité d’inscrire notre singularité dans un univers asservi par les décisions calculées en temps réel.

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Le plus grand arbre du monde1. Autour d’une proposition de végétalisation de la tour Eiffel Nancy Ottaviano « […] Cet écran de verdure de 327 mètres a pour vocation de devenir le poumon de Paris en étant un projet «carbone négatif». Une prouesse technologique qui se veut aussi un modèle sociétal, emblématique des valeurs du 3e millénaire, dans toutes les dimensions du développement durable : écologique, économique, humain et culturel » Delphine de Mallevoüe

Le Figaro Paris, 30 novembre 2011, p.13b,

À la une du grand quotidien Le Figaro, l’info tombe : la tour Eiffel sera dentiel, le buzz fut démenti le jour même sur le site Internet du journal 2 démentirent avoir connaissance de

par N.O. ils déclarèrent n’avoir « rien à indiquer sur le projet de végétalisation qui a été présenté dans la presse. » (13 février 2012)

çue comme dynamique lorsqu’elle est lue dans la chaîne des propositions qui la concernent : regarder ces images comme part d’une séquence chronophotographique3 permettra d’interroger l’apparent basculement sémantique opéré par le projet de végétalisation. Ainsi, à partir de l’article qui le rendit public, il s’agira d’interroger les multiples strates de ce projet « »4. Face à un tel dessein, comment se fait-il que cette proposition ait été perçue comme vraisemblable -

QUI ? Rêve d’ingénieurs, maillage d’acteurs Parmi les raisons pour comprendre l’engouement du public, dont témoignent les 456 commentaires en ligne, se trouvent l’origine et le maillage des acteurs porteurs de la proposition. L’entreprise Ginger, qui a réalisé les études indépendamment, est actuellement commanditée par la Sete pour le réaménagement du premier étage de la Dame de Fer. Ceci valide leur connaissance du terrain tant spatial qu’institutionnel. Cette entreprise

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00725-le-projet-fou-derecouvrir-la-tour-eiffel-devegetations.php 2. Société d’Exploitation

3. B. Latour, A. Yaneva, « ‘Donnez-moi un fusil et je ferrai bouger les bâtiments’. Le point de vue de la théorie de acteur-réseau sur l’architecture », in Geiser, Reto (ed.), Explorations in Architecture: Teaching, Design, Research, Bâle, 2008, pp. 80-89 4. Auteur, Batiactu, newsletter quotidienne du 01 décembre 2011


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5. Étymologiquement, plantes qui poussent « à la surface du végétal », les plantes épiphytes « […] n’ont pas besoin de beaucoup de terre - voire n’ont pas du tout besoin de terre - pour pousser samment de dioxyde de carbone, d’eau, de lumière et de minéraux. […] ces minéraux peuvent être absorbés à travers l’eau de pluie, dont les gouttes tombent en profondeur atteignant ainsi tous les niveaux. ». Paysages d’Avenir, les créateurs des espaces de demain, 2011, p.22 6. L’entreprise Ginger se présente sur son site Internet comme : « l'un des majors français de l'ingénierie de prescription dans le domaine de l'aménagement du cadre de vie. Il intervient de la chaîne de compétences nécessaires aux équipements et infrastructures tout au long de leur vie, tant en matière d'expertise et d'ingénierie que de clés en main et maintenance » www.gingergroupe.com Eiffel, cette œuvre colossale devait constituer une éclatante manifestation de la puissance industrielle de notre pays, attester les immenses progrès réalisés dans l’art des constructions métalliques, célébrer l’essor inouï du génie civil au cours de ce siècle, attirer de nombreux visiteurs et contribuer largement au succès des grandes sées pour le Centenaire de Commissaire Général de l’exposition de 1900, « Rapport Général », in G. Eiffel, « La tour de trois cents mètres », Société des Imprimeries Lemercier, Paris, 1900, p.5

musée du Quai Branly, construit dans le même quartier à Paris et conçu par les Ateliers Jean Nouvel. Cette référence de l’entreprise montre un domaine de savoir-faire important dans le secteur des murs végétaux dont la technologie s’inspire du développement des plantes épiphytes5. Assis par un savoir-faire allant de la prescription en amont à la maintenance en aval6, et riche de collaborations avec des architectes de renom, l’entreprise cherchait à « faire de Paris le symbole du 21e siècle en matière de développement durable ». Il y aurait plus de mille autres façons d’arriver à un objectif de cette envergure, ici le goût de l’effort, voire de l’exploit propre à la résolution de grands problèmes d’ingénierie du bâtiment, émerge. En 7 . Son statut d’œuvre d’art fut questionné dès l’origine alors que « sa scandaleuse inutilité »8, qualité propre de l’œuvre d’art, faisait planer le doute sur la destination même de ce monumental symbole. À partir d’un objet de création technique, d’un pont dressé entre terre et ciel, la proposition de végétalisation met tout le savoir-faire de l’entreprise Ginger, inscrit dans service du développement d’éco-techniques. Cependant, pour dépasser les discours intra-disciplinaires, il convient de mentionner que l’image d’une tour Eiffel végétalisée a ressurgi dans l’espace public parisien : tressage de tiges végétales9 est sans lien direct10 avec le projet de végétalisation, cependant cette « mise en symbole » similaire et quasi concomitante démontre une approche commune. COMMENT ? Donner corps au projet, des moyens de visualisation La version complète de l’article clef contient une vue perspective photochoisi par l’entreprise car : « la méthode, soucieuse aussi d’esthétisme, donnera l’impression visuelle que la végétation progresse naturellement du bas vers le haut ». Ainsi, ce triptyque peut être entendu comme une L’image ouverte désignerait […] moins une certaine catégorie d’images qu’un moment privilégié, un événement d’image où se déchire profondément, au contact d’un réel, l’organisation aspectuelle du semblable. »11 L’image, en monde cet état initial, crée un trouble. Ce dispositif graphique, dit de Repton, évoque le déploiement d’un processus, sous forme de séquences avantaprès juxtaposées, et la « nature » semble grimper d’image en image Le vert visible sur l’image est de l’ordre de la texture : mousse peut-être,

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doit être regardé, mais aussi à une pensée abstraite de la végétation. Ce « mapping » est censé progresser de façon similaire sur les faces de la de son tuteur. Ici la nature en vivant tendrait à englober, au moins visuellement, un artefact et à le phagocyter. La proposition esquisserait-elle une

8. R. Barthes, Œuvres complètes II, Paris, Seuil, 1964, 2002, p.534 9. Pour un aperçu, voir

L’article révélant le projet annonce une pré-réalisation et un calendrier […] un prototype a été construit en banlieue. Une réplique de plusieurs mètres calendrier de mise en œuvre est précis : développement des végétaux en pépinières jusqu’en juin 2012, pose sur le site de juin 2012 à janvier 2013, phase de croissance des végétaux sur la tour de février 2013 à janvier 2014, pleine expansion 2014 et 2015, et retrait de février à juillet 2016 ». tion dans un futur proche. Dans le même temps, l’image du triptyque renvoie à une nature immémoriale, une nature qui fonctionne comme des plantes issues de forêts primaires, une nature qui, en grimpant, reprendrait ses droits. Sous son couverte (sa dé-végétalisation) pourrait évoquer la redécouverte d’une société industrielle disparue orchestrée par un « homo technicus »12 artiste trouble la limite entre nature et artefact. Partant du principe que la représentation ouvre sur des dynamiques sous-jacentes dans le réel pour les dont il est ici question. QUOI ? Végétalisation transitif végétaliser peupler « établir, installer en grand nombre (des personnes dans une contrée, un pays pour en constituer la population) ». Par analogie, ce terme peut être diffusé au monde animal et végétal, mais l’unité de mesure initiale du peuplement est bien celle de l’individu, homme particule appartenant à un groupe. La nature ici exposée renvoie donc symboliquement à la colonisation humaine d’un espace donné. Les pratiques de l’aménagement du territoire posent régulièrement la question de la place de la nature en ville. Dans la lecture transversale des travaux des 10 équipes mandataires de la Consultation sur le grand pari de l’agglomération parisienne, proposée par le PUCA13, le thème de la nature est décliné en quatre familles. La nature ressource la responsabilité du capital naturel ; la nature sécurisante qui propose une

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10. Voir la brève sur le site du Figaro en date du 16 janvier 2012 L’image ouverte, motif de l’incarnation dans les arts visuels, Paris, Gallimard, le temps des images, 2007, p.35. La Grande Implosion, Paris, Fayard, 1995 13. PUCA

Bertrand Vallet), juin 2009, Lecture transversale des dix projets du Grand Paris, Analyse synthétique et remarques transversales


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14. PUCA, 2010, p.24 15. C. Younès, B. Goetz, Le Portique n° 25, 2010, p.6 ; mis en ligne le 25 novembre 2010 :

« La construction rythmique de l’incontournable touristique. L’exemple de la tour Eiffel », Articulo - Journal of Urban Research [En ligne], 4 | 2008, mis en ligne le 04 octobre 2008, Consulté le 07 mars 2012.

nature actrice de la gestion du risque qu’elle représente ; la nature aménageuse nature cadre de vie dernière s’apparente à un biotope qui pallie aux éventuelles pathologies de l’homme. Dans l’encart de l’article clef sur le projet de végétalisation, on peut lire : « Côté psychobiologie, la vue des végétaux réduirait le stress et l’agressivité, abaisserait la pression sanguine et relâcherait les tensions musculaires ». Vécue seulement par le regard, cette nature cadre de vie est l’occasion de « jouer avec le temporaire »14, ce qui est le cas du projet de végétalisation pensé pour une durée de 4 ans. Les parcours biographiques font que les cadres de vies sont nécessairement multiples : « La ville est, en effet, aujourd’hui, le milieu humain par excellence. En quoi la pluralité et l’hétérogénéité de cette notion de milieu apparaissent encore plus nettement. Car il y a les villes et non pas la ville (et, dans chaque ville, quantité de ‘’milieux urbains’’). »15 POUR QUI ? Placer le regard , qui est la plupart du tures. Cependant, lorsqu’elle est parcourue de l’intérieur, elle est une 16

17. R. Barthes, op.cit., p.537 18. R. Barthes, op.cit., p.549

un accès à la connaissance de la ville. Son public n’est strictement pas parisien. À ce tourisme urbain, la végétalisation prétendrait substituer un dans le « creux de l’image », à quoi pourrait ressembler la vue sur la ville à liques, donnerait-elle à lire un pan continu de feutrine et de liens entre les védère « donne, non sur la nature, mais sur la ville ; et pourtant, par sa nature ; elle constitue le fourmillement des hommes et du paysage, elle ajoute au mythe urbain, souvent sombre, une dimension romantique, une harmonie, un allégement ; par elle, à partir d’elle, la ville rejoint les grands thèmes naturels qui s’offrent à la curiosité des hommes […] »17 SUR QUI ? La métonymie, résonances et prolongements Si « la Tour est devenue Paris par métonymie »18, alors la proposition d’y apposer un peuplement végétal parle de la ville. Cependant elle ne revient pas à créer une ville-nature car « si on peut parler de ville-nature, c’est en un sens qui chamboule profondément notre idée de la nature et du ville-nature (en la confondant, par exemple […] avec cette ‘’végétalisation’’

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qui est si à la mode). »19. En effet, ici la nature est « instrumentalisée » et reste un moyen de parler d’autre chose : l’activité humaine. La création des poches de substrats et du système d’irrigation vertical, ainsi que le jeu de lement ces dispositifs reprennent en l’actualisant ce « qui naturellement touche aux bords de l’irrationnel »20. Plus qu’un décor, il s’agit d’un outil qui ne prend pas son indépendance et continue d’être

éco-tourisme, le projet de végétalisation de la tour Eiffel perpétue une philosophie anthropocentrée21 de la nature. Les concepteurs de cette réalisation ne font-ils que perpétuer des présupposés institués entre sujets et

© Ginger

artefact, est-il même possible d’envisager un basculement vers une nature

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op.cit., p.6 20. R. Barthes, op.cit., p.535

mieux mettre en scène le positionnement de l’homme vis-à-vis d’elle.

Figure 1 Triptyque montrant deux instantanés du montage projeté de l’enveloppe végétale

19. C. Younès, B. Goetz,

21. S. Caillaud, « Représentations sociales tiques écologiques : Perspectives de recherche », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Volume 10 numéro 2 | septembre 2010, mis en ligne le 29 septembre 2010, Consulté le 07 mars



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néo-nomade : la collection dynamique d’objets-milieu Yasmine Abbas À l’heure de tous les « décentrements »1, les néo-nomades, individus mobiles physiquement, mentalement et numériquement, développent des stratégies de « recentrement »2. Ils organisent une collection dynamique de P.I.G.S. - « People », « Information », « Good » and « Spaces », de personnes (au travers des réseaux sociaux par exemple), d’informations, d’objets et d’espaces - qui permet la transition d’un lieu à un autre et donc de refaire son nid, peu importe si ce lieu d’habitation est temporaire. Les objets que ces collectionneurs-mixeurs mettent en scène permettent de créer un milieu familier et confortable. Alors que la société de consommation et la reproductibilité participent à la transformation des objets en gadgets3, on questionnera la qualité de ces objets-milieu et comment ceux-ci sont sollicités. La mobilité multiple n’est pas que porteuse de liberté et d’insouciance. Elle engendre en fait beaucoup de stress et de gaspillage. Il s’agit du stress de ne pas manquer son train, son rendez-vous ; de la peur de l’accident ; des troubles physiologiques dus au décalage horaire ou au changement nements dans lesquels on passe ; du mal-être à se défaire de son histoire, , renoncer devient aussi synonyme de consommer. « La survie de la société [liquide et moderne] et le bien-être de ses adhérents dépendent de la rapidité avec laquelle les produits sont envoyés à 4

Dans cette société rien n’est exempté de la règle universelle du jetable, et rien n’est autorisé à rester plus longtemps que le temps d’accueil donné. »5 pillows », les espaces et objets liés à la mobilité apportent du confort - physique et psychologique6. Qu’est-ce qu’être « chez-soi » lorsque l’on est toujours en mouvement, que l’on est ici et ailleurs, en transit, sur le point d’un prochain départ, à l’approche d’une arrivée, que tout recommence comme pour Sisyphe que l’écrit George Perec, se l’approprier, c’est à dire y pratiquer les tâches les plus intimes, l’augmenter d’éléments personnels, y vivre des situations

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Pour une anthropologie de la mobilité, 2. Yasmine Abbas, Néo-nomadisme : Mobilités, partage, transformations identitaires et urbaines, FYP, 2010 3. Jean Baudrillard, The System of Objets, Verso, 1996 4. Zigmunt Bauman, Liquid Life, Polity Press, 2005, réédition 2007 5. Ibid., p.3. [liquid modern] society and the well-being of its members hang on the swiftness with which products are consigned to waste and the speed and val. In that society nothing may claim exemption from the universal rule of disposability, and nothing may be allowed to outstay its welcome. » 6. Voir les travaux du « Fluide interfaces Group »

interfaces


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7. George Perec, Espèces d’espaces (Paris : Galilée, 1974 nouvelle édition 2000) : p. 50. Éloge de l’ombre, trad. René Sieffert (Verdier, 2011) : pp. 32 - 33.

Est-ce quand on a punaisé au mur une vieille carte postale représentant affres de l’attente, ou les exaltations de la passion, ou les tourments de 7

9. Jacques Lévy et Chris Younès,

Serait-ce « l’effet du temps, « l’usure » ou « la crasse », qui témoignerait

7 février 2012

le géographe Jacques Lévy et la philosophe Chris Younès, il est apparu 9 . Or pour exister faut-il encore produire quelque chose, laisser au minimum une trace, une empreinte. C’est là d’ailleurs souvent ce que l’on reproche aux individus de passage. Quelle

10. Félix Guattari, Les trois écologies, Galilée, 1989

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L’histoire recueillie ci-après témoigne d’une production néo-nomade quelque peu particulière. Cet individu, rencontré lors d’une conférence, cette personne porte à cet objet - ou plutôt cet ensemble d’objets, car son « autel » est une collection d’articles provenant de tous les endroits qu’elle a habités. Chaque élément de la collection qui constitue son « autel » la relie mentalement aux espaces déjà parcourus et auxquels elle est attachée. Le plus curieux dans l’histoire, est qu’elle ne déploie cet « autel » qu’au moment propice, lorsqu’elle se sent « chez-soi » dans le nouvel espace qu’elle occupe. Il y a des boîtes que des néo-nomades n’ont soi ». Parce que mentalement toujours en transit. Le milieu dans lequel s’opère ce transfert mental est donc très important puisqu’il détermine si le déploiement aura lieu ou pas et si l’autel s’enrichira de nouveaux artefacts. « L’autel » est un objet-milieu en ce sens qu’il permet la continuité mentale d’un espace à l’autre et le recentrement du soi. Au totem se conjugue le rituel du désemballage et du déploiement, rituel ou « ritournelle » de la vie quotidienne, qui participe à la reconstruction du soi et de « territoires existentiels »10 égocentriques. Pour les néo-nomades, « habiter » veut dire déployer de manière presque liturgique des objets-milieu dans un espace. C’est au travers de la répétielles produisent du sens. Un sens toutefois très personnel, ou du moins seulement partageable avec des intimes. Si l’architecture du lieu aura peu est certainement essentiel.

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Liaisons

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et l’architecture Stéphane Bonzani « Comme un poisson dans l’eau ». Cette expression métaphorique de notre langue évoque un état d’équilibre entre un être, un organisme et son milieu de vie, une situation d’interrelation forte entre les qualités formelles, matérielles, perceptives et actives du poisson et celles de l’élément aqueux. Par là se dessine peut-être un régime idéal d’habitation, une manière heureuse d’être en un lieu. La science du 19e siècle a fait du poisson dans l’eau l’occasion d’un débat entre les partisans d’un puissant déterminisme des circonstances, faisant du poisson une « concentration locale et momentanée »1 du milieu, et les tenants d’un vitalisme, qu’il soit un « vitalisme nu »2 sans cesse à des conditions changeantes et arbitraires, ou qu’il soit fondé sur un jeu d’interdépendance entre les espèces comme chez Darwin. « Entre deux eaux ». L’expression précédemment citée, comme un poisson dans l’eau, tend néanmoins à réduire le milieu « eau » à un bloc homogène. Or, les pêcheurs et les poètes, mais aussi les écologues le savent, dans une rivière, ou dans la mer, il n’y a pas une eau, mais des eaux, et ces eaux forment autant de milieux différents. Il y a de l’eau salée, douce ou saumâtre, de l’eau dormante ou de l’eau vive, de l’eau glacée ou chaude, et ce ne sont pas les mêmes organismes que l’on trouve dans dans les zones transitoires entre deux ou plusieurs milieux, comme la mangrove, la ripisylve, l’écorce d’un arbre ou la canopée d’une forêt, par exemple, que la vie se tient : le nombre d’individus est plus important et la biodiversité plus riche dans ce que l’on nomme les écotones3. « Entre deux eaux » se tient donc la majorité des organismes vivants. Notre langue populaire n’a pourtant retenu cette expression que pour désigner des situations peu confortables, déséquilibrées. Visiblement, c’est pourtant là que l’on habite le mieux, comme nous l’expliquent les biogéographes, les paysagistes4, mais aussi les sociologues qui, comme Richard Sennett, pointent la nécessité des borders dans les villes, ces lieux-frontières, d’échange, d’interaction et de coopération.

avec différents milieux (Umwelt).

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1. Voir par exemple Louis Roule, La vie des rivières Forces et causes, Paris, Flammarion, 1920 2. L’expression est de Georges Canguilhem, « Le vivant et son milieu » (1946-47) in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2006, p.174 3. Du grec « eco », maison, cadre de vie, et « tonos » tension, le terme est créé en 1935 par A.G. depuis les années 1980 chez les biogéographes pour désigner les zones de transition entre deux écosystèmes, les marges des grands biomes. 4. Gilles Clément, dans sage, écrivait en 2004 : « Les limites - interfaces, canopées, lisières, orées, bordures - constituent en soi des épaisseurs biologiques. Leur richesse est souvent supérieure à celle des milieux qu’elles séparent. »


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fourmi qui utilise la texture unie de la surface de la tige comme un carreMondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1984, pp.97-98 Écumes - Sphères III 2005, p.443

le milieu de la larve de la cigale qui perce le canal médullaire de la tige et maison aérienne ; 4) dans le milieu d’une vache qui arrache feuilles et tiges 5

Par cet exemple, l’éthologue ouvre sur l’idée que chaque chose, chaque être s’inscrit dans une multiplicité d’interrelations avec des mondes hétérogènes entre eux et qui, le plus souvent, s’ignorent. Ce faisant, il construit un nouveau type d’objet. La transformation d’une chose en objet repose sur un certain nombre d’opérations dont la principale est l’abstraction par laquelle une chose se voit extraite des conditions complexes dans lesquelles elle est naturellement insérée. Détaché de celles-ci, l’objet se en évidence la multiplicité de ses prises, multiplicité que les quatre milieux évoqués n’épuisent évidemment pas. Il est heureux, peut-être, que nous n’ayons pas constamment à l’esprit que les murs de nos maisons abritent divers rongeurs, ou que notre canapé, sur lequel peut-être dort un chat, est aussi l’habitat d’un grand nombre de microorganismes d’espèces aussi variées que monstrueuses. Reste que la conscience, même provisoire, même incomplète de la multiplicité enchevêtrée des milieux devrait nous inciter à parler - et plus, à concevoir des objet-milieux, au pluriel, l’objet en question se trouvant toujours entre plusieurs milieux fort divers. Cet objet serait donc un objet-passage, un objet-lisière, écotonal. objets fabriqués par l’homme n’échappent pas à cette règle, comme nous transmilieux et contribuent à la communication des milieux qui passent ainsi les uns dans les autres, se mélangent, s’hybrident et se métamorphosent. Cependant le changement de paradigme dans lequel nous entrons - dans les designers (créateurs d’objets petits ou grands, architectes, urbanistes, artistes, …) envisagent leur propre conception. En effet, les problématiques environnementales contemporaines n’ont pas rendu les objets subitement « transmilieux », ils l’ont de fait toujours été, de la plus archaïque dernier cri, mais elles ont rendu explicites6 ces réseaux d’interrelations. Les sciences de la nature, en particulier, ont mis en évidence les différents milieux animaux et végétaux qui se voient touchés lorsqu’on construit

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totalement les mécanismes qui régissent ces interrelations. Cette nonignorance ouvre sur une responsabilité nouvelle dont nous ne sommes pas certains de pouvoir assumer tous les enjeux. même sens qu’autrefois, c’est sans doute parce qu’il se place d’emblée dans un millefeuille de milieux dont il se propose d’assurer la coexistence. Cet enjeu, souvent pensé comme une contrainte supplémentaire par certains qui y voient une désintégration de l’œuvre, est au contraire une formidable invitation à créer, à inventer de nouveau. La qualité d’un objet devient sa puissance de reliance. Cette tâche est peut-être trop lourde mais c’est la condition contemporaine de l’invention.

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De l’objet aux relations Yann Nussaume Depuis quelques années, on observe une résurgence de l’utilisation du mot « milieu » dans les domaines de l’architecture et de l’urbanisme. Les recherches effectuées par le géographe japonologue, Augustin Berque, ne sont probablement pas étrangères à ce phénomène. Dès les années 80, il revisite cette notion dans ses ouvrages. Ainsi, dans Les Japonais devant la nature, publié en 19861, il présente les fondements

1. Gallimard, Paris. pp.160-193. 3. Sur l’historique de la notion de « milieu », voir l’article : « Aux commencements du

a pu observer au Japon dans le rapport des habitants à l’espace. Quelles Comme il l’explique, la notion de « milieu » n’est pas nouvelle et le sens de son utilisation a varié en fonction des époques, de l’état d’avancement de la science et de la spécialisation des individus qui l’emploient. Dans le chapitre intitulé « Le vivant et son milieu », publié en 1952, dans La connaissance de la vie2, Georges Canguilhem mentionne que le terme a été à l’origine importé de la mécanique dans la biologie, au cours de la deuxième partie du 18e siècle. Newton lui a donné sa consonance mécanique 3 . comme « la relation d’une société à son environnement », lui permet entre sciences de la nature et sciences de l’homme, entre géographie et de ces longs séjours au Japon. Il explique que les sociétés aménagent leur environnement selon la représentation qu’elles s’en font ; et réciproquement : elles le perçoivent et (se) le représentent en fonction des aménagements qu’elles en font. « La représentation que l’homme se fait de son milieu n’atteint jamais à l’objectivité pure : elle fait elle-même partie du milieu qu’elle représente.»4 Le milieu est à la fois naturel et culturel, collectif et individuel, subjectif et objectif5. De fait, la perception de l’environnement d’une population donnée est liée à de nombreuses conditions, telles que les caractéristiques physiques et climatiques du pays, l’orientation et le degré de développement de la société, sa culture et ses affects. Le double sens, la double logique d’« entourage » et de « centre », fait ainsi la singularité de la notion de -

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tiré du séminaire collectif « Le vivant et son milieu » : www.mesologiques. mencements-du-milieuhistorique.html, (le 29 mars 2012). 4. op. cit., pp. 148-149.

,

5. En 2000 dans l’ouvrage Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Augustin Berque fait une sorte de générathéoriques.


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6. Guattari (F.), Les machines architecturales in Europalia 89, Japan in Belgium, , Centre Belge de la bande dessinée, Bruxelles, Waucquez, 1989, p. 101. Pour une analyse du voir Yann Nussaume, au ‘’désordre’’ de la ville japonaise : Sens de leur architecture, relation à la ville et à la tradition. (Fûdo) », doctorat sous la direction d’Augustin Berque à l’École

« centre » ont des intensités variables et opèrent différemment selon les milieux. À l’opposé d’une vision homogène et réductrice de la planète, l’intérêt de la notion de « milieu » est de dévoiler la singularité des territoires en prenant en compte l’importance des sociétés qui les habitent, qui les aménagent et portent des regards différents sur ceux-ci. C’est le fait d’admettre que nous sommes partie prenante du monde qui nous environne, mais aussi et déraciné, offre des pistes pour dépasser la modernité et explique probablement l’un des intérêts actuels pour la notion de « milieu ». Aussi, même si les rhizomes intellectuels qui ont conduit Augustin Berque au redéploiement de cette notion ne sont pas toujours appréhendés dans leur totalité, la notion de « milieu » fait des émules qui, à leur tour, la déclinent en fonction de leurs centres d’intérêt. Ainsi, dans Philosophie de l’environnement et milieux urbains Paquot, on retrouve ce terme employé pour évoquer une évolution des et fait émerger de nouveaux milieux, à savoir les milieux urbains qui nous

en Sciences Sociales Recherche sur le Japon Contemporain, Paris, 1997.

et offrent de nouveaux champs d’épanouissement pour nos « êtres au monde ». La thématique de l’ouvrage présent ; « L’objet/milieu », pourrait s’obserconçus (mobiliers, bâtiments) réels ou irréels qui nous entourent, nous veulent point focal, objet d’art et en même temps générateur de contexte. Ils puisent dans la singularité citée précédemment de la notion de milieu, velle. Par exemple, les recherches du psychanalyste et philosophe Félix vienne sujet non humain, capable d’œuvrer de concert avec des éléments de subjectivité humaine individuelle et collective. Ce ‘’devenir machine’’ de la subjectivité paradoxale ne sera obtenu que lors d’un passage de seuil au cours duquel un effet de ‘’visagéité’’ s’emparera du bâtiment pour le faire vivre de façon animale, animiste, végétale-cosmique. »6 Le travail singulier de cet architecte était particulièrement propice au phénomène, car il y avait un réel désir de la part du créateur de capter l’attention des passants, accompagné de phénomènes de transfert sur ses bâtiments. Sans aller jusqu’à de telles extrémités, on peut facilement admettre mêmes, tous agissant comme un « milieu » qui nous environne et aussi comme un foisonnement de centres.

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Bien plus, l’association entre « objet » et « milieu » invite à questionner les milieux. Dès lors, il paraît important de dépasser la matérialité des objets pour s’intéresser aux faisceaux de relations qu’ils créent. De même, il est intéressant d’observer comment ils constituent des « lieux » stimulés par le nœud des relations qu’ils génèrent ou activent.

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Le milieu numérique urbain

La Fing1 observe depuis plusieurs années l’impact des technologies numériques sur la ville, en s’intéressant plus particulièrement aux dynamiques d’innovation observables dans leurs usages. Le caractère massif de la diffusion et de l’appropriation de ces outils et services numériques par le plus grand nombre n’a échappé à personne. Pour ne considérer que le cas français, à ce jour 83% des personnes sont équipées d’un téléphone portable ou d’un Smartphone, et les trois quarts de la population disposent d’une connexion internet à domicile. Un domicile qui regorge d’équipements numériques, 9 en moyenne par foyer : consoles de jeux, ordinateurs tos et caméras numériques, écrans de toutes tailles. Ce sont désormais 40 millions de français qui se connectent régulièrement d’une manière ou d’une autre à internet. cadres, les jeunes, les diplômés du supérieur, plus de temps que devant la télévision. 23 millions de personnes accomplissent quotidiennement des personnes qui pratiquent avec assiduité les achats en ligne sur les nombreuses plateformes à leur disposition. Des millions d’autres écrivent et publient sur les blogs, partagent leurs photos, twittent leur veille ou leurs états d’âmes. Les usages du numérique se sont immiscés dans tous les compartiments de la vie des individus et des organisations. Une prolifération d'équipements numériques sur soi, au bureau ou à domicile, qui procurent un accès permanent à une profusion de contenus, d’applications ou de services. d’innovation à l’œuvre dans les usages du numérique qui font de lui un milieu au sens de l’architecture des milieux. Le numérique fonctionne d’abord comme un milieu « capacitant », traduction approximative du terme anglais « empowerment » qui désigne l’ensemble des compétences nouvelles acquises par les urbains connectés dans leurs pratiques numériques. Des compétences qui se sont d’abord développées de manière endogène dans l’espace du web contributif, du web 2.0 : expression de

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1. Fondation internet nouvelle génération


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soi, écriture, publication, interaction sociale, partage, coopération, pour ensuite s’exercer dans d’autres espaces, comme celui de la ville, et explorer de nouvelles pistes pour consommer, socialiser, se déplacer, se cultiver, s'informer, recycler, réparer ou fabriquer autrement. Et c’est en ce sens que l’on peut parler d’un milieu numérique urbain. Un milieu « capacitant » qui va par exemple permettre la conception et le succès d’un réseau ou deux nuits dans près de 300 pays et 80 000 villes - basé sur la gratuité et la réciprocité, ou encore transformer un simple habitant en encyclopédiste en ligne de la maison bioclimatique, abondamment consulté et commenté, ou en cybermarchand occasionnel de plats cuisinés maison. Ou encore faciliter le partage, la location ou le recyclage d’objets, ainsi que le covoiturage, et faire évoluer un certain nombre de comportements, dans la perspective d’une ville plus durable. Le milieu numérique urbain favorise par ailleurs l’émergence de nouveaux lieux, comme les « cantines numériques ». Conçues sur le modèle du temporaire adapté aux nouvelles mobilités zigzagantes, de favoriser les frictions créatives de tous ordres entre acteurs de toutes provenances, et d’accélérer les projets innovants de toutes natures. Les principales agglomérations urbaines françaises sont déjà équipées (ou en passe de l’être) de leurs cantines numériques. Elles leur servent de laboratoire pour imaginer par exemple avec les citadins les usages et services issus des données publiques qu’elles libèrent et mettent à disposition de tous, ou pour co-concevoir et expérimenter de nouveaux équipements urbains, ou encore mobiliser certaines communautés autour de la cartographie collaborative de leur territoire. Se déploient également des ateliers d’un genre riques, comme des imprimantes 3D, pour fabriquer ou réparer des objets de toutes sortes, et s’inscrire dans de nouvelles relations à ces objets, à leur design, leur usage, leur cycle de vie, leur durabilité, leur partage. C’est une des qualités de ce milieu numérique urbain que de susciter la mise en place d’équipements de ce type, pour favoriser des rencontres inédites, et explorer des formes de coopération nouvelles entre innovateurs de toutes catégories, urbains connectés, acteurs publics et grands opérateurs de services urbains. En abaissant les barrières à l'innovation, en facilitant l'émergence de possible, émanant de tous les acteurs du territoire, à toutes les échelles, en permettant l'articulation de ces réponses entre elles, ainsi qu'avec les grands systèmes existants, la prise en compte du milieu numérique urbain

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Des agencements programmatiques autres dans la mégalopole : un abord machinique des processus de reterritorialisation urbaine Igor Guatelli

1. Un néologisme derridien.

de la compétition marchande entre les villes globales, une interrogation se dessine à l'horizon : quelle est la probabilité de vie d’une architecture née d’articulations, d’approches territoriales et matérielles imprévues, qui ne soit pas basée a priori sur des solutions prêtes-à-utiliser ou des objets tégies programmatiques et spatiales engendrées (au service « d’habitabilités » imprévues et d’habilitations urbaines) que dans la construction de « monu-mémorialisants »1 et de gadgets À partir du phylum « machinique » deleuzien et des concepts associés - comme « engrenage » et « agencement » - ainsi que de la manière lacanienne d'aborder le concept de gadget, on proposera un déplacement de sens, dans les représentations les plus courantes des projets urbains contemporains, historiquement associés à la matérialisation formelle-compositionnelle de l’objet artistique au service de sociabilités normalisées, programmées - et, plus récemment, des animations sociales touristiques - en direction d’une conceptualisation autre. La construction de supports architectoniques à partir de résiduels (pour Deleuze, la possibilité de la production de désirs autres, éloignés de la produits par le capital lui-même), d’« agencements » programmatiques et spatiaux, apparait comme une voie de critique à l’impératif catégorique de la logique globale généralisante. Une logique basée sur des paysages a-territoriaux, concentrée dans des investissements dans l’optique compositionnelle et dans d’intentionnels emprisonnements spatiaux et programmatiques à partir de formules familières originaires d’une pensée « prêteà-utiliser », domestiquée et normalisée. Penser des agencements spatiaux et programmatiques autres dans l’ar-

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2. G. Deleuze, F. Guattari, O Anti-Édipo, tradução de Luiz B. L. Orlandi. São Paulo, editora 34, 2010, p.498 3. Pour Deleuze, par exemple, l’association homme-cheval-étrier une micromachine, expression de force, de rapidité, de direction.

de sociabilités non programmées. Penser non plus seulement l’architecture comme un objet formel dans sa dimension artistico-paradigmatique serait, donc, la concevoir comme une machine syntagmatique urbaine de potentiel [dé]structurant à partir d’agencements programmatiques et spatiaux dé et re-territorialisant. Machines désirantes et agencements collectifs. Parmi toutes les machines qui composent la machine capitaliste et qui sont machines désirantes occupent une place centrale dans la discussion. Selon Deleuze, c’est dans se passe le processus de production du désir. est forcé de construire et déterminer des modèles de désir. Cependant, responsables de la construction de subjectivités domestiquées peuvent cation de masse et, pour cela, responsables de la constitution de subjectivités singulières autres en comparaison à des subjectivités sujettes au contrôle) qui ouvrent la possibilité d’agencements machiniques échappant ductives qui se constituent et s’accrochent au corps plein du capital. produits par le capital même, responsables des productions désirantes, et en seulement par soumission à l’axiomatique capitaliste correspondante »2, sont pas désirables, bien que la machine capitaliste les ait toujours utilisés duels, pourraient cependant se produire la « rencontre » et l’alliance inattendues entre différentes machines, micromachines capables3 d’opédominantes, mais de travailler dans un régime d’alliance, un réseau capable de forger d’autres réalités et sociabilités. Agencements machiniques et micro politiques territoriales urbaines Selon Guattari, pour maintenir sa reproduction, il y a obligation pour le capitalisme de constamment construire et manipuler des modèles de désir dans la société, qui produisent un « inconscient machinique » dans le sujet individualisé. Ainsi, des agencements machiniques inattendus (des associations imprévues de machines non-complémentaires) énoncés par divers groupessujets, avec des objectifs multiples, des micro-collectivités peuvent se

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transformer en pratiques de micro-politiques capables de machiner des microévolutions (« révolutions moléculaires », pour reprendre les mots de Deleuze), potentiellement productrices de ruptures et d’inscriptions d’autres réalités dans la réalité établie et de formations sociales déterminées.

meuvent la machine. Concept qui exprime la rencontre aléatoire d’hommes et d’outils, pièces fondamentales pour le mouvement de la machine, les « machines désirantes » représentent la phase de l’engrenage nécessaire entre « pièces » pour que le corps fonctionne. Concept abstrait, dénué d’idéologie, il peut être appliqué tant au capital, comme machine désirante,

4. Deleuze, dans son œuvre L’anti-œdipe, dit : « Par exemple dans le cas de la machine désirante capitaliste, nous avons la rencontre entre le capital et la force de travail, le capital comme richesse déterritorialisée et la force de travail comme travailleur déterritorialisé, nous avons deux séries indépendantes ou formes simples, dont la rencontre aléatoire ne cesse pas d’être reproduite dans le capitalisme. » (p. 531)

4 , produisent des résidus qui, articulés, associés (le pouvoir de l’engrenage), peuvent aussi se transformer en machines désirantes transgressives, ou d’énonciation, de germi-

5. Dans le volume 5 de l’ouvrage Mille Plateaux - capitalisme et schizophrénie, écrit en collaboration avec Félix Guattari, apparaît un nouveau terme, en un certain sens corrélat de

Des machines désirantes. Les « machines désirantes », expression récurrente dans les travaux de Deleuze et Guattari, sont les responsables de la constitution d’un corps

provenant des articulations entre hommes et outils différents et aléatoires et la formation consécutive de machines techniques, peuvent déstabiliser et mettre à l’épreuve la désirable stabilisation des formations sociales engendrées par la machine désirante capitaliste. Il nous intéresse de discuter ici l’éventuelle force dé-structurante et structurante de formations collectives et d’autres territorialités urbaines à partir de ces insolites formations issues de rencontres improbables. Gadgets architectoniques et machines résiduelles urbaines5 Les gadgets6, les objets fétiches, ont surgi comme des engins compliconfondant avec des appareils technologiques de pointe, des machines parfaites. En plus d’offrir un menu d’utilités prêtes-à-l’usage, ils sont aussi synonymes de statut social quand ils surgissent comme intentions d’être des équipements sélectifs, responsables d’une indifférenciation sociale car, très souvent, ils sont ostensiblement parfaits et peu accessibles. Les gadgets qui viennent interférer dans la dynamique de formation de subjectivités sociales. Dans l’optique lacanienne, ces sujets-marchandises ne sont plus des sujets, ils s’offrent à la consommation comme des « objets » consommables. Le travail d’engrenage n’est plus au service de la constitution de liens sociaux durables, collectivités ou micro sociabilités, même momentanées, mais au service de l’emprisonnement d’individus dans le corps plein d’une société sous l’égide du désir d’être consommable et de consommer.

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de guerre ». 6. La conférence intitulée « La troisième », de 1974, et publiée dans les Lettres de l’EFP. Paris : EFP, n°16, p.178-203, est un exemple. Lacan utilise, dans ses conférences et œuvres, le terme gadget pour se référer aux objets de consommation produits et offerts comme s’ils eussent été des « désirs » produits par la logique capitaliste. Ils seraient des objets fabriqués, contrôlés par la machine désirante capitaliste, si nous utilisons le raisonnement deleuzien.


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Les associés doivent être connectés ou déconnectés comme les gadgets technologiques du monde de la communication. Sans patrie, universels, les gadgets architectoniques surgissent comme des objets éclatants dans le paysage, prêts-à-être utilisés et consommés. Des lieux largement emplis d’options programmatiques diverses, se fonctions), pleins de « pièces » accouplées (dans leurs corps pleins), des utilisateurs, entièrement pré-organisés et pré-disciplinés, en même temps programmatiques et fonctionnels sont donnés et ajustés par un itinéraire D’immenses territoires urbains sont peuplés avec ces gadgets dans le monde entier (le processus de restructuration du quartier de la Luz, à São Paulo en est un exemple récent). Un problème plus grand, imagine-t-on, par l’intermédiaire de ces gadgets architectoniques séduisants. Clubs de boxe, bibliothèques et lieux de récréation pour les enfants qui vivent dans les rues sous les ponts font partie de ces agencements machiniques alternatifs; des machines désirantes spontanées, constitutives de micro-politiques urbaines. Des liens programmatiques et sociaux peuvent et des résidus de la logique dominante. Inespérées microsociabilités urbaines et reterritorialisations alternatives ponctuelles en viennent à constituer des machines programmatiques résiduelles urbaines qui gadgets architectoniques avec leurs programmes prêts-à-utiliser et leurs épiphanies théâtrales urbaines. (Des) articulations autres. Exposée lors de la biennale internationale de Rotterdam en 2009, l’image ci-contre, prise en 2009, d’une région de la ville du Caire s’appelant Princen, en dit peu sur les liens sociaux et les sociabilités constituées à partir des engrenages programmatiques inutilisés. Comme les machines tiques de micromachines diverses (peut-être quelque chose comme des associations dissociatives), le chaos apparent cache des actions intentionnelles engendrées par les habitants mêmes de l’endroit.

Princen, si nous prêtons un œil attentif, a découvert une puissante machine désirante construite par la collectivité, des paysages de résidus sociaux et architectoniques. La force du lieu n’est pas dans l’épiphanie visuelle ou dans ce qui est offert comme options d’usage, mais dans le processus de

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© Bas Princen

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construction des liens entre « machines » diverses déjà existantes dans le lieu. Articulations impensables entre des « outils » programmatiques apparemment incompatibles et les habitants du lieu, rendant possible la constitution d’une inespérée micromachine territoriale et sociale formée par de multiples micromachines. Princen a été intrigué par la quantité d’ordures accumulées sur les toits des bâtiments. En s’approchant du lieu, on a découvert que c’était une action délibérée. Les habitants ont posé les ordures sur le toit pour, ainsi, commencer une unité productive (de recyclage) vertical. Du toit au rez-de-chaussée, l’ordure est triée, sélectionnée, emballée et jetée par les habitants eux-mêmes, ce qui garantit la production de matériel commercialisable et rentable. Les déchets organiques servent de nourriture pour les porcs qui circulent sur le terrain, lesquels porcs servent formé à partir d’un agencement d’éléments différents faisant partie du lieu, déplacés de leurs emplacements d’origine. Une autre réalité vient de l’intérieur de la réalité, à partir de déplacements et d’agencements machiniques de leurs propres éléments, et non à partir d’usages imposés de l’extérieur. Les personnes peuplent un support résiduel architectonique de micromachines et le corps est devenu une intensité collective et productrice d’une autre réalité, irréductible à la situation antérieure. L’engrenage entre la micromachine-ordure domestique, micromachineune machine technique et sociale alternative, en même temps désirante, fruit d’un désir non imposé ou « fabriqué » à l’extérieur, mais provenant des forces internes, des habitants mêmes du lieu.

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multifonctionnels productifs (qui réunissent business, loisirs et culture) qui menses complexes de services centrés sur eux-mêmes, prêts-à-porter et convivialité. Néanmoins, il existe des néo-territorialités qui se forment presque sponDes néo-territorialités et sociabilités « marginales » (conduites par une énergie vitale interne) surgissent spontanément, comme le contraire d’un urbains, force motrice de reproduction de la machine désirante capitaliste. Il paraît ainsi nécessaire de libérer des points dans les chaînes organisées par la machine dominante et, à partir de là, construire de possibles lignes tion et de déconnection de points avec un potentiel déterritorialisant et les agencements de micromachines programmatiques (micro-dynamiques) sur le territoire, sont donc capables d’enchaînements autres : des micromultiplicités radicalement différentes, disjonctives et, en même temps, potentiellement associatives.

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Les micro-paysages : une éthique d’appropriation de la nature par l’objet design L’introduction de la nature dans la sphère domestique passe par une redéemployés par le médecin français Georges Canguilhem (1904-1995), « Le milieu propre de l’homme c’est le monde de sa perception, c’est-àréglées par les valeurs immanentes aux tendances, découpent des objets à lui.1» . C’est en analysant ces nœuds empiriques que le designer parvient à établir une interaction profonde entre l’objet et son utilisateur. Dans cette relation d’échange, de constructions, entre l’homme et son milieu, le paysage, morceau de nature cadré par le regard sert d’interface entre environnements intérieurs et extérieurs. La manipulation des échelles est un moyen de parvenir à cette « encapsulation » d’un fragment de nature, ligne directrice, le travail du designer Gilles Belley2 use d’une double transposition de la nature : celle du dessin, qui lui permet d’élaborer un vocaau format de l’objet. Reprenant le sens originel de la notion de design, le dessin constitue la ligne médiane entre la formation mentale du dessein et sa réalisation effective. Chez Gilles Belley, il représente un outil de transmission primordial, notamment dans les discussions qui s’élaborent autour de la confection d’une pièce. Le designer lui-même, cité par Yann Siliec, insiste sur le rôle déterminant qu’occupe cette phase de conception : « Je travaille toujours par séries d’images. Leurs pouvoirs illustratifs me servent autant d’outils de recherche que de vecteur de persuasion pour mes commanditaires. Dans leurs représentation très ouverte, j’érige toujours des scénarios narratifs qui m’amènent et me guident progressivement vers l’abstraction. »3 Ce principe est à l’œuvre dans la série d’objets réalisés pour Le Centre de création La Cuisine (2009). Réunis sous le titre évocateur de La Fabrique Végétale, les différentes pièces instaurent un dialogue étroit entre le dessin et le processus développé dans chacune des productions. Le designer met en place un protocole de conception qui « s’interroge sur la manière dont on peut se réapproprier les phénomènes

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1. Georges Canguilhem, 1965, La connaissance de la vie, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2009, p. 194 2. Diplômé de l’ENSCI-les Ateliers en 2001, Gilles Belley obtient le Grand Prix de la Création de la ville de Paris en 2008 et la Bourse Agora en 2009, pour La Fabrique Végétale réalisée pour le Centre de Création La Cuisine. Depuis 2004, il possède son propre atelier et travaille sur des projets, qui tendent à développer un autre regard porté sur les produits de la création, qu’il soit question de scénographie ou de design d’objets. 3. Yann Siliec, « Gilles Belley, la temporalité des vides », in Intramuros n°146, pp. 42-47


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4. Extrait de la retranscription d’un entretien réalisé avec Gilles Belley, le 14 février 2012. 5. Dossier de Presse Gilles Belley. La Fabrique Végétale, agro-matériaux manufacturés d’aprèsnature, « Présentation du projet » par Stéphanie Sagot, directrice artistique de La Cuisine, p. 1 6. Clément Rosset, 1973, L’anti-nature, Paris, Universitaires de France, p. 89

naturels et les appliquer aux objets »4. Les compositions graphiques suggèrent différentes interactions entre morceaux de nature mis en scène et facteurs extérieurs. Leur richesse sémiotique permet de saisir la manière dont agit l’objet pour tisser un lien avec l’environnement, entrainant une forme d’adéquation entre son statut de micro-paysage et l’inscription de ce milieu condensé dans la sphère domestique. La démarche qui préside à l’élaboration des objets de La Fabrique Végétale relève d’une « méthodologie intuitive », c’est-à-dire d’une adéquation spontanée entre les matériaux imposés dans la fabrication des pièces et l’univers qui s’y rapporte : ils sont « manufacturés d’après nature ». Dans ce travail de collaboration avec les ingénieurs du Laboratoire de imposée au designer : l’utilisation des agro-matériaux, qui doit permettre de développer de nouveaux usages, pour ces « extraits naturels transformés5 ». L’un des principaux constats mis à jour est que ces matières sont trop souvent assimilées à de simples « substituts du plastique écologique et durable ». Or, Gilles Belley nous renvoie aux qualités intrinsèques des agro-matériaux en se tournant spontanément vers les formes naturelles. Les agro-matériaux sont fabriqués à partir de déchets issus de végétaux maïs ou la coque entourant la graine de tournesol. Le designer construit une forme de fusion logique entre les usages qui vont naître de ces objets et la nature en tant qu’espace perçu et ressenti. Il part du statut biodégradable de ces substances, qui se décomposent sous l’action de l’eau. Cette propriété permet d’établir un rapport phénoménal à la nature, dans sa dimension de cycle. En effet, La Fabrique Végétale instaure un système proche du renouvellement qui s’opère au sein de certains milieux, à travers une réappropriation esthétique et fonctionnelle des mécanismes naturels. Chaque objet est organisé selon la transposition d’un processus inhérent à la nature, qui déclenche une transformation du produit voire même son entière disparition. Sur le mode de l’éphémère, les paysages, l’utilisateur. Ces pièces répondent à un protocole qui entend « reproduire » la logique de la nature, dans la sphère domestique. Selon la théorie ajouter à la somme des existences présentes un objet nouveau […] »6. fois d’une volonté de combler les faiblesses de la nature. Pour élaborer les pièces de La Fabrique Végétale, Gilles Belley dépasse cette scission entre deux réalités qui sont parfaitement entrelacées. Il fait naître une monde de l’objet, et le détournement des mécanismes naturels à l’origine de son fonctionnement. En capturant des fragments de paysage, dont la substance du relief. C’est ce qu’on observe dans le système intitulé La

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colline (Fig. 1). L’objet se présente sous la forme d’un ensemble, qu’on paysage constitué d’un monticule fabriqué en agro-matériaux, dont la base est enterrée dans un pot. Cette « petite forme de type géographique » rement arrosée d’eau libère ces semences qui germent. Les « matières organiques nutritives » contenues dans le monticule assurent le développement et le maintien des végétaux. À travers cette métamorphose de la matière, Gilles Belley parvient à construire un paysage, en prise directe avec le monde de l’usager. Cette forme de miniaturisation de la nature n’est pas sans évoquer l’art des jardins japonais, si prompt à user de l’artiperception du visiteur, à travers le rapprochement provoqué entre les artefacts appartenant au milieu façonné et l’environnement naturel7. Le designer se réfère à ce « système de représentation » dans le but de et naturel ». Augustin Berque évoque cette pratique de réduction du paysage présent dans la culture japonaise, par le biais des mitate, qui fonctionnent selon des allers et retours entre microcosme et macrocosme, « […] : l’on passe alors d’un paysage grandeur nature à un paysage, qui, dans le cas du bonsaï - sans parler des reproductions graphiques -, peut tenir dans un pot »8. En se servant des propriétés solubles des agro-matériaux, le designer convoque l’intervention de l’utilisateur, qui sculpte littéralement ce qu’on peut considérer comme « une recréation de la nature, une transposition délibérée des mécanismes qui intègrent l’homme à son environnement »9. De cette manière, La Fabrique Végétale instaure une dimension éthique10, introduite dans cet espace de confrontation aux phénomènes naturels, à travers une conduite d’existence, qui entend faire de la nature un modèle façonné à l’image de la sphère domestique. Le dessin joue alors son rôle de clé de lecture des différentes pièces. Dans la présentation des objets, Ainsi, le dessin de La plaine décrit, par une décomposition du relief, le processus de détérioration d’un micro-territoire, sous l’action de l’eau déversée à sa surface, entrainant la formation de sillons. Peu à peu, la plaine se délite et laisse place à des plantes fertilisées par les « composés organiques du terreau de tournesol ». Le dessin s’impose comme une écriture organique, qui détermine une identité graphique particulière pour domestique. Certaines pièces de La Fabrique Végétale, comme la Brindille, le Rameau ou le Fruit, sous leur forme de fragments naturels miniaturisés, libèrent des lées aux agro-matériaux. Ces usages ont été rendus possibles grâce à l’intervention du designer, servant de « relais » entre les expériences faites par les chercheurs au Laboratoire de Chimie Agro-industrielle et leur matérialisation au sein de l’objet design. En effet, l’un des déclencheurs des

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7. Cette technique est celle du shakkei ou « emprunt du paysage », qui est notamment utilisée par les jardiniers qui conçoivent les jardins du en « jouant constamment de ce dialogue entre ce qu’ils tracent ou aménagent au sol et le paysage naturel dont les volumes puissants et arrondis forment une toile de fond vivante et changeante. », in Danielle Elisseeff, 2010, Jardins japonais, Paris, nouvelles éditions Scala, p. 89 8. Augustin Berque, 1986, Les japonais devant la nature, Paris, Gallimard, p. 81 9. Ibid., p. 84 10. S’il on se réfère à « éthique » fondée sur l’ethos, qui caractérise les « mœurs ».


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pièces conçues pour La Fabrique Végétale est la découverte d’expériences permettant l’assimilation d’essences aromatiques aux agro-matériaux. Le rôle de Gilles Belley est donc de développer un « champ d’application » à ces recherches, qui peinent à trouver une mise en forme concrète. L’usage des arômes apporte une dimension supplémentaire au travail de réduction de la nature dans son appréhension sensorielle. (Fig. 2) est élaborée à partir d’une structure organisée qui semble opérer une synthèse de différents éléments naturels. L’objet est conçu selon la qu’on peut examiner au sein de certaines espèces végétales. Plusieurs « éléments intermédiaires » interviennent donc dans la formalisation de disposées en grappes, comme le muscari ou l’ail d’ornement. Gilles Belley s’applique ainsi « à transcrire l’essence du fruit ou de la plante ». cence montre la manière dont l’exploitation d’un détail tel que les « termiEn effet, les boutons constituant l’objet contiennent des huiles essentielles mélangées aux agro-matériaux. Ils se détachent un à un et sont immergés dans l’eau du bain. Leur dissolution entraine la libération d’arômes. Ce procédé, qui transcrit un mode de fonctionnement naturel, condensé à l’échelle de l’objet utilitaire peut évoquer des phénomènes tels que la dispersion au vent des aigrettes constituant le fruit du pissenlit. Il nous géométrique. Le rythme biologique de l’espèce végétale est adapté à son inscription dans l’univers domestique, grâce à ce phénomène d’encapsulation, qui consiste à piéger l’arôme dans la structure de chaque bouton. peutiques » dans l’atmosphère et opèrent une forme de contamination de l’espace. C’est précisément ce qui intéresse le designer dans la réalisation de ces pièces qui fonctionnent sur le mode du microcosme : parvenir à greffer des « mini-ensembles complets dans l’habitat, qui rappellent ce qu’on trouve à grande échelle dans la nature ». Gilles Belley a amorcé ces recherches avec les Micro-infrastructures qui s’interrogent sur l’exploitation des ressources naturelles dans la sphère domestique, procédé qu’on retrouve aujourd’hui à l’œuvre dans certaines productions, qui greffent les typolode la nature, amène à reconstituer les éléments primordiaux, symboliques qui permettent à l’utilisateur d’associer certaines images à un élément. une compréhension aisée du fonctionnement de l’objet. Cette immixtion est présente à l’échelle de l’objet en tant qu’écosystème évolutif, qui provoque une prise de conscience des mécanismes du milieu naturel, comme préfère inscrire ces deux réalités dans une continuité qui les met en tension.

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© Felipe Ribon & Gilles Belley

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© Felipe Ribon & Gilles Belley

Fig. 1 : La Fabrique Végétale, 2009, Colline avec son pot & dessin de principe, engrais végétal pour plantes.

Fig. 2 : La Fabrique Végétale, 2009,

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Penser un objet dans la ville. sur le projet nAutreville Francesca Cozzolino Des situations de rencontre d’un objet de mobilier urbain Paris, un mercredi matin ensoleillé du début du mois de mars, 9h, nous il y a quelques jours, nAutreville. Il s’agit d’un panneau d’information à réalité augmentée prototypé au sein de l’École nationale supérieure de 1

,

Le panneau a la forme de ces dispositifs de mobilier urbain destinés à un socle soutient une structure rectangulaire composée d’écrans. À la différence des dispositifs plus traditionnels, le panneau présente un écran pour chaque face. Chaque écran est tactile et transparent. Une camera incorporée dans la structure capture l’image de l’environnement et celle-ci carte, des mots désignant des catégories de lieux2, de bulles contenant

environnement. De loin, nous ne pouvons pas voir les éléments graéteint. Pour s’en approcher, le passant doit être porté par la curiosité ou l’expérimentation en cours. Pendant une heure nous ne voyons personne 10h, le parc commence à s’animer, des mamans avec leurs enfants vités courantes. Au cours d’observations préalables, nous nous sommes attachés à comprendre et décrire le lieu, ses visiteurs, leurs rythmes, avant l’installation de cet objet nouveau. La rencontre va donc se produire l’objet qu’on remarque ses aspects innovants. Des observations menées sur d’autres objets de mobilier urbain3 nous ont permis d’établir que de loin ces objets sont pris pour du mobilier statique et presque ignorés. Une

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1. Cette expérimentation s’inscrit dans le cadre de urbain intelligent ».

2. Les catégories sont nous pouvons faire une recherche sélective des informations présentes sur le panneau, qui pour l’instant, concernent 20 lieux se situant dans un périmètre de 360°. Les catégories sont au nombre de six : « histoire et culture », « parcs et jardins », « loisirs et activités », « boire et manger », « vie pratique », « institutions ». 3. Il s’agit d’observations menées sur trois projets des 40 lauréats de l’appel intelligent », par six étudiants de l’École nationale supérieure de création industrielle (ENSCI-Les Ateliers). Cette démarche largement exploratoire est ancrée dans une recherche postdoctorale, et développée dans le cadre du cours « Anthropologie et design. Observation, critique et prospection » (ENSCI, mars-juin 2012).


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question d’échelle rentre en jeu quand il s’agit d’en observer les usages. C’est pourquoi nous avons organisé notre observation en articulant deux démarches : l’observation des situations, l’enregistrement d’utilisations du panneau avec des utilisateurs choisis, que nous invitons à venir découvrir et tester le dispositif, tout en verbalisant leurs actions. Nous nous appuyons ici sur les éléments recueillis en dix jours d’observation, au cours desquels nous avons porté attention avant tout à la façon interactions s’instaurent entre l’objet et le milieu. Des interactions entre l’objet et le milieu mercredi précédent, ils accrochent leurs vestes à la grille. Ils commencent rain de football, la grille leur sert pour délimiter leur terrain de jeu. Après quelques échanges, le ballon heurte le socle du panneau. En courant le ramasser, un des enfants jette un premier regard sur cet objet, il touche l’écran, il regarde à nouveau son ballon et il repart dans son jeu avec son ami. Une petite de 2-3 ans, à la marche encore incertaine, monte les rapprochent du panneau, la maman touche l’écran, se retourne. Elle suit sa petite qui repart en direction des escaliers. touche, il utilise la barre métallique qui fait le tour de la structure rectangulaire pour tourner l’écran, il a l’air de connaître l’objet, ensuite il s’éloigne jouent toujours au ballon. Ils se rapprochent du panneau, ils s’accrochent à la barre métallique et commencent à faire tourner le panneau. En riant, tout en donnant des coups dans leur ballon, ils font plusieurs tours, accrochés au panneau qui se trouve pris comme élément de leur jeu. observation du lieu, le square nous est apparu comme un espace très fréquenté qui héberge tout un ensemble d’activités. Les gens qui le fréquentent ont leurs habitudes : un homme âgé nous dit s’y rendre chaque matin à 8h30 pour faire ses exercices de gymnastique. Plusieurs enfants en font leur terrain de jeu. Nombreux sont ceux qui, entre 12h et 14h, s’y installent pour pique-niquer. Des observations menées par la suite nous portent à constater que l’usage de l’objet est fortement conditionné par l’environnement. Une semaine après son installation, nous observons que les usagers les plus récurrents sont des enfants. Ceux-ci commencent à se familiariser avec le panneau et à en découvrir les caractéristiques ludiques. Si, dans notre première observation, ils se limitaient à le faire tourner, en découvrant sa mobilité, maintenant ils ont également pris conscience de sa transparence et du fait que l’écran est tactile. Ils font alors l’expérience de se saluer en se

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situant d’un côté et de l’autre du panneau, ou bien ils cherchent les zones s ensibles au toucher, à la surface de l’écran, en attendant qu’un élément graphique apparaisse. La plupart du temps, les enfants amènent leurs parents face au panneau pour y jouer. Ceux-ci n’ont pas le temps de l’utiliser, ils doivent garder leurs enfants. Se situant dans un parc de jeu, cet objet se retrouve investi par des usages dérivés, pour la plupart de nature ludique, qui sont différents des usages prévus par le cahier de charge formulé par le designer. Quatre typologies d’actions possibles étaient prévues dans ce document : s’informer, se localiser, découvrir, être surpris. Celles-ci devaient répondre à un usage soit pratique (s’informer), soit ludique (découvrir). Pourtant ces situations les inviter à l’utilisation, à l’expérimentation de cet objet. Une médiation paraît nécessaire pour approcher un objet qui semble exposé à des changements de fonction selon son environnement. Cet objet montre les interactions possibles entre un objet et son environnement et également comment celui-ci prime sur l’affordance de l’objet. Cet objet est un projet de design. Si ces premières données nous mettent face au fait que, mis en situation, l’objet s’émancipe du concept et se contextualise, sa généalogie permet de suivre la façon dont l’objet et son milieu sont investis dans la phase de conception. La généalogie du projet La conception de ce panneau est enracinée dans un projet d’élèves Richard à l’Atelier de Design Numérique dirigé par Jean-Louis Fréchin, en partenariat avec la FING et Cap Digital. Le panneau a ensuite été déve5 partenariat avec Anabole4 . Cette nouvelle version a pris sa forme actuelle à la suite du développement du concept et du logiciel

intelligent ». La designer et son équipe sont arrivées au prototype qui est actuellement en cours d’expérimentation après avoir présenté une première version au « Lieu du Design »6 de la structuration de l’information a été effectué. Le développement du logiciel a permis d’associer la géolocalisation à la transparence des écrans et l’axe rotatif a donné une capacité de vision de 360° aux caméras. En 2011, il a été lauréat de l’appel « mobilier urbain de demain », avec de Paris : « Le mobilier urbain de demain permettant alors aux citadins d’accéder à tout instant, et partout dans la ville, à un ensemble de services généraux ou géolocalisés allant de l’information à la mise en relation (réseaux sociaux) en passant par des jeux, de la sensibilisation, du commerce en ligne, voire de la formation. Une nouvelle façon de vivre sa ville se dessine dès aujourd’hui, projetant un usager acteur de son environnement, en interaction avec celui-ci. »7

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4. Créée en 1993, Anabole est spécialisée dans la réalisation de projets online ou nécessitant des compétences en multimédia, base de données et communication. 5. Entreprise basée à dans la production d’écrans tactiles multitouches. 6. Exposition : « Objet(s) » du numérique. Design d’un nouveau modèle industriel » 18 mai - 23 juillet, Lieu du Design, Paris. 7. Voir le texte de l’appel intelligent », p. 3


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8. Entretien avec le designer, Paris, le 30 novembre 2011. 9. Idem. 10. Idem. 11. Voir le dossier « Air numérique » de la revue Urbanisme, n° 376, janvier-février 2011, pp.37-70 12. Nombreux sont ces projets qui pensent une ville « intelligente » et les usagers comme des actualisateurs de la ville, comme c’est le cas de », produit par le Sensible City Lab. Voir : Caroline de Franqueville, « Urbanisme 2.0 », in Urbanisme, dossier « Aires numériques », n°376, janvier-février 2011, pp.58-63. Voir également le dossier « It’s a smart world » consacré aux villes intelligentes par The Economist, 4 novembre 2010.

La demande porte sur un objet qui soit médiateur urbain créant une interaction entre les habitants et la ville. Dans ce cas, il s’agit, par ce panneau, de mettre à disposition des personnes « l’information qui est autour de moi dans un petit périmètre »8. L’intention était de donner forme à une application qui s'organise autour d'un lieu et d'un moment concret : le « ici » et le « maintenant », idée qui était à la base des trois objets présentés composant le projet nAutreville. Par un autre des projets, une boîte aux lettres, les passants pouvaient ter avec un téléphone capable de faire de la réalité augmentée. L’intention à l’origine de ce projet était d’exprimer la part sensible et matérielle du numérique : « L’idée était que je n’envoie pas un mail, je ne vais pas dans un bureau de poste, etc. ; je suis ici et maintenant, et avec que des objets numériques, je peux faire comme si j’avais des vrais objets. »9 Dans la conception de nAutreville, la relation entre l’objet et le milieu est d’une importance fondamentale et sera ce concept qui structurera les caractéristiques techniques : « Le but est de connecter le panneau, l'utilisateur et son environnement : l'utilisateur doit lever la tête et regarder autour de lui, pas simplement être immergé dans un écran. Ceci rejoint le principe d'écran transparent et de réalité augmentée. »10 11 s’impose comme un statement des politiques actuelles et est au sein de nombreux projets faisant valoir l’idée d’une smart city12, les réalisateurs de nAutreville reven-

13. Ibidem.

réaliser une rencontre matérielle, dans la ville, entre usagers et ville numérique. Cette rencontre devrait s’effectuer par l’intermédiaire d’un objet de design. « Il y a une sorte d’idée de ville numérique qui commence petit à petit à se numérique (…) On trouvait ça complètement incongru parce qu’on s’est te déplaces, tu es là-bas, tu es acteur, tu fais des choses, tu rencontres du va pouvoir avoir depuis chez soi. On voulait que les citadins soient acteurs dans la ville numérique. C’est tout. »13 réunit des individus, un espace, un scénario. Les toutes premières observations menées sur le terrain d’expérimentation mettent en relief l’importance de l’insertion de l’objet dans son milieu, celui-ci étant le lieu tel que mis en situation, il est soumis à toute une série de contraintes - économiques, techniques - et à des usages dérivés, voire détournés, imposés

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par l’emplacement. Ces éléments complètent et enrichissent des questionnements qui dominent souvent dans la phase de conception : comment La situation, le souci du milieu, nous paraît donc à prendre en compte en même temps que des soucis liés à la fonction de l’objet. Si la formule de Sullivan, « form follows function »14, avait déjà été discutée par 15 , ce style de projet de design implique le dépassement de la vision fonctionnaliste qui est aussi renouvelée par l’exigence de penser un « design des situations ». Les designers sont aujourd’hui très sensibles et très attentifs à ce type de un milieu est si importante pour l’évolution d’un objet qui pourrait donc rimentations ouvre la voie à un renouvellement du statut des objets de mobilier urbain et engage le designer dans une médiation entre un objet et le milieu. Les temps d’observation nous ont également permis de prendre connaissance de la vie parc : à 9h30, le cours quotidien de tai-chi ; entre 12h et 14h, le cours de « self défense » ; etc. L’intention du designer du projet est La volonté de montrer des dynamiques de quartier qui aillent au-delà des informations d’un site web municipal, de donner une expérience de la ville qui aille au-delà d’une navigation sur une carte « google », est au cœur de ce projet. Une fois mises de côté les contraintes liées au registre du prototype expérimental : les contraintes techniques (la luminosité qui nuit à sa lisibilité),

nAutreville va-t-il, comme s’était demandé Latour dans le cas du projet de Faire exister un objet de design dans un écosystème interactionnel, ce toute une série d’objets qui renouvellent autant leur statut que la place du designer comme médiateur entre les objets et leur environnement. féconde d’exploration des usages des objets de design pensés pour l’espace public, des situations dans lesquelles se retrouvent tous ces projets pris entre design de service et design d’information. Il nous semble en fait que ce qui est mis en cause dans l’expérimentation de ces objets est non seulement leur fonctionnement du point de vue technique et technologique, mais, comme le précise la directrice de la

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Design, Introduction à l’histoire d’une discipline, Paris, Agora, 2009, p.24.

Vision in Motion, Chicago, Paul


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recherche de ParisDesignLab, leur « capacité de porosité à l’environnement »16. Cette dimension communicative a l’ambition « d’offrir de nouveaux usages de la ville »17, ou encore, selon un membre de l’équipe de nAutreville, la capacité à « offrir une expérience de la ville »18, prennent 16. Extrait de l’entretien avec Sophie Pène, 21 novembre 2011.

networking et

17. Voir le texte de urbain intelligent », p. 9. 18. Entretien avec l’architecte de l’information ayant participé au développement de « nAutreville », le 5 décembre 2011.

Cette articulation entre ville numérique et ville physique, qui fait émerger l’idée d’une ville augmentée, porte en soi un discours de citoyenneté participative, qui semble pour l’instant rester inscrit dans un scénario à venir. Les usages du panneau observé sont assez différents de ceux qui avaient été imaginés. Cette technologie donnant vie à des objets de design urbain amènerat-elle à une « fonctionnalisation » de la ville et de ses habitants, ou à un Dans une perspective écologique, nous nous demandons si dans la ville du futur tous ces objets peuplant les rues et les espaces publics donneront l’expérience d’une ville pour tous. Bornes interactives, panneaux d’information, abris-voyageurs, tous ces objets sont censés être innovants et serait pas tellement de produire l’objet le plus innovant ou l’aide à la de ces objets des médiateurs de la ville. Les dispositifs étant construits sous la forme d’interfaces tactiles participatives, sont alors à prendre en compte les supports des écritures qui pointé la possibilité d’une rencontre, par le biais des écrits exposés, entre l’environnement et ses « utilisateurs ». Il s’agit en fait de produits éditoriaux qui impliquent la question de la gestion des écrits et de l’animation politique de la rue. Cette possibilité ouvre une nouvelle série de questions : par qui seront

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© ENSCI Les Ateliers

L'objet-milieu

© ENSCI Les Ateliers

Le kiosque abritant le panneau

Enfants qui jouent avec le panneau

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Parler d’objet-milieu c’est s’inscrire dans un changement de paradigme. En philosophie, la phénoménologie, et en science, la biologie, nous aident à situer les enjeux et les déplacements qui s’opèrent avec la notion de milieu, amenant à rompre avec une certaine vision moderniste qui a privilégié la séparation et l’exploitation épuisant les milieux naturels et humains. C’est au contraire insister sur les reliances. Le mot milieu est précieux pour souligner que les installations humaines tiennent compte de leur environnement naturel et culturel. Pour ce faire, le Philotope entendait explorer la notion d’objet-milieu comme « concept » œuvrant, comme modus de création. Les contributions des auteurs - à la fois des théoriciens et des praticiens - ont permis de conclure que l’antinomie apparente des deux termes est à prendre plutôt comme une invitation à découvrir tous les possibles offerts par leur rencontre. Ainsi, comme le dit l’architecte Christian François : « La réciprocité relationnelle des deux termes ne peut se comprendre sans le glyphe du trait d’union, signe-objet et exact milieu de l’expression “objet-milieu“ qui produit là un excès de sens », et Yann Nussaume insiste dans cette voie en encourageant à explorer les deux directions (objets et milieux) et « dépasser la matérialité des objets pour s’intéresser aux faisceaux de constituent des lieux stimulés par un nœud de relations qu’ils génèrent ou activent ». Pour « faire projet », en véhiculant les aspects culturels sans pour autant trahir la nature, il faudra donc se mettre dans une logique de création prospective et accorder à l’objet-milieu une capacité de régénération des milieux par la création. C’est en biologie que la notion de milieu va connaître son véritable épaun environnement vivant, mais ce que la thermodynamique appelle un système mécanique mort et saturé d’entropie. Il n’y a pas « le » milieu mais le milieu « de », explique Canguilhem en soulignant les interactions et les évolutivités entre le milieu et le vivant. En philosophie, préconisant un « retour aux choses mêmes », aux sources de la présence incarnée au monde, la phénoménologie réfute radicalement la séparation instaurée entre sujet et objet. Par le corps, chacun est articulé au monde dans l’immédiateté de la rencontre, du contact, avant toute objectivation qui le distance et le pose comme sujet face à des objets dans un environnement neutralisé.

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1. Entretien de F. Cozzolino avec panneau nAutreville.

Cet aspect fondamental, cette importance de l’immédiateté, de l’expérience, nous permet de souligner une des failles du système moderne, qu’il faut réparer. Comme le note très justement André Guillerme dans son texte : « En un siècle, en Occident et d’abord en France, la technique nait en ville de la collusion du pouvoir et de la science pour raisonner les métiers, purger l’emploi de leur temps, réduire leurs essences et les conduire à leur perfection. La mécanique, la chimie et l’histoire - l’écriture - disciplinent les arts organiques pour les rendre indépendants de la nature, brûlent à l’acide les matières en putréfaction pour les rendre inertes, travaillent les métaux pour en faire des automates. La perception est maintenant externe et insensible. » Ce constat glaçant est la conséquence d’un éloignement réciproque et progressif des sciences et du sensible. L’expérience visuelle comble certes le besoin d’appréciation esthétique (les artialisations mais perd en épaisseur, nous amène sur un chemin qui oublie la présence de la corporéité. Les métamorphoses urbaines suivent cette dématérialisation et nous alertent sur la nécessité de retrouver des objets qui font lien. Le travail sur les mobiliers intelligents développés à l’ENSCI, en partenade l’exercice. « L’enjeu de départ n’est donc pas seulement de proposer une présence dans la ville pour les relations ultra-locales, mais également de provoquer une rencontre, par cet objet, entre les personnes et la ville », milieu est d’une importance fondamentale et sera ce concept qui structurera les caractéristiques techniques : ‘’Le but est de connecter le panneau, l'utilisateur et son environnement : l'utilisateur doit lever la tête et regarder autour de lui, pas simplement être immergé dans un écran. Ceci rejoint le principe d'écran transparent et de réalité augmentée’’1. Dans un moment historique où l’idée de ville numérique s’impose comme un statement des politiques actuelles et est au sein de nombreux projets faisant valoir l’idée d’une smart city, les réalisateurs de nAutreville revendiquent une relation physique entre citadins et ville numérique. » Cependant, pour arriver à tique push down et bottom up. Or, les expériences montrent que cette activation du social n’est pas encore faite, que les méthodes restent à inventer et comme le dit Thierry Marcou : « C’est une des qualités de ce milieu numérique urbain que de susciter la mise en place d’équipements de ce type, pour favoriser des rencontres inédites, et explorer des formes de coopération nouvelles entre innovateurs de toutes catégories, urbains connectés, acteurs publics et grands opérateurs de services urbains », mais à la condition de ne pas céder à l’hyper-technologisation, à la tentation de la smart-city : « En abaissant les urbains aussi diverses, étonnantes, innovantes que possible, émanant de

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tous les acteurs du territoire, à toutes les échelles, en permettant l'articulation de ces réponses entre elles, ainsi qu'avec les grands systèmes existants, la prise en compte du milieu numérique urbain peut produire plus agile logies non pas comme une science théorique mais comme un potentiel d’échange fondé sur l’expérience et les expérimentations. Un art de devenir en jeu. Les préoccupations relatives à l’écologie focalisent l’attention sur la précarité des milieux de vie conduisant à entrer en consonance avec les dynamiques écosystémiques plutôt qu’à poursuivre des volontés prométhéennes. Il est requis de comprendre les relations et interactions entre constituants d’un milieu ainsi que ses propres potentialités de devenir. L’objet-milieu consiste à insister sur le fait qu’on ne peut pas en disposer comme d’une masse inerte. Les choses agissent les unes sur les autres selon une dynamique d’ensemble et se déterminent dans leurs rapports mutuels. Le milieu c’est à la fois le mouvement, le temps et l’espace qui comprend ce qu’on appelle objet et sujet. Si l’intelligence les dissocie, ils sont pourtant de fait toujours fondus dans l’expérience quotidienne et tiennent les uns aux autres dans un rapport dynamique et variable. et le milieu et rappeler, comme le propose Christian Debize, qu’au Japon : « la plupart des objets sont d’abord des milieux, c’est-à-dire des supports à expériences. Traditionnellement, l’objet d’art japonais agit comme un révélateur de la nature. Il traduit la recherche d’un accord parfait, instant éphémère souvent mélancolique que les soubresauts et la violence de la nature japonaise peuvent briser. En cela, il exprime tout une gamme de sensations qui le placent moins sur le plan de l’utilité que sur celui de l’émotion ». temps que tout y advient et se transforme. « On ne commence toujours qu’au milieu », écrivait Deleuze. Aujourd’hui, Augustin Berque développe engagée l’idée de la multiplicité. C’est parce qu’il y a mille milieux et non pas un seul que nous pouvons avoir un monde, ceci n’étant pas donné de droit ni de fait. Des objet-milieux qui font monde ne plus dissocier son processus de production et son impact des organisations sociopolitiques, des caractéristiques géographiques, environnementales, culturelles, et de ses dimensions sensuelles, émotionnelles. Ce et du politique.

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le geste de poser un objet dans un contexte, et le politique comme la somme des événements physiques et des comportements développés ture ramenée à un principe premier ne dessine jamais que des cadres, dont la première fonction est la séparation du milieu, la deuxième de rétaretenus (l’ensoleillement, les vents, l’écoulement des eaux, les voies de circulation, etc.), la troisième d’aménager l’intervalle ainsi produit (appelé de la lumière) ». Les actes du concepteur (d’objets-milieu) retranscrivent cette médiation, comme le rappelle Jacqueline Febvre à propos d’Enzo Mari, et le designer est précisément ce passeur « en charge d’un milieu élargi à l’espace et aux signes, participant ainsi au ‘’déploiement du monde’’, résultat de l’interacL’objet-milieu est une forme de connaissance, d’exploration du fait social, entendu comme l’expression de la vie sociale « où la référence à la vie et à ses problèmes ne joue pas seulement un rôle métaphorique : elle exprime le fait incontournable que la société, bien au-delà d’un contexte matériel titutionnelle contraignante seulement sur le plan du droit, constitue pour la pensée un interlocuteur, le partenaire d’un échange incessant au cours résume Pierre Macheray. ce qui peut susciter des productions avec des rapports d’un autre type, plus créatifs et responsables, entre nature et technique, contextes géographiques, sociaux et culturels. Cela revient à prendre la mesure des métamorphoses qui s’opèrent et de celles qui sont à favoriser. Des réévaluations et d’autres nouages entre les temps longs et les temps courts, stabilité et instabilité, s’y effectuent. Lorsque Félix Guattari dans Les trois écologies en appelle à une « écosophie de caractère éthico-politique » liant « d’un seul tenant » écologie environnementale, sociale et mentale. Il met l’accent sur les territoires existentiels, les subjectivités individuelles et collectives, les pluralités, les hétérogénèses, les singularités, les nouvelles pratiques éthiques, politiques et esthétiques en jeu pour « maîtriser la mécanosphère ». Nous sommes ainsi requis par de nouvelles manières rer. Ce qui conduit également à miser sur la capacité créatrice d’un milieu à ouvrir des possibles entre local et translocal, liens et métamorphoses régénératrices. d’une répétition, mais d’une transformation de la matière, une manière de

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transmettre une legacy en en inventant une nouvelle, ce qui est la condi, créer sans se laisser détourner de ce dont de mises en relation, des « entre », rendant possibles des métamorphoses régénératrices, et ce à l’encontre du nihilisme passif dont Nietzsche considérait qu’il était une exténuation de la vie.

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Œuvre

Les conditions mineures de l’objet-milieu Expérience #1 : la ville molle.1 Réalisée en 2010, la ville molle consiste en la mise en place d’un implant liquide sous le sol pavé, ici celui de la place Bascoulard dans le centre-ville de Bourges. en mouvement, oscillent avec inertie sous le pas et provoquent, par une différenciation des caractéristiques du sol, le surgissement d’un nouveau lieu, la surprise et le jeu.

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1. La ville molle est une réalisation de l’atelier d’art contemporain de Bourges 2010, co-produite par le FRAC centre et supérieure des beaux-arts de Bourges.


Œuvre

Expérience #2 : le jardin de mire.2 2. Le jardin de mire est la réalisation d’une résidence artistique sur l’île de Nantes pour l’association mire, qui travaille sur l’expérimentation de l’image en mouvement. Projet réalisé par l’atelier RAUM en 2011.

de l’utiliser comme lieu de projection et de résidence artistique sur l’île de Nantes. La commande de maîtrise d’œuvre qui nous a été faite consistait en l’isoprojections. L’enjeu ne nous semblait pas être l’installation d’un Nième container sur l’île, et notre réponse fut donc autre. Nous avons proposé un événement, proposer par l’événement une « prise de possession », une territorialisation de l’espace en instaurant le temps 1 du jardin, le début d’un nouvel écosystème.

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Œuvre

Expérience #3 : un restaurant scolaire de moins.3 La cour de l’école publique de Plancoët donne sur la place de l’église, centre bourg. Le concours pour la construction d’un restaurant scolaire prévoyait l’implantation du restaurant scolaire sur cette cour, séparant l’école du centre, la cour de la place. La question ne nous semblait pas tant se situer dans la relation de la matérialité d’une architecture contemporaine vis-à-vis d’une architecture patrimoniale en granite que dans l’inscription du projet dans une relation de voisinage singulière. L’école publique, par l’activité de sa cour, participe au centre bourg et à la vie de celui-ci, et il nous semblait que le projet devait s’inscrire dans cette relation, dans ce voisinage. Aussi nous avons proposé de glisser le restaurant scolaire sous la cour, et ainsi de disposer les enfants en « belvédère » sur la place, en conservant et en mettant ainsi en valeur le lien, essentiel, de l’activité de l’équipement public et de la vie du centre bourg.

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3. Le restaurant scolaire et restructuration du groupe scolaire de Plancoët est un concours public dont en 2011, le permis de construire est déposé début 2012 et les études sont en cours.



Ancien élève de l'École Nationale Supérieure des Beaux arts, Georges Patrix a également étudié à l'Université de Caen et celle de Cologne (Allemagne). des Jeunes peintres), il s'essaie à la récitation et la réalisation (notamment, en 1949, avec le court-métrage, La dernière nouvelle Après avoir été ingénieur conseil en esthétique industrielle à la Compagnie française d'organisation (COFROR), il fonde en 1950, à Paris, un bureau d'études d'esthétique et d'architecture industrielles. Parmi ses clients, en France et en Europe, Air Liquide, plateaux repas d'Air France. Aux côtés des architectes Ionel Schein, Yona Friedman, tion du Groupe international d'architecture prospective (GIAP). En 1961, il publie L'Esthétique industrielle puis Beauté ou laideur ? Vers une esthétique industrielle Design et environnement (Casterman, 1973).



Georges Patrix : « Qu’est-ce que le design » In Design et environnement, Paris, Casterman, 1973, p. 24-29

n’ai jamais été entièrement d’accord avec mes collègues sur le territoire du Design, je n’ai plus la même idée du design qu’il y a vingt ans ; aussi je pense qu’il faut quelque prudence pour aborder le sujet. Il y a vingt ans, et particulièrement au congrès d’esthétique industrielle de 1953, qui fut la première rencontre à Paris des designers, le Design était plus particulièrement tourné vers l’objet de série. Les designers semblaient établir leurs frontières entre les architectes, les artisans, les décorateurs, les graphistes et les créateurs publicitaires. La différence n’était pas très franche entre les stylistes et les designers et beaucoup employaient indifféremment les deux termes. Ce qui était nouveau pour la France se trouvait déjà bien établi aux U.S.A. depuis vingt ans. L’Europe avait connu le Bauhaus jusqu’au nazisme qui, tout en chassant l’image de marque. Peter Behrens (1868-1940) est certainement le premier designer en date au sens plein du terme. En 1907 Emil Rathenau, président de l’A.E.G., Agissant comme architecte industriel, dessinant des machines électriques et des appareils, Behrens va jusqu’à créer des caractères d’impression connus sous le nom de « Behrens cursif ». sante du constructivisme. Il est le véritable père du Design. (1887-1965) ont travaillé dans son atelier et c’est de l’enseignement de Behrens que naîtra en 1919 le Bauhaus. Peter Behrens est totalement inconnu en France. Dans la grande exposition du Bauhaus qui eut lieu en avril 1969 au musée d’Art moderne (il a fallu attendre cinquante ans pour que la France consacre une exposition au Bauhaus), Peter Behrens était oublié.

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Les guerres de 70, 14-18 et de 39-45, en neutralisant les échanges culturelles dans l’empire de Charlemagne pendant un siècle, ont conduit les Français à ignorer totalement les développements di design en Allemagne. Il faut dire aussi que l’industrie allemande ne s’est développée qu’en 1870, c’est-à-dire trente ans après la France et un siècle après l’Angleterre. L’industrie allemande, plus jeune, était moins engluée par l’esprit artisanal très développé en Angleterre et en France ; et surtout l’esprit d’architecture trouvait un terrain de développement qui n’existait pas dans notre pays. L’esthétique française, subjuguée par la peinture et l’architecture, était morte. La France vivait dans les ruines du passé et l’industrie n’était considérée que comme un moyen. Lorsque, après la Libération entre 1945 et 1950, nous parlions d’esthétique industrielle, beaucoup de gens étaient choqués par cette association du mot esthétique et du mot industriel. Ce rapprochement linguistique entrait dans notre stratégie pour faire prendre conscience qu’il pouvait y avoir une esthétique qui fût industrielle et une industrie qui fût esthétique. Aujourd’hui, l’expression esthétique industrielle n’est plus détonnante ; tement que, depuis, 1970, la presse, la radio, la télévision, les magasins, la mode, les snobs, tout le monde se met à parler de Design, même le Figaro. Il est amusant de vivre vingt ans dans la clandestinité, en essayant de sensibiliser les responsables et le public à une nouvelle beauté développée par l’outil industriel, de piétiner dans une indifférence générale, puis qui déferle dans les trahisons de ses néophytes. et marche dans le système d’un nouveau « style Design » qui souvent n’est qu’une incitation à la consommation (je change mes fauteuils faux La puissance de récupération de notre société est considérable. C’est ce Rono et, ainsi aseptisés, vont enrichir la société possédante. Les artistes ne sont plus maudits (ce qui navre les littérateurs). La société les désamorce en les accueillant quoi qu’ils fassent, de peur de passer à côté d’un événement culturel. Les bourgeois d’aujourd’hui ont compris qu’il fallait mieux refouler leur goût et s’entourer d’emblèmes donnant une image de marque à défaut d’une véritable relation culturelle. Les artistes ne trouvent plus de terrain de contestation. Les œuvres de contestation sont vendues et achetées dans le système comme un Par contre, cinquante millions de Français vivent sans la moindre miette d’art, dans un environnement sordide. La France est un vaste désert d’art beauté nouvelle.

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Cinquante millions de Français vivent sur l’esthétique du passé dans le laideur accumulée par des siècles d’exploitation et d’imposition culturelle. La France, jadis maîtresse des arts, n’est plus qu’une masse de formes implus de relation véritable, d’estime réciproque, de dialogue enrichissant entre l’environnement imposé et la population. Pourtant la révolution industrielle, la révolution urbaine, la révolution démographique ont été les moteurs de l’état révolutionnaire permanent qui remet en cause l’ensemble de notre société, de notre morale, de notre religion, de nos institutions. Il semble que, depuis le début du siècle, avec une accélération continue, tout soit remis en question, et cela dans un moule mouvement du monde qui est redécouvert. La peur de l’homme s’ouvre dans un déchirement douloureux de ses habitudes. Blessé, il cherche un refuge formel qui nie le présent. Le Design essaie de formaliser les équipements de cette dynamique, préservant le rapport visuel et tactile de l’homme au contact des services et matières nouvelles. Le Design n’est donc pas la reconduction de l’existant dans un nouveau style mais bien la remise en question de la chose même dans sa transformation. Le Design m’apparaît comme la relation entre l’homme et les services de la technologie. À la fois manifestation permanente de l’homme vis-à-vis de ses créations et en même temps disponibilité ouverte à un monde à construire. L’esthétique est un mystère de relations entre l’homme et ses productions, entre la nature et ses produits. Le designer doit à la fois être ouvert à cette connaissance mais rester libre vis-à-vis d’une beauté nouvelle qui se dégage d’une nouvelle technologie. En clair, l’aspect du monde va plus changer que nous l’imaginions et notre relation avec notre environnement sera totalement différente. Le designer doit plus s’attacher à la relation de l’homme et des formes qu’aux formes elles-mêmes, car nous ne pouvons imaginer ce qu’elles seront. Le petit jeu, depuis la préhistoire, qui va de la tendance rigoriste du style géométrique jusqu’au délire tourbillonnant du baroque, du purisme au l’équilibre dynamique des formes. L’homme a besoin de se reconnaître et de se mesurer dans son environnement. Ce qui revient à dire qu’il a besoin d’être accueilli par les proportions, les couleurs, les formes de son milieu. L’homme a besoin d’être aimé. Pour l’instant une vieille table en bois lui des constatations qui risquent de se retourner rapidement car elles sont construites sur la méconnaissance et l’ingratitude.

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En conclusion très provisoire, le Design serait une aide pour l’homme, un moyen d’endormir sa souffrance au changement, de le soutenir dans sa quête vers un nouveau destin. Paradoxalement l’homme veut tout car il l’aventure est sa nécessité. Le Design trouve son originalité dans sa - la matière n’est plus qu’un service-, l’objet est mort en tant qu’objet possédé. Il s’agit d’aborder les rivages de la socialisation de l’environnement. Il s’agit d’habiter notre planète avec comme voisins trois à quatre milliards d’individus.

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Recherche doctorale

« La perception des objets quotidiens dans l’espace urbain »* Agnès Levitte

débute par l’étude physiologique des processus de la vision ainsi que des procédés de la mémoire, de l’apprentissage et de la conscience, qu’elle soit implicite ou explicite. Le rôle du corps en mouvement est l’objet d’une la marche citadine : on voit différemment si on est immobile, ou si on s’apprête à agir et que tous nos muscles anticipent nos mouvements. D'un point de vue phénoménologique, la personne est ensuite placée au centre de la recherche, en tant qu’être pensant, imaginant, ressentant des émotions, et capable d'apprécier. On « voit pour » … monter dans un autobus ou prendre plaisir devant un objet ; on « regarde en » se souveesthétique de l’ordinaire se pose alors. Si on délaisse le jugement du beau pour entrer dans le ressentir, une porte s’ouvre vers l’expérience sensible et cognitive, reliant l’émotion et l’attention. Plaider pour une appréciation esthétique de l’ordinaire qui aurait pris son indépendance par rapport à l’art, c’est s’interroger sur la relation du quotidien à celui qui regarde. C’est également prendre en compte la situation et l’engagement de cette relation et les indications qui la favorisent. On assimile souvent imagination, émoici par opposition à comprendre. L’appréciation des objets manufacturés est relativement récente et l’on peut supposer que nos mécanismes se sont adaptés aux nouveaux types de choses et aux cadres construits qui les environnent. Par ailleurs, l’appréciation, lorsqu’elle est esthétique, peut être volontaire : on s’engage explicitement pour obtenir une satisfaction, comme se rendre au musée ou porter son regard vers un objet sociaelle peut être déclenchée à notre insu et dépendre alors de la relation qui s’établit entre celui qui voit et les attributs de l’objet regardé. Je ressens L’appréciation esthétique n’est pourtant pas toujours positive : toutes les expériences sensibles peuvent se manifester dans un large spectre qui s’étend du plaisir au déplaisir, de l’admiration au rejet, de l’évocation à l’attirance. Il est aussi possible de ne pas avoir d’appréciation esthétique. Cette absence sera vécue comme négative si, par exemple, devant un

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par Agnès Levitte le 5 octobre 2010, sous la direction de directeur d’études à de recherche au CNRS. L’ouvrage sur ce sujet aux éditions Le Félin.


Recherche doctorale

objet réputé beau nous ne ressentons aucune admiration alors que tous et singulier, contrairement à d’autres expériences communément vécues, rable ; sensitive et sensible ; immédiate, directe et intuitive ; intrinsèque être divisée, telle l’unité première d’une expérience plus complexe. L’expérience esthétique du quotidien fait appel à de nombreux éléments parfois disparates qui participent à une expérience globale. Le regard porté ne se limite pas aux dimensions formelles ou sensibles de l’objet, mais englobe toutes les valeurs liées à l’usage et à l’environnement - qu’il soit domestique ou collectif, public ou privé - et qui enrichissent notre relation. On peut avoir une perception esthétique et utilitaire, et technologique, et nos besoins immédiats ou projetés, de notre culture, de notre curiosité, de notre histoire... dans la richesse de l’être subjectif. Les particularités de l’individu sont aussi mises en jeu dans ce regard, dimensions physiologiques, sociales, politiques, spirituelles, culturelles, sensorielles, morales, psychologiques. C’est alors qu’il faut questionner l’objet lui-même, toujours vu dans un dans la structuration du regard et de la personnalité. Une courte histoire du design et des théories de conception en rapport avec la perception permet de compléter la première partie de l’étude qui se termine par les noau long de la thèse, l’individu et l’objet sont étudiés en lien étroit avec la perception d’exemples de mobiliers urbains perçus dans les rues de Paris. Quelques retours sur l’histoire, comme l’implantation des fontaines offertes par sir Richard Wallace à la population de Paris, ou des entrées de métro sions libres de quatorze piétons ordinaires dont les promenades commentées ont été enregistrées dans un quartier populaire de Paris - dont trois avec un oculomètre portable qui a permis de croiser paroles et position de l’œil rapportée trois fois par seconde. Discours et regards ont été analysés à l’aide d’une quadruple grille. Une dizaine d’intrigues saisies sur le vif guident le lecteur vers des univers vécus ou imaginés, qui aboutissent au modèle proposé, destiné à enrichir les projets et les réalisations des designers industriels, chez lesquels on aimerait un engagement responsable pour une marchabilité

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Contact Réseau Philau École Nationale Supérieure d’Architecture de Clermont-Ferrand 71 boulevard Cote-Blatin 63000 Clermont-Ferrand 04 73 34 71 79 philau@clermont-fd.archi.fr

Les auteurs

Directrice de la publication Chris Younès Éditeur Réseau Philau

Yasmine Abbas

Aurélie Michel

Graduate School of Design

sur les médiations)

Patrick Beaucé

Yann Nussaume

-

Comité de rédaction Stéphane Bonzani Philippe Simay Chris Younès Ce numéro a été réalisé avec le soutien de l'ESAD d'Orléans, dans le cadre d'un programme de recherche : les objets-milieux (2012-14), et avec le partenariat de l'ENSArt de Nancy. Coordinateur de ce numéro Ont collaboré à ce numéro Yasmine Abbas Stéphane Bonzani Francesca Cozzolino Christian Debize Jacqueline Febvre Christian François Igor Guatelli André Guillerme Agnès Levitte

Designer plasticien, diplômé de l'école des Beaux-arts de Rennes et de Nîmes, laboratoire d’architecture et design, Objectile

Architecte, docteur en études urbaines, professeur à l'ENSA de Normandie, directeur du laboratoire Architecture, milieu, paysage

Stéphane Bonzani

Nancy Ottaviano

Architecte, docteur en philosophie de l’urbain, rieure d’Architecture de Clermont-Ferrand

à Paris, Laboratoire Anthropologie et archiBelleville

Francesca Cozzolino Anthropologue, post-doc ParisDesignLab, ENSCI-Les Ateliers, chercheur équipe Anthropologie

supérieure d’art de Nancy

DPEA « Architecture et philosophie » (ENSA Paris La Villette)

Jacqueline Febvre

Joseph Salamon

supérieure d’art et de design d’Orléans

Joseph Salamon

Architecte, professeur ENSA Nancy

Secrétaire de rédaction Nathalie Sabaté Création graphique, mise en page et maquette Sophie Loiseau Crédits photos Couverture Projet : Y. Abbas, réalisation graphique N.Branellec et Imprimé par Diazo 1 Chamalières (63400)

ISSN : 1278-6071 Dépôt légal : octobre 2012

Architecte, atelier Raum

Marion Roussel Christian Debize

Yann Nussaume Nancy Ottaviano Julien Perraud

Nadine Wanono Chris Younès

Julien Perraud

Christian François Igor Guatelli Professeur à l'École d'architecture et d'urba-

Architecte, docteur en urbanisme, aménagement et géographie, professeur des universités associé Paris 8

Jean Tabouret Antonella Tufano l'École nationale supérieure d'art de Nancy

André Guillerme Professeur titulaire de la chaire d'histoire des

Nadine Wanono Visiting Associate Profesor à l’université UCSB, ingénieure de recherche CNRS, membre du

Agnès Levitte Chris Younès Thierry Marcou Philosophe, directeur du programme Citelabo à la FING (Fondation internet nouvelle génération)

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Philosophe, professeure des écoles d’architecture, ENSA Paris la Villette et ESA (Paris), directrice du laboratoire Gerphau, responsable du Réseau PhilAU (ENSA Clermont-Ferrand)


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