mars 2014
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Pour une thĂŠorie des impermanences
Édito Chris Younès « Qu'est-ce donc que le temps ? » demande Saint Augustin. « Si personne ne me pose la question, je sais. Si quelqu'un pose la question et je veux l'expliquer, je ne sais plus. » La question du temps, vertige des contradictions, ne s'éclaircit pas dès qu'elle est rapprochée des formes architecturales. C'est en effet faire surgir des paradoxes là où on croirait voir des évidences : le temps du parcours, de la genèse, de l'événement, ou de ce qui dure. L'expérience du temps dans les formes architecturales, qui renvoie à une traversée existentiale désignée par la racine indo-européenne « per » : « aller de l'avant », « pénétrer dans », apparaît confrontée à plusieurs paradoxes dans la mesure où l'architecture est l'occasion d'une expérience du temps comme mode d'être à la fois dans le temps et hors le temps, mais aussi comme expérience d'une existence singulière et expérience d'une histoire humaine, comme pouvoir-être et comme annulation de ce pouvoir-être. La légende de Chronos qui engendre et dévore ses propres enfants traduit bien l'inéluctable processus de genèse et de desgurations de l'espace et du temps qui sont des catégories indissociables ? Les sociétés contemporaines ont rompu avec des positions millénaires de l'humanité : elles sont dorénavant confrontées, non seulement à la perte de l'éternel et au caractère irréversible du temps qui passe, mais aussi à une histoire impermanente dont la destination est imprécise. Des réévaluations et d’autres nouages entre les temps longs et les temps courts, les permanences et les instabilités ou encore les impatiences sont en jeu ainsi que les différentes contributions rassemblées en témoignent, qu’elles émanent de chercheurs professionnels ou doctorants. Ce numéro du Philotope, piloté par Silvana Segapeli, a été réalisé en partenariat avec l’École nationale supérieure d’architecture de Saint-Étienne. Le prochain portera sur la question de « Bâtir au contact du risque » et sera conduit par Xavier Bonnaud et Éric Daniel-Lacombe.
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Sommaire Édito
Chris Younès 01
Pour une théorie des impermanences Silvana Segapeli Chris Younès Jean Attali Marina Montuori Pascale Pichon
07 17 21 27 33
l’impermanence de l’espace public contemporain Pierre-Albert Perrillat-Charlaz 41 Manuel Bello Marcano 47 55 Claudio Gambardella 65 Tony Ferri 71 Élodie Nourrigat 77 Vers quelle transformation de la ville contemporaine ? 81 Barbara Angi Joseph Nasr Jean Richer Carola Moujan Massimiliano Botti Œuvre « Les maisons qui meurent »
89 99 105 109 115 121
Berdaguer et Péjus 129
Héritage « L’idéologie sanitaire » par Paul Virilio
Thierry Paquot 141
Recherches doctorales Marion Roussel 149 155 comme signe de distinction esthétique ? Céline Bodart 161 l'invention de l'espace à-venir Les auteurs
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Pour une théorie des impermanences
Pour une théorie des impermanences Silvana Segapeli - Je voudrais que ce moment dure toujours, murmurai-je Le Livre de sable
Abstract Although the idea of impermanence isn’t established amongst the
« À propos de l'esthétique de l'éphémère. Six quesmann », Artabsolument n°10, automne 2004, p.56
Rinpotché, Au cœur de la compassion, Éd. Pad-
the creative process of the architectonic and urban project, in relarégimes sensibles” pertaining to them. L’impermanence - nommée mujo en japonais et anitya en sanscrit - est
l'éphémère est lié par notre culture à une structure linéaire du temps, l’im-
dimensions de l’impermanence, et précisément : « L'éphémère de l'impermanence, c'est l'énergie du présent, sa capacité d'invention et sa force toute nietzschéenne, qui capte le temps, pour rendre compte de l'immanence de toutes choses dans l'univers. »1 Si la notion d'impermanence ne peut se réduire, ni reconduire, à la seule dimension de l’éphémère, elle ne peut non plus se représenter comme le contraire de la persistance, selon une logique qui serait dualiste et antinomique. L’impermanence est un belvédère à partir duquel observer le devenir, tout en considérant le de l’éphémère danse l’éclair de la vie »2
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nel présent et non à une succession linéaire d’instants.
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Pour une théorie des impermanences
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Camminare come pratica estetica, p.137 : « La città nomade vive in osmosi con la città sedentaria, si nutre dei suoi scarti offrendo in cambio la propria presenza come una nuova natura. » Architecture et temps, Les Presses du réel, 2012, p.63
de stabilité et notion de durée. L’esthétique du changement, la clarté des transformations, la beauté de l’alternance des phénomènes naturels, n’ont jamais acquis de valeur éminente dans notre culture. Si cette idée d’impermanence ne s'impose pas parmi la multitude des concepts spatiaux d’origine occidentale, elle surgit comme une notion qui caractérise tous les phénomènes actuels de la ville, de manière plus au moins ouverte et manifeste. les structures constitutives de l’urbain et qui se relient aux spatialités/ qu'aux pratiques informelles des habitants. C’est dans la ville pensée par ville nomade vit en osmose avec la ville sédentaire, elle se nourrit de ses déchets en offrant en échange sa propre présence comme une nouvelle nature (...) »3, une ville qui ne se conçoit plus par grands projets mais selon conscient l’impermanence d’une perpétuelle transformation. L’intérêt de porter un éclairage sur les phénomènes urbains liés à l’impermanence repose sur la nécessité de (ré)interroger les différents processus à la modélisation dans la théorie comme dans la pratique du projet. Jamais comme aujourd'hui le concept de transformation n'avait été autant mis en exergue dans la culture urbaine et jamais, dans le projet contemporain, le rôle du temps n'avait acquis cette importance dirimante. Dans cette nouvelle assise de la culture du projet, le temps se tisse et se dessine autant que l'espace, les strates se superposent, s'enchevêtrent. « Reconstruire le lien entre le temps écoulé là-bas et le temps présent, tel construction du musée d'Hiroshige, situé entre la ville et la colline et entre
temps et de le tisser. »4 donnant l'axe temporel à la dimension spatiale nous conduit à un paradoxe d’ordre esthétique, selon lequel le territoire de la ville contemporaine ne monuments mais par des connexions (toujours en mutation/évolution) et par des événements anti-spatialisants : « L'énergie qui est dégagée par le territoire post-métropolitain est essentiellement dé-territorialisante,
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Pour une théorie des impermanences
mencé avec la métropole moderne, mais aujourd'hui seulement cela tend à se manifester dans son accomplissement. Chaque métrique spatiale est perçue comme un obstacle à dépasser. Pour n'importe quelle activité, on ne raisonne plus en termes de rapports spatiaux mais temporels. »5 comme innervé de connexions : « Dans un espace urbain en damier comme le nôtre, ce que nous pouvons obtenir avec l’une de nos prochaines évolutions ce n'est rien d’autre que la construction pure d'une relation, provisoire et tendue. »6 époque, le fait de la prendre en compte sous la forme d’une incapacité, « une impossibilité », comme dit Bernardo Secchi, « (...) de se donner une structure durable dans le temps »7, nous obligerait à prendre une posformes de représentations (Bauman) alors qu'on pourrait très bien l’accep-
économique, avec lesquels entamer un dialogue.
Casabella 705, 2002. « L'energia che sprigiona il territorio post-metropolitano è essenzialmente de-territorializzante, anti-spaziale. Certo, è possibile affermare che questo processo era iniziato con la metropoli moderna, ma oggi soltanto tende ad esprimersi nella metrica spaziale è avvertita come un ostacolo da oltrepassare. Per qualunque attività non si ragiona più in termini di rapporti spaziali, ma temporali soltanto. » Casabella 608609, 1994, p.24. scacchiera come il nostro, ciò che possiamo ottenere con una delle nostre prossime mosse non è altro che la mera costruzione di una relazione, provvisoria e tesa. » 7. Benardo Secchi,
Encore une théorie. Pourquoi ?
Et les activités ordinaires aussi futiles Padmasambhava, VIII-IXe siècles Paraphrasant Vittorio Gregotti, tout le monde sait que les architectes utilisent le mot « théorie » souvent d’une manière abusive (Gregotti, 2008). culative, soit dans le sens de séquence, succession, procession, notions étroitement liées au concept de devenir. tiplicité de devenirs » (Goetz, 2002) de la ville, en renversant le point de vue de la théorie des persistances des pionniers de l’urbanisme et de la prise par Aldo Rossi dans son étude sur la ville ( , 1966) comme théorie des permanences (« teoria delle permanenze »), se présente aujourd’hui comme une matrice à partir de laquelle repenser le processus de création du projet architectural et urbain, en vue d’une ouverture à l’éphémère et au « non conventionnel » comme ressources du projet. D’après Rossi, la continuité de « l’impianto urbano » était une manière trame (« trama ») qui représentent le nécessaire et le contingent, quand
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Casabella 739-740, 2005/2006, p.81-83. « (...) un assetto duraturo nel tempo. »
Pour une théorie des impermanences
Koetter, Collage City
15, p.90. « Cosi tutto l’impianto, come un reticolato romano che divide i singoli laboratori all’interno di una limitation regolare e viale centrale (...). La struttura dei laboratori diventa la continuità dell’impianto anche i punti centrali della limitatio. » 10. Cf. Aldo Rossi, , 1966
l'espace strié est rapporté au modèle du tissu, avec sa structure extensive et hiérarchisée. Cette nécessité d’éléments « stabilisateurs »8 était aussi, selon lui, une rité, ce principe étant présent à toutes les échelles, celle du projet urbain comme celle de la composition architecturale. « Ainsi toute l'installation, comme un damier romain qui divise chaque laboratoire à l'intérieur d'une La structure des laboratoires devient la continuité de l'installation urbaine limitatio. »9 d’une culture imprégnée de post-marxisme : le rapport à l'histoire, le sens même de l’histoire orientée de manière anthropologique, se concrétisaient dans la production de certaines formes bien ancrées dans le contexte de tracer une ligne diachronique de continuité par la répétition des formes d'appartenance à la culture locale. de ses transformations »10 selon la logique rossienne ? La transition d’une culture fondée sur les objets et les permanences, à une culture marquée bouleversé le paradigme de la continuité spatiale, mis en exergue les vade Calvino (Calvino, 1972), inversé le statut des persistances. Dans ce paradoxe, elles constitueraient actuellement la partie la plus provisoire et fragmentaire, et la moins autonome et vivante de la ville. Si la posture théorique de Rossi était inclusive par rapport au contexte, et dans le projet, à partir de la ville dense, du cœur, du centre historique, recherches urbaines contemporaines ne partent plus du tissu compact, elles se fondent sur la question des vides, des interstices, des porosités, des fragments. Aujourd’hui la structure de base de la ville occidentale
l'urbain et provoque une rupture des schémas dominants. De plus en plus de recherches urbaines et de pratiques projectuelles com(Careri, 2006) vues dans leur potentiel de transformation. Les collectifs Bruit du Frigo à Bordeaux, AAA à Paris, Raumlabor à Berlin, Muf à Londres, etc. en constituent des exemples évidents. Dans cet espace urbain conçu comme un anti-tissu « lisse » qui se met convoque l’idée de « monuments furtifs », commémoratifs mais nomades.
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Intime collectif, Bordeaux, 2010
Casabella della metropoli contrasta drammaticamente con la sua organizzazione spaziale, con la 'pesantezza' massa dei suoi contenitori. (...) Dovremmo inventare corrispondenze, analogie, tra il territorio post-metropolitano dove viviamo ed
de Didier Fiuza Faustino
ma luoghi per la vita postmetropolitana, luoghi che
Dans son Manifeste, il plaide pour une ville à la fois « mentale et intime », ouverte aux imprévus urbains et douée, à cet effet, des dispositifs aptes à
que s’il est le lieu de projection des constructions mentales de chacun.
changeante à géométrie variable. »11 Considérer que tout cela ne serait reconductible qu’à l’essentialité de la ville événementielle, traumatisme d’une « société du spectacle », ou bien à la légèreté d’une culture consumériste liée à l’image, nous semblerait rer aujourd’hui la question urbaine comme extrêmement contradictoire, ainsi que l'exprime encore une fois le frottement entre espace et temps : « Le temps de la métropole contraste dramatiquement avec son organi-
analogies, entre le territoire post-métropolitain où nous vivons et les bâtiqui soient lieux mais lieux pour la vie post-métropolitaine, lieux qui en expas les anciennes segmentations de l’espace métropolitain, qui soient plutôt connexions vivantes. »12
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tempo, il movimento, che non riproducano le antiche segmentazioni dello spazio metropolitano, che siano piuttosto connessioni viventi. »
Pour une théorie des impermanences
L'insoutenable légèreté de l'urbanisme « Nous ne vivons que pour l'instant où nous admirons la splendeur du clair de
Asai Ryoi, Récit du monde éphémère des plaisirs, Kyoto, 1661
P. Hall, C. Price, New Society n°20, mars 1969, p.435-443 14. Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues,
retard, par rapport aux événements qu’il devrait contrôler » (Benevolo, 1963), incapable de suivre les mouvements du réel. Les dispositifs à la fois rigides et fragiles de l’urbanisme donnent lieu à « continua » et compacte se fane en laissant émerger « le fantôme » de la des espaces ouverts et délaissés, l’ouverture à l’événementiel. Cédric Price venait alors de publier un article qui remettait en jeu la logique Could things be any worse if there are no planners at all? »13 tions des règles de croissance et de gestion des transformations urbaines.
notions naissantes de pratiques alternatives de gouvernance, partage des responsabilités et participation. anticipatory architect” (Price), celle de temporary use Temporary Autonomous Zones hightech favela” (Branzi, 2010) et le principe de non-sequentialité urbaine (Vigano, 2008), dans la théorie autant que dans la pratique, concourent formation de la ville, de la même manière que, selon Deleuze, « les devenirs ne sont pas des phénomènes d’imitation, ni d’assimilation, mais de double capture, d’évolution non parallèle, de noces entre deux règnes »14. Les lignes de recherche et d'action les plus avancées se croisent de nos jours davantage sur le terrain de l’éco-conception. Les notions de développement soutenable et de ressource renouvelable ont (ré)introduit des dimensions de l'urbain moins visibles et moins exposées, comme le discipline du projet, a eu des retombées considérables. La notion de de départ important, à titre d’exemple, pour les théories projectuelles basées sur la faculté d'adaptation aux milieux et sur l'auto-organisation. Leur principe de « différence continue » postule la nécessité d’une architecture ouverte à l'idée de mutation, en renouvellement selon des procès d'autoréglementation.
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Des utopies de la ville mobile à l'éphémère des nouvelles cultures urbaines « Dans chaque bloc, l’imagination des habitants dessine la ville en créant -
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population est nomade et le déplacement entre les différents secteurs de de ces déplacements, ou aventures à la découverte de nouvelles sensations grâce à la multitude des ambiances rencontrées, des liens sociaux se
disme et le dépassement de l’architecture », in AA.VV., Constant, une rétrospective. Seuil, 2001 16. Kazuo Shinoara, anarchia progressiva », Casabella 608-609, 1994, p.21
Constant, New Babylon Dans la pensée de Walter Benjamin, la ville est la réalisation d'un songe née de nombreuses fois au siècle dernier. Sous sa forme utopique nous 15
.
des années cinquante et le cours des années soixante par une production abondante de visions allégoriques, porteuses d'intuitions prophétiques sur le futur et créées par des groupes d'architectes jeunes et avertis. A la gurent un nouveau modèle de ville, structuré comme une nappe (Lucan, 2009) ou en rhizome, et qui remet en cause les principes de hiérarchie de la trame urbaine. Le concept de base est celui de structure ouverte, ou d’une autre, la forma urbis qui était à la base du concept même de ville est effacée : développement et croissance suivent des formes irrégulières 16
disait Kazuo Shinohara à propos de l’esthétique liée à la croissance chaotique de la ville. La question de la forme urbaine disparaît dans les utopies modernes ou aux investissements temporaires qui s’opposent au plan prédéterminé : société de masse faite par des individualistes » nous explique Aldo Cibic, en esquissant aujourd’hui une nouvelle idée de ville-village sur le schéma du Null Plan
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elle peut seulement se manifester (pas de plan). »17 L'idée d'une ville à la topographie renouvelable émerge de chaque recherche visionnaire, de chaque projection dans l'avenir, comme la 17. Aldo Cibic, Microrealities, org. « La ville spatiale è urbana per una società di massa fatta da che aspetto avrà una citta spaziale. (...) Per una città spaziale non c'è grammatica, tranne il rispetto della luce naturale. (...)
comme une suite à son manifeste « L’Architecture mobile ». Son œuvre des italiens Superstudio e Archizoom. À la même époque, Archigram conduit les expérimentations sur la ville modulaire et interconnectée : de Ron Herron (1964) suivie par Plug-in-City (1968) de Peter
può solo accadere (niente piani) ». architettura come rovina », Casabella 608-609, 1994, p.20. « (...) le connessioni spaziali disgiunte, gli eventi spontanei, lo sviluppo capriccioso e la scomparsa di spazi, la compresenza di funzioni multiformi e diverse, gli corridoi contorti come che lasciavano passare rumori e bellissime voci, e la gente che viveva insieme a ratti, pesci rossi e cavallette. » 19. Chris Younès, « Paradoxes des coexistences urbaines »,
change. (...) A greater reliance on non-architectural elements of the urban tion d’une « architecture-event » à la place d’une « architecture-object », Jamais comme dans les années 50 et 60 la pensée évolutive sur la ville et la société n'a été accompagnée d'une production si vivante de scénarios du futur. C'était une nourriture précieuse pour la construction d'un imagiqui cherche à mettre en place de nouveaux modèles comportementaux et reconstruites après-guerre, sans aucun ordre visuel, « (...) les connexions spatiales disjointes, les événements spontanés, le développement capricieux et la disparition d’espaces, la coprésence de fonctions multiformes et
nouvelle urbanité »,
voix et les gens qui vivaient avec rats, poissons rouges et sauterelles »18. aujourd'hui remise en question. Les thématiques liées à cette formidable phisme, le ludique, le goût du collectif et la convergence entre pensée et sensibilité nourrissent aujourd’hui les nouvelles cultures urbaines. mutations urbaines, ce sont de nouvelles manières d’éprouver, d’agir et de penser (...) »19, si l’impermanence peut se traduire par un sentiment, « (...) celui de la poignance des choses, le mono no aware que l'on peut l’idée de construire par son biais une sensibilité esthétique commune, de rééduquer l’émotion collective, selon le fameux « droit à l’éducation de la
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Pour une théorie des impermanences
vie émotionnelle des masses »20 porté par Giedion, peut être reconsidérée d’actualité. concordance des valeurs, d’une ouverture nécessaire à l’acceptation et à l’interprétation des situations actuelles ? Dans cette perspective « mutation et théorie (...) plutôt que des contraires constituent ainsi les instruments essentiels pour mesurer de façon critique la mutation même »21.
20. Siegfried Giedion, Architecture et vie collective 1980, p.55 21. Vittorio Gregotti, tettura
© Berdaguer&Pejus, ADAGP, Paris 2013
teoria (...) anziché opposti costituiscono cosi gli strumenti essenziali anche per misurare criticamente il mutamento stesso. »
, Superstudio, 1969 Dessin 99.4 x 69.4 cm
Berdaguer&Péjus poursuivent avec ce projet leur investigation autour de l’architecture, confrontée ici aux thèmes de la représentation, du temps et After…2001 s’inspire de certaines œuvres iconiques
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© Berdaguer&Pejus, ADAGP, Paris 2013
Pour une théorie des impermanences
Superstudio, 1969 Dessin
© Berdaguer&Pejus, ADAGP, Paris 2013
99.4 x 69.4 cm
Superstudio, 1971 Dessin
© Berdaguer&Pejus, ADAGP, Paris 2013
69,4x99,4 cm
Instant City, scène de nuit, Dessin 49.4 x 69.4 cm
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,
Pour une théorie des impermanences
L’évènement existentiel Chris Younès
Abstract
tension et de transformation d'une forme vers une suivante dans l'articulation du lieu architectural donne à faire l'épreuve de la spatio-temporalité, génératrice faite de sédimentation et d'avènement, l'homme peut recueillir Les paradoxes de l’impermanence Diderot aimait à citer ces deux belles métaphores : « La mouche éphéde mémoire de rose, on n’a jamais vu mourir un jardinier ». L’intérêt et le paradoxe de cette notion d’impermanence tiennent en fait à sa négativité, étant donné l’on s’est habitué à mesurer la valeur d’un concept à ce qu’il d’une négation, la négation, la négation de la permanence, de la durée,
réellement c’est ce qui existe en tant que phénomène, entendons ce qui que ce que Kant appelle les idées de la raison, telle l’idée de liberté, ou de l’âme, ou de dieu… Cependant, la notion d’impermanence semble échapper à la distinction tienne qui sépare le monde des phénomènes de celui des noumènes,
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Pour une théorie des impermanences
n’étant ni un « objet » ni une « chose ». Car aussi bien l’un que l’autre se mesurent à leur poids, ce poids qui s’impose à nous, soit en tant qu’objet qui force nos sens, soit en tant que chose en soi qui pèse sur notre raison, se révélant par un poids ontologique, ou par un poids transcendantal. non plus ce que Heidegger appelle un « rien ». C’est une qualité, la qualité de ce qui est que rien n’existe réellement hors du temps, de l’autre que l’impermanent n’est pas un rien répondre que c’est ce qui apparaît lorsque le temps a été neutralisé. Le temps peut être neutralisé de plusieurs manières. Peut-être la première et
opération est l’une des rares qui pourrait donner sens à l’impermanence, en la hissant à la dignité d’un concept atomistique. Parce qu’en divisant la ligne, en tant qu’elle est analogue au temps, et en faisant triompher la discontinuité de l’espace, on réduit la durée et la continuité à une série ductibles, qui séparent deux existences possibles, en séparant deux points d’une ligne droite. Dès lors, l’impermanence apparaît comme une série d’interstices séparant les unités de temps les unes des autres, et la permanence comme une simple illusion optique, ou ce que Kant appellerait qui viendraient s’imprimer sur la rétine, en nous donnant l’impression d’une continuité, d’une durée, d’une forme de permanence, comme au cinéma ! sique, il réactive cette dichotomie : tomber dans une pétition de principe ou avouer la puissance de l’impermanence et reconnaître que son mouvement est décomposable en unités discrètes et séparées comme celui s’exposant par là à la réponse moqueuse de Descartes à Gassendi qui s’interrogeait à peu près de la sorte : « pourquoi ne puis-je pas dire : je me promène donc je suis ? » devant le mouvement tel le sphinx en face d’Œdipe, le menaçant à chaque
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Pour une théorie des impermanences
acte et de puissance puissance en tant qu’il est en puissance ». L’évènement et la durée
,
avec bonheur et malheur : bonheur puisqu'il est source d'engendrement et
1983
tère de la mort1, celle des autres et la sienne. Ainsi le récit de Cronos le
Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p.187
été engendré avant de dévorer ses propres enfants, exprime le paradoxe maintes fois développé d'un temps destructeur et constructeur. Cela ne
explore cet événement de la présence dans Dire chrono-logie phénoménologique
sens en situation. Les enjeux sont existentiels. 2 , intimement liés à la vie de l'homme, sont à la fois singuliers et partagés. Le temps arrache l'homme, toujours, à la permanence, mais la rencontre avec le monde ne se vit pas comme une donnée éter-
« maintenant », l'homme semble réaliser une mise en suspens du temps. Pourtant, l'expérience de la temporalité est celle d'un présent qui est aussi rétention du passé qui n'est plus et protension de l'avenir qui n'est pas encore. C'est l'événement de la présence3. Walter Benjamin a su décrire comment l'expérience de la ville est celle de l'articulation de ces trois dimensions du temps, présent, passé, avenir. 4 , il accueille l'événement qui les rassemble. Dans ses déambulations, dans les rues, les passages ou les livres, les traces du passé et celles de sa mémoire s'entrelacent. Plutôt déroulement, même si dans les temps qui se croisent et s'enchevêtrent, ce n'est pas seulement la vie humaine qui se révèle brève et menacée, d'une ville change plus vite hélas que le cœur d'un mortel ». La ville est certes éphémère et changeante, elle donne cependant forme à la durée. court, s'apprivoise, se ritualise et se régénère dans la ville. La continuité perpétuellement dépassé participent de la constitution de sentiments mixtes de durée et de fugacité. Des exigences éthiques, politiques et poétiques des traces et, plus généralement, de l’élaboration d’une série de stratégies
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1994 4. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, trad. J. Lacoste, Paris, éditions du Cerf, 1989
Pour une théorie des impermanences
de préservation. Se renforce également la préoccupation du patrimoine,
, 1993 6. Hans Georg Gadamer, , traduit de l'allemand et préfacé par Jean-Claude Gens, Paris, Gallimard, 1996
sager, vernaculaire, voire biologique et planétaire, introduit une logique à la fois de transformation et de durabilité, à l'opposé d'une rupture, d'un immobilisme ou d’un « présentisme ». Ainsi la résurgence du désir de nature et les valeurs de l'environnement sont une prise de conscience, et de la fragilité du vivant, et d'une très longue durée extra-historique. Le paradoxe des temporalités contemporaines se situe bien dans cette tension entre événementialité, simultanéité et longue durée, entre répétition et irréversibilité, entre temps de l'intime et du commun, ou encore tifs ou aux continuités et aux discontinuités articulant temporalités privées et historicité publique. Ce sont ces enchevêtrements complexes de temporalités hétérogènes, pouvant même être anachroniques, qui caractérisent e siècle. Le fait même de remettre la question de la temporalité au cœur de la cité ouvre à de nouvelles exigences : penser un autre espace-temps de l'être5 , accueillir la traversée de l'existence singulière et sa poétique. Gadamer6 a explicité à quel point l'interprétation est intrinsèque à toute existence, et pas seulement propre aux poètes ou aux devins comme le supposait Platon. C'est le sens lui même qui, relevant d'une herméneutique existenaux mutations des modes de vie et des représentations, aux révolutions techniques, aux désastres du XXe qui déterminent les établissements humains, ce qui est en jeu, c'est le nouage éthique, politique et esthétique de l'histoire singulière et commune.
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Pour une théorie des impermanences
ou exacerbée] Jean Attali
Abstract Rem Koolhaas is developing exciting theories that could be range
politan urbanities at its beginnings. « …et la mer la mer cramoisie quelquefois comme du feu et les couchers drôles de petites ruelles les maisons roses bleues jaunes et les roseraies les jasmins les géraniums les cactus et Gibraltar quand j’étais jeune une Fleur de la montagne oui quand j’ai mis la rose dans mes cheveux comme le faisaient les Andalouses ou devrais-je en mettre une rouge oui et comment il m’a embrassée sous le mur des Maures et j’ai pensé bon autant lui qu’un autre et puis j’ai demandé avec mes yeux qu’il me demande encore tagne et d’abord je l’ai entouré de mes bras oui et je l’ai attiré tout contre moi comme ça il pouvait sentir tout mes seins mon odeur oui et son cœur James Joyce1
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(1922), tr. fr. Jacques Aubert (dir.) : , p.1203-1204
Pour une théorie des impermanences
phrasé tée, rêveuse, aux évocations multiples et enchevêtrées, insaisissables : un À la recherche du temps perdu Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p.48 3. Cf. la conférence de Serge Leclaire, in « Compter avec la
en mariage et de la valse des amants, point focal ou spirale supposée du désir de la femme, alors même que la libre expansion de ses souvenirs révèle une aptitude labile, une indifférence à l’unité, un glissement progressif vers le dissocié et le libéré. Peut-être ne trouverait-on pas de meilleur miroir de cette diffraction du désir que celui tendu par la polarisaÀ la recherche du temps perdu devant la des démarcations que j’établirais bientôt entre elles, propageait à travers 2
Paris ville invisible de penser en rond / La Découverte, 1998 5. El Croquis, 53,
sens commun, à une esquive face à la « prégnance des sens premiers », attentif avant tout à « l’évanescence » du discours et à son « essentiel dérobement »3. rait inscrire parmi les philosophies de l’impermanence. La ville se dérobe facilement que s’impose à l’esprit non seulement l’évidence d’une croisconstruites et de ses vitesses de développement. Concentrées ici, dispersées là, voire disséminées à travers des territoires qui ne sont plus ni ville ni bien même ceux-ci, à coup de lignes de transport et d’appels pathétiques à la densité, seraient censés garantir unité fonctionnelle et cohérence environnementale. Pour penser la ville dans son perpétuel dérobement à elle-même - dans tions, neutraliser ne serait-ce que provisoirement trois « perspectives » théoriques. La première est celle qui fait de la ville un rassemblement d’architectures, qu’on tente d’embrasser sous un regard commun, panoramique (la veduta, la table d’orientation sur la terrasse de la Samaritaine4) ou bien cartographique. Les découpages du sol, les bâtiments, les espaces publics, les réseaux visibles ou invisibles, sont l’infrastructure matérielle, technique et juridique de la ville. Celle-ci donne lieu à des descriptions de l’importance, en un sens tout recul de la conscience de la forme serait un 5
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, que l’architecte ne pouvait qu’être
Pour une théorie des impermanences
enrôlé dans les rangs de ceux qui ont pour tâche d’endiguer le chaos - même s’ils sont condamnés à échouer. Cette approche de la ville est soumise au double régime de l’histoire qui en récapitule les constitutions se réduit à sa propre substance historique, ses plans successifs et ses « l’échec » qu’il faut apprendre à penser, les villes apparemment les plus informes révélant des capacités que l’on aurait cru réservées à celles qui Superposée à cette vision historique et préformée par elle, une autre de ces perspectives urbaines serait l’apanage des architectes, voire des de la ville vaut alors comme anticipation, elle est fondée sur l’aptitude à comme une ville virtuelle, voire utopique6. Quelle qu’en soit l’échelle, le projet inscrit dans la ville la réalité de ses formes possibles et de ses évenla capacité créatrice d’une société en mouvement - on ferait bien de ne pas restreindre ce rôle aux seuls architectes, ceux-là gagneraient à s’en souvenir. Le projet a pour inspiration un idéalisme de principe, tant est grande la propension à ne voir dans la réalité construite que l’image de sa phie spontanée de l’architecte ? de géographique et de sociologique, et qui la considère comme l’espace dans lequel se déterminent réciproquement en très grande part les rapports sociaux. La ville, selon ce troisième point de vue, contribuerait à sociaux à des territoires déterminés : d’appropriation ou d’exclusion, de 7
valeurs spatiales et valeurs sociales, les concepts voire les principes axiologiques venant refonder l’ambition théorique de la géographie humaine. La ville comme fait social total. des représentations de la multitude (en empruntant ce dernier mot à 8 ) : représentations dans et de la multitude bien plus certainement encore que multitude des représentations. Car s’il est vrai que l’on peut former au sujet de la ville autant de représentations qu’il chose de dire que la ville est le creuset même d’un espace de la multitude, tel qu’il devrait provoquer entre ces mêmes cultures des modes de combinaison, d’associations ou d’interactions, affectant en permanence la
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6. Voir notamment : Bruno , 7. Dictionnaire de la géographie et des espaces de la société, Belin, 2003 8. Voir notamment : Empire et démocratie à l’âge de l’empire, Paris, La Découverte, 2004
Pour une théorie des impermanences
l’expérience la plus quotidienne, celle des si bien nommés « transports en -
9. Les trois textes sont , Rotterdam, 010 Publishers, 1995 10. « Le règne de l’urbain et la mort de la ville », in J. Dethiez, A. Guiheux (dir.), architecture en Europe, 1870-1993, catalogue de l’exposition tenue au Centre G. Pompidou, Paris, Pour une anthropologie de l’espace, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2006, p.165-198. 11. Rem Koolhaas , « Pearl River Delta » in (dir.), documenta X - the , Kassel, Cantz Verlag, documenta and Veranstaltungs GmbH, 1997, p. 557-592
séance urbaine qui atténuent l’expression des différences et la manifestation des tensions nées de cette coexistence obligée. Alors, quel rapport avec les impermanences ? C’est ici que se joint à une théorie du genre la théorie balbutiante des urbanités cosmopolitiques. De cette double théorie, on trouverait plusieurs prémonitions dans les textes que Rem Koolhaas consacre à la ville. De ses principaux textes, on pourrait dire qu’ils montrent de la ville une vision fortement polarisée et exacerbée. Citons-en trois : Globalization nism Generic City9. Le dernier a longtemps été lu comme une sorte de 10 - bien qu’à partir d’une prémisse opposée. Car ce n’est pas la ville qui est morte mais l’urbanisme, et ce n’est pas l’urbain qui lui survit mais l’architecture, « rien que l’architecture », comme l’écrit Koolhaas dans la plus paradoxale des apologies du métier. Dans la nébuleuse urbaine, ce qui subsiste avant tout, c’est l’irrépressible tendance à produire des bâtiments : d’un de l’autre, la compulsion de répétition qui ne sait rien sinon produire tou« quartiers ». Le titre que Rem Koolhaas a donné à son texte le plus fameux sur la ville est ambigu. Generic renvoie aux produits vendus hors marque commerciale, et réputés de moindre qualité. Ces produits conservent leurs caractéristiques de base (leur principe actif quand il s’agit de médicaments), mais leur prix en est inférieur, soit qu’après expiration des brevets ils tombent dans le domaine public soit que, par économie, ils soient dépouillés des attributs qui en augmentent la valeur « immatérielle » (conditionnement, publicité, etc.). Le générique implique une baisse de valeur facilitant une diffusion élargie. aussi dans le mot Generic, tel que l’emploie l’architecte, une référence discrète au genre, au sens que ce mot reçoit dans les Gender Studies : c’est alors à la différence sexuelle qu’il est de Kassel dont le titre était :
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.
À deux ans de distance, c’est la même idée qui est reprise mais selon des (1995) suggère une différence « indifférente » ou estompée, comme peut la différence. La question est alors de savoir : 1) ce qu’apporte ce registre
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Pour une théorie des impermanences
rences sont produites par la sexuation, leur profusion est signe de vitalité, leur érosion signe d’épuisement. Dans cet ordre d’idées, l’article « Globali12 zation » de architecturales et urbaines, au gré des fertilisations croisées entre concepteurs dépouillés de leur gangue idéologique et constructeurs radicalisés par des codes exogènes. L’hôtel Il Palazzo ingénus… Les polarités s’étirent et se tendent dans l’espace, ce qui est en plus ou moins de succès) de créer des situations où tout est aussi bien que entre le sublime, le laid et l’absolument sans qualités. Le caractère dominant des deux dernières catégories rend la simple présence de la première 13
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13. , « Learning Japanese », Poem, 1993, p. 88
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propriétaires d’immobilier, fait, selon les dernières
Dans notre monde occidental où le capitalisme est à un stade avancé, dans le domaine de l'architecture résidentielle, il faut aujourd'hui favorichangeantes, en contraste avec les catégories de stabilité et de permanence toujours liées à la discipline de l'architecture. d’un objet ou d’un organisme vivant, semblerait, en effet, une catégorie de pensée contraire aux principes de l'architecture, qui, par sa nature même, ner avec une force croissante grâce aux recherches qui mettent l'accent sur de nouveaux objectifs et de nouvelles instances de méthode du projet architectural. La demande de logements, telle qu'elle a été appréhendée par le passé, représente un pourcentage très élevé et le phénomène de sur-construction, lié à des cas de spéculation, dessine une autre facette de la crise économique1. Dans le champ de la construction de logements, la demande part, font face à des situations d'urgence et, d'autre part, répondent à une logement » relative à la nécessité de l'adaptation, de la régénération et de nements et des bâtiments détériorés. Celles-ci sont les deux questions principales qui, au cours des dernières années, ont caractérisé la recherche que j'ai effectuée avec la collaboÉtudes de Brescia2. L'accent a été mis, d'une part, sur les méthodes de
rapport à 2008), environ 7 familles sur 10 (68,5% du total de 16,9 millions de ménages) sont propriétaires du logement dans lequel elles vivent, alors qu'environ 2 sur 10 (18,9% ou 4,7 millions) sont locataires. » ( php?id=1171) 2. Au cours des dernières années, notre groupe de travail (composé par les Botti et moi-même) a conduit des recherches ciblées - et souvent entrelacées - avec l'activité d'enseignement et de direction de thèses (plus de 300 suivies jusqu'à présent). Les sujets abordés, en particulier l'architecture durable, tournent autour de deux questions : la construction d'architectures « temporaires » et la réhabilitation de logements sociaux. Cette deuxième enquête est liée à un projet de recherche
Recherche, et met l'accent de nouvelles pratiques de réhabilitation de grands ensembles de banlieue cours des quarante dernières années. Le premier volet, intitulé -
une direction, parmi les rares possibles que l'on peut trouver dans la ville contemporaine, saturée de logements et d’espaces vides, à la recherche de ce qui peut encore être amélioré, en découvrant que beaucoup de sites sont déjà (presque) prêts à se transformer en quelque chose qui ressemPour répondre à l'appel lancé par le Philotope, nous avons donc choisi une voie qui permette à notre équipe de recherche de rendre compte des enquêtes menées dans le domaine de « l'architecture de l'impermanence » (ou au moins de notre interprétation de cette catégorie de pensée) et
tion innovante pour un enquête sur les méthodes de construction et de composition du logement temporaire. Les projets produits ont été exposés et publiés dan des volumes et des catalogues. Parmi les projets développés, il faut mentionner « Cubo4 », exposé à Bologna, dans (2012).
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Pour une théorie des impermanences
3. Ce concours de design publicisé exclusivement sur le Web a rencontré un succès sans précédent : 2.570 participants, 1.048 projets soumis,
500.000 visiteurs dans une année sur le site : ( com/livingbox/comunicatostampa.asp)
Cubo4, logements temporaires pour les territoires urbain impermanent,
dans les pages suivantes, seulement des considérations autour du premier des ces deux volets de notre recherche. De nombreux professionnels ont mis au centre de leur recherche le thème de logements minimaux, basiques, temporaires, urbains mais aussi conçus
New Orleans Prototype House Competition et Katrina Design ), ou le tremblement de 3 , proposé par terre au Chili (2010), le concours international Casa per tutti ( ) en 2007. « Du point de vue des modèles de logement - expliquait l'invitation de ce dernier - il s'agit d'associer le thème des logements temporaires qui sont fournis par les organisations de pro-
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Pour une théorie des impermanences
et mettre en œuvre des logements immédiatement disponibles dans l'urgence, adaptables à une habitation temporaire mais aussi possiblement prolongée, pour ceux qui sont accablés par des catastrophes soudaines et imprévisibles, comme les sans-abri, les Roms en transit ou sédentaires, mais aussi pour les étudiants, les migrants et les travailleurs itinérants qui, dans la contingence historique actuelle, posent des problèmes très similaires » (Avis de concours : la progettazione di un modulo abitativo d’emergenza 2007). Cette mobilisation massive des ressources intellectuelles, dans le panorama de la discipline de l’architecture contemporaine, non seulement ouvre de nouvelles voies dans le domaine de la préfabrication, de la semipréfabrication ou même du bricolage règlementé, mais cela montre qu'il existe aussi une sorte de renaissance d'une recherche sédimentée, qui e siècle. La liste des auteurs de petits logements auto-construits ou préfabriqués au XXe Radicals jusqu'aux projets les plus récents d’architectes minimalistes comme Lotvée, qui sous-tend une philosophie du projet dont les racines remontent à la mécanisation de l'avant-garde futuriste et constructiviste, en alimentant volonté d’expérimenter avec de nouvelles méthodes de construction ou de velles formes de comfort et, en même temps, des formes minimales qui 4 . ready-made et réinvention technologique sont à l’origine des micro-architectures, des objets qui ne sont pas grifdirecteur de la 7e formes qui sont à la fois petites et complexes, à l'expression d'une sorte de que Giuseppe Pagano a empruntée à Lionello Venturi pour réévaluer l'étude de l'architecture populaire opposée à la monumentalité fasciste. Cette orientation de l'architecture contemporaine, qui contraste avec les performances de l'architecture médiatique, met en valeur le désir de retourner vers des exigences de conception rationnelle, d'une construction se dégage, par exemple, de l'opération parrainée par Cassina en 2006,
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et J.P. Vassal parlent explicitement de récupérer la notion de luxe, dans le livre Étude réalisée pour le Ministère de la Culture et de la Communication Direction de l’Architecture et du Patrimoine, Paris visant à réhabiliter l'habitat social des banlieues franque ces architectes (les auteurs de la « restauration » très controversée Paris) pendant près d'une décennie se sont engagés dans des opérations d'interventions minimales qui n’ont pas pour but de rentrer dans l'histoire, mais qui privilégient d'autres méthodes d'utilisation de l'espace et matériaux de construction.
Pour une théorie des impermanences
du Cabanon de Le Corbusier, décontextualisé et réduit à une icône pure, comme un exemple de « maison pour tous » : une cabane constructible buen retiro avec les (1929), les (1940) et les contemporaines Murondins, représentent quelques-uns des précurseurs des structures microscopiques, bizarres, étonnantes, sponta-
que la renaissance de la petitesse et les aspirations paupéristes sont liées à une redécouverte effective de la légitimité du trash, de l'architecture de la favela (née sous le signe de l'impermanence et de l'adaptation continue aux nécessités de l’état d'urgence), qui découle d'une iconologie caractérisée par la concision des dessins et par une sorte d'aphasie que le matériau pauvre évoque dans l'imaginaire collectif.
riade di scoperte, « Lotus international » n. 130, 2007, pp. 124-129), dans lequel l'auteur souligne des modes d'action possibles dans les friches, en tesse » constituent « le terrain où on peut développer une biodiversité
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Pour une théorie des impermanences
architecturale qui semblait effacée par la prédominance des images et des Pour s'inscrire dans les exigences du marché, liées en partie aux situations d'urgence causées par des catastrophes naturelles (on pense surtout plus pessimistes sur l'instabilité naturelle), il faut, à notre avis, prendre de nouvelles et importantes responsabilités sociales, incontournables si nous d’une cohérence rigoureuse dans le contrôle technique de la construction. De plus en plus se fait sentir la nécessité de bâtir de petits établissements qui soient sans impact écologique, temporaires, comme déjà mentionné ci-dessus, des logements pour les étudiants, pour les sans-abri, les non-
respectueux de l'environnement, en concevant des objets à faible impact écologique qui ne sont pas nuisibles pour la nature. S’agit-il d’une volonté de « retour à l'origine » ? D’une réévaluation de la cabane de l'Abbé Laugier ? Peut-être est-il seulement question d'une prise de conscience de l'impossibilité pour tous de se consacrer exclusivement aux grandes œuvres. C’est un message qu'il faut accueillir, parmi les autres directions de la recherche, pour développer le thème de l'impermanence. sorte d'étude in vitro sont des opérations à effectuer dans un sens purement expérimental, elles permettent de se débarrasser du formalisme et conditions climatiques. Ce sont autant de questions qui amènent à repenser de nouvelles formes de vie sur des bases solides avec l'aide, dans la mesure du possible, également d'autres contributions disciplinaires telles Le « petit » projet permet de mener un raisonnement sur des termes tels que le fonctionnalisme, le rationalisme ou le minimalisme, et représente un à des aspirations esthétiques formalistes. breux cas, le logement temporaire, est la tendance à rendre permanente l'impermanence, à survivre à soi-même par négligence, paresse, incomest de transformer tout ce qui est provisoire et impermanent en situation de permanence nuisible.
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Pour une thĂŠorie des impermanences
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Pour une théorie des impermanences
ou comment observer l’impermanence de l’espace public contemporain Pascale Pichon Abstract
, Paris, Seuil, 2013, p.17 2. Cet article prend appui sur l’expérience de formation dispensée dans la spécialité de
urban project, given to major urbanization processes and to the meta-
architecture, pratiques », École supérieure nationale d’architecture et École supérieure d’art et design de Saint-Étienne. Depuis quelques années, d’autres formations universitaires
mots distendus et impropres, de verbes non conjugués, d’accords qui ne
-
empilé à un langage parlé, inventer la grammaire générative de l’espace 1
également de front la question de l’espace public, notamment le « Projets culturels dans l’espace public » dispensé à l’université Paris1 Panthéon-Sorbonne ou « Action et espaces publics Service de la formation continue de l’université de Rennes1. 3. Voir sur ce point, les fondements anthropologique de la notion »,
L’acte de formation en matière d’espace public2 est au cœur d’une attention récente portée par les sciences sociales (sociologie, géographie, science politique) et les disciplines de l’art et du projet urbain (architecture, urbanisme, design) au processus majeur d’urbanisation mondiale et aux métamorphoses des modes de vie. D’où l’importance d’en évaluer au mieux la portée en explorant les variations actuelles des fondations de 3 . De nombreux travaux 4 de recherche sur la ville contemporaine au cours de ces dernières décennies nous invitent, dans cette perspective, à prendre la mesure des muta-
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Programme de recherche territorialisée : Les formes de l’urbanité dans une métropole en chantier : politiques et processus à l’œuvre sur l’aire urbaine
compte-rendu-s%.
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4. Citons parmi les plus récentes parutions : des réseaux, 3 vol., « La ville à trois vitesses :
déconstruit, cartes à l’appui, l’idée géographique d’un « invariant rural » du territoire français : « Pendant des décennies, la plupart des cartes qui étaient publiées privilégiaient une approche territoriale, celle des espaces ruraux continus, plutôt que réticulaire, celle des villes et des réseaux qui les lient. Cela avait pour
périurbanisation », Esprit, J. Donzelot, Quand la ville se défait
savoirs, La Découverte, qui vient, Éd. de L’Herne, balisation, une sociologie, trad. de l’anglais par P. Guglielmina, Gallimard, du vingtième siècle, Éd. trouvera chez ces auteurs bien d’autres références antérieures qui ont nourri Réinventer la une nouvelle géographie, 6. R. Depardon, P. Virilio, « Conversation », catalogue de l’exposition : commence ici, novembre 2008/mars 2009, fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, 2008, p.6-24. 7. Voir par exemple les compétences habitantes des immigrants pauvres que décrivent Gean Notes sur la maison pour des villes qui se vident), Éd. Cité du design, Ces nouveaux habitants mobilisent leurs capacités de débrouille et d’innovation en investissant les villes qui se vident, en ré-agençant leurs lieux d’habitat, en développant une économie urbaine de circonstance. , op.cit. , Éd. de l’Aube, 1998
comme une composante minoritaire d’un ensemble plus large. Le choix des langages cartographiques et les a priori théorico-idéologiques de leurs utilisateurs se renforçaient mutuellement. »5 Pour le géographe, dénier l’évidence de l’urbanisation du territoire français c’est prendre le risque de ne rien changer du gouvernement des territoires et refuser de discuter les fondements sur lesquels reposent la « justice spatiale » et le « droit à la ville », déjà défendus par Henri Lefebvre dans quence, le recensement des gains et des pertes de ces bouleversements gigantesques est loin d’être réalisé, ce qui limite selon Paul Virilio les perspectives d’avenir et la projection de nouvelles utopies6. Le processus antagonique d’explosion démographique urbaine, auquel on adjoindra le délaissement ou le dépeuplement de grandes villes, s’avère l’un des plus complexes qui soit et questionne précisément la durabilité des villes et la malléabilité de l’expérience de l’urbanité7. Comment avancer des intentions et des propositions pratiques de reprise de la ville, selon le mot de 8 ? À quelles conditions ne pas dilapider l’héritage en matière d’espace public et comment en reconnaître les inventions ? « Reprendre la rue », telle était la première étape du programme proposée 9 pour mieux insister sur l’importance pragmatique de l’urbanité ordinaire concourant à l’expression de la puissance démocratique. C’est pourquoi, penser l’espace public dans toutes ses dimensions formelles et fonctionnelles, matérielles et humaines, conjointement si ce n’est préalablement au projet urbanistique et architectural est peut-être bien l’un des enjeux décisifs de « la ville qui vient »10 il a opéré lui aussi sa mue en s’accommodant des mobilités humaines et communicationnelles : de fait, il est marqué par des discontinuités, des fragmentations voire des ruptures des espaces et des temps urbains qui impermanence, accordé ou non aux modes de vie, aux manières plurielles d’habiter, de se déplacer, de se rencontrer et de se croiser, bref de faire société. Ce caractère d’impermanence, qui convoque la scansion et la diversité des temporalités urbaines et des usages, ne s’arrime pas à l’impossibilité des mises en forme urbanistique, architecturale ou artistique de l’espace. Au contraire, ne le détachons pas sans raison des archévis, le boulevard, l’impasse, le passage, l’arrêt de bus, etc. - et des lieux publics comme la gare ou le centre commercial, ou bien d’autres lieux de
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Pour une théorie des impermanences
10. Selon l’expression
rencontre avec l’autre. C’est dès lors au creux de la dialectique de l’impermanence et de la durabilité des espaces/temps que s’écrivent et s’inventent de nouveaux scénarios d’urbanité. À l’impermanence des usages, des modes de vie, aux discontinuités biographiques et aux individus mobiles, devraient pouvoir répondre l’obstination du vivre ensemble et le désir de l’altérité.
l’impermanence des propriétés d’espace, la durabilité des qualités d’urbaEn-quête du sensible de sphère publique11 qui la déborde et engage d’autres actants, d’autres agencements, d’autres réseaux matériels ou immatériels. Cette distinction12 sphère de l’opinion publique. L’espace public vit quant à lui des usages passants, éphémères, routiniers ou inhabituels, et accueille des pratiques les lieux, les moments et les modes. La coprésence, l’exposition des personnes, des groupes et des idées, l’expérience de l’altérité font qu’il se constitue également comme un espace essentiel de communication, de revendication, de sorte que l’expérience citadine ordinaire actualise la construction de l’opinion politique. Ainsi, l’espace public est pourvu d’une dimension politique et l’idée de bien commun13 articule, au niveau situa-
interroge tout à la fois le devenir de la ville et celui de l’espace public. vient, op.cit. 11. J. Habermas, public 12. Sur ces différentes acceptions, voir également public, La Découverte, 2009 un article très éclairant, développe une argumentation serrée à propos de la communauté politique qui s’institue depuis un espace public ? L’antagonisme de la communauté et de la publicité », Hermès 1992, p.23-37
usages », le commun.fr/index.php? page=micropolitiques-desusages 12 juillet 2013 15. G. Simmel,
usages »14 dans l’espace public à la gouvernance urbaine, aux politiques
la vie de l’esprit Éd. de l’Herne, 2007 16.Voir par exemple :
Pour aborder cette complexité où tout s’entremêle, l’approche sensible de l’espace public ouvre des pistes d’exploration et d’enquête sur deux registres du sensible indissociables : sensoriel et politique.
2005-2013, Pichon P.,
combien le citadin devait, pour se protéger dans les grandes villes de la multitude des stimulations sensorielles, répondre par « l’attitude blasée »15. L’enquêteur quant à lui, apprend au contraire à réactiver ses sens pour céder à une sorte d’état des lieux des modalités d’accès, d’accueil, de ser ainsi l’inventaire comparatif des usages et des pratiques tels qu’ils se présentent au cours de l’enquête ethnographique de terrain16. L’exemple sur les ambiances urbaines montre la fécondité de l’approche sensorielle du point de vue des aménagements circonstanciels ou plus durables des
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2013 (à paraître).
Pour une théorie des impermanences
Duarte (dir.), Ambiances urbaines en partage, Pour une approche sensible et pour une écologie politique des espaces urbains, 18. P. Sansot, Jardins publics en scène de la vie quotipublic 20. H. Arendt, Essai sur la révolution Chrestien, Gallimard, 1967 21. J. Rancière, Aux bords du politique, éditions, 1998
histoire. Approches de situations et des acteurs sociaux », Terrain n°38, 2002 23. « La cause de l’autre ne peut être réduite à une cause humanitaire ou communautaire ou encore à une reconquête identitaire, c’est une différence de la rendue visible par le tort fait à l’autre dans de le compter à nouveau en son sein. » Rancière, Aux bords du politique, op.cit. 24. J. Rancière, du sensible éditions, 2000, p.12
ambiance, c’est-à-dire de la capacité d’une ambiance à être sensible et réactive aux pratiques et aux expressions habitantes. Certains espaces urbains sont plus ouverts que d’autres aux variations et aux improvisations du public. Certains laissent peu de place aux manifestations humaines et tendent à fonctionner selon une stricte logique du conditionnement et du ou neutraliser la puissance expressive des activités sociales.»17 paces publics, c’est-à-dire d’espaces ouverts aux publics dans leurs diversités, au contraire des espaces communautaires ou collectifs, restreints à un ensemble d’individus possédant certaines caractéristiques semblables. C’est cette distinction subjective dont Pierre Sansot rend compte : « Je dénommerai espace public - et dans cette désignation entrent une part d’utopie et un constat - tout espace où je me sens à l’aise, dans lequel je perçois chez les autres le même sentiment de bien-être et où je n’ai pas parce que je m’acquitte d’une tâche qui ne regarde que moi. »18 Voici exprimée la liberté du choix à être là, du droit de visite partout en ville, dans la coprésence et l’ « inattention polie »19. Dans l’espace concret des pratiques et des usages, se déclinent des rapports multiples à l’altérité, discrets tels que le tact ou la conversation, ou plus ostentatoires. C’est vie sociale qui participe de l’expérience sensorielle du citadin. L’espace public est en effet un espace sensible d’apparition des individus, mettant en scène la pluralité des mondes des conventions et des appartenances, 20
.
politique démocratique, examine le processus de subjectivation au sein de la communauté politique qui fait apparaître ceux qui jusqu’alors ne comptaient pas : peuples, groupes, individus21. L’approche sensible se confronte quant à elle à cette question en situation. Par exemple, la banalisation de l’extrême pauvreté ne peut néanmoins à ces « événements »22, l’enquêteur acquiert une acuité nouvelle : il les distingue et les singularise tout en les rattachant entre eux. Sa perspicacité à repérer les présences marginales va de pair avec l’exigence à les intégrer à l’espace commun. Cet exemple met en évidence la dimension publique de notre fragile urbanité dans l’expérience de la rue, ce commun partagé23 parts respectives. »24 C’est peut-être cette perception sensible là, au double sens du terme, dans
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Pour une théorie des impermanences
l’apparition/disparition, dans l’accueil/exclusion, dans le commun/partagé, qui résonne de la première impermanence de l’espace public urbain. Des qualités d’urbanité aux propriétés d’espace public Par quels enchaînements d’espaces et de temps et selon quels usages ou pratiques culturelles se façonne l’espace public contemporain ? Qu’est-ce
25. Cette méthode est très utilisée dans le champ du projet urbain sous différentes formes, depuis la simple visite commentée jusqu’à la
de vie se déploient en tel ou tel lieu ? Quelle identité de ville se manifeste ? C’est à ces questions que tente de répondre la démarche sensible de recherche en intégrant la dimension comparative entre les situations et les lieux observés et en requérant différentes lectures, qu’elles soient archiphique ou archivistique. La démarche se nourrit en premier lieu de la marche urbaine25 qui initie l’enquête approfondie des lieux et des usages et incite à coopérer avec les usagers, les habitants26, les professionnels des métiers la ville : agent de propreté, facteur, éboueur, jardinier, chargé de mission des services graphique d’observation et de recueil de données, terrain sensible d’immersion et de captation d’habitudes et d’ambiances, le laboratoire en plein air des espaces publics urbains se construit d’abord via l’accumulation, l’inventaire puis la mise en comparaison. L’enquête repère, classe, indexe, compare les micro-scènes de la vie
« L’ambiance est dans
exemple par l’exploration des seuils ou des frontières administratives, maté27 . Le recueil des données se réalise sur différents les heures, diurnes ou nocturnes, les jours, les saisons mais également laquelle l’enquête se confronte toujours, le temps long du recueil mettra en évidence de façon complémentaire, d'une part la singularité d’une ville, et d'autre part, de manière résolument générique, les propriétés fragiles de l’espace public urbain contemporain blics traversés, habités, visités, investis, occupés28, parfois appropriés ou
phérique des ambiances architecturales et urbaines dans les approches environnementales », Ville et environnement, nov. 2008-avril 2010, dérive des situationnistes, comme aujourd’hui les traversées des périphéries urbaines du groupe italien une version esthétique, au sens ranciérien du terme ( ). Dans notre approche sensible, la marche urbaine n’est pas un outil de diagnostic urbanistique des espaces urbains mais d’abord un outil de connaissance : il ne conduit pas directement à une opérationnalité techil construit tout d’abord l’étape de re-connaissance. éveil, le marcheur, prometure qu’il adopte, amorce la remise en question de ses pré-jugements. La connaissance par l’expédes sens comme geste techniques du corps » (1936), in Sociologie et Anthropologie -
comme par exemple : aménager, occuper, s’installer, souligne les qualités de confort et de possibles entre-soi, ou encore les dimensions hautement techniques de certains aménagements urbains décidant de l’habitabilité29 de l’espace public mais également des appropriations intempestives. Cette courte liste indique que l’espace public n’est pas le simple prolongement de l’habiter mais l’une de ses composantes, et que si l’espace privé se signale par le retrait et la clôture, si l’entre-soi au seuil des immeubles sociabilités entre inconnus. Les mouvements : se déplacer, visiter, marcher, se garer, stationner, etc.,
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, des captations, des observations subjectives, des peut se rapprocher pour décrite par l’ethnologue Colette Pétonnet L'exemple d'un cimetière parisien », in C’est une dé-marche
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de recherche appliquée, située dans le temps et l’espace, qui ouvre le questionnement à propos des lieux traversés, de forme, de leur matérialité, de leurs modes d’être habités, usés, appropriés. La démarche se poursuit par l’enquête de terrain et l’apprentissage d’autres outils d’investigation. 26. P. Pichon, « La prise en compte des compétences des habitants et des usagers dans les projets urbains », in (dir.), la démocratie, L’Harmattan, 2009, p.185-194 27.Le recueil s’appuie sur des enregistrements sonores, des enregistrements d’entretiens, des récits d’expérimensignes représentatifs de la ville (via la publicité, les médias, les outils du tourisme, les archives, et également auprès des des expérimentations interactives de participation habitante, par exemple en faisant réagir les habitants à des représentations disponibles des lieux, des événements (photographies, cartes, plans) ou en les sollicitant pour qu’ils produisent eux-mêmes des représentations (carte mentale par exemple). Sur appliquées aux espaces pace urbain en méthodes, Éd. Parenthèses, 2001. pratiques des professionnels de la propreté, de l’entretien, de la sécurité, ou encore de « l’aller vers » qui se soucient quant à eux des personnes à la rue et de leur devenir, par exemple les maraudeurs de l’urgence sociale ou les visiteurs des prostitué(e)s. L’impact de toutes ces présences nous semble essentiel pour saisir la dimension politique
rappellent quant à eux combien la mobilité est au cœur de la grammaire soutient qu’elle est un bien public30, qui guide le plus résolument la curiosité de l’observateur, qui le conduit à interroger sans relâche le rapport réciproque entre les lieux et les gens, à accorder le plus de valeur aux situations et aux circonstances, comme aux modes de vie. Se mobiliser, Ces quelques exemples montrent comment l’enquête peut non seulement mettre à jour les qualités centrales d’urbanité telles que la mobilité, l’habipropriétés d’espace, liées aux moments observés de la vie des espaces publics urbains tels que : l’hospitalité, l’accessibilité, la visibilité, la sûreté… Ces propriétés revêtent un caractère d’impermanence tant les usages se déploient ou s’atrophient, voire se perdent dans le temps. Dépendants des se font l’écho tout à la fois des fonctionnalités, des aménagements archiou mémorielle, des routines de la quotidienneté, des arts de faire des citadins. La pensée d’espace public invite à discuter d’un état des lieux de la vie urbaine riche de présences, d’entrelacements et de rebondissements, d’agencements de lieux où se territorialisent des superpositions éphémères ou plus durables de populations et d’activités, selon les mobisuccession des temporalités aux visions de ville, permet de saisir les espaces publics comme lieux en mouvement, comme manifestes d’identités plurielles. De l’acte de formation Le tableau qui se dessine peu à peu n’a précisément pas pour objectif de valeurs mais bien plutôt de proposer un ensemble ouvert de contextes du quotidien, de ses routines et de ses événements, petits ou grands, qui scandent la vie urbaine. Parce que la sérendipité des usages est l’une des caractéristiques du devenir des espaces publics, on aime rapporter les multiples récits collectifs qui racontent une ville tout à la fois « même » et « autre », dans son identité non pas une mais multiple au regard des transformations dans la longue durée : permanence et impermanence se conjuguent au temps de la narration. C’est pourquoi à la célébration de l’impermanence il faut immédiatement opposer la durabilité : le souci de ne pas dilapider l’héritage de ce qui fait la ville, l’urbanité, les traces des mémoires, ce qui permet de distinguer non seulement les fonctionnalités des lieux mais bien plus leurs ressources, la vie sociale.
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constitue l’espace public et qui le fait devenir aiguillon de l’activité critique. aux espaces publics de la ville, on est fréquemment amené à observer gés31 et les modes de vie clos et destructeurs d’espaces publics. L’acte de formation fait surgir le questionnement sur les pratiques citadines de
et morale des qualités attachées tout à la fois aux matérialités urbaines et aux modes de vie. Habitabilité, Supérieure de Création 30. « La mobilité est en effet l’un des trois grands
vie sociale, conduit à considérer la présence de l’étrangeté et de l’étranger comme nécessaire à la vie publique, bref, devient l’ambassadeur de l’hospitalité urbaine. C’est là sa philosophie.
la distance, avec la coprésence, exprimée notamment par la ville, et la télécommunication. (…). La mobilité est donc partie intégrante d’une éthique de l’hospitalité et de la Réinventer la France, op.cit., p.137-138 31. Voir par exemple les dénonciations documentées des installations architecturales ou design d’artistes fondés en 1997 Survival Groupe.
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- Architecture Pierre-Albert Perrillat-Charlaz 1. Cours sur la perception
Gilbert Simondon1
destinées plus graves ; susceptible de sublimité, elle touche les instincts les plus brutaux par son objectivité ; elle sollicite les facultés les plus élevées
que le fait brutal n’est pas autre chose que la matérialisation, le symbole
volume », dans Vers une architecture, Paris, Arthaud, 1923 de lire « Vers une architecture », au même titre qu'un traité d'architecture comme le de Leon Battista Alberti, est l'architecte Jean-Paul Vers une architecture »,
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Vers une architecture atteste d’une fascination d'un jeune architecte apollinien à l’égard de l’œil « qui sait voir ». Ce recueil, publié en 1923, d'articles écrits initialement dans la revue L'Esprit nouveau dépit des formules d'un manifeste pour l'époque3, il n'en conserve pas moins son actualité, par cette portée théorique vers une architecture de la des volumes assemblés sous la lumière » radicalise jusqu'à sa réduction, une pensée de l’espace du visible et du lisible fait brutal », elle s'ancre à la matière, résiste à la seule vision puriste pour laisser apparaître déjà cette présence sensible de l’espace indicible. D'une 4 , l'œuvre de Le conditions physiques inéluctables autant qu'à la plasticité des solides plad'architecture dans les questions fondamentales de la perception par tous nos sens. (1948), texte emblématique du renversement théorique de la maturité, abandonnera cette froide clarté objectivante des 5 , pour préférer les nuances 6 atmosphérique ne nous est plus uniquement compréhensible dans sa forme comme impression d'images rétiniennes, mais dans sa présence comme expression
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Pérennités, textes offerts , Lausanne, Presses sitaires romandes, 2012, pp.113-134 4. Sur cette question prégnante dans l'œuvre de L.C. voir chap. 9 : ou expérience ? » in Paolo Amaldi, Architecture, Profondeur, Mouvement, pp.404-408 5.Le Corbusier-Saugnier, les architectes », nationale d'esthétique, n°1, 1920 6.« Réaction du milieu : les murs de la pièce, ses dimensions, la place avec les poids divers de ses façades, les étendues ou jusqu'aux horizons nus de la plaine ou ceux crispés des montagnes, toute l'ambiance vient peser sur ce lieu. » Le Corbusier, « L'espace indicible », publié dans l'Architecture d'Aujourd'hui, numéro hors-série, 1946, p.9
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dans un très beau texte sur le couvent de la Conventus, cite le Dissimilis similitudo de Hughes de Saint Victor : « Dissimilis similtudo, ce pourrait être le label du plan libre de Le Corbusier. ». Conventus, Misère de la philosophie, Paris, Galilée, 2000, p.208 Vie des formes, Paris, Quadrige 9.L'architecture crée l'ombre. Des couches discerne dans les laques, dans la patine des objets d'étain comme dans les dents noircies de la geisha, on lit cette présence intime des choses dans l'ombre. Éloge de l'ombre, trad. René Sieffert, Aurillac, Publications orientalistes de 10. « L'architecture a un corps » nous dit Peter est semblable à un corps « qui peut me toucher ». formule en écho très directement à partir du texte : « Le corps de l'architecture » extrait de Peter Penser l'architecture 2006, pp.53-62
aux choses, émotionnel plus qu'intellectuel... L'objet d'architecture devient Stimmung, comprenons « tonalité » dans le sens nietzschéen de timbre du chant disposant l'âme à recevoir le monde de façon dionysiaque. Cette poétique de l'architecture trouve écho ici très précisément dans les dispositifs spatiaux déjà pour se réaliser autrement, huit cents ans plus tard au couvent dominicain 7 , masses rudimentaires préservées de la séduction au regard extérieur, n'expriment dans la « Vie des formes »8 lon anticipe la thèse d'une architecture comme cette invention singulière de l'espace intérieur : « C'est peut-être dans la masse interne que réside
L'espace architectural se conçoit comme empreinte d'un moule intérieur, de la perception. L'architecture acquiert là une pérennité dans cette réacPar les variations morphologiques, du plein au vide, dans l'impermanence de ses formes, l'architecture demeure. débitrice de ces lectures phénoménologiques et de l'attachement que nous portons aux éloges de l'ombre9 années d’étude d’architecture, c’est sans doute donner goût à l’architecture comme cette pensée du fait brutal avec ces lieux, retrouver le sens du vide qui prend forme dans la présence de nos corps, faire l'expérience d'une spatialité qui nous enveloppe, une forme intérieure. « Ce qui nous est donné, ce n'est pas la chose seule, mais l'expérience
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception L’atelier L’atelier du premier semestre de Licence à l’École nationale supérieure d'architecture de Saint-Étienne, invite l’étudiant à entrer en architecture par l'expérience du fait spatial découvrir et penser l’architecture s’envisagent ensemble, dans le contact cosa mentale qui les accompagne. Ces rencontres se déroulent dans la concrétude des sens de tout ce qui devient forme, masse et espace : le corps de l’architecture10 est ici considéré comme un événement primordial, fondation d'une pensée-projet attachée à la choséité de l’architecture dans l'expression de sa gravité : comment ces choses prennent corps ?
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Lieu du faire et de la recherche patiente, l’esprit de l'atelier est de proposer à l’étudiant d’investir l’architecture dès le premier jour entre intimité matérielle et projection d’une pensée du monde. Cet attachement au sensible comme connaissance, nous a invité à construire des exercices d'architecture qui évoluent à la fois sur le terrain objectif et raisonné des réalités imaginaires de la matière. À notre sens, on ne peut dissocier l’intelligibilité d’une idée d’espace et sa maté-
forme intérieure tables à dessin de l'atelier, pour préférer l'arpentage au-dehors comme entrée dans le faire architectural l'étudiant part se confronter, in situ (1960). Être-dans tier une connaissance de l’architecture qui souhaite se construire dans la présence aux choses. Sans préalable d’étude de document ni d’information historique, la découverte spatiale et la mémoire corporelle prennent le rôle tissage aux premiers gestes d’architecture et invitent à la compréhension d’une construction de la forme par les sens. Ainsi le dessin d’architecture s'apprend à partir de ses sensations primordiales, véritable entrée dans le vif penser l’espace dans ce Sans a priori d'une visite guidée, juste à partir de l’expérience corporelle , l’étudiant regarde, marche, touche, écoute, mesure et (re) trace ces formes intérieures. La découverte de l’espace architectural n’est pas ici seulement contemplative, informée et abstraite, mais concrète, descriptive dans l’élaboration de premières re-présentations. intérieur par le rituel du relevé. Dessiner un plan et une coupe s’apprend déjà
de ses formes géométriques, s’esquisse une pensée de l’espace moderne
sibles et l’expérimentation des premiers rudiments de la représentation : du croquis d’observation aux relevés jusqu’aux maquettes.
Paul Valéry, Degas, danse, dessin, Gallimard, 1938
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Écrire - décrire Comment passer de ces sensations propres à l’expérience d’arpentage
, appellent une compréhension de l’architecture qui passe nécessairement par l’abstraction du plan et de la coupe, pour re-connaître précisément ce qui écrit la forme intérieure : l’apprentissage d’un solfège spatial, en quelque sorte. Le dessin et la maquette restent les outils essentiels à l’architecte pour saisir sur une planche à dessin est encore aujourd’hui le geste primordial pour comprendre la relation entre les choses, le rapport d’une partie au tout. pour apprendre à les lire et les écrire, l’œil a besoin de la main. Dans cette pratique de re-construction à partir d'un relevé à la main, s’articulent une lecture de l'espace par dé-construction géométrique et une mise en -
avec l'espace, dans et hors de lui. Les dessins géométraux, retracés au té et à l'équerre sur table - plans, coupes - et les maquettes volumétriques poursuivent ces expériences initiales de rencontres.
Peter Zumthor, Penser l'architecture La forme intérieure L’enseignement de ces œuvres primordiales porte un premier regard sur l’architecture ouvert aux mises en espace essentielles à la vie de l’homme : habiter de l’intime à l’entité collective, de la cellule - le refuge - à l’espace d’une communauté - le couvent. Si les schémas d’organisation de l’habiter ont toujours évolué et se sont très anciennes dans l’histoire de l’humanité, continuent à répondre à l’émergence de formes et d’usages contemporains : le cloître, variation cement de l’espace qui traverse l’histoire de l’architecture, comme ici autour et dans, par le simple tracé d’un carré, trouve sens dans la forme de l’enclos. Le vide au centre d’une masse comme principe renouvelé qui or.
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Concevoir l’espace par évidement autorise une composition autonome de volumes complexes et donne ainsi à chaque espace la possibilité de se formaliser selon les nécessités et les usages. De l’intérieur vers l’extérieur, la conception spatiale plein-vide conduit à penser par évidement dans la matière-bloc, involution d’une forme dans la forme, une intériorité préservée dans l’intégrité du cube. Ce cube initial, cette masse « a priori » que l’on se propose de creuser de l’intérieur, nous invite à oublier au préalable, l’individualité des éléments d’architecture : mur, baie, toiture... pour reformuler un vocabulaire architectural élémentaire. L’enjeu au cours de l’exercice est de permettre par l’expérimentation en maquette notamment, de « faire apparaître » les notions de limite, paroi, seuil, faille, entre… différents degrés matériels d’une forme intérieure. Dans la conception du refuge, le monolithe raisonné par niveau, n’a plus plans - coupes, sorte de plis intérieurs de l’espace. Ces coupes-plans ne sont plus autonomes, elles constituent un tout pris en bloc, sorte de couches successives. La méthode par excavation dans la matière, prola forme d’une géologie. Cette homogénéité matérielle, cette substance par découpes d’espaces-pièces retrouve les dispositifs de la spatialité moderne : le Raumplan notamment.
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De l’impermanence fondatrice des petites éclaircies urbaines
Julien Gracq, La forme d’une ville
1. C. Duits, l'éclairement, Paris, Éd. p.139
des images au cœur des relations spatiales et sociales. De la surabondance d’images dans nos mondes urbains d’aujourd’hui émane une particulière forme de perception : notre existence s’ouvre à une médiation qui dévoile une profonde et éphémère théâtralisation de l’urbain. À cet égard, les certitudes de la ville technique témoignent de la mort d’un monde et de la naissance d’un autre. Dans l’article suivant, nous allons donner des pistes pour comprendre les nouvelles cultures perceptives de l’espace urbain en tant que théâtralisation faite d’incertitudes, d’impermanences et d’images. Plusieurs éléments du processus de théâtralisation peuvent être dessinés sous la forme d’une constellation autant esthétique qu’éthique : ils signalent une de l’expérience urbaine où les émotions et les sensations demeurent confondues. Si jadis, la modernité se privait d’une ce consentement qui opère la
1
.
dialectique qu’une telle union produit. « Charognard », l’être urbain intègre tôt sur ce qui est impermanent, sur ce qui est enraciné dans l’inconscient,
lation qui opèrent toujours des moments de confusion, des hallucinations courantes et quotidiennes où l’espace récupère d’une façon inattendue une cohérence au sein d’un aménagement hétéroclite. De ce fait, l’être urbain agence sur une table un nouveau tirage de cartes qui réorganisent les images de la ville en vue de répondre à un besoin créé dans l’instant, dans le moment présent, sur la route.
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Construite désormais par des rêves instantanés, une architecture spéci-
2. Pour cette notion de dreamland au catalogue publié à l’occasion de l’exposition d’attraction aux cités du futur. Dirigé par Quentin Centre Pompidou. 5 mai 2010 - 9 août 2010. Traité des hallucinations. Paris, Éd. 1973 4. Conversation avec B. Colomina à Rotterdam en février 2007, apparue dans la Revista el Croquis 134/135 « OMA/Rem Kool».
l’image de la ville produit ce que Deleuze appelle, après Leibniz, de petites perceptions : des occurrences minimes et disparates qui construisent notre existence dans une conscience d’un ensemble. Dans le phénomène urbain actuel, plusieurs manifestations, comme par petites perceptions le marché contemporain de l’image de la ville considère ces occurrences disparates comme la base et le fondement des « villes pour la diversion ». Ces dreamlands2 sont caractérisés par les propositions insistantes des promoteurs immobiliers pour créer (simuler ?) des microcosmes : des villes qui marchent comme des machines à renfermer des rêves et des l’imaginaire des villes en surveillant des villes imaginaires. Cette pratique intuitivement, de trouver la source de ce phénomène dans la spatialisation de certains délires pendant des époques d’excès, comme par exemple -
poussent partout dans le monde comme des petits cachets hallucinogènes 3
: l’hallucination visuelle d’un monde (des êtres et
leurs proportions relatives. Quel usage donner à cette inquiétante étrangeté du minime qui hante la perception urbaine contemporaine ? Ville, distraction, hallucination, sont des points de départ pour saisir une forme postmoderne de la percepurbaines. Dans l’urbanisme des « villes pour la diversion », la perception est souvent une reconstruction de l’expérience spatiale avec des débris d’un monde géographique par un présentéisme toujours « en ruine ». Ces débris du réel sont décrits par R. Koolhaas comme des utopies subconscientes, une sorte d’ , des traces de l’inachevé, des bouts d’histoire sans autre cohérence que celle d’être des vestiges de la conscience collective, des spectres quotidiens qui prennent sont ces rêves quotidiens qui, dans l’urbanisme contemporain, corrigent infatigablement notre perception urbaine. Ces débris du réel, ces utopies subconscientes sont en charge de dévoiler, silencieusement, de petites perceptions.
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L’inquiétant grouillement des petites perceptions. Des hallucinations aussi puissantes et dévastatrices que faibles et ceptive de l’espace urbain contemporain, l’hallucination est une synthèse de transition nous permettant de connecter deux choses, à savoir le réel et perceptions. Autrement dit, la condition hallucinatoire qui hante les « villes de rêves » connecte, paradoxalement, la réalité en tant que construction des piqûres, des secousses, des éclatements, des courants d’air, des vagues de froid ou de chaleur, des étincelles, des points brillants, des lueurs, des silhouettes ».5 C’est-à-dire des phénomènes éphémères, impermanents, mais en même temps enracinés dans le quotidien. se forme à partir de l’assemblage du lointain, du mirage, et du proche, du corporel, du réel. Autrement dit, d’un espace festif, horizontal, « obscur », munion de deux « modes » de ville scindés qui correspondent, suivant les études de G. Durand, aux deux régimes des images développées en tant que structures anthropologiques de l’imaginaire6. Dans la communion entre le jour et la nuit, entre un espace proche (clair) et un espace lointain (sombre), l’espace clair-obscur hallucinatoire pousse le corps à participer de manière particulière de l’expérience spatiale7 possible de constater dans les villes « dreamlands » que cet assemblage est aussi une machine. Le montage du clair-obscur hallucinatoire est plus un mouvement mécanique qu’une harmonie organique, animale. Les villes en tant que machines hallucinatoires contemporaines nous dévoilent une vibration particulière de l’éloignement et du rapprochement de l’expérience urbaine. Dans l’imaginaire, un quartier lointain devient un quartier proche, il se confond avec lui, il fusionne avec lui. À certains moments, tous les centres-villes du monde deviennent banlieue, et la banlieue devient, à son et des fantasmes que nous n’avons, peut-être, plus le besoin de désirer. construisons a fortiori. Par le biais d’une agitation sans but précis, d’une L’espace contemporain est plus un grouillement qu’une continuité. À cet égard, un état-limite discontinu évoque forcément un état proche tant de la mort que de la résurrection de l’expérience urbaine. De là, la joie rappellent des souvenirs qu’il n’a jamais eus mais qui pourtant le rassurent dans son appartenance à un lieu de sa mémoire, dans sa continuité. Dans
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Phénoménologie de la perception, Paris, Éd. Gallimard, 1945, p.398 6. Cf. G. Durand, structures anthropologiques de l’imaginaire (1922), Paris, Dunlod, 1969
mot « hallucination » se trouvent quelques indices de ce rapprochement, car rappelons-nous que le mot hallucination vient aussi du mot hallucita - allucita : moucheron qui se brûle à la lumière et aussi celui qui prend la nuit pour le jour. Cf. G. Lanteri-Laura, . Paris -
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dans les pages suivantes par Deleuze dans G. Deleuze, et le baroque, Paris, Les
, l’hallucination protège alors l’existence de l’être urbain. Ce n’est pas une appartenance au territoire, sinon à la perception elle-même. Autrement dit, une appartenance au grouillement digestif des petites perceptions, comme disait Gilles Deleuze8 gagnent le territoire de la perception9 tout en s’enracinant dans les affections, dans la reconstruction d’un corps sensible fantasmagorique. La forme éphémère et scintillante de l’état-limite de la perception urbaine
9. , p.123 10. , p.113 11. Rappelons les 10 plaies
aspect du phénomène hallucinatoire a déjà été introduit par G. Deleuze nade, Deleuze reconnait une zone d’expression claire et distinguée qui, comme une sorte de condamnation volontaire, dévoile nos singularités
mouches (ou les taons) ou les bêtes sauvages.
conclut que nous avons un corps parce que nous avons des zones d’expression claires et distinguées : « Je dois posséder un corps, cela est un
Bien qu’il ne s’agisse que de bestioles, le mouvement massif de la nature du châtiment que
»10 D’où vient cette obscurité intérieure et comment l’équilibrons-nous au travers de la perception dans la ville de nos jours ? D’abord il faut partir du fait qu’une animalité se révèle dans l’image du grouillement sensation du grouillement une relation haptique avec l’espace qui ne semble pas être de nature humaine, c’est-à-dire contrôlée par le langage
vient sous la forme de l’image de grouillement dont nous parlons ici. Voir Livre de l’exode chapitres 7 à 12. Nouveau Testament (trad. œcuménique), Paris, La Pochothèque, 1988 12. G. Durand, tures anthropologiques de l'imaginaire, op. cit., p.76 13. G. Deleuze, , op. cit., p.113
envers l’espace est d’une nature condamnable et donc « impie » pour une certaine morale. Rappelons-nous que, dans la tradition judéo-chrétienne, ment qui répandait la panique et la mort tant dans la nature que dans la ville et ses habitants11.Dans l’image du grouillement, le mouvement massif et anarchique des petites perceptions révèle alors, d’une certaine manière, l’animalité à l’imagination12 brer les machines hallucinatoires dans la ville ? rendre compte du fait que, face à l’animalité, l’homme trace le besoin de quelque chose de clair qui puisse corriger la chaotique mécanique de nos désirs et de nos perceptions en tant que grouillements. Autrement dit, à l’ombre du péché, un châtiment divin s’imprègne tant de notre esprit que losophique) de son être s’oppose, certainement, aux besoins du corps. Ainsi, l’être éprouve le besoin de posséder un corps parce que cela est la bonne chose qui contient l’obscur de ses impulsions. Leibniz explique ceci en disant que c’est le fond obscur de l’esprit qui appelle pour un corps13. bonne chose se présente à nous par l’assemblement d’éléments disparates, un bricolage la plus simple, l’hallucination naît quand, considérant un mur, par exemple,
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nous assemblons des cloques, des aspérités et des creux pour former un
parce que la perception n’a pas d’objet »15 est celle d’être un corps. La « grande » perception n’a pas d’objet partiel, mais des pièces qui se rassemblent dans un tout massif. Le corps est ainsi un objet total de la perception car, dans les objets partiels, elles « renvoient seulement au mécanisme exclusivement psychique des rapports différentiels entre petites perceptions qui la composent dans la monade »16 que se passe-t-il quand le monde est un objet, c’est-à-dire - et dans un but tant métaphorique que politique - quand la ville est par exemple, perçue elle-même comme un corps ? les petites perceptions synthèse de transition qui nous permet de saisir une forme de perception de la ville contemporaine, sont aussi des petits plis qui représentent un monde (et non les représentations d’un seul objet). Chaque hallucination lilliputienne qui compose l’imaginaire d’une est la reconstruction microcosmique du corps même de la ville. « »17 entre le phénomène hallucinatoire dont nous parlons ici et le rêve en tant qu’échappement du réel. Lorsque nous percevons un dreamland issu, dans sa substantialisation, d’un urbanisme construit par exemple par l’excinéplastique18), la seule différence entre le rêve et l’hallucination, c’est l’état de conscience du sujet. « quand l’esprit se laisse aller à la contemplation de ses idées et de ses »19 La découverte de ces chimères, c’est-à-dire d’une dimension consciente (monstrueuse et monstrée) de la réalité, est, depuis le cinéma, une question ordinaire. De cette manière, en tant qu’esthétique, l’hallucination participe de la au travers de mécanismes apparteà notre position face à l’écran-ville. Autrement dit, nous savons que cela n’est pas vrai, mais c’est tellement bien fait… De l’illusion à l’illumination ? Lors d’une expérience médiatique de la ville où la ville devient, ellemême, une expérience médiatique, l’être urbain cherche des dans lui permettent de repérer le montage qui se cache derrière le territoire montage subséquemment, du monde. L’être urbain échappe ainsi à la routine et s’enfouit dans le quotidien cinéplastique de l’espace. Dans ce quotidien, notre existence est aussi contemplée depuis un corps que corrige notre
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15. G. Deleuze, op. cit., p. 125
,
17. G. Bachelard, p.143 18. Pour la notion de cinéplastique voir De la cinéplastique, Paris, Carré ciné Seguier, 1995 , Paris, Didier, 1861, p.21
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20. La première fois que les surréalistes utilisent ce terme c’est dans le Nadja d’André Breton. A. Breton, Nadja (1928), Paris, Gallimard, 1964 21. « Au centre de ce monde d’objets se trouve le plus rêvé d’entre eux, la ville de Paris elle-même. fait entièrement ressortir le visage surréaliste (des rues désertes où des coups de feu dictent la n’est aussi surréaliste que le vrai visage d’une ville. » W. Benjamin, « Surréalisme. Le dernier instantané de l'intelligentsia européenne » (1929), in W. Benjamin, Œuvres, de Gandillac, Paris, Gallimard, 2000, p.121. Publié dans Literarische Welt 1er, 8 et 15 février 1929 (C’est nous qui soulignons) 22. « Sans pouvoir préjuger du temps qu’il avait devant lui, il avançait à tâtons et sans doute savourait avec trop de complaisance les prémices fuseau d’ombre, pas de en bas de page d’André Breton qui date de 1962) A. Breton, Nadja, op. cit., p.64 23. La faute dans la citation est délibérée. Benjamin commet une erreur de citation car il s’agit, évidemment, de 24. W. Benjamin, « Surréalisme. Le dernier instantané de l'intelligentsia européenne », op. cit., p.116
avec la ville). Les surréalistes expliquent, d’une certaine manière, ce processus à travers la notion d’objets trouvés20. La trouvaille d’objets remplit nelle, sensible. Dans ce sens, la trouvaille réconforte autant l’esprit que le corps du trouveur et lui fait comprendre, au travers d’une apparition, que l’obstacle qu’il pensait infranchissable est traversé. Ces apparitions que sont les objets trouvés libèrent alors l’être urbain des scrupules affectifs Nadja, André Breton traite de façon isotopique la trouvaille d’un gant, d’une femme un objet trouvé total21. Gant (l’apparence de l’objet), femme (l’apparition de l’objet) et ville (l’appartenance à l’objet) forment de cette manière une même chose dans la perception. Ainsi, la ville d’André Breton est une accumulation de séquences d’apparitions quotidiennes sous l’enchaînement apparence-apparition-appartenance. Le Nadja d’André Breton peut aussi être compris comme une accumulation de moments de libération à travers l’hallucination de l’extraordinaire inutilisable et presque incompréhensible, où l’objet-ville devient moteur de recherche de ces espaces de disponibilité pour l’apparition d’un fuseau de lumière22. Dans l’ordinaire des petites perceptions, ces apparitions ou illuminations deviennent alors profanes, des illuminations ignorantes et quotidiennes. Déjà Walter Benjamin avait avancé l’idée de ce que nous voulons déveconnaîtrions seulement les extases de la religion ou de la drogue. Lénine23, disant que la religion est l’opium du peuple, a rapproché ces deux choses cette révolte amère et passionnée contre le catholicisme, dans laquelle Rimbaud, Lautréamont, Apollinaire ont donné naissance au surréalisme. une illumination profane, dans une inspiration matérialiste, anthropologique, à laquelle le hachisch, l’opium et toutes les drogues que l’on voudra Celle des Religions est plus rigoureuse). »24 Deux conditions dérivent alors de l’illumination profane en tant que forme possible de la perception urbaine contemporaine. La première garde une utilisée par Walter Benjamin, la dialectique provoquée par cette notion produit deux formes différentes de manipulation du langage pour décrire une réalité perceptive. L’irrationnel de l’association paradoxale des deux termes (illumination et profane) produit alors un langage de tournure marxiste, qui cherche plutôt la création d’un lieu de confrontation et de discussion des règles et praxis, tandis qu’un deuxième langage, le plus
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obscur à notre avis, signale plutôt une complémentarité, celle du « nain vers l’histoire tout en n’étant pas dialectique car elle utilise le langage en tant qu’irruption de l’histoire, la catastrophe, l’inhumain et la déhiscence déclinée du sujet25. La collision entre ces deux mondes est, en revanche, une contradiction productive, dans le sens où elle dévoile par épuisement un espace de position idéologique de la dialectique que représente une illumination profane, nous voulons plutôt dégager la notion de l’opposition politique, pour rencontrer sa vraie valeur esthétique et éthique par rapport à la ville contemporaine, celle d’une immanence du sensible dans la perception urbaine de l’espace. Avec l’explicitation de ces illuminations profanes, l’être urbain sensible est un poète qui réalise, grâce à la contemplation, un acte d’urbanisme, un geste propre à un urbanisme « conversationnel ». Ainsi le poète décrit-il rues de Boulogne ou de Billancourt qui donnent sur la Seine, de surprendre dans leur perspective un air de netteté vacante, inattendue, et comme fraî-
de surprise joue pour nous à tous les coups dans de pareilles rues, du fait qu’elles devraient être enlaidies par les formes les plus rebutantes du plus banalement bourgeois, et surgir de presque rien : d’une déclivité de la chaussée qui s’ouvre tout à coup devant votre pas invitante et tentatrice, d’une sinuosité à peine sensible de l’axe de la rue qui voile et dévoile à demi en même temps sa perspective, d’un arbre qui s’incline vers le trottoir par-dessus la crête d’un ancien mur, d’un équilibre que le hasard réalise brusquement à l’œil. Le sentiment très simple nous gagne alors qu’il fait natif et que le monde, d’un bref clin d’œil souriant, nous renouvelle et nous 26
construire une expérience urbaine par le biais de la stimulation qui cause les trajets qu’elle même suscite. La confrontation du lecteur à la lecture de la ville par le biais de cette image littéraire est, dans ce sens, plus imporéclaircies que nous présente le poète sont une illumination profane qui se reconstruit, sans disparaître, dans la ville. Ces éclaircies ont la forme d’une relation affective avec l’espace, dans la surface des choses visibles. Alors, si le simulacre est une tentative pour l’épuisement du réel27, les illuminations profanes sont, en revanche, des portes dans cette tentative, des situations d’échappement, de fuite, où la perception se scinde car elle
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Profane illuand the Paris of surrealist revolution 1993, p.4 (traduction par mes soins) 26. J. Gracq, d'une ville, Paris, José Corti, p.35-36 Phénoménologie de la perception, op. cit., p.380
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devient en même temps chaotique et cosmique, festive et mortelle. Ce sont des moments où l’habitant semble comprendre l’expérience urbaine 28. Ibid. p.402 29. G. Bachelard, , op. cit., p 146.
sens large du terme. que pour laisser place à une autre perception qui la corrige. »28 L’illumination profane est, dans ce sens, la correction de la vision d’un cosmos largement refoulées pendant la modernité, reviennent donc sous la forme certaine forme pré-moderne de la perception qui avait été remplacée par la perceptive qui adapte, de manière ironique, un certain élitisme réservé communale d’une entité supérieure, l’illumination revient dans la postmodernité sous le signe de l’impermanence, de l’incertitude et de la théâtraeffet, elle est une entité affective qui se trouve de façon ubiquitaire dans la conception même de l’espace urbain en tant que relation intersubjective.
quotidien et qui réveillent des pensées sur le bonheur ou le malheur de se trouver là, d’être là (Dasein) à ce moment précis et dans cet espace. Dans les illuminations profanes « le détail d’une chose peut être le signe d’un monde nouveau, d’un monde qui comme tous les mondes, contient les attributs de la grandeur »29. Ces petits éclairages réveillent donc des passions et des désirs qui articulent l’expérience urbaine dans la plus profonde, banale et, en même temps, totale de ses dimensions. De petites illuminations qui, depuis l’impermanence, conjuguent les effervescentes complexités de la condition urbaine contemporaine.
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Cette contribution vise à proposer quelques observations concernant le rapport entre une possible théorie des impermanences et les stratégies de communication, tout en découvrant à l’intérieur de la thématique générale de la ville. Depuis toujours, représenter une ville c’est la « présenter » à l’aide de de nouveau sous forme d’image. La condition d’impermanence dont la ville contemporaine fait expérience aujourd’hui, rend ce travail beaucoup plus complexe et suggère des formes de représentation tout-à-fait nouvelles à même de saisir le changement et de représenter la complexité d’une
approches « assertives » du regard sur la ville et de proposer plusieurs points de vue nouveaux, permettant de structurer des narrations nouvelles qui puissent joindre tactiques urbaines, usages temporaires, descriptions rience par rapport à celle de l’interprétation et de la description. tion de certains objets de communication, pas conventionnelles, parfois virtuelles : atlas de ville capables d’orienter de nouveau l’exploration des tions possibles. Capter la ville Le point de départ, et d’une certaine manière le fondement même des de l’espace de la ville - conçu en tant qu’une suite de lieux auxquels correspondraient des fonctions plutôt que des individus, ainsi que l’adhésion convaincue à une conception d’espace conçu en tant que réseau de relations et donc, au sens large du terme, en tant qu' « espace de vie »,
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Pour une théorie des impermanences
Parole Nomadi, 1994
composantes relationnelles de l’espace urbain, à travers un processus qui, souvent d’une manière spontanée, déclenche des stratégies de comportement grâce auxquelles l’habiter acquiert de nouvelles possibilités de sens. Par conséquent, nous allons tout d’abord focaliser notre attention sur les rains et à leur vocabulaire : nature transitoire, complexité, mais également simultanéité, instabilité, métamorphose, fragmentation, discontinuité… en un mot, impermanence ! - sont en effet les nouveaux attributs d’une réalité qui ne cesse de se transformer en nous obligeant à repenser globalement les méthodes et les stratégies du strict paradigme qui a caractérisé, des procédés de représentation de l’espace urbain ne date pas d’hier. ces conventions s’avèrent désormais incapables d’exprimer pleinement et d’une manière adéquate l’amas de différences et contradictions qui caractérisent les nouveaux modes d’habiter et les nouvelles stratégies d’utilisation des espaces urbains. De nouvelles façons d’interagir avec se juxtaposent, des temporalités inédites scandent un vécu individuel et tion changent radicalement le rapport entre l’espace et le temps, en faisant l’expérience d’une condition insolite d’un ailleurs qui est, simultanément, partout et nulle part. lement pour comprendre la contemporanéité mais aussi pour un contrôle conscient de ses changements, étant donné que, comme nous venons de le souligner, les représentations ont le pouvoir de construire des signila perception collective de la réalité. Ce n’est pas par hasard que le habité le monde, mais toujours et uniquement la description qu’à chaque fois la religion, la philosophie et la science ont faite du monde »1. L’on habite des représentations de la réalité et celles-ci, « récits fondateurs ou cartes géographiques, ont le pouvoir de construire des appartenances désirs et possibilités de contrôle ». représenter », la ville contemporaine montre son côté le plus éclatant : son appartenance simultanée à des collectivités multiples, impliquées dans un présent. Des villes plurielles qui incitent tous ceux qui sont intéressés à vue, considérés à chaque fois comme les plus indiqués pour représenter cette réalité en mouvement continu.
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processus urbains au cours de ces dernières années, dont le seul paradigme de repère a été, au contraire, celui de la morphologie zénithale. complètement à l’intérieur d’une surface bidimensionnelle peuvent prendre du sens, un paradigme selon lequel il serait souhaitable que le point de vue se trouve dans une position absolue, loin de l’objet observé, comme si sorte garantir une certaine « objectivité » au processus d’investigation lité urbaine n’est pas une simple superposition de niveaux d’informations réductibles à de plates représentations bidimensionnelles, mais plutôt une « manière collective de penser l’espace » dont la représentation nécesnouvelles formes de représentations, d’autres conventions visuelles, des stratégies de recherche alternatives.
verso un’ecologia della mente 1997 3. À cet égard les observations de Soja dans sa théorie du « troisième espace » sont éclairantes : si le premier espace est celui de la matérialité et des formes spatiales, le deuxième est l’espace perçu dérivant des représentations mentales, et le troisième est celui du vécu et du pratiqué, à savoir une catégorie conceptuelle où convergent matérialité, perceptions, imaginaires, Third Space
Représenter au pluriel : interaction et sense-making Le fait de reconnaître l’opacité de la représentation zénithale est un « territoire », et sur la nécessité de porter un regard investigateur sur la réalité, en partant d’un point d’observation latéral permettant de réaliser d’autres « cartes ». Des cartes où les rapports de sens prennent le dessus sur les correspondances mimétiques. Des cartes provisoires et parfois incomplètes, mais tout de même capables d’exprimer des points de vue subjectifs. Comme nous le rappelle Bateson, « la carte n’est pas le terri-
expérience spatiale à travers des opérations fortement subjectives de représentation sélective »2, en termes de relations. Pas de séduction mimétique, pas de tentation de céder à une approche image, et narration. Cette dimension relationnelle ne doit pas pour autant être considérée
tremêlent espace perçu, espace conçu et espace vécu3 la représentation ne demande pas seulement d’enrichir les paradigmes précédents de « nouvelles images », mais plutôt de développer « une 4
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4. Giovanni Attili, Rappresentare la città dei migranti
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quantitatives représentent un instrument précieux, une représentation plus orientée vers les différences que vers les similitudes. Bref, une représentation véritablement plurielle. quotidiano, Roma,
de la réalité, veut dire « penser la pluralité du réel et rendre cette pensée du pluriel effective »5, c'est-à-dire avancer plusieurs points de vue et, notamment, concevoir la ville non pas en tant que simple construction mais comme « construction sociale ». Dans cette dimension, le déroulement des pratiques sociales, des comportements, des relations et processus de sance discursive et interactive. Ces formes d'autoreprésentation sont un élément incontournable dans le processus de construction de l'image de la la possibilité de se manifester et auto-représenter offre une occasion précieuse pour l'auto-détermination, et nourrit le projet sur la ville d'une formidable valeur d'innovation résultant de l'expérience individuelle, encore plus que du travail d'une équipe d'experts appelés à résoudre le problème.
rapport connaissance-décision-action, privilégier la relation et l'interaction de tions qui sert de pont idéal entre la perception individuelle, subjective et la d'une manière analogue à l'univers des objets conçus comme des dispositifs relationnels qui racontent de façon singulière des histoires sur l'esprit des lieux et leur destin. De cette façon, la pensée narrative entre dans les
qualitatifs de la recherche trouvent des alliés extraordinaires dans les potentialités du langage infographique et surtout de nouvelles méthodes audiovisuelles, et dans l'apport de nouvelles technologies qui rendent
résultats d'un parcours de recherche. Le langage audiovisuel produit des thème même de la recherche relationnelle trouve un outil de représentaet construisant des récits complexes, non-linéaires et unidirectionnels,
quel support papier, ainsi que des parcours narratifs où l'idée de points de vue multiples trouve un chiffre expressif précis.
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sur le temps des faits racontés, sur le temps du récit et sur le temps de la connaissance. Porte Nolana : espace des points de vue Dans cette direction de recherche, une expérience intéressante (qui est toujours en cours de réalisation par le Département de Architecture e
tégies narratives et actions de projet à même d'en saisir l'esprit ainsi que le lien profond avec le sens du lieu. et l'ancienne Piazza del Carmine. Cette zone a gardé dans le temps son ancienne nature de « zone de marché », avec une vocation toute particu-
De nouvelles interprétations du sens des lieux s'agitent dans un contexte urbain qui, chaque jour, invente et met en scène des stratégies et des son est resté presque le même qu’auparavant, et les actions des gens qui
droits et règles, entre dedans et dehors, entre public et privé. Des lieux incertains et contradictoires, féconds en nouveautés anthropologiques croisées de langues aux accents surprenants, où l'on expérimente et de trahison. Le but du cheminement de recherche réalisé était de raconter cette réalité multiethnique et vernaculaire, solidaire et marginalisante... Cet espace existentiel a fait l'objet d'un récit dans un contexte où les « histoires » netés émergentes, mais aussi parce que les récits de vie représentent possible d'activer des processus de à même de dévoiler des inédits imaginaires et des potentialités de changement. La conscience
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de ne pas être des observateurs hors terrain, mais des observateurs d'un terrain qui « contient » et « interagit » fortement avec ceux qui observent, a inspiré une approche représentative qui a été déclinée dans des cartes dimensions perceptive, nominale et biographique sont entrelacées dans un « espace de points de vue », tout en développant un récit pluriel de la
L'association ponctuelle, dans les représentations, entre lieux et objets, lieux et sensations, lieux et signes, lieux et récits, en plus de restituer une cartographie de la réalité, a apporté à chaque donnée observée la valeur de « trace documentaire », géolocalisée à sa façon, d'où tirer des indices précieux sur le chemin de l'interprétation du sens du lieu. de signalisation, information et direction), l'habitude de l'appropriation fortement « personnalisé », la gestualité qui devient rituel dans l'aménagement quotidien de la scène urbaine, se sont transformées en autant de catégories d'une « façon collective de penser l'espace urbain ». Cette dernière a reconnu justement dans l'autoproduction et dans l'adaptation son propre chiffre inspirateur et la conception d'un projet au design militant dans lequel des opérations de ont activé des processus tique à une approche interactive de résolution de problèmes. De ce qui précède, l'on prend conscience du fait que la rhétorique de la re-
expérimentale d'une représentation dialogique, conçue pour promouvoir l'interaction et le dialogue entre les producteurs et les destinataires, ouvre la représentation devient un langage dans lequel les images complexes, les forêts de signes et métamorphoses communicatives se réfèrent les unes aux autres. À travers des techniques de montage, mixage, superposition, combinaison spatiale, temporalité, contamination des langages expressifs, les nouveaux médias représentent véritablement la multiplicité et la connectivité de la ville contemporaine dans des récits pluri-expressifs,
visuelles », de « dispositifs » communicatifs et relationnels qui favorisent le développement du lien social par l'échange de savoirs. Des « ingénieries réalité selon des modes non seulement discursifs, mais aussi sensibles, dans des parcours et associations riche de sens.
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[Palma Turco, Mariano De Angelis, Alessandro Ionni,
,
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[Raffaella Iavedaia,
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,
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tels que des téléviseurs à tube cathodique de rayons, de vieux ordinateurs, imprimantes
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Claudio Gambardella*
qui, au lieu de vivre dans le désert ou dans la savane, comme les Touareg choisi - en tant que telle, sans répondre de ses propres mutations forcées - de s'éteindre, tout en refusant le nouveau pouvoir, c'est-à-dire ce qu'on
Gambardella) 1. Pier Paolo Pasolini, in di Antonio Ghirelli. Società
Tant qu’il y aura les vrais Napolitains, ils existeront, et lorsqu'ils ne seront
Pier Paolo Pasolini1
environ, pour le projet communautaire qui soutient les
Les
en tant que visées surtout de production de biens immatériels, tels que réseau parmi la population. Les Smart City, conçues selon le modèle de ville soutenable proposé par
la construction de la « méta-ville virtuelle » (Paul Virilio). C'est pour cela qu’avec les Smart City C'est à la ville intelligente que l'homme contemporain donne toute sa
est coupablement issue de ses mêmes comportements - transformer un l'idée d'un destin tragique et inexorable où l'air, la terre, l'eau manquent ou sont pollués. Du coup, l'homme se veut le créateur de « nouvelles » villes
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que ses ancêtres, mais il peut créer des villes parallèles qui s'étendent
ha fatto il futuro ? dai non luoghi al nontempo,
« réelle » faite, elle, de rues, places, bâtiments, magasins. C'est l'exaltation du sous-service technologique qui fait en sorte que tout reste intact, au-
2009, p.41 3. , p.42 4. , p.43 Fiducia e paura nella città, 2005, p.25-26 6. Architecte et critique urbaine américaine.
provoquant, en même temps, de nouvelles façons de la vivre, parmi ses Les Smart City soulèvent, en même temps, des côtés problématiques. Des frontières et des barrières de toutes sortes s'élèvent au sein de la « villemonde » et du « monde-ville », alors qu'on est en train de repenser le monde comme « une ville immense et unique », suivant une image utilisée 2 . « Des murs, des séparations, des barrières, se montrent à l’échelle locale et dans les plus banales et quotidiennes pratiques de Certes, on n’est pas toujours conscient de cette discontinuité. Le fréquent recours 3
sur les cartes routières, révèle de nouvelles perspectives qui montrent un tique contemporaine est une « esthétique de la distance ». Cette esthétique fait en sorte qu'on s'adapte aux visions globales des choses tout en tisant et, en même temps, en redécouvrant une ville totalement différente, parfois « intimement violente » et qui présente plus d'une contradiction et la réalité d'un monde discontinu, dans lequel prolifèrent des interdictions de toute sorte »4. À ce propos, il semble important de remarquer que, contrairement à Augé qui parle d'une « esthétique de la distance » - qui empêche de voir les murs de la sécurité » qui pousse à réaliser - et non seulement à San Paolo - des constructions issues d'une logique fondée sur la vigilance et la distance . Deux « esthétiques » différentes, donc, qui conditionnent notre vivre contemporain. « Quiconque en a la possibilité, achète un appartement ment dans la ville mais en même temps qui reste socialement à l'extérieur pour sauvegarder la sécurité de tous les habitants - sont, de nos jours, de plus en plus associées au danger et non plus à la sécurité. »5 Dans ces villes « à faire peur », on assiste à un accroissement d' « espaces inter6
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en circuit fermé qui enregistrent et mémorisent pour longtemps chaque instant de notre vie. Des enceintes qui ne s'ouvrent que pour ceux qui en ont le droit, en tapant des codes secrets qui permettent aux habitants d’accéder à des « îles heureuses » où l’on peut trouver tout ce qu'on peut désirer dans une ville : restaurants, piscines, jardins, champs de golf et équipements thermaux parfois, comme dans les gated community américaines, Seahaven, la ville imaginaire de The Truman show ou les paradis outlet. quentés par le public, on assiste une la diffusion de la mixophobie7, comme le dit Bauman, et c'est ainsi que la vie communautaire se brise en mille d'un recul, non seulement un recul de l'altérité qui existe à l'extérieur mais aussi de l'engagement dans la vive mais turbulente, corroborante mais inconfortable interaction ici, à l’intérieur. »8 Puis Bauman continue, tout en mentionnant la pensée de Richard Sennett quant aux conclusions auxquelles il est arrivé dans sa recherche menée sur l’expérience améla compagnie de propres semblables, est issu de la réticence à se regarde manière intime et profonde, de manière humaine
9
. Que pour-
n'atteindra pas une plus vaste vision du monde, de la société, de la vie tique -, alors l'architecture et l'urbanisme ne pourront faire grand chose, il faut l'admettre. L'affaiblissement progressif du credo, ou bien de la foi que l'homme peut concevoir l'architecture même en tant que meilleur éléprophétique qu'elle a dans certains cas démontrée, étant, elle, une déclinaison de l'art. Cette position n’enlève pas de souveraineté à l'architecture au sein de son domaine disciplinaire, mais elle en rééquilibre, au contraire, le rôle dans sa relation avec le monde, en tant qu’activité illusoirement puissance qui a conduit à la création du phénomène de l'archistar et à la dérive autoréférentielle de ces dernières années. Pour cette raison, une nouvelle capacité d'écoute de la part des architectes, par rapport aux nouvelles instances qui viennent du plus vaste monde de l'art, de la culture et de la société, les met dans la condition de traduire ces instances en de nouvelles propositions architecturales qui puissent rendre tangible, sur le plan des rapports sociaux, le concept de
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sociale qui consiste en un sentiment de peur de se mêler aux gens de religieuses, par exemple, ou de différentes ethnies. 8. , p.30 9. , p.74
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cette tendance à la construction de Smart City, mais, en même temps, ils devront garantir l’accroissement des sentiments de mixophilie et, plus profondément, ils devront assurer le développement d'une nouvelle 10. , p.35. Bauman écrit d’ailleurs, à la même page : « Comme l'a justement dit - dans Vérité et Méthode Hans Gadamer, la compréhension mutuelle se cognitifs, qui sont tracés et étendus en accumulant des expériences de vie. La fusion dont la compréhension mutuelle a besoin ne peut être que le résultat d'une expérience partagée, et on ne peut certainement pas penser à partager une expérience sans le partage d'un espace.» 11. , p.56 invisibili città e gli scambi » 2.),
Fiducia e paura nella città, op.cit., p. 75-76
assidûment et à partager volontairement et de bon gré »10. Bauman insiste d' « espace public ». C'est-à-dire, un lieu dont l'accès est libre aux hommes et aux femmes, sans sélection préalable, sans permis, sans contrôle ni aucune sorte d'enregistrement. « Pour cela, dans une place publique on quels les étrangers se rencontrent : d’une certaine façon, ils condensent et encapsulent les traits distinctifs de la vie urbaine. »11 Dans une des « villes invisibles », Cloe langage créatif, la même pensée que le sociologue polonais : « À Cloe, rencontres qui pourraient arriver, les conversations, les surprises, les se croisent pour une seconde et ils s'échappent, en cherchant d'autres par hasard, pour se protéger de la pluie sous un portique, ou qui s’arrêtent sous le chapiteau d'un bazar, ou s'attardent à écouter la fanfare sur une Le désir de se mélanger, c'est à dire de se mêler à ceux qui sont différents de nous, ouvre la vie à des aventures de toutes sortes, on peut vivre quelque 12
de village où chacun sait ce que sont en train de faire les autres dans leur cuisine. Personne n'est surpris par personne et on ne s'attend à rien
là-bas peuvent arriver beaucoup de choses surprenantes, voire excitantes, qui n'arrivent pas ailleurs. »13 du Decameron (1971), qui choisit ses personnages parmi le peuple napolitain - « l’extrême marge de quelque époque enterrée », « le peuple survivant », cette «survivance objective du passé » qui compense le « présent dégénérant ». Le fait de rapprocher cette pensée du projet blé pertinent dans la mesure où on arrive à ouvrir les portes des abîmes
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14. Cf. Roberto Saviano,
sité et de la Recherche). Puis elle en a sélectionné 15, en les soumettant à une délibération de la Commission municipale en avril 2012. L'étape sation du patrimoine culturel, développement soutenable, incrémentation des énergies alternatives, et car sharing. Le point commun à toutes les idées exposées, c'est le développement de modèles innovants visant la résolution de problèmes sur une échelle urbanistique et métropolitaine à l'aide de technologies, applications, modèles d'intégration et inclusion. tées. Ville de mer et ville de magma, deux âmes existent au sein de ses Gomorra , la ville de la monnezza (poubelle) qui maintenant ne se trouve plus dans mais au contraire persistent, et on peut les observer, si on veut vraiment Cette ville, une ville qui depuis le jour où elle a été fondée, cohabite avec la luminosité de sa beauté (dans l'art, dans la musique, dans le théâtre) et avec le noir de sa violence plébéienne et de son mépris envers elle-même dont on peut percevoir la porosité partout, et une ville que le philosophe 15 . Cette des buts impossibles, tout en se retrouvant dans des conditions tragiques, blement, une ville « naturellement » intelligente et qui ne pourra jamais le devenir à travers des délibérations.
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de la camorra, Gallimard, 2007 C. Scamardella, Napoli Siccome Immobile
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Les conditions de pensabilité de l'impermanence en architecture
Sur un plan strictement philosophique, cette notion d'impermanence, qui n'est pas reconnue par tous les dictionnaires ou qui se donne, ici ou là, comme un néologisme, s'entend comme la négation ou la privation de l'idée de permanence, comme son contraire ou son envers. C'est donc sur le fond conceptuel de la notion de permanence que l'on peut approcher d'abord celle d'impermanence. Dans l'histoire de la philosophie, la pensée grecque, au travers notamment des doctrines platonicienne et aristotélicienne, a rigoureusement abordé le problème de la permanence, et ce par le truchement de la question : « qu'est-ce que ? Socrate, Platon ne manquait pas d'interroger, par exemple, ce qu'est le courage (Le ) ou ce qu'est la vertu (Le Ménon qué de son empreinte l'histoire de la philosophie en s'efforçant de penser le ti esti qu'elle est concrètement ce qu'elle est, par le biais de la prédication du Organon donc pas hors de propos de chercher à caractériser l'idée d'impermanence à partir d'abord de la négation de ce qu'elle présuppose ou implique, à savoir la notion de permanence. Après quoi, nous serons peut-être plus à même de comprendre en quoi et pourquoi une telle notion trouve à s'appliquer au domaine des objets architecturaux et urbains, et de révéler le lien qui l'unit à l'activité architecturale. Caractérisation conceptuelle de la notion d'impermanence La possibilité de la permanence d'une chose réside dans le principe d'une avait pour préoccupation la question de l'être, que celle d'Héraclite, qui avait pour projet de comprendre ce monde mouvant du « tout coule ». La elle ou à travers elle quelque chose ou un élément qui demeure dans un monde ouvert à l'accidentalité et au devenir. L'identité d'une chose, c'est ce qui lui est permanent à travers ou, plutôt, malgré sens, le caractère de ce qui est permanent, ce n'est rien de moins que la chose en tant qu'elle demeure ce qu'elle est en dépit du mouvement et de
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1. G.W. Leibniz, , Germer Baillière, 1881
ouverture, et même son ancrage, dans la temporalité. De sorte que quelque chose n'est permanent qu'après avoir résisté à toute affection extérieure, et qu'après avoir subi l'épreuve érosive, voire corrosive, du temps. C'est pourquoi, si la notion de permanence suppose l'ouverture de la chose à a changé, une fois que tout est passé. La notion de permanence caractérise donc l'absence de temporalité, de distance, de dualité de la chose qui, se donnant néanmoins comme étant située dans le monde réel qui est éléments ontologiques essentiels qui ont ceci de particulier de subsister au mouvement du temps. La permanence n'est donc pas « entre » les choses, elle est au-delà de la relation et du devenir : elle se pose comme attendre des degrés ou des aménagements dans ce qui est permanent, puisque c'est ce qui demeure à l'issue ou en dépit du processus du changement : rien ne survient dans le permanent, puisque c'est ce qui reste une fois que tout est survenu. nence qui fait place à l'idée de la possibilité du changement dans ce qui la seule question « qu'est-ce que ? », mais aussi à partir de la question « pourquoi ? » - ce qui revient à introduire de la transitivité au cœur même de ce qui se donne comme intransitif. Pour le dire autrement, viser à comprendre l'impermanence du réel, c'est mettre l'accent sur sa dimension événementielle, voire imprévisible, et, par conséquent, ramener le monde à un processus qui se caractérise par-delà ce qui paraît demeurer le même. Si la notion de permanence détermine la chose dans sa relation à elle-même, compte tenu du fait que l'élément permanent est ce qu'il est par soi, celle d'impermanence désigne, au contraire, le monde dans sa relation à et par l'autre : à l'opposé de la relation d'équivalence qui caractérise la question de la permanence, l'événement, comme marque de l'impermanence, est effectivement par un autre, c'est-à-dire par l'événement qui le précède, et doit être fondamentalement replacé dans la série événementielle dans laquelle il s'enchâsse et de laquelle il est dépendant, ou, plus et le dépasse. Poser la question de l'impermanence, travailler même à l'élaboration d'une théorie de l'impermanence, c'est donc poser la question du pourquoi, et donc événementialiser le monde en établissant une relation de succession ou de causalité. Dans l'histoire de la philosophie, le penseur de la question du pourquoi peut être emblématiquement repréqui explique pourquoi il en est ainsi et non autrement1. Dans ces conditions, on peut considérer que si la notion de perma-
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d'identique et de permanent, la notion d'impermanence vise, au contraire, appelées toutefois à demeurer les mêmes pour pouvoir être reconnues comme telles. C'est pourquoi on peut soutenir que, si les choses sont plutôt du côté de la spatialité, c'est-à-dire qu'elles sont plutôt situées dans quant à eux, du côté de la temporalité, c'est-à-dire qu'ils doivent être mis « qu'est-ce que ? » et « pourquoi ? », que posent les philosophes dans toute leur radicalité, en visant aussi bien à révéler le fondement ultime des choses, c'est-à-dire l'essence du réel, qu'à déterminer le premier moment -
de la première cause. Par suite, à partir de la célèbre formule de Husserl selon laquelle « toute conscience est conscience de quelques chose », on peut envisager l'idée que, dans un face-à-face avec le monde, le sujet se rend compte qu'il est confronté à quelque chose de singulièrement opaque qui le borne de toutes parts, et ce compte tenu du fait qu'il ne l'a pas produit. L'humain a ceci de particulier qu'il se trouve dans une situation cales sur l'origine - et il s'agit du seul animal qui puisse se les poser - sans humaine traduit le mélange du réel dont l'humain a affaire, à savoir un réel composé d'une identité toute relative et d'une différence également toute relative, car, de même que si les choses étaient absolument identiques à elles-mêmes, elles n'autoriseraient alors aucune composition avec la différence, qui est l'autre terme de l'impermanence, de même si les événements étaient absolument tous différents les uns des autres, et extérieurs entre tel événement et tel autre événement, et donc de possibilité d'établir chemin entre la permanence et l'impermanence, est ce qui rend possible la perception d'un monde commun, de ce monde partagé par les hommes selon la règle de la limitation ontologique fondamentale. Dans une telle perspective, le réel se révèle comme étant à l'entrecroiseidentique à lui-même, semblablement à de pures choses immuables, car on observe qu'il lui arrive constamment autre chose, qu'il est soumis à l'événementialité et à la truculence du devenir. Ce qui témoigne de cette ouverture à l'altérité est le fait qu'on puisse toujours, à propos du réel, dire quelque chose, sous la forme prédicative aristotélicienne S est P. C'est que la possibilité du discours est liée à l'élément impermanent, au changement, à la survenue d'événements, car si toutes les choses étaient déjà tout ce
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qu'elles sont, on ne pourrait rien en dire, puisqu'elles seraient comme de ments chaotiques, car l'imprévisibilité et le changement doivent pouvoir se Critique de la raison pure,
Ce qui témoigne de la nécessité du rapport à une référence objective est le fait que, à propos du réel, on puisse parler de quelque chose. À défaut d'un référentiel stable, la parole s'épuiserait dans la variabilité énonciative, la contradiction et le bavardage. Du monde on pourrait dire toute chose et lors, le repérage de l'entremêlement de la nécessité de la permanence et de la nécessité de l'impermanence traduit, sur le plan ontologique, la condition même du rapport de l'humain au monde et, sur le plan logique ou linguistique, la condition même de son rapport au langage. Si, en effet, le réel se structure en éléments permanents et impermanents, il fait signe, saisir les essences dernières des choses et de rendre raison de tout dans ture ontologique du monde, en tant qu'elle est limitative pour l'homme, a pour corrélat, dans le registre de la pensée et du langage, la possibilité positive du discours, comme si la réalité était déjà toujours accordée au logos, et le logos à la réalité. La possibilité de la structure prédicative de résident dans le caractère intrinsèquement inséparable du couple notionnel permanence/impermanence ressortissant au réel. Au fond, la présence entrecroisée de la permanence et de l'impermanence au cœur de la res fonde, comme l'avait bien perçu Kant2, la possibilité de la science et, au-delà, mutuelle de l'être et du non-être, elle n'est ni absolument parménidienne ni absolument héraclitéenne, mais à la jonction de ces deux antagonismes ontologiques complémentaires. L'impermanence est inscrite au cœur même de l'activité architecturale Par où l'on voit que l'interrogation en direction d'une théorie de l'impermanence appliquée aux objets architecturaux et urbains invite à chercher à déterminer le lien ou le liant qui fait de ces objets un monde, une ville ou un quartier. Le caractère « mondain » du monde, par exemple le caractère urbain d'une ville ou le caractère spatial d'un espace, requiert effectivement un élément d'impermanence ou d'insaturation qui va permettre de constituer chacun de ces objets comme monde en devenir, et d'instaurer tant leur unité que leur unicité. Si les objets architecturaux et urbains étaient comme des choses immuables et radicalement stables, non seulement les uns des autres. Pire encore, ils n'ouvriraient à aucune événementialité,
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Pour une théorie des impermanences
nisme, comme tout objet culturel, est de s'inscrire dans une histoire, ce qui mais des objets pris dans les mailles du devenir, de l'insaturation et de manque, de l'incomplétude qui, loin de les dénigrer comme tels, rappellent, au contraire, combien leur impermanence les replace dans le mouvement de l'histoire et de la création humaine, et combien l'art de l'architecte aime à se nourrir d'une sorte d'ontologie de l'événement. C'est en ce sens que l'on peut dire que tel élément architectural est doté d'une force d'innovation devenir sociétal de telle sorte qu'il exerce son ascendance sur l'évolution de la société tout autant que la société exerce, au demeurant, son de l'ordre chronologique et fade ?
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Pour une théorie des impermanences
et territoires de l’intime
Vers quelle transformation de la ville contemporaine ? , Seuil, 2004, p.19
Abstract -
-
Déliance Réseau distribué / Hypermilieux La modernité crée des séparations par le biais des inventions techniques qui ont pour conséquence la mise en place de scissions et divisions entre les êtres et les choses à différentes échelles et à différents niveaux. »1 Rupture et sens de la division qu’il est possible de retrouver dans des notions telles que « diviser pour gagner », « diviser pour régner » en réfé2 , dans le principe de « diviser pour comprendre » établi par Descartes. raison ou au cœur du fonctionnement de la société dans un but de domination, de ration totale qu’il nomme par le concept de la déliance : « fondée sur l’essor de la raison, s’est construite - nous l’avons vu - sur le Raison abstraite et déraisonnable, elle est devenue source de déliances
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« Reliance, déliance, liance : émergence de trois notions sociologiques », revue Sociétés n°80, fév. 2003, p.99-131.
Pour une théorie des impermanences
3. 4.
p.124-125 p.119
« Pourquoi et comment le monde devient numérique », Leçon inaugurale janv. 2008, p.21. , Galilée, 2001
En quelque sorte, le paradigme de déliance gît au cœur de la modernité »3 Dépassant le simple état de séparation des fonctions, voire des pensées, d’une déliance généralisée. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication n’en sont certes pas la cause, mais en tant qu’avanCette maladie de déliance - antérieure à l’apparition de nouvelles technologies, mais rendue plus aiguë par leur croissance exponentielle - se développe »4
2001
qu’opèrent ces technologies : «
e
siècle, type d’infor-
avec des pièces de monnaie… les supports traditionnels sont en train de ciation de l’information et de son support est selon nous une révolution fon»5 l’information et de la communication créent au cœur de l’architecture et de la ville. Car en tant que constitution d’un milieu réceptacle de la vie de que la séparation, la déliance qu’opèrent les réseaux, intervient comme mise en tension participant d’une déliance paradoxale entre le commun et l’intime, entre le global et le local. Paradoxale, étant donné que ce qui est la cause de cet éclatement est également l’objet de sa réconciliation lui permettant de se réinscrire dans quasi individuelle6, l’espace global des réseaux offre la possibilité de mise en connexion à la fois de ces individualités mais aussi de leurs propres milieux habités. La notion de localité apparaît très directement liée au 7
vidu au cœur de son propre milieu, de son milieu habité, participe de ce d’urbanité, appelant à la nécessaire mise en place d’autres processus de et se construit au travers d’une mise en tension ancrée autour de l’individu, L’outil essentiel devient le lien. Penser l’urbain comme structure en capacité
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que cette déliance ne se positionne pas comme une simple destruction, mais au contraire comme une étape temporelle ouvrant vers une constitution innovante et inattendue. La ville ne peut être constituée d’entités une simple hiérarchie, où la centralité ne laisserait de place qu’à de possibles « périphéries ». Au-delà de ce positionnement, il devient nécessaire reliés entre eux et interdépendants plutôt que de domination d’un milieu sur les autres. La mise en lien ouvrant vers un nouvel ordre, introduit une
« réseau distribué ». Ce modèle de connexion qui pourrait s’appliquer à la et trouve son illustration au travers du croquis réalisé par Paul Baran8 en 1964 mettant en évidence les différentes potentialités de réseaux. Le premier, « réseau centralisé » ne comportant qu’un seul point focal, met en place une forte hiérarchie qui peut trouver son ancrage dans la ville dite de constitution « classique » et antérieure. Cette ville, à l’image que le développement grandissant des villes en ont démontré l’obsolescence et tendraient à établir que la ville actuelle se constituerait selon qu’une simple duplication et association du schéma originel. L’évolution ne permettant qu’une multipolarité, de fait, il ne saurait être viable dans la ville
8. Paul Baran est considéré comme un des acteurs principaux de la création alors qu’il travaille à Los Angeles pour le département informatique de la division mathématique (dont les recherches sont par des fonds gouvernementaux, dans un but militaire), qu’il eut l'idée de trouver une alternative aux structures de réseaux de communication qui alors proposaient deux modèles. L’un centralisé, et fragile car si le centre est détruit cela ne fonctionne plus. L’autre décentralisé, mais qui utilise des plateformes qui, elles, sont des petits réseaux centralisés reliés entre eux. Donc la fragilité lui semble identique. Ainsi il propose une troisième structure qui servira de base à Arpanet, il le dénomme un réseau distribué. Chaque nœud est relié à plusieurs autres nœuds, permettant ainsi une multitude de chemins possibles dans le cas où un nœud serait détruit. Par ailleurs une autre de ses idées est de fragmenter l’information pour mieux la diffuser. Ainsi l’information est fragmentée lors de son envoi et reconstituée uniquement lors de sa réception. Ce qui en limite si cela devait arriver, elle ne pourrait se faire que sur un des fragments et non sur l’information en totalité. C’est ce qui est dénommé
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, tissant des liens entre différents points stratégiques, et non plus simplement différentes polarités centrales. Ce dispositif met en évidence la valeur apportée de la déliance, qui permet 9
9. Ce schéma est considéré comme étant l’amorce de Arpanet, qui donnera par la suite les bases structurelles en pleine guerre froide, était de mettre en place cation non appréhendable dans sa totalité et capable de survivre à une attaque ennemie.
mise en place de nouveaux outils bien éloignés des traditionnels plans d’intensité fait appel à l’évolution de la perception du temps induite par les nouvelles technologies de communication liées à l’échelle individuelle. Car peut sembler acquise. De même que, étant donné la possible simultanéid’évènements qui se succèdent dans un même temps, à l’échelle de l’indimilieu devient également un dispositif urbain. Apparaît alors la nécessité vocation attractive de par leur activité, leur situation stratégique, leur inscription au cœur de la ville œuvrant vers une situation innovante et une territoire et des territoires permettant une connexion avec le global dans qu’à tout moment, un nouveau point peut voir le jour, disparaître ou se respondent entièrement à la nécessité de logique de pensée que dévoile le devenir architectural et urbain, dans lequel la déliance est à l’œuvre, en tant qu’outil de constitution d’un nouvel ordre urbain.
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Pour une théorie des impermanences
inscrire l’impermanence dans la durée
Projet et utopie, Dunod, 1979 2. p.28.
Abstract neighbo-
-
La diversité complexe des modalités spatiales dans les modes d'habiter informels réinterroge nos pratiques d'architecte. L’inventivité sans cesse outils traditionnels disponibles, permet pourtant des qualités de vie que les projets issus de propositions relevant principalement du fonctionnel, du technique, du spéculatif et des instances du rigorisme sous-jacent de e siècle, nient e
e
siècle, souvent de
géométrie architecturale et l’exception savante comme l’adaptation vernaculaire se superposent et se complètent. Dans « Projet et utopie »1
objets, et qu’en la parcourant d’un bout à l’autre on trouve en chaque partie
parties régulières doit résulter dans le tout une certaine idée d’irrégularité et de chaos, qui convient aux grandes Villes »2.
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Pour une théorie des impermanences
La réactualisation de la culture architecturale se met en place par la connaissance d’une culture plusieurs fois millénaire et celle de la diversité
turc de la statistique) en 8,9%, croissance de la part économique liée à l’activité de la construction : 21,9% presqu’île historique
manches pour le Canal grands projets du siècle qui fera de l'ombre aux canaux de Panama et de Suez », a déclaré 27/04/2011 à 12:52, afp. 6. Littéralement « posé de nuit ».
« Les tribulations du terme (1947-2004), European Journal of , 2004. http://ejts.revues.org/ index117.html
de manière multiple, participe de cette réactualisation. L’objectif du travail en cours, sur lequel cette contribution s’appuie, est, d’une part, de produire spatiale dans sa réalité matérielle et son intérêt intellectuel, et de l’autre, à partir de cette connaissance produite, de fabriquer de la matière pour penser le projet d’architecture et sa pratique contemporaine. Istanbul 2010, 2020, 2023… : une politique territoriale éphémère mais irréversible
tion immobilière constituant le fer de lance de celle-ci3, les projets et les actions se multiplient sur le territoire métropolitain, sans cohérence et sans concertation, au gré du bon vouloir des responsables politiques, certes élus de manière démocratique, mais qui exercent un pouvoir sans commune mesure dans les processus de décision. plus de 13 millions en 2010. Le territoire urbanisé s’étend aujourd’hui sur 4 qui constitue le réceptacle des projets
le statut de la propriété 8. Présidence de la Direction du Logement Collectif, attachée à l’autorité du
d'un canal5 lion habitants chacune. Les projets de renouvellement urbain se multiplient également dans un contexte de croissance économique soutenue. Depuis plusieurs années la question de la place réservée à l’intérêt pour menacée. L’habitat spontané : de la légitimité précaire d’une présence à la négation totale d’une existence 6
de manière exacerbée. Les populations concernées, d’origine rurale pour la plupart, s’installent sur des terrains appartenant le plus souvent au domaine public7, de manière illégale, et au départ dans une pensée provide logement élargie. Ce n’est qu’à partir du milieu des années 80 que l’État a pris à bras le corps la question du logement, au moment où une politique économique libérale se mettait en place. 8 s’est constituée, prétendant assumer et assurer la production de logements au nom de l’État, avec un objectif prioritairement social :
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comme, sinon plus que les structures privées, et ce rôle de production de logements pour la population modeste9 n’est pas rempli10. sentent, pour des raisons multiples, des territoires à reconquérir. Cet effacement, rapide et exponentiel, des conditions socio-économiques locales travail de dépistage et d’inscription par le dessin, la photo, la vidéo et le texte. Permettant de fabriquer une mémoire dans un premier temps, le tion d’un corpus référentiel pour le projet. Gecekondu comme lieu de vie et de survie : sédentarisation éphémère d’un nomadisme continu -
dans 81 départements, 800 arrondissements a projeté et réalisé 442 263 logements pour ce nombre est de 10 septembre 2010, ). est dotée d’un avantage supplémentaire, celui de devenir propriétaire de terrains appartenant à manière gratuite, par déci-
-Villes11, nous avons eu l'occasion d'étudier les qualités humaines, sociales et économiques d'établissements humains vernaculaires métropolitains, 12 . Les dispositifs spatiaux inventés par les populations locales sont remarquablement
sociales et spatiales de « l’habitat vernaculaire contemporain »13 dans les grandes métropoles. ter des populations turques de l’Asie centrale qui a perduré au-delà de leur 14 15 . Sans réau nomadisme, nous avons posé, dans le cadre de notre thèse, la question formelles de sédentarisation sur les caractéristiques observées de l’habitat ottoman vernaculaire. Ce caractère nomade nous intéresse dans la mesure où il met en place des lement et territorialement16 qui, sans toujours laisser de marques visibles et durables, gardent les lieux disponibles dans le temps, pour les mêmes ou d’autres appropriations. Dans la sédentarisation éphémère d’un nomadisme continu, l’homme réinterprète en permanence l’entrelacement du dedans avec le dehors, 17 . Si Hermès se tient au seuil pour partir et revenir, Hestia enracine l’habitat
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fais de l’habitat spontané d’aujourd’hui e siècle, e siècle 15. XVe siècle 16. Le yurt (patrie) à l’origine désigne le territoire sur lequel un groupe social a l’habitude de nomadiser. 17. Jean-Pierre Vernant, « Hestia-Hermès, Sur l'expression religieuse de l'espace et du mouvement chez les Grecs », in , vol.3 n°3, sept.-déc.1963, p.12-50.
Pour une théorie des impermanences
représente bien l’espace comme lieu de vie constitué d’espaces en relation, qui implique une possibilité de passage d’un point à un autre. Gecekondu comme système : des connaissances à pérenniser
pratique du singulier » in , tome 2 : Habiter, cuisiner, Gallimard, 1994, p.360 19. Sous la direction de Dominique Poulot, Paris 1, Panthéon-Sorbonne, soutenue le 8 janvier 2011.
locales et approfondies, l’intérêt de ce mode de production spatiale, contemporaine et non marginale, dans l’objectif d’élaborer de nouveaux outils pour penser le devenir de l’habitat pour tous, est en cohérence avec ce sens, la culture ordinaire est d’abord une science pratique du singulier, est connaissance générale, abstraction faite du circonstanciel et de l’accidentel. À sa manière humble et tenace, la culture ordinaire fait ainsi le épistémiques, car elle ne cesse de réarticuler du savoir et du singulier, de remettre l’un et l’autre en situation concrète particularisante et de sélectionner ses propres outils de pensée et ses techniques d’usage en fonction de ses critères »18. relations, est également à mettre en perspective à la lumière du travail mené dans le cadre de la thèse soutenue en 2011, Empreintes architecturales et urbaines des communautés à Istanbul, du XIXe au milieu du XXe siècle19 partagée par les différentes communautés confessionnelles, la thèse a permis de développer un outil, la typologie comme séquence narrative, qui a contribué à porter un regard relationnel sur la spatialité qui nous entoure sans faire obligatoirement référence aux constantes spatiales inhérentes ture. sus de projet ni théorisée mais directement vécue que nous inscrivons l’espace et les usages, a été expérimenté dans des échantillons urbains
Deux modes narratifs de représentation : le mot et le dessin Par une méthode empirique, dans les 12 quartiers-échantillons, un travail tout à la fois précis et sensible a été mené par le croisement de deux modes narratifs de représentation : le mot et le dessin. Raconter par les mots Puisque le travail est mené de manière privilégiée sur les relations (espa-
commun, la lisière, un espace des possibles, lieux investis sur invitation,
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les impasses comme suggestion, imbrications d’accès, enchevêtrements d’usages, entrelacements d’espaces, dispositifs générateurs d’usages rescent, plénier, en toile, linéaire, en grappe, croisé, superposé... Raconter par le dessin
20. Quartier de l’arrondis21. Ce couple juridique
la multiplicité et de la déclinaison de ces objets en différents usages dans différents lieux à partir des relevés, la schématisation qui permet d’établir sance produite sur le site de projet. Hasköy comme étude de cas 20
mettent en place par les murs de soutènement et permettent la création de grands espaces réceptacles, à potentiels multiples tout en permettant des vues sur une diversité d’horizons. L’axe central du 2e passage, avec les entrées directement accrochées à l’escalier, se dilate en palier et met en place des pièces centrales de partage et des polarités de desserte. Le pasvoisinage et palier de distribution, grimpe en trois intensités, habitées dans ses hauteurs par des terrasses, des balcons et vérandas qui s’agglutinent centralisé qui module l’accès à différentes habitations. Gecekondu comme méthode projectuelle : des savoir-faire aux savoirs À partir de cette connaissance produite, nous pouvons non seulement créer une base de données mais aussi extraire de la matière pour penser de nouvelles méthodologies de projet se met alors en acte. tions que les relations entretiennent entre elles, la diversité des modalités
ces, de dispositifs, d’usages. La mise en place de la structure qui fonde le lieu accueille les modules construits de la grande intimité, tout en laissant la liberté aux espaces extérieurs de se moduler au gré des singularités temporaires, dans un processus de réactualisation continue. Dans les modes de représentation de cet habitat éphémère, estompant la matérialité, explicitant la spatialité, nous insistons sur l’intérêt du substrat et non de la construction. Par ailleurs, est effectuée une mise en veille temporaire de la notion d’espace public/espace privé21, inopérante pour
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sur les usages et partages d’espace.
Pour une théorie des impermanences
les usages et les espaces qui permettent les relations et l’appui sur une gradation d’usages, du plus intime au plus commun passant par le partagé, consolidant le processus projectuel à partir des espaces ouverts 22. Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne 1981, p.126-127 , tome 1 : Habiter, arts de faire, Gallimard, 1990, p.145
hauteurs en palier, créant là une placette, ici un belvédère, ou un jardin remarquable où les arbres fonctionnent comme des repères, notamment et peut facilement accueillir de nouveaux programmes qui participent à ajouter de la valeur spéculative au quartier le rendant ainsi compétitif économiquement. Henri Lefebvre, dans la Critique de la vie quotidienne, pose la question de ce qui échappe à l’État : « S’il est vrai que l’État tout puissant ne laisse valles. D’un côté l’activité administrative s’acharne à boucher des trous, laissant de moins en moins d’espoirs et de possibilités à ce qu’on a pu appeler la liberté interstitielle. D’un autre côté l’individu cherche à élargir 22 . Aujourd’hui, laissant refaire surface à ce que les stratégies de renouveldans les interstices comme une somme de groupes et/ou d’individualités, nous participons à rendre opératoires les « pratiques microbiennes, singulières et plurielles »23 capacité à produire des méthodes projectuelles renouvelées.
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Précarités de l’expérience esthétique urbaine
Abstract
must be understanded under categories of aesthetics arrangements. siècle, la seule forme manifeste des phéépuisée tions matérielles et sociales. Si, pour certains auteurs, les caractéristiques de l’urbain sont plus présentes et oppressantes, les formes d’urbanisation e
tions impliquant un travail de désignation ou de re-nomination, un travail de catégorisation ou de redistribution selon des enjeux inédits. La ville épuise sa propre conception. La ville postmoderne n’a plus rien de post, elle est passée à l’acte sous sa forme économique - ce que certains tionnant les espaces urbains en termes d’économie capitaliste La ville est donc en phase de dépassement. Les formes auxquelles elle donne naissance se réalisent actuellement : métropolisation, urbanisation, taire, voire avec une certaine pointe d’ironie en termes de village planétaire. La ville, comme le chiendent ou le liseron, envahirait toutes les formes. Ce constat (la primauté de la ville sur l’urbain) part d’un présupposé idéologique : la ville serait la forme ultime d’une manière d’être, une manière d’architecturer l’être-ensemble ou l’être-avec. Ce présupposé nous semble abusif car la ville n’a pas été produite pour réaliser un être-ensemble ni pour accomplir et matérialiser des rapports « communautaires ». La ville apparaît certes avec la nécessité d’un , mais d’un avec impliqué par un faire avec. La ville n’est pas un résultat naturel de la elle est le résultat d’un processus d’humanisation où il s’agit de faire avec les autres dans un cadre donné. Cette lecture de la ville doit nous amener à reconsidérer quelques implicites, voire les inconscients de la pensée sur la ville.
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Premier implicite ou de l’inconscient politique
1. Les perspectives urbinates (circa 1460-1500) vides de toute représentation humaine sont considérées comme un modèle d’organisation de la ville. 2. Ces formes d’urbanisme sont associées à un
comme une théorie du contrat social urbain. Associée à la théorie des e e (pacte social puis pacte civil), la ville se conçoit alors en espace du politique et du public. La ville est une idéalité où chacun trouve sa mesure et sa place. À une économie politique de l’espace de la ville s’adjoint une géographie politique de la ville qui situe les cet espace géométrisé où tout se détermine par une occupation en attente. Visuellement, il faut considérer les représentations de place dans la Renaissance italienne comme le modèle de cette attente à l’égard de la ville1.
de développement et d’organisation du tant leurs objectifs ont des visées différentes : pour Haussmann, l’enjeu politique est de tenir à distance de Paris un (les ouvriers), pour Cerdà, l’aménagement urbain est sociologique de la population de Barcelone.
(en somme à la fois sortir de chez soi et sortir de soi). Ce paradigme, alors qu’il semble en phase de dépassement par la désuétude du modèle de la ville, est toujours bien présent dans nombre de projets urbains. place, des sectorisations urbaines, des projets de rénovation, etc. Les rapports humains sont conçus, à l’encontre du matérialisme marxiste matières vivantes et de matériaux organiques hétérogènes. Second implicite ou de la confusion entre structure et système À ce jeu, tout se vaut et pour faire politique de l’architecture, il faut concevoir la structure urbaine comme déterminant les formes des rapports avec le modernisme chez Le Corbusier par exemple, avec le zonage issu des formes de l’urbanisme naissant du baron Haussmann ou de Cerdà2. les caractéristiques, mais l’un prédomine et subsiste comme un refrain concernant les politiques de la ville, c’est celui de la . C’est déterminer par avance l’organisation des éléments d’une réalité posest l’organisation du projet en tant que celui-ci est déjà effectué comme un objet. Le plan n’est pas la représentation de ce qui existe au préalable, il est l’établissement d’une projection d’une réalité à produire effectivement. phaser, à conformer une représentation avec l’état au monde, même si ce monde ne se calque pas avec les formes données réel donné à représenter. Les images construisant une représentation de secteurs de villes en cours est déjà donné et engage une perception imaginaire de la ville. Ce sont des images d’images qui construisent une vision anticipatrice d’une réalité à venir et dont chacun fait l’expérience dans l’esthétique mise en œuvre
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Cela produit un rapport singulier à la ville. vient naturel à l’espace urbain parce qu’il est assumé en tant que tel et sa représentation prédispose la perception future de l’espace urbain. Le expérience urbaine, son caractère instable, tout en l’instituant comme une
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Pour une théorie des impermanences
Une esthétique critique des formes sensibles urbaines ? De quelle nature est cette prédisposition esthétique dans la ville ? Comment établit-elle une constitution des théories des espaces urbains par le sensible ? effet concret, matériel de l’idéologie comme pratique théorique au sens où Althusser puis par les Cultural studies. le capital, théorie critique et culture visuelle, Les prairies ordinaires, Paris 2010) articule ce phénomène à la fétichisation de la marchandise lors des selles sont un indice d’une transformation de la ville forme de la ville. Aldo Rossi ( de la ville, Livre et communication, Paris 1990) sur l’échelle urbaine du monument et « son devenir ville ».
Benjamin, d’une esthétique anesthésique. Les images d’images (cf. possibilité de juger d’un projet (formule prédisposant à une politique anesthésiante de l’ordre d’une proposition d’un dialogue visuel sur un projet déjà décidé et établi pour obtenir un consentement implicite à ce projet), puis de l’évaluer dans le contexte (formule prédisposant cette fois à une critique anesthésiée où le jugement face à une représentation infondée est éthique : le projet est déjà intégré dans le champ de perception du sujet sans que sa réalisation soit aboutie). Les images d’images relèvent de processus dématérialisant la ville et produisant un imaginaire. Là encore, ce n’est pas tant la ville qui est en jeu constituée dans sa réalité matérielle architecturale mais qu’elle est en de la ville3. l’urbanisation apparaisse, l’urbain est aujourd’hui premier et il faudrait travailler à constituer la ville en espace urbain. L’urbanisation n’est plus l’apanage de la ville, ce n’est plus le développement des structures de la ville et dépassement de la ville par l’urbain. impermanence. Son mode d’être ne se structure plus en fonction des nence de structures architecturales. Si celles-ci furent importantes, c’est parce qu’elles furent des armatures de consolidation d’expériences non et de cadre à des formes de condensation d’expériences concrètes. Les halles par exemple, à un moment opportunes pour construire matériellement l’échange économique, instruisent une détermination matérielle des échanges : un espace cadré organisé où les marchandises sont visibles et accessibles. Le dépassement de cette forme par le centre commercial, puis le mall s’est effectué via un registre sensible : le changement de régime et de temporalité de la perception visuelle de la marchandise4. Ce retrait du matériel architectural est caractéristique d’une impermanence la design-ation des espaces urbains : la mise en conformité de l’espace en fonction de modalité qui ne lui appartiennent pas mais appartiennent à une lecture design des espaces urbains et de leurs usages. Ces usages,
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soi-disant étudiés, le sont en réalité très peu sinon dans le cadre d’une des espaces : aucun designer ne travaille avec le « sérieux ironique » du design contemporain l’usage des bancs des parcs en fonction par çoit que cela ne sert souvent qu’à normer les dispositions, à en faire des prédispositions (cadrage contraint des perceptions d’un sensible par l’armature même de la ville). Ce que l’on constate de facto, c’est que la matière des villes n’est plus l’architectural dans son immuable et sa permanence. Dans l’urbain, la matière de l’architectural est devenue un accident « ontologique », un attribut secondaire qui vise à une mise en scène décorative de l’espace urbain de la ville. Ce caractère ornemental ne relève pas du caractère positif de ce 5 , c’est-à-dire à une organisation du sensible dans la ville par l’urbain. la ville sont déjà présents dans le développement des villes en temps de particulier d’expérience de la ville ainsi que le palais de Dioclétien à Spalato qui s’invente un devenir ville comprendre comme des phénomènes de phasage et d’ajustement dans un sensible donné (la ville au sens large) d’une expérience esthétique par la création d’un rapport, à chaque fois inédit et singulier, à l’ensemble hétéroclite des structures de l’urbain. L’urbain est cette capacité à construire empiriquement un donné sensible de la ville par rapport à des sensations
disposition à
, dans et par 6
.
structuration matérielle d’un espace donné. Ainsi, les zones dites d’entrées de ville furent, à un moment donné, dénoncées comme relevant d’une esthétique minimale, d’une architecture transitoire, du fret, se rejoue actuellement en plein cœur de ce que nous appelons encore centre-ville. Le centre ville a déjà vécu son dépérisseentame actuellement une séquence de mise en conformité à une esthétique du transitoire. La ville devient ainsi une somme étrange de chantiers scénarisés entre autres par des imageries. La consistance d’une expérience urbaine stable est mise à mal par des logiques de prédisposition esthétique qui portent toutes sur l’acceptation de l’éphémère, de l’inconsistant et de l’immatériel.
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dans Fantasmagories du capital, l’invention de la ville marchandises, Découverte, Paris 2013, des considérations sur l’agencement esthétique de la ville. Cette notion est à distinguer de la notion de prédisposition esthétique. L’une n’est pas antérieure ni logiquement ni chronologiquement à l’autre. 6. Ce que développe Bruce Bégout dans Suburbia (Éditions inculte, Paris 2013) prolongeant les perspectives du travail Paquot, plastiquement c’est ce que désigna par andare a Zonzo.
Pour une théorie des impermanences
plaindre ? demeure 7. Le de Rem Koolhaas traduit cette impuissance à produire une esthétique des variétés de l’urbain. 8. C’est le projet conduit par le laboratoire par la constitution de CodexAtlas dans le cadre du programme Documenter, La réalisation porte pour le moment sur une portion du territoire de Saint-Étienne : la-recherche/171012-laboratoire-images-recits-documents. La présentation des livrets MiniBrut sur le site prépare la construction d’autres Codex-Atlas.
sédentarité… Si la ville actuelle peine à construire de l’urbain au sens esquissé, elle reste le lieu où s’élaborent, s’instruisent des modes d’appréhension sensible de l’espace-temps. L’enjeu aujourd’hui est, face à un calcul stratégique de construction de prédisposition esthétique, de trouver des dispositions esthétiques qui correspondent aux modes d’être urbain qui sont les nôtres. Pour cela il faudrait effectuer, catégoriser et établir des répertoires des formes d’expérience esthétique de la ville dans son devenir urbain. Le sentiment d’homogénéisation7 produit par la globalisation induit une perception sensible uniforme des espaces urbains. Le sentiment de similiplus fort et annihile le sentiment des différences. déploient selon des caractéristiques singulières en fonction de la situation
les situe pas, ne les localise pas. Paradoxalement, c’est donc une théorie politique générale de l’urbain qui empêche de percevoir les variations et les clinamens particuliers à chaque situation de ville. Répertorier les singularités de l’urbain 8 situerait les objets urbains dans leurs territoires.
et des aménagements de territoire nécessaires à la vie de l’homme. Le travail ne peut se conduire alors que sur les indices de ces formes urbaines différenciées et variées. Les formes urbaines ne sont donc pas des permanences, des persistances - si elles sont parfois des persistances, ce sont celles d’un temps passé, des formes résiduelles archéologiques d’un état passé de la ville.
de la ville par-delà les formes urbaines. C’est une expérience déroutante pour le citadin que de mener ce travail de reconsolidation des espaces, -
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Pour une théorie des impermanences
Manufacture Plaine Achille à Saint-Étienne
Manufacture Plaine Achille à Saint-Étienne
La ville, n’en déplaise à certains, ne se lit plus comme une proposition lin-
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Pour une théorie des impermanences
Des territoires, L’arachnéen, Paris 2011. 10. Les deux expressions anglaises sont les titres de
d’étudier pour l’urbain les glissements terminologiques du registre de la fonction à celui d’usage que le design théorique met en œuvre.
du décodage. Les espaces urbains ne sont pas des fragments de textes à collecter, ils ne présupposent pas une bibliothèque urbaines sensibles, mais ils présentent des sommations d’expériences, des incitations à la sensation, voire à un certain sensualisme. e siècle a bien saisi cette nécessité d’instruire le citadin et il n’eut de cesse de multiplier les manuels et les modes d’emploi. reprendre l’expression de Walter Benjamin « une perte d’expérience » de la ville à laquelle il faut associer une sanctuarisation et une sacralisation de la ville. L’aura qui envahit la ville nourrit une production de signes linguistiques. Les guides touristiques sont là pour donner un certain sens à des expériences d’espaces urbains, voire les orienter. instaure une permanence et un cadre d’expérience. Contre une expérience documentaire des espaces urbains susceptibles de 9 , la monumentalisation assigne une place pérenne aux variables de sensation en les localisant. Le monument est ainsi un dispositif de captation des expériences sensibles visuelles. poralité en suspens mais également une localisation précise que le citadin , rendent compte de ce phénomène. Le monument s’inscrit dans une perspective visuelle d’encadrement des perceptions et de déploiement de certaines sensations. Les formes urbaines sensibles, ainsi cadrées, formatées, apparaissent uniformes alors que la détermination de leurs situations impliquerait plutôt un déploiement éminemment multiple et singulier et nous confronterait à la nécessité de chercher de justes perspectives de perceptions. De même que le monument enracine la perception dans un temps arché10
sensations dans une fonctionnalisation permanente de la ville. À toujours demander l’usage11 qu’il est possible de faire de la ville et des espaces urbains, on retrouve la logique des objets-modes d’emploi ou si l’on préfère la logique de la ville réceptacle des choses dont un homme aurait besoin. Derrière l’apparente esthétisation dans le design, se terre un programme jouer avec ramener : les lampadaires, bancs, espaces publics aménagés retrouvant à
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Pour une théorie des impermanences
Si le monument relève d’une vision esthétique de l’ordre du portrait de rière ces procédures de prétendues singularisations esthétiques, c’est bien la même production d’une aire de ressemblance de toutes les formes urbaines qui est recherchée - plutôt que d’une singularisation, on devrait Mon oncle, présente l’évolution d’une forme urbaine particulière : l’espacement, la place, le terrain vague puis l’aire de jeu. Dans pas simplement un fait relevant de l’historique. Si le terrain de jeu amépossible un écart où l’invention des formes urbaines singularisées est envisageable. L’aire de jeu est, avant les grandes recompositions des friches par les artistes, le terrain vague où chacun peut constituer une expérience de l’urbain et de ses objets (les rebuts ou zones blanches de la carte que parcourt Phillipe Vasset). neutralisation des rapports, une désubjectivation des expériences urbaines possibles qu’il faut réévaluer pour restituer à l’urbain sa nécessaire précarité.
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Pour une théorie des impermanences
Stratégies architecturales «adaptatives» Manipulations anti-table rase Barbara Angi
Abstract Adaptive strategies in Architecture Anti tabula rasa manipulations
but must aim at training impermanent processes preferring architectu-
1. Des phénomènes de ce genre, liés à la notion de (ville en contraction) soulignent comment, dans certaines villes, des processus de dispersion du logement et de rétrécissement spatial sont en cours, permettant la régénération de l'espace urbain. S, M, , , Rotterdam, 010 Publishers, 1995
functional needs. La contraction actuelle de l’économie dans le monde a produit des épisodes de sclérose urbaine1 entraînant la crise des modèles de développement des villes. Comme le souligne Rem Koolhaas, la ville générique de découvrir comment la présence ou l’absence de plan d’aménagement ne fait aucune différence. « Les bâtiments peuvent être bien placés (une tour près d’une station de métro) ou mal placés (des centres entiers à des imprévisible. Ces réseaux sont surchargés, vieillissent, se dégradent, deviennent obsolètes. La population double, triple, quadruple et disparaît soudainement. La surface de la ville explose, l’économie se cabre, ralentit, éclate, s’effondre.»2 Ces phénomènes de mutation constante, intrinsèquement liés au comportement de « personnes continuellement en mouvement toujours prêtes à se déplacer»3 décomposent les aménagements urbains et les activités nant » attachant ainsi les villes et les bâtiments à des décors variables en constante évolution. Estetica, Tempo e Progetto , précise le degré de variabilité de la conception architecturale et urbaine contemporaine : « Aujourd’hui, la culture n’est pas la culture de l’être, c’est la culture du
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(ed.), Harward Design School Guide to Shopping, Estetica, Tempo e Progetto Clup, 1990
Pour une théorie des impermanences
5. R. Kronenburg, Responds to Change, London, Laurence King Publishing, 2007
Rem Koolhaas,
le temps est particulièrement volatile à notre époque, les logiques doivent être celles propres au mouvement. La forme est un concept statique, la métamorphose est le concept génétique de la forme et de la réalité en devenir ». Aujourd’hui, il paraît donc essentiel lors de la phase de conception
des lieux qui puissent satisfaire plusieurs fonctions, même simultanément.
totalisantes mais à des processus de formation éphémères qui préfèrent des stratégies architecturales « adaptatives »5, disponibles c'est-à-dire, au changement continu. Changements adaptatifs lisation d’ouvrages inutilisés. Dans ce contexte contemporain, les épisodes d’intervention sur le bâti qui proposent des organismes architecturaux greffés sur des bâtiments existants sont de plus en plus nombreux : cela permet de partager les ressources structurelles et énergétiques en établissant effectivement une relation d'échange comparable à celle qui a lieu entre êtres vivants. Ces recyclage urbain :
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Pour une théorie des impermanences
alternatives pour les bâtiments et les zones obsolètes, et qui préfère des rapport aux besoins fonctionnels variables.
entre neuf et construit, en introduisant les concepts de commensalisme, parasitisme et mutualisme architectural. Dans le domaine de la discipline, les thèses exprimées dans ture6 représentent une référence importante pour déchiffrer les différentes stratégies « adaptatives » du projet architectural contemporain. Commensalisme architectural Dans Metapolis, on peut lire : « par commensalisme, nous entendons un freeloader Cette dépendance tactique est fréquente chez certains animaux, avec -
conservent leur individualité. » riences architecturales où le thème du logement temporaire, en plus de devenir un manifeste pour une relation nouvelle entre espaces public et Capsules de l’Atelier Van Lieshout le rôle de l'architecture et sur les exigences auxquelles elle doit répondre. Pour l’Atelier Van Lieshout, l’architecture est de la « non-permanence, non-fusion, non-destruction, seulement de la transition : un endroit pour 7 . Capsules
Vers cette ligne de pensée, à savoir celle de déclencher des processus , une unité d'habitation de neuf mètres carrés en suspension dans l’air et attachée aux murs des bâtiments existants : une architecture incorporable qui peut être retirée. Parasitisme architectural 8
mais l’associent à la combinaison de différents éléments de vocabulaire tels ceux d’antitype, layers, commensalism, contract, enjambement,
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of advanced architecture, Barcelona, Actar, 2003 Laermans, W. Vanstiphout, , 2007. avancée de Catalogne est élaboré Metapolis, est une école de formation à l’avant-garde et un centre de recherche dédié à l’élaboration d’une architecture capable de monde entier, en ce qui concerne la construction d’habitabilité au début du e siècle.
Pour une théorie des impermanences
, ibrido
9. S. Cirugeda, ,
Boutures tion qui consistent essentiellement en une interaction qui relie une structure
est un contrat, accepté et partagé, d’expériences individuelles, plutôt qu’une seule et cohésive entente d’expériences colconserve son individualité devenant simultanément partie de l’autre, son collecteur et son multiple. » abris appelés paraSITES fage, ventilation et climatisation) des bâtiments existants, en se reliant à double membrane, et la chauffe en même temps. Le projet est conditionné ad hoc et il se fonde sur des exigences pratiques et esthétiques. De cette apportant dans la construction de paraSITES un geste pédagogique en rendant visible une partie de l’humanité qui serait autrement ignorée. Ricetas 9 de Santiago Cirugeda, l’architecte espagnol qui travaille dans la réalité urbaine avec des projets subversifs et non conventionnels. Cirugeda est engagé dans des pratiques de participation urbaine, parfois
, 2006
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Pour une théorie des impermanences
expérimentales jusqu'à l'occupation subversive d’espaces publics urbains. lieux libres de façon à intervenir dans l’environnement urbain de manière indépendante. Le mutualisme architectural
enjambement. « Les enjambements sont des mélanges,
commensalisme ou le parasitisme impliquent des différences ou un déséquilibre entre les parties, les enjambements impliquent des ressemblances, des dimensions, des forces, des tensions et des situations similaires. Enjambement de l’existant, qui unit l’ancien ouvrage à des montages d’extension ou à des extensions. » Le concept suppose des similitudes dimensionnelles et fonctionnelles entre l’objet existant et la greffe, ou du moins la volonté de résoudre les phénomènes de sclérose urbaine au travers de constructions à enraciner dans des bâtiments existants à connotation purement positive. Dans le panorama contemporain, les recherches et les projets de Lacaton dans le cadre de l’amélioration des complexes de logements sociaux français (les grands ensembles des banlieues), tandis que l’architecte chilien réalise Elemental, des logements extensibles à faible coût. « Elemental
, Paris, 2010
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Pour une théorie des impermanences
- souligne Aravena - n’est pas quelque chose pour construire des maisons 10 . Les
10. Casabella n°742, 03/2006 la Grande-Bretagne, à considérer comme des réalités représentatives de conditions dans lesquelles les affrontements idéologiques liés à l'explosion de la culture de masse ont produit des expériences originales conçues pour répondre aux transformations sociales en cours, interrogeant les outils et les méthodologies de conception architecturale Grande Numero, 1968. Action and Plan, London, Studio Vista, 1967
dans le livre manifeste KM3 (Actar, Barcelona, 2006) citent, dans le cadre pour le développement vertical de la ville contemporaine, le Monumento Continuo de Superstudio, No Stop City d’Archizoom (1969) et le projet Paris sur la Seine (1962). virale, infezioni nella scrittura architettonica”, dans n°133, 2008
des besoins des usagers : ceux du rez-de-chaussée seront en mesure d’étendre la maison horizontalement, tandis que ceux à l’étage supérieur pourront se développer verticalement. symbiose au sens strict. Parmi les productions, apparaissent d’une part de nouvelles caractéristiques (fonctionnelles et structurelles) en mesure d'apporter des avantages mutuels, et d’autre part, le bâtiment qui en résulte et qui contribue à améliorer les conditions du contexte dans lequel il Écritures virales Les expériences citées proposent des méthodes alternatives pour la expériences qui montrent une tension du projet contemporain vers la prédisposition à des architectures « adaptatives » sans cesse sollicitées Dans l’histoire de l’architecture, les courants utopiques européens des années soixante et soixante-dix du siècle dernier ont jeté les bases de la recherche disciplinaire sur le thème de l’adaptabilité constructive et fonctionnelle des bâtiments. De tous les personnages11 qui ont parcouru le débat architectural utopique du XXe siècle, il semble utile de rappeler la pensée d’Archigram. Pour le groupe anglo-saxon, le principe fondamental sur lequel fonder les ouvrages « doit être relu à la lumière du progrès technologique et de la possibilité d’augmenter la mobilité personnelle », faisant émerger le « refus de la permanence »12. Les élaborations de projet, pour la plupart restées sur le papier, montrent une tension vers le renouvellement de la discipline : les propositions subversives se déplacent vers une conception architecturale révolutionnaire qui trouvera dans les géométries instables, élastiques et adaptables, des formes naturelles, une nouvelle logique de conformation et d’agrégation des parties. Dans la contemporanéité, il est facile de retrouver des architectures qui se rapportent aux courants utopiques du siècle dernier13 que dans les entrailles métropolitaines quelque chose de nouveau soit l’existant, en mesure de régénérer les espaces urbains sous-développés ou de grandes friches industrielles, amenant l’architecture à découvrir une co Purini - soit le résultat d’une multitude de processus formels14 de type infectieux.
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Pour une théorie des impermanences
L’impermanence
vérité de son existence est l'éphémère, qui dure toujours. Le corps, l'esprit, l'architecture, l'environnement, le cosmos, révèlent l'idée d'impermanence, et cherche sans cesse sa propre mort et en même temps, il survit grâce à Tout ce qui apparaît doit disparaître dans son apparition
son propre cadavre, une sorte d'anthropophagie et d'auto-anthropophagie. Son mouvement est de survivre à ses ruines : se nourrir en se disparaissant. Cette ruine présente une expérience ontologique révélant une « violence douce », un « crime parfait ». Ce caractère destructeur du vivant présente un éphémère qui ne cesse sommes nos ruines » - où les déchets d’une société qui anticipe sa ruine deviennent consommables. « À l’origine, il y eut la ruine », comme le souligne Jacques Derrida dans ruines. Rien n'échappe à la métamorphose et à la destruction, l’entropie sera la force de toutes les existences phénoménales impermanentes. Cet
apparition. L'éphémère comme énergie d'un présent hors de soi, n'est plus donc le temps, mais un événement sensible. La perception du temps se
Un sentiment esthétique d’horreur délicieuse permanente. L'impermanence des choses, comme phénomène de changement, se manifeste dans l'apparition, le passage, la métamorphose, la destruction, ou la disparition des choses qui ne sont ni stables, ni certaines, ni réelles. Apparaissant, elles disparaissent. La présence des ruines révèle l'absence, elles font naître en même temps la pensée d’une existence et d’une inexistence, d’un être et d’un disparaître. Disparaître pour faire « apparaître la
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Pour une théorie des impermanences
de détruire l'objet et de désirer son manque, la ruine fait appréhender la rejoignaient. Les ruines seraient emblématiques d’une inquiétante étrangeté, d’une déstabilisation qui sensibilise, d’une instabilité progressive et équilibrée. qu’elles sont réduites à l’état de fragments. La perte de la forme, la volonté de la destruction, la menace de la disparition, font vivre l’expérience de la force de l’absence et exercent une séduction qui se fait sentir douloureusement. Cette souffrance positive et ce plaisir douloureux et sublime sont une condition extrême d’un sentiment esthétique qui donne du plaisir et inspire l’agressivité, le danger, la colère, l’angoisse, l’amour, la joie. Ce trouble nourrit donc toute l’esthétique d’une ruine consubstantielle à la souffrance. Diderot évoque la « douce mélancolie delight », comme s’il s’agissait d’un sentiment esthétique d’horreur délicieuse. Les villes détruisent les traces
des événements dans un monde incertain et en danger permanent, où il vit en permanence le deuil en vue d'une renaissance post-traumatique. Catastrophes, attentats, crimes, destructions, chaos, ruines, disparitions - signe comme phénomène sensible - d’une expérience de l'espace et du temps. Cette philosophie de la consommation et de l'ingestion va vouloir un moi industriel qui produise de l'agressivité, pour faire, à partir de la disparition et de l'invisible, une époque de l'esthétique. L'idée, c'est de faire disparaître l'autre, faire disparaître l’objet consommable en soi-même. La ville serait l’allégorie de l'objet « consommable », susceptible de révéler l’esl’expression de Benjamin, « effaceurs de traces ». Dans une perpétuelle mutation, elle est à présent pensée en tant que destructrice de traces de mémoire, à travers la destruction de certaines structures, répondant ainsi à une « culture de la congestion ». phénomène de consommation, à travers une certaine « barbarie positive » évoquée par Benjamin, où les « nouveaux barbares qui sont des effaceurs de traces et des effaceurs d'aura », possèdent ce qu’il appelle « le caractère destructeur ». Les villes se plient et se replient : la surconsommation villes génériques », de Rem
elles se plient et se dévorent.
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Pour une théorie des impermanences
s’étendre, elles se mangent elles-mêmes, leurs plis offrent une demeure à la présence des choses présentes, elles se tordent en créant des limites aux corps. Ces corps se transforment en limite, tout en franchissant l'angle de pliage. Ce phénomène de surconsommation permet aux villes, qui se nourrissent de leurs disparitions, de faire jaillir l’imperceptible de la perception au sein même de leur caractère destructeur.
phénomène d'incorporation et d'ex-corporation crée un état transitoire permanent - en liant espace et existence - où toute forme d’existence est en changement continu. La dislocation et la disjonction des lieux qui sont à l’œuvre dans la ville - entre terre et ciel, entre terre et terre, entre terre et en deçà de la terre - présentent une phénoménologie d'une corporéité revalorisée à travers l'acte de « l’enveloppement du monde ». La « ville-enveloppe » sans enve-
temporel qui tend vers l’ouvert. Cet « ouvert » du monde et au monde, envisagé comme force existentielle, s’ouvre lorsque l'intérieur et l'extérieur se retournent sur eux-mêmes d’une façon logique et topologique. Ce moula corporalité. La blessure est la raison du pli Plier et replier le monde sur lui-même ouvre sur une corporéité spatiale et phie substantielle et existentielle va se manifester en un phénomène - la chose en soi devient divisible en corps. La perception-aperception de la corporéité « pli sur pli », comme le dit Deleuze dans
1
.
vers un désir et vers une volonté de dévorer les centres et de devenir le
elle se dévore elle-même - se nourrit de la chair qu’elle a engendrée, de sa propre horreur et de ses propres déchets -. De là vient un délire autoanthropophagique, quand la permanence devient démembrement. génétiques qui donnent naissance pression, décroissement, inspiration et repli des corps, en s’ouvrant. Ces éléments ne sont que des phénomènes où se décline le « trauma » de l’auto-anthropophagie spatiale. La nature et les aspects de ce trauma,
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1. Gilles Deleuze, le baroque, Les Éditions
Pour une théorie des impermanences
l’enveloppé-enveloppant. La blessure est la raison du pli. Inception2, la ville de Paris commence à s'effondrer et à se 2. Inception américano-britannique écrit, réalisé et produit par 3. Ajahn Chah, Tout apparaît, tout disparaît
mort, de la destruction et de l'agressivité crée un phénomène existentiel où le trauma et la mobilisation narcissique vont se révéler dans la ville. La ville comme corps incertain, sensible et existentiel, se transforme en un être-au-monde indivisible de son corps vivant qui va surgir et disparaître en existant et dans l’existant. Cette doctrine de l’incarnation - « la disparition s’est faite apparition » transforme la ville en une « machine à exclure » et « machine à inclure », d’où la force de la disparition surgie dans son apparition et inversement. cessé, elles apparaissent à nouveau puis, étant apparues, elles cessent encore. »3 La volonté de paraître et de faire illusion se transforme en une volonté de changement et de devenir. L’éphémère durable est un permanent qui ne cesse de mourir dans la sphère continue de la naissance, la maladie, le vieillissement et la mort. ni réel, mais vivant.
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Pour une théorie des impermanences
1
Jean Richer
Abstract
présocratique Héraclite coule ». 2.Peter Conrad, Modern Times, Modern
territories of time.
l'action publique au plus proche des territoires. C'est par eux que se pense
partie du 20e siècle face à l'enclavement des banlieues et l'étalement pavillonnaire, montrant à quel point la prévision est délicate dans la modernité forcée par l'introduction de préoccupations sociales et environnementales
époque qu'est l'accélération du temps ? Ce changement de point de vue de l'espace au temps pourrait s'avérer salvateur pour des territoires de plus en plus soumis à l’impermanence tandis que la durabilité exige une pensée à long terme. L’accélération du temps social Le temps, voilà la grande affaire de notre époque. Dans Modern Times, Modern Places2, le critique littéraire Peter Conrad plaçait déjà l'accélérarepris entre autre par le sociologue Hartmut Rosa dans Accélération, une critique sociale du temps3 à lui un Présent liquide dont l'expérience décisive était celle de la simultanéité d’événements et de processus hétérogènes. Ce nouveau rapport au temps change notre expérience du milieu urbain. Autour de nous, sage d'événements » décrit par le philosophe Paul Virilio. L'espace, en
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20th Century Hudson Ltd, 1999 3. Helmut Rosa, Accélération, une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010
sociales et obsessions sécuritaires, Paris, Seuil, 2007
Pour une théorie des impermanences
tant que support de nos pratiques sociales, n'a pas fondamentalement façon de l'appréhender. D'une certaine manière, l’accessibilité temporelle 5 . Ce phénomène s’exprime particulièrement au travers du concept de e
Structure, Philadelphia, Press, 1964.
in « Des plans-lumière nocturnes à la chronotopie, vers un urbanisme temporel », thèse de doctorat en urbanisme
From metabolism to symbiosis, London
Investigations in collective form, Washington architecture, 1964
de la ville in Archigram, une monographie”, Paris, Centre Georges 1994
Cronotopo désigne les activités spatiotemporelles combinant les temporalités propres à la matérialité de la ville et celles de la société dans une relation qui leur permet d’habiter l’une dans vie et sont coprésentes dans le lieu. C’est l’immobilité même de l’architecassure la coprésence des différents signes de vie »6. Le sociologue Henri et leurs interrelations. Si les chercheurs ont très tôt compris le changement de régime spatio-temporel du milieu urbain, qu’en est-il des architectes ? Les avantgardistes des années 1960 comme les métabolistes japonais et le groupe anglais Archigram avaient commencé à répondre à cette question. La théo-
considérées comme des formes dans le temps, en perpétuelle évolution7. passer du master plan au master program dans lequel différentes voies tence de master forms, qui sont au temps ce que les constructions sont à l’espace8. À l'opposé, le groupe Archigram avait développé une pensée de la métamorphose où le changement perpétuel s'impose comme une nouvelle permanence. Dans leurs projets emblématiques comme Instant City, la structure de la ville existante est bouleversée par le déferlement d'évé-
production de ces objets forcément à la mode, éphémères et criards qui garantit le mieux la vitalité des villes, bien mieux que la construction des monuments. »9 Deux attitudes radicales s’étaient donc développées, que listes et une pensée de l'instant pour Archigram. Les chronotopes urbains contemporains oscillent entre un présent instable, un passé réactualisé et un avenir fait d’alternatives possibles. Le temps du plan Le Plan d'urbanisme contemporain est un projet englobant les différentes politiques sectorielles tels que les déplacements, l'habitat, l'adaptation
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Pour une théorie des impermanences
au changement climatique ou encore la préservation de la biodiversité. L’intégration de ces politiques ne se fait pas sans mal tant l’horizon du pré-urbanistiques du 19e 10 , développé sur un questionnement esthétique d’emdécennies plus tard, renforça la généralisation et la statique du plan à partir des principes énoncés par la Charte d’Athènes11 urgente nécessité que chaque ville établisse son programme édictant des lois permettant sa réalisation » (article 85). « Les plans détermineront la structure de chacun de ces secteurs attribués aux quatre fonctions clefs
puis par une dissociation rigoureuse des fonctions était pensée dans une trajectoire historique linéaire. Prévoir l’avenir possible d’un territoire sur une ou deux décennies à partir de cet héritage s'accommode mal avec les crises économiques, environnementales et sociales contemporaines dont
cas, la règle est souple et laisse place à une négociation dans une régulation a posteriori - plan led-system tion d'énonciation d'une règle a priori et in abstracto - legally-binding plan system - qui permet ensuite d'examiner la conformité des projets de construction à celle-ci12. La différence est de taille dans un monde mouvant. Dans Espace, temps, architecture e
capable de tenir compte des changements temporels, c'est à dire de laisser porte ouverte au hasard »13. régulation urbaine telle que nous la pratiquons au risque de réduire consiterritoires du temps que sont les chronotopes et d’autre part à interroger
Le temps des expérimentations Selon Hartmut Rosa, « la politique n’apparaît plus pour beaucoup comme un élément de progrès mais comme un frein à la modernisation »14 temporaire15. Pop-up shops, espaces publics provisoires et autres perterritoires du temps. Las d’attendre une réaction des pouvoirs publics face
111
Town Planning en Practice, an introduction to the Art of Designing Cities and Suburbs, 1909 11. Le Corbusier, , Paris,
« Peut-on gérer la forme urbaine ? Les enjeux de la régulation morphologique », durable au risque de l'histoire, Paris, Jean13. Siegfried Giedon, Espace, temps, architec14. H. Rosa, Accélération, une critique sociale du temps, op.cit. 15. Allison Arieff, 2011,
(page consultée le 08/06/2013) : http:// com/2011/12/19/its-time-
Pour une théorie des impermanences
16. P. Davidoff, in Planning », Planning Journal, vol. 31, n°4, 1965, p. 331-338.
cipation des habitants : trois pistes pour rénover la politique de la ville ». stratégique, 2012 populaires d’urbanisme mis en place pour le quartier de la Villeneuve à Grenoble. 19. H. Rosa, Accélération, une critique sociale du temps, op.cit.
, le mouvement est plus important : les San Francisco’s sont des espaces publics de Dallas qui attire l’attention sur des changements possibles par de simples inscriptions à la peinture et San Francisco’s PROXY proposent pour une durée limitée des fonctions urbaines dans des contaido it yourself - appartient à une philosophie de l’action sans plan préconçu, en mettant en avant un bricolage politique et technique. Le phénomène se place à la fois dans un urbanisme de l’instant, par sa spontanéité, et dans une logique de sédimentation sociale, en montrant avec pragmatisme des voies d’innovation
évoluer. Plus généralement, la participation du public répond à une attente de renouveau démocratique, dans un contexte marqué par la crise de la représentation traditionnelle et accentué par la répartition complexe des compétences entre les partenaires institutionnels. Dans le domaine advocacy planning avait émergé aux 16 en faisant entrer la maîtrise d'usage 17 . À l’exception des 18 Ateliers populaires d’urbanisme , de telles pratiques participatives ne sont
une légitimité rénovée par la coproduction du projet de territoire allant bien au-delà de la concertation réglementaire. Poursuivant cette collaboration, l’application des Plans locaux d'urbanisme pourrait être confortée par un dialogue suivi avec la population dépassant de nouveau l’évaluation telle qu’elle est faite à ce jour. Ces pratiques apparaissent pertinentes dans le cadre d'une régulation a priori. Après tout, l’accélération du temps social d’usage. De la réactualisation du Plan dépend la continuité de son projet. L’ouverture du Plan Comme l'explique Hartmut Rosa, « la dérégulation et la désinstitutionalisa-
des séquences d'action »19. Si nous partons du principe que le projet devient beaucoup plus complexe et demande par conséquent beaucoup d'énergie. L'urbaniste Bernardo Secchi répond à cela en dissociant le projet de ses scénarios : « À l'ère contemporaine, l'accélération du temps férentes formes du projet urbanistique restent composées de scénarios situés à l'intérieur de l'axe temporel. Les scénarios et les stratégies établissent en effet une distance à l'intérieur de laquelle se situe le projet de
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Pour une théorie des impermanences
la ville, le plan et les politiques urbaines. »20 (comme l'avait déjà fait la ville moderne à ses débuts) au doute, à l'exploraavait imaginés pour la ville moderne »21. Pour répondre à l'instabilité contemporaine, le Plan s'ouvre en proposant des potentialités scénarisées et devient malléable en acceptant une réactermes, le programme est un « ensemble des actions qu'on se propose d'accomplir dans un but déterminé »22, tandis que « le plan est un projet élaboré, comportant une suite ordonnée d'opérations, en vue de réaliser une action ou une série d'actions »23 comme une sorte de master program pour une meilleure durabilité du projet. Pour prendre une métaphore astronomique, « quand la courbure de l'esAu contraire, quand la courbure de l'espace-temps est forte, les lois de la doit être extrêmement non linéaire »24 pour la ville des chronotopes. L'urbanisme du quotidien, celui des quartiers constitués à faible évolution, répond à une logique linéaire25 de pratiques, le devenir d'une friche... - la courbure de l'espace temps urbain s'accentue et fait apparaitre le besoin d’une régulation rénovée.
peut imaginer une place plus grande laissée à la négociation et à l’expérimentation en basculant dans un urbanisme de projet. Cela sous-entend une évolution juridique pour permettre la souplesse attendue sans prêter S’inscrire dans la courbure du temps et non le lieu qui est l’essence de la ville et de la vie en ville »26. La dura-
de la notion de projet partagé, et deviendra le cadre à partir duquel un grand nombre d'actions publiques et privées se coordonneront. Le développement durable interroge notre capacité à maintenir dans le temps des potentialités d'action alors que l’impermanence domine. La durabilité s'exprimera alors dans la compréhension des chronotopes urbains et dans l’adaptation constante du Plan à leur évolution pour garantir son effectivité et sa robustesse.
113
20. Bernardo Secchi, Première leçon d'urbanisme Parenthèses, 2006 21. Ibid.
13e volume, p.1283 23. Ibid. p.485 Trous noirs et distorsions du temps,
linéaire si sa taille totale est la somme des tailles de ses parties, sinon elle est dite non linéaire. cité par Alain Guiheux, « Plan potentiel », in Techniques et architecture n°468, 2003
Pour une théorie des impermanences
Corps, mémoire et entr’espace
Abstract Body, Memory and
transformation and response challenges the former dualistic divide. this article proposes the concept of interspace as an alternative paradigm for designing spatial experiences in the digital age. La notion de permanence est traditionnellement liée à la capacité de l’objet à se maintenir en présence sous une forme stable. Depuis cette perspective, au « permanent » s’opposent l’instable, l’éphémère ou le transitoire. transformer et de réagir à leur milieu met à mal ce partage dualiste. Associant architecture, programme informatique, images, effets de lumière, gie qui, malgré son étendue, échoue à saisir la qualité de l’expérience sensible que j’appellerai entr’espace : une perception de réalité où de multiples dimensions spatio-temporelles coexistent dans un rapport de tension Fragmentations Comment décrire la qualité précise de ces nouveaux modes d’expérience essentiellement entre deux approches : soit elle fait référence aux ressources matérielles et logicielles - informatique ubiquitaire, art numérique, installation interactive - soit elle se concentre sur les possibilités fonctioncas comme dans l’autre, il n’est pas fait référence à des qualités sensibles, mais uniquement aux aspects techniques et fonctionnels. Le vocabulaire autour de la notion de réalité mérite une attention particulière. À quoi des expressions telles que réalité virtuelle, réalité mixte, réalité hybride, réalité augmentée
115
Pour une théorie des impermanences
et Jacques Demarcq, Éditions du Centre Pompidou, 1989, p.25.
des degrés de densité matérielle. Ainsi la réalité virtuelle est supposée être un environnement entièrement numérique, la réalité mixte celui où composantes analogiques et numériques sont mélangées, et la réalité augmentée allusions philosophiques, cette terminologie focalise l’attention sur la matérialité des composants, alors que du point de vue esthétique, ce qui est déterminant n’est pas en premier lieu le choix des composants mais une démonstration technologique. Ce mode d’appellation basé sur la constitution matérielle induit une création et une réception fragmentaires. À les différentes parties sont travaillées séparément à des niveaux souvent - d’où le manque de cohésion observable dans de nombreux cas. Pour résumer : à travers l’amalgame entre art et technologie que le vocabulaire en usage continue de perpétuer, ce sont des notions plus profondes qui s’échangent : ce qui relève du solide, du permanent, du mesurable, bref, du quantitatif, avec la notion qualitative d’expérience esthétique. Forme ou information ? l’invention le situe sur un plan qui n’a aucun précédent culturel auquel se référer. mode d’existence dépasse déjà la pure intervention sur la matière, car elle concerne davantage l’échange d’informations que la forme. »1 Ce passage met en évidence la manière dont l’ « intelligence » et la capacité à informer de l’objet numérique focalisent toute l’attention, et sa philosophie sous-jacente : celle qui réduit tous les enjeux et puissances l’accès à l’information est toujours désirable, et que cet accès constitue riques. Suivant cette logique, objets et interfaces sont conçus sans tenir compte des relations spatiales que pourtant ils articulent. Le participant perçoit un lieu à travers le prisme d’une information qui se superpose aux sensations directes dont le dispositif, paradoxalement, l’éloigne. Son expérience de l’espace se voit ainsi fragmentée entre plusieurs niveaux sans solution de continuité. ture n’implique pas automatiquement un enrichissement de l’expérience esthétique. Lorsque la notion d’information est entendue uniquement
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inaugurale du monde, dans le sentir, n’a rien à voir avec ce capital de d’être le là du monde, il ne s’agit pas d’enregistrer des connaissances à son sujet, mais de co-naître à son événement-avènement. »2 Le concept d’information ne se réduit pourtant pas uniquement au rensei-
une forme à même laquelle une présence est amenée à soi »3 donc deux manières d’aborder l’information. Dans le premier cas, l’attention est portée sur ce qui reste stable, constant, sur la permanence et qu’il comporte de mobile, d’instable, de diffus et d’impermanent. Corps dans l’entr’espace Suivant cette perspective, le design4 de l’entr’espace implique d’envisager une approche de l’information localisée qui ferait résonner l’acception originale du terme : donner forme. Car aujourd’hui, l’objet numérique constitue trop souvent le point de convergence de forces qui nous attirent toujours ailleurs, loin de l’expérience d’ qui est le propre de l’événement esthétique. Le travail du designer d’entr’espaces consisterait donc à orienter ces forces en faisant émerger des formes susceptibles d’articuler toutes les dimensions de l’expérience spatiale. Ainsi considérée, l’information cesse d’être un but en soi, un absolu préexistant, pour devenir une L’auteur qui a peut-être le mieux saisi les enjeux de cette distinction dans Dans son ouvrage The Senses Considered As Perceptual Systems5, Gibson distingue la notion d’information sur quelque chose (le « renseignede celle d’information en tant que structure, c’est-à-dire, articulation de relations. Cette deuxième acception implique de considérer que le contenu de la perception ne se trouve pas déjà là, localisé dans l’objet perçu ni dans le sujet percevant, mais consiste en une différenciation venant à l’existence au moment de la rencontre entre les deux. Prenons comme exemple l’application développée « en marchant », à partir de matériel audiovisuel préexistant. Équipés de terminaux mobiles et de casques semi-étanches, les participants sont géolocalisés et connectés à une base de données audiovisuelles. Au fur et à mesure de la marche, l’application produit un montage de séquences, sélectionnées en fonction de paramètres tels que la proximité du lieu de tournage avec la position du marcheur, la durée de la séquence, son J’ai eu l’occasion de tester une adaptation de
pour la
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Art et existence, 3. Ibid. 4. J’emploie les termes de « design » et « designer » dans le sens large englobant les divers métiers impliqués dans la mise en forme des environnements humains qu’il connaît dans non dans l’acception plus restreinte qu’on leur donne
Boston, 1966.
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allée entre deux pavillons, lorsque j’ai entendu dans mes oreilles : « sur cette façade, des arbres s’effondrent, causant des dégâts ». J’ai immé6. Étienne Souriau, « Du mode d’existence de in d’existence suivi de Du mode d’existence de l’œuvre à faire p.195-217 7. Ibid.
à ma droite se trouvait un volume en verre associé à deux tours, à ma gauche une bâtisse compacte et massive en béton. À ce moment-là, j’ai réalisé non seulement qu’il ne pouvait s’agir que du bâtiment de droite, mais plus profondément la fragilité de ce volume de verre, sa vulnérabilité. La phrase a suscité des images dans mon esprit, celle de l’arbre tombant sur la façade, brisant le verre, à travers lesquelles le jeu de forces implirenseignement, l’information sur les arbres n’aurait eu qu’une valeur anecAu-delà de ses applications fonctionnelles,
propose une -
« renseigner ») qu’il faut chercher son potentiel esthétique. Cette perspective nous permet de dépasser la vision réductrice et statique de l’objet numérique comme décodeur et contenant d’un virtuel préexistant, pour mutations spatiales. La sollicitation de l’ange Dans son article « Du mode d’existence de l’œuvre à faire », Étienne Souriau entreprend de dissocier la dimension concrète, actuelle des objets, d’existence, Souriau place le virtuel (ce terme ambigu sera précisé plus loin) au centre des opérations. Ce virtuel, que l’auteur nomme « l’ange de l’œuvre » est présenté sous la forme d’une puissance agissante, questionnante, qui rend l’œuvre inachevée par essence et donc par conséquent vivante, susceptible d’évoluer. « Rien, parmi nous, ne nous est donné autrement que dans une sorte de demi-jour, dans une pénombre où s’ébauche de l’inachevé, où rien n’a ni plénitude de présence, ni évidente patuité, ni total accomplissement, ni existence plénière. »6 termes, l’objet tangible ne constitue qu’une sorte de socle, degré minimum d’existence à partir duquel pourrait se développer un nombre indéterminé
ébauchée, si je songe aux accomplissements spirituels qui lui manquent. Accomplissements intellectuels, par exemple. Songeons à ce qu’elle serait cations humaines, historiques, économiques, sociales et culturelles d’une table de la Sorbonne ! »7 L’auteur enchaîne ensuite en imaginant cette même table peinte par matérielle paraît somme toute assez banale, et l’on imagine aisément que si ces créateurs venaient à répondre à la sollicitation de l’ange, l’objet
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connaîtrait une « promotion d’existence ». Promotion qui est donc l’effet d’une force (la sollicitation en question), et qui a besoin d’un autre être, un « agent instaurateur » pour s’accomplir. intellectuelle (voire de la superstition), Souriau souligne deux points essentiels. D’une part, certains modes d’existence sont plus authentiques que d’autre part, ce lien d’authenticité doit être montré sans faire appel à la passage qui est de l’ordre de la métamorphose et qui ne peut être pleicomment cette existence virtuelle se transforme peu à peu en existence concrète ». Instauration, design et entr’espace Remplaçons à présent les termes par un vocabulaire plus proche de notre sujet en envisageant la notion d’ « augmentation » numérique sous l’angle de la « promotion d’existence ». Dans ce contexte, l’ « agent instaurateur » c’est le designer. Souriau précise que cette promotion d’existence, cette augmentation, n’est pas automatique et peut être ratée. Quels sont les entre en compte la notion de projet, que Souriau récuse explicitement en lui préférant celle de « trajet ». l’œuvre. La trajectoire ainsi décrite n’est pas simplement l’élan que nous Ainsi envisagé, le design d’entr’espaces échappe à l’approche matérialiste ment total dans le présent, un présent sans durée, sans cesse réactivé, étranger à la notion de permanence. Voici donc le point essentiel : l’entr’espace ne peut être saisi par des logiques binaires. Comme la platonicienne, c’est le « ni…ni » qui le 8 : il n’est ni permanent comme l’architecture solide, ni ne éphémère - notion qui implique une forme d’état transitoire qui s’oppose au permanent. Son mode d’existence, oscillatoire, est celui de l’événement un événement spatio-temporel instable où plusieurs dimensions coexistent dans une même perception de réalité.
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8. Jacques Derrida, Khôra 1993, p.15-19
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Abstract 1. Sont proposées ici -
or demolition-and-replacement Nuove tecniche architettoniche di
and surrounding space. Les bâtiments ne sont pas des monades, les bâtiments ne sont pas permanents. Les exigences qui les ont rendus nécessaires changent, leur
vie fait - parfois - oublier que la scène urbaine n’est pas du tout . Le patrimoine bâti se fait vieux, souvent d’une façon mauvaise, et son vieillissement avec peu de dignité est un des signes perceptibles du changeprocessus, sans souvent liés uniquement à la performance technique et qui impliquent des variations formelles épidermiques. Sans solutions traumatiques et coûteuses (démolition-et-remplacement), qui
Analisi e progetti su casi studio emblematici in Italia e in Europa techniques architecturales de réaménagement durable des logements études et des projets le responsable est le Prof. 2. «Architecture that is designed for adaptation recognizes that the future is inevitable, but that a that change to happen. Adaptable buildings are
stratégie qui ne cristallise pas une fois de plus la morphologie (pour préparer leur prochaine obsolescence), mais qui les rende capables de réagir à l’évolution constante dans laquelle ils sont plongés2. squelette structural adaptable (pour absorber les changements), qui intervienne sur la structure, la morphologie, les relations entre le bâtiment et l’espace qui l’entoure. Bref, en agissant sur les relations entre la technoL’exosquelette adaptatif - une structure de renforcement garantissant la mise à niveau statique et antisismique, le cas échéant, et aussi capable de qui ne sont que partiellement prévisibles - est proposé ici comme une réponse complexe, une « grille » à la fois conceptuelle et opérationnelle.
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to different functions, pat-
means longer, more certain returns for the investors». R. Kronenburg, Responds to Change, London, Laurence King Publishing, 2007, p. 115
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assemblage », in international Vassal, ensembles de logements Étude réalisée pour le et de la Communication Direction de l’Architecture et du Patrimoine, Paris, Recupero edilizio e sostenibilità R. Castro, S. Denissof, [Re]modeler, Métamorphoser, Paris, Éditions du Régénérer les grands ensembles, Paris, Éditions A. Gruntuch, Convertible City, catalogue du Pavillon de l’Allemagne, en AA.VV., e società, Biennale di Architettura di Venezia,
à la formulation des différentes stratégies du remodelage3, stratégies illustrées par le réaménagement de nombreux ensembles de logements résidentiels et des espaces de proximité une véritable pratique de la réhabilitation urbaine, qui a pour objectifs :
- le retour d’une image complexe du quartier, grâce à des interventions -
de la vie contemporaine4 - la mise à jour des bâtiments, qui remédie à leurs possibles et multiples obsolescences. La réalisation d’une structure de renforcement antisismique, reliée à une canoniques (p.e. en adhérence), le plus simple serait de considérer l’enveloppe du bâtiment lui-même comme un manteau qui s’enroule autour des anciens et nouveaux partis structurels, amenant à l’absence de ces ponts
par), Suburbanscapes,
4. Beaucoup de logements sociaux construits dans les années soixante-dix sont devenus trop grands pour les occupants actuels (des couples âgés dont les enfants ont déménagé marché locatif privé consacré aux étudiants dans les villes universitaires dépasse de loin l’offre d’hébergement institutionnel. Cela a généré des co-housing) qui se sont propagés à nombreux groupes sociaux : les parents divorcés, les travailleurs temporaires ou migrants en attente de monoparentales ou avec un seul revenu qui louent une chambre dans leur simplement, la naissance d’un deuxième enfant pour nous inciter à repenser aux espaces du logement et aux besoins changeants.
obtiendrait un image paisible de l’immeuble, représentative du zeitgeist de son réaménagement. sur la fonction que les bâtiments et leurs changements peuvent prendre pour répondre, non « une fois pour toutes » (parce que ce serait trop demander à un immeuble), mais « de temps en temps » aux exigences résultat d’une pensée sur le rôle de la fragmentation de la propriété foncière5 juridiques qui régissent les pratiques du réaménagement urbain. Les stratégies à la base de l’état de l’art du remodelage dans le reste de l’introduction, dans un climat d’urgence économique dû à la crise dans le secteur de la construction, des « Piani Casa » 2009 et 2011. Ceux-ci en fonction de critères pas toujours clairs) comme récompense pour la tion d’une « juste mesure » des extensions autorisées, de sorte que ces méthodes pourraient sortir d’une situation d’urgence pour devenir stratégiques, en posant ainsi les fondements - concernant la règlementation aussi - pour le développement urbain futur.
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logements, tandis qu’un réglage de la performance ( ) qui ne tient pas compte de la sécurité du bâtiment se révèle souvent un non-sens. Cependant, on peut créer une sorte de cage externe en acier qui raidisse le bâtiment existant, qui coopère avec lui et qui lui soit raccordé par des liens structurels ponctuels. La réalisation de cette structure auxiliaire ne pèse pas sur l’existant, ne nécessite pas de phases prolongées de construction, car elle peut être fabriquée dans l’usine et montée sur le site de construction, n’occasionne pas le déplacement des habitants6. Si elle est bien conçue, elle permet une série de variantes morphologiques et foncà remplir, le cas échéant, avec des objets supplémentaires qui puissent (ou pas) changer l’espace à la disposition des habitants (expansions du logement, serres solaires, jardins d’hiver, terrasses, etc.) sans réclamer de
5. AA.VV., Politiche pubbliche in materia di evoluzione della Normativa della giustizia perequativa tra proprietà e interessi pubblici piani urbanistici, Venezia,
Strategie tecniche per la manutenzione ragionata
pendants : d’une part une grille structurelle, qui deviendra ainsi une sorte
quartiere San Bartolomeo a Brescia
supplémentaire7. Ces ajouts auront une incidence sur l’habitat individuel
Brescia, 2013
etc.) dans le cas d’une révision introduite par un éventuel remaniement
chaque cas la palette de matériaux utiles en raison des différents éléments à réaliser, en introduisant ainsi une variation contrôlée des façades. L’objet possibilité aux habitants de choisir à quel moment arrêter le processus de fermée (ou moins) par des éléments vitrés opaques, ce qui autorisera (ou non) la démolition partielle du mur d’enceinte du logement pour obtenir une salle de séjour plus grande, etc. reconnaît (encourage, suggère) l’autre, mais pas nécessairement, car il peut exister même sans lui. Le second est constitué par les objets placés sur l’exosquelette, qui entrent en contact avec lui et non pas avec les éléments voisins, appartenant vraisemblablement à d’autres propriétés. Cela assure à son tour l’indépendance des extensions individuelles : la réalisation de l’une n’empêche pas la construction des autres. Ce que l’exosquelette permet de faire sur la façade l’autorise même au nécessité de l’immeuble existant, mais aussi en prévision de réaliser des disponibilité de l’économie8.
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Dreidemie, D. Léger, Concertation avec les locaConduite du projet de réhabilitation, Paris, 7. C’est le modèle du « casier à bouteilles » développé par Le Corbusier pour le projet ments, réalisés avec une structure indépendante d’acier placée sur des disques de plomb soutenus par le squelette de béton armé, ne se touchent pas en restant isolés l’un de l’autre. Le Corbusier, Œuvres ,
Marseille Parenthèses, 1987
Pour une théorie des impermanences
en place selon un calendrier convenu, ou en tant que résultat d’une sorte
est le projet Elemental développé par l’architecte chilien Alejandro Aravena, constitué par un petit un nombre limité de pièces et équipements de service, qui porte des extensions auto-construites par les habitants, réalisées selon leurs besoins et ressources. A. Aravena, A. Lacobelli, Alejandro Incremental Housing and Participatory Design Manual Cantz Verlag, 2012. http:// 9. Le programme Sustainable High-Rise Social Housing in Europe), pour lequel ont travaillé nombreux studios de design néerlandais, danois, tchèques, slovaques, polonais, français et italiens, a produit les solutions les plus innovantes destinées à l’agrandissement des bâtiments existants avec la technique de la sur-élévation.
opérationnelles différentes. La seule contrainte, au-delà des dimensions données par la section de l’exosquelette, sera la palette des matériaux et des technologies, si simple, low-tech. Les surélévations seront en mesure d’accueillir d’autres logements ou des structures communes, pour desservir une zone de chalandise plus large. ou nouveaux, éventuellement indépendants9 ront le rez-de-chaussée, ce qui permettra qu’il soit destiné à des activités commerciales, des espaces publics (jardin d’enfants, bibliothèque, buanderie, salles disponibles pour les activités de groupe, etc.), en fonction de l’absence d’équipements fonctionnels à l’échelle du tissu urbain dans lequel le bâtiment est placé. des deux termes de la locution « patrimoine bâti », qui est très beau car il implique - entre autres - l’idée de transmettre, d’une valeur qui dépasse la simple rente, mais qui a à voir avec l’expérience des personnes, avec les bref, avec la vie et avec les traces concrètes que la vie, dans ses mutations continues, laisse. Ce que nous pourrions faire - parce que la valeur intrinnombreux sont les signes de leur décadence - ce serait de formuler de
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,
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Réaménagement du quartier S. Bartolomeo
Réaménagement du quartier S. Bartolomeo
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Christophe Berdaguer & Marie Péjus Depuis 1994, ce duo d’artistes interroge les utopies architecturales et sociales du XXe siècle pour les réactiver ou en proposer une relecture critique.
Pour en savoir plus sur leur travail : www.cbmp.fr
Œuvre
Maisons qui meurent
axonométries intègrent des données techniques propres à la réalisation des ouvrages, données calculées en fonction de la durée de vie d'un individu.
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C’est dans le dossier « L’architecte, l’urbanisme et la société » de la revue Esprit (n°385, octobre 1969) que Paul Virilio publie cet article « L’idéologie sanitaire » (pp.475-480) à côté
médiation, pouvoir » par Claude Parent. Paul Virilio est né en 1932, comme la revue Esprit lique, Paul Virilio se convertit au catholicisme, impressionné par l’abbé Pierre mais surtout pour toute sa carrière. Avec l’architecte Claude Parent, ils se préoccupent de la « fonction oblique » et vont ensemble publier neuf numéros d’Architecture Principe de février à décembre 1966 (réédition avec deux introductions de Paul Virilio et Claude Parent et un n°10 inédit, Besançon, que soient les éléments de nombre et de genre, il est maintenant prouvé qu’ils sont impuis-
du plan incliné qui réalisent toutes les conditions nécessaires à la création d’un nouvel ordre appliqué leurs principes en dessinant et construisant le complexe paroissial Sainte-Bernadette demande à Virilio le texte qui suit, puis l’intègre au Comité de rédaction. Esprit constitue un mointellectuelle tout comme dans son apprentissage de l’écriture (« L’invité : Paul Virilio », nisme, n°362, septembre/octobre 2008). Huguette Briand-le Bot l’invite à se joindre à l’équipe de la revue Traverses tous ses côtés : le design, la mode, les jardins contre nature, le simulacre, le reste, le désert, l’épidémie, la peur, l’obscène, etc. Par la suite, il s’engage dans l’aventure de Cause Commune Espèces d’espaces de Georges tecture que Jean Duvignaud assurera un temps. Cet article parle des déchets, des impuretés, des corps et de la ville et montre en quoi l’idéoqui vise à doter la ville de quoi éliminer et traiter tout ce qui est considéré comme « malsain » génère de nouvelles ségrégations spatiales et exclusions sociales. Les architectes et les urbanistes en appliquant cette discipline sanitaire participent à la marginalisation forcée d’individus hors tout, démunis, sans aucun statut, celles et ceux qui bien plus tard viendront nourrir Quarante-cinq ans plus tard, cet article nous parle encore et résonne curieusement à nos oreilles, c’est pour cela que nous le republions. L’idéologie sanitaire n’appartient pas qu’au moment « moderne » de l’architecture aseptisée, fonctionnelle et ségrégative, elle perdure sournoisement avec les écoquartiers et autres trouvailles dérisoires pour formater l’être urbain.
Héritage
L’idéologie sanitaire par Paul Virilio
les retombées de toutes sortes constituent l’immense inconscient collectif de l’âge industriel. La transformation du monde par l’industrie aboutit C’est dans ce décor résiduel, à la vitesse même de la pollution des régions jourd’hui, au-delà du cadre de la santé et des simples précautions corporelles, une véritable idéologie sanitaire. La dévalorisation du déchet est contemporaine de l’économie industrielle. Le déchet qui, pour l’économie précédente, était source de richesse et fondement de la sédentarité par ses possibilités de récupération, devient évacué, caché ou incinéré. Par une osmose assez curieuse, prenant appui sur les découvertes d’une tion industrielle, à proximité du carreau des mines, au moment même où développe le thème de la culpabilité de l’homme en tant qu’état de la ma-
de l’impur. Ainsi l’idéologie sanitaire tend insidieusement à rompre la société au niveau de la qualité corporelle des individus, elle leur enlève
tique. Dans la société religieuse et pré-rationaliste, l’haleine par exemple, anima), alors que dans la nôtre, par un renversement Le domaine olfactif a été dévalorisé de la même manière : odeur naturelle
tend uniquement à prouver la répulsion de l’homme pour l’odeur de son semblable. lement urbaine où le problème de la promiscuité dans la concentration n’a jamais été résolu autrement que par l’évacuation en périphérie ou la
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Héritage
mise en ghetto des « déchets » sociaux ou raciaux traités globalement, ceci n’étant d’ailleurs que le prolongement du traitement précédemment sés à l’Âge classique. La construction de l’hospice et de l’asile dans les cités, pour toutes les formes de déviationnisme, a été le prélude au grand séquestre des populations par l’urbanisation de l’Âge industriel. La grande peur des contagions et contaminations à l’intérieur d’un milieu urbain essentiellement préservé, perçu comme antinaturel, par opposition gation ou d’apartheid. La rupture volontaire des communications qu’elle a instituée entre membre « sain » et membre « malsain » par l’internement, allait inspirer aux urtel un dogme. Dogme séparatiste où l’ancienne opposition du rural et de l’urbain se transmue en opposition entre septique et aseptique, animé et la salle de douche construite au centre du camp de concentration hitlérien n’est plus que le subterfuge qui dissimule la chambre à gaz, le rituel de l’eau prépare au rituel du feu, le charnier prolonge le crassier. Échappant à son implantation ponctuelle, à son isolement au sein du territoire agraire, la cité ne peut plus prétendre à la sélectivité. La ville n’est plus une île, elle ne contient plus une minorité à protéger intra-muros, elle devient par sa prodigieuse expansion le territoire unique des sociétés. Si donc, malgré ce changement de contexte qui en fait est un renversement des termes, nous persévérions dans la pratique de la « confession sanitaire », le site urbain ne tarderait pas à se transformer en un vaste instrument de destruction sociale. La masse grandissante des asociaux en est déjà le signe annonciateur, elle succède à celle des exclus du siècle progressivement, contre lui-même, le potentiel urbain. critique, architectes et urbanistes prennent une énorme part de responsabilité dans la constitution foncièrement réactionnaire de la métropole moderne. C’est au nom de la pudeur à préserver et des promiscuités douteuses que l’isolation, puis la rupture des communications sociales, ont été instituées dans la cité. Désormais, la vie en collectif semble insupportable, à cause du bruit des voisins, de l’écoulement des eaux usées, du claquement comment se fait-il alors que cette même ambiance puisse être agréablement perçue dans d’autres circonstances, dans d’autres structures urbaines ? tement en aseptisant chacune de ses présumées fonctions, dans un
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environnement privatif : un lieu pour la cuisine, un autre pour dormir, pour dite implicitement l’autre partage, celui de l’appropriation et des classes sociales. La réduction en séquences mineures du vécu par le fonctionnalisme architectural est issue directement de cette idéologie qui, en rompant le contact sensible de l’homme à son semblable, a permis la constitution de classes « sociologiquement fonctionnelles », c'est-à-dire exploitables. La société réduite à l’exercice de fonctions arbitraires tend à son tour à réduire l’unicité du vécu pour le soumettre à un répertoire de rôles élélien social dans son ensemble, où la division du vécu rejoint la division du travail, se retrouve pourtant à l’opposé de l’aboutissement des objets récemment réintroduite s’oppose également à l’élimination sanitaire et ceci aussi bien au niveau des ressources élémentaires du sol que de celles complet, il englobe à la fois les ressources énergétiques de la capsule technologiques avancés retrouve dans l’appauvrissement dû à l’épuisement des produits de base, comme dans la pratique du vide, la nécessité de la récupération et de la régénération qui étaient le propre de l’économie précédente. L’invention d’un nouveau mode de vie à l’intérieur du milieu urbain doit donc remettre en cause non seulement la notion de « confort » mais aussi Le niveau sonore et le domaine olfactif ne sont pas à éliminer purement et simplement, pas plus que les mouvements de l’eau ou de l’air : ils sont les composants indispensables de la perception spatiale comme de la perceppas de bas-organe dans l’habitation, l’habiter est indivisible. À l’échelle de de l’autre. Architectes et urbanistes ne doivent plus contribuer à la machination qui conduit infailliblement de l’idéologie sanitaire à la ségrégation fonctionde tous les facteurs naturels, la répression de plus en plus forte exercée tions favorables à l’apparition d’une multitude de plus en plus vaste d’opposants aux formes présentes de la vie collective, et souvent, ce qui est encore plus révélateur, à toute forme de société. C’est désormais cette classe anomique qui constitue le potentiel révolutionnaire. Ainsi le phél’assumer. La réalité du construit projette sur l’abstraction politique un obscur pouvoir. C’est encore un renversement des termes qui faisaient hier de la ville la projection sur le terrain d’une certaine société.
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Si, pendant une assez longue période, l’ordre social a pu effectivement le politique soit incapable d’une telle détermination, j’en veux pour preuve ceux à régime capitaliste. Le schéma postural des sociétés urbaines est
un ordre social, de même que la révolution urbaine est en train d’effondrer l’ordre politique en attendant de transformer à son tour radicalement l’activité sociale. La ville, aujourd’hui, participe moins à l’ordre qu’au désordre, au social ments réfractaires, elle est devenue la première subversion : à partir de l’époque classique, l’exclusion sociale qui jusqu’alors était géographiquement réalisée par l’exil ou le bannissement, s’introduit dans la ville, l’exclusion devient réclusion, le rejet est alors au cœur de la cité, dans son Ce mouvement concentration-ségrégation a déclenché en effet à partir de l’attraction exercée par la ville sur la campagne s’est alors doublée d’un mouvement apparent est l’image d’une exclusion plus profonde et plus secrète. La réclusion d’abord, la ségrégation ensuite ont considérablement dévalué l’inclusion, c'est-à-dire l’intégration sociale et si actuellement le pouvoir peut encore user et même abuser de ce transfert des populations vers l’ailleurs, que l’on nomme pour la circonstance « loisir », il ne se rend pas rieux de l’ordre social, d’une anomie qui, en se généralisant, est en train de métamorphoser fondamentalement le caractère social lui-même. La relation aux autres dépend d’un facteur de distance spatiale comme sion détermine d’abord une fuite dans l’ego, ensuite s’installe au cœur de l’introversion obligée, un délaissement du moi, une dépersonnalisation. Ce qui se passe dans la microsociété des lieux de détention se passe dans sement » peut alors devenir « dépassement », sans paradoxe le social peut alors devenir asocial et ceci parce que la limitation des possibles est devenue trop étroite, parce qu’elle tend non plus seulement à altérer le caractère individuel mais parce qu’elle tend à devenir aussi ablation, -
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Héritage
etc. Quand les sociétés parviennent à ces extrémités, elles ne peuvent plus que basculer. dement même du social qui chavire, le saut dans l’anomie est alors un acte de sauvegarde. À ce point, nous retrouvons, chez les sociologues cette fois, la phraséologie sanitaire : le corps social perçu sous la bipolarité
considération les transgressions, autrement que sur le plan de la sanction thérapeutique ou morale. La violence des actes a-sociaux n’est pas une tare, une affection à traiter, à moins, bien sûr, de considérer le sociologue alors à la pure subversion. l’espace aléatoire à l’urbaniste. société, il ne faut plus privilégier ses fonctionnements au détriment du corps social. lumpenprolétariat Bloquer les potentialités des masses, convertir des structures de service les interdits, c’est à l’intérieur du nouveau milieu, le milieu urbain, se placer dans la situation intenable qui fut hier celle du colonialisme, c’est révéler l’extériorisation croissante du pouvoir, c'est-à-dire son rejet.
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Recherches doctorales
Devenir-Liquide, Devenir-Alien.
Des devenirs-autres des corps dans l’architecture
Abstract nences through the concepts of becoming-liquid and becoming-alien
et nous ne sommes pas. »1 sout dans le devenir, rien ne demeure jamais identique : ontologie de
espace, tout est à la fois éphémère et persistant, puisque continuellement en métamorphose. Ainsi l’architecture liquide est une architecture de la
répond un devenir-continu ? Comment, à ce devenir-continu, répond un de notre espace-temps actuel ? Une architecture liquide dans le cyberespace dépendant du dispositif informatique, une visualisation entièrement spatialisée des données contenues dans les réseaux informatiques, traduction au niveau de la perception et de l’expérience humaine, de la pensée et non pas l’architecture pour elle-même, mais la nature, l’architecture de
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trad. J.-P. Dumont, Conche, 1991, p.77
Recherches doctorales
au modèle réaliste euclidien, mais pourrait accepter d’autres formes de spatialité et d’appréhension de l’espace, d’autres géométries, d’autres topologies, d’autres temporalités, d’autres règles de parcours. Les lois « Liquid Architectures , p.250-251 3. p.251 4. Bernard Andrieu, « Se trans-corporer Vers une auto-transformation de l'humain ? », de Midi n°30, Actes Sud,
revue-la-pensee-de-midi2010-1-page-34.htm.
actuel, ne sont plus des conditions intrinsèques ou inconditionnelles. villes liquides. L’architecture liquide est plus que l’architecture cinétique, riables. L’architecture liquide est une architecture qui respire, qui pulse, qui bondit d’une forme à une autre. L’architecture liquide est une architecture
c’est une architecture sans portes ni couloirs, où la prochaine pièce est toujours là où j’en ai besoin. »2 L’architecture liquide n’a que faire de la géométrie euclidienne, des logiques perspectivistes ou des lois de la gravité. C’est une architecture du «
-
l’espace, de la forme et de la lumière seuls, et de tous les aspects du »3 L’appasérie développée qu’il convient de considérer. C’est une architecture de l’expérience, pas une architecture de solides, de volumes et de masses.
matière est discursive, soit celle du discours, agencement de signes nir perpétuel, c’est une architecture de la métamorphose, du lien et de la déhiscence des corps. Ainsi la métamorphose est également une métaphore : celle de la complexité de l’identité. La métamorphose est une métaphore incarnée. Dès lors, les métamorphoses présentées dans tiques identitaires à l’heure de la virtualisation du monde. La métaphore du liquide cède le pas aux métamorphoses du corps : corps liquides du Devenirs-autres et métamorphose : devenir-liquide, devenir-continu -
dédoublé, transcodé, trans-corporé dans l’espace virtuel4
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propriété de l’esprit. Ainsi le corps acquiert une plasticité qui n’a de limites que celles de l’imaginaire : « Le corps n’est plus l’incarnation irréductible de soi, mais une construction personnelle, un objet transitoire et manipulable susceptible de maintes métamorphoses selon les désirs de l’individu »5. de la pensée. dés/incarnation (dis/embodiment) :
corps », naire, revue internationale de création et de pensée critique sept.-oct. 2002. passant-ordinaire.com/ revue/42-458.asp.
se révèle être complètement informationnel, cela constituera toujours une forme d’incarnation, puisque cela présentera toujours l'invariance de la structure relationnelle dont nous sommes faits. La désincarnation, sans le slash, représente la mort, la dissolution, la désintégration. Avec le slash, c’est la métamorphose, le transport, la réincarnation. Dans les deux cas les composants de l’incarnation continuent d’exister, mais dans l’un la signature du soi est maintenue et dans l’autre elle est perdue. »6 La dés/incarnation ne signe pas une perte totale d’inscription dans le autre
5. David Le Breton,
Research
Knowbotic http:// -
7. 8. Bernard Andrieu, Le transcorps », n°20|2007, mis en ligne le http://leportique.revues. org/index1360.html.
7
métamorphoses - « il ne s’agit pas de rester toujours le même puisque l’être est en devenir, multiple, variable et interactif »8 devenir-multiple, devenir-liquide. L’enveloppe n’est plus une limite mais un seuil à franchir, un seuil qui affranchit. Ainsi, devenir-liquide, c’est devenirautre. pond un devenir-continu : la métamorphose est passage, changement de tude entre des choses ou des idées de nature différente, elle opère dans
le transport, le dépassement des limites, se fait via un retour sur soi. Le monde de la métamorphose est celui du même sous les espèces de l’autre, du même bien qu’autre : dans la transformation une unité strucsaisie. La métamorphose n’accepte pas de temps de pause, pas d’arrêt sur image, pas d’avant ni d’après, mais un maintenant permanent et inin-
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De la métamorphose à la transmorphose : devenir-alien La métamorphose est l’opération d’un devenir-continu qui s’établit au
and the transmodern”
com/virtus/textnov.htm. 10. Denis Viennet, « Virtualité et devenirautre : la question de l’étranger chez Deleuze », Trahir, fév. 2011.
AD, Hypersurface architecture, vol 68 n° 5/6, mai-juin 1998, p.85.
Ce devenir-étranger est le fruit de ce qu’il appelle « transmorphose ». et du perméable, de la transversalité et de l’hétérogène, du sens qui se déploie et se transforme non pas dans le champ du même, mais par celui d’un continuum commun entre un objet A et un objet B, le champ du transest toujours en formation, par la mise en place d’un continuum entre un objet A et un objet B qui ne présentent de fait aucune similitude préétablie, un processus dialogique. Quand la métamorphose opère un dépassement des limites ou le franchissement d’un seuil, la transmorphose fonde ses limites et son seuil par le franchissement. Les opérations du trans- concourent alors à la création d’un objet C qui se détache à la fois de l’objet A et de l’objet B. Ainsi, état de changement qui, bien que se développant à partir de sources familières, atteint bientôt une identité séparée de ces sources »9 ainsi l’annonce d’une transformation qui aboutit à la création de quelque chose d’entièrement nouveau, étranger aux termes initiaux. Le devenirliquide, c’est la métamorphose, le devenir-continu dans l’entre-deux du inédite, se détachant de la dialectique du même et de l’autre pour viser une « étrangèreté » profonde, « hors de lieu », atopos10 - fuite, exil, mouvement centrifuge vers une déterritorialisation radicale. Cependant, dire que le devenir-alien est « hors de lieu » n’est pas tout à fait exact. Les lieux de l’alien se fondent par le déplacement, par le dépassement, par la création de nouveaux seuils : instables et mouvants, ils sont toujours en formation, toujours en devenir. La transmorphose est la fondation de nouveaux territoires, d’une territorialité trans- pour des devenirs-alien qui refusent toute dichotomie et toute taxonomie. Cette transterritorialité qui s’ébauche est celle de notre espace actuel à l’heure de la menté, celle de l’entrelacement du possible et du réel, du virtuel et de l’actuel, de l’informationnel et du matériel11 dans une transarchitecture à la présence partielle et variable : transmutation de l’architecture à l’âge de l’information, à la couture des mondes, à l’orée du monde en marche. demeure toujours en avant de lui, toujours déjà un pied ailleurs : le devenirsources.
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Devenir-alien, ou la demeure humaine étranger, des « états d’êtres entièrement nouveaux »12 qui prennent place ici même. C’est que notre milieu subirait de profondes mutations : espace-temps ubiquitaire13, virtualisé, « transmoderne ». Ainsi, contre
12. terme ubiquitaire désigne un environnement dans lequel les ordinateurs et réseaux sont « enfouis », « intégrés » et « omniprésents » dans le monde réel. « La Demeure et l’exil : Perse »,
alien, c’est déclarer que, peut-être, la demeure est dans l’exil14, la sortie, l’échappée, la quête de l’autre lieu fondamental : l’homme se tiendrait dans une inquiétante immanence et ce lieu serait son séjour - habitation du monde inquiète et sans habitude, mais aussi plus intense et plus sensible. Ce serait formuler ainsi une éthique de inaliénée et inaliénable. de l’étrangeté comme demeure humaine.
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l’homme, sous la direction de l’Herne n°44, 1983
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La condition éphémère, ou la promesse d’extinction comme signe de distinction esthétique ?
Expérience postmoderne et moralité, Hachette Littératures, 2010, p.45 2. p 359
Abstract tence - the art is ''
-
Le Petit Prince
Obsolescence instantanée, impact maximal « Le jeu de vie est rapide, il absorbe tout, dévore l’attention, n’offre pas une seconde de pause pour penser et concevoir des plans recherchés.
Steiner, les valeurs à chérir et rechercher activement, les récompenses pour lesquelles se battre et les stratagèmes à utiliser pour les obtenir, sont tous calculés pour avoir un impact maximal et une obsolescence instantanée. »1 Impact maximal, parce que dans un monde sursaturé d’informations baptisé par Georges Steiner « casino cosmique » -, l’attention devient la plus rare des ressources et « »2, puisque l’imagination, constamment choquée, est à présent blasée et que pour l’exciter il faut des chocs obsolescence instantanée - et non program-
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vont débouler par la porte. 3.
p4
passé le temps ? » in Jean Birnbaum (dir.), Où est passé le temps ?, ouvrage 5. Clément Rosset, Où est passé le temps ?, op.cit., p 209
ou moins grande mais la qualité d’un moment : un présent d’autant plus intense qu’il comporte en lui-même son propre futur. C’est pourquoi l’éphémère comme tel exprime moins le caractère passager de la vie que le mouvement même de l’apparaître, indissociable de ses variations d’intensité. « Le résultat global est la fragmentation du temps en épisodes, tous coupés de leur passé et de leur futur, fermés sur eux-mêmes et indépendants. Le 3
, op.cit., p 65
Temps dégradant, caractère destructeur D’abord le temps dégradant, non point au sens moral, mais au sens que lui donne Clément Rosset4, matériel, dégradation puis destruction. Clément Rosset s’appuie dans l’exposé de son idée sur un constat, celui portant sur la disparition de la plupart des sept merveilles du monde, ou de forcée, du moins à terme, de toute chose, qu’il s’agisse des trésors les plus précieux comme des objets les plus triviaux. La crainte du temps qui vient de fantasme, puisqu’elle ne fait que constater un fait d’évidence. l’éphémère, ou que l’œuvre éphémère, porte en son sein cette crainte universelle et en fait une composante essentielle. Conscientes, résignées, à l’idée de la disparition de toute chose, les œuvres éphémères font le choix de porter cette évidence. Annonces répétées d’extinction, elles deviennent alors augures funestes tion transforme la formule de Lavoisier, « rien ne se crée et rien ne se perd dans la nature », en une devise autrement inquiétante : rien ne se crée mais tout se perd dans la nature. Cet arrêt de mort est d’ailleurs fort ambigu. Car « cache souvent, sinon généralement, son exact contraire, soit le désir » 5. Ce qui se révèle ici n’est autre que la « mère de toutes les menaces », telle catalogue des peurs postmodernes6, celle qui… « […] chaque jour engendre toutes les autres et veille à ce que jamais
temps a toutes les raisons de se ressentir éternel bien qu’il reste dans une dont est capable l’esprit maître du temps mais, bien avant cela, elle réduit
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»7 « le besoin d’air frais et d’espace libre est plus fort que toute haine »8. Les artistes de l’éphémère seraient alors ceux que Benjamin appelle les destructeurs, ceux qui transmettent les situations en les rendant maniables et en les liquidant, en opposition à ceux qui transmettent les choses en les rendant intangibles et en les conservant. «
»9 « Aucun instant ne peut connaître le suivant » et « nul besoin de savoir ce qui se substituera à ce qui a été détruit. »10 dans cet espace vide, néant, que résidait l’esthétique dont nous tentons beauté de l’acte et non de la valeur de l’œuvre ? Car l’éphémère, dans le temps, est l’équivalent de la rareté dans l’espace, et que ce qui est rare, évanescent, impercréation/destruction - et nous serions - notre existence serait - alors sur « »11 « J’eusse voulu dessiner les moments qui bout à bout font la vie, donner déroule sinueuse, et, dans l’intime, accompagne tout ce qui se présente »12 dessineraient la conscience d’exister. L’art ne passerait, ou ne passe, plus alors que par l’événement qui, selon Benjamin ne s’éclaire plus dans un continuum de temps (celui de la tradition) mais se livre opaque dans une conscience, ne peut pas devenir mémoire, il ne peut pas être assimilé comme expérience, il vit dans « un présent absolu, sans passé ni avenir ; la vitesse de sa consomption est égale au temps fulgurant de sa consommation »13 « »14
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7. p 65-66 8. Walter Benjamin, Œuvres II p.330 9. , p.332 10. p.331 11. Livre sans mots, entièrement fait de ponctuations graphiques à la recherche active d’une phrase-vie. Dessiner l’écoulement du temps, Passages, dans Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p.371 13. Walter Benjamin, dans Essais 2 1983, p.63 14. Walter Benjamin, dans Critiche e recensioni,
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Labile, éphémère, sans autre consistance ni épaisseur que celle du présent, trop invertébré pour accéder à la mémoire et trop désuni pour sédimenter du savoir transmissible, il induit une profonde mutation de l’expérience de l’autre, du temps et de la « nature ». , op.cit., p.67
Résignation, présent absolu Présent absolu, cristallisé dans la « », œuvre emblématique d’Alighiero Boetti dont le principe est de ne s’allumer que 11 secondes par an et aléatoirement, cette dernière caractéristique rendant impossible de prévoir le moment où elle fonctionnera. L’on devine aisément que ce qui fait alors la force de cette œuvre est plus cette rareté qu’une éventuelle qualité plastique de cette lampe constituée somme toute classiquement - de métal, de verre, d’un circuit électrique et d’une ampoule, et mesurant 78,1 x 40 x 40 cm. Autre lampe, autre dispositif, celui du « détecteur d’anges
rend les spectateurs acteurs et fait de leur communion la condition sine qua non à l’accomplissement - et non l’achèvement - de l’œuvre, et ainsi le moindre bruit, le moindre mouvement, soupir, causé volontairement ou non, par un spectateur la détruisant. «
L’ici et maintenant, instant unique et fugitif, essence et substance, raison et graal de toute œuvre éphémère, prend ici une dimension supplémentaire, celle élitiste - à un certain égard - d’avoir, par hasard, assisté, pu capter un peu de temps à l’état pur. L’idée d’existence n’étant plus dans l’expérience de l’Absolue beauté, mais dans celle de l’idée d’existence qui réside dans cette fulgurance, le moment où la nuit - la mort - surgit, où le silence se fait, et où la vie s’en va. « m’avait déçu parce que, au moment où je la percevais, mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s’appliquer à elle, en vertu de la loi inévitable qui veut qu’on ne puisse imaginer que ce neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait inégalité de pavés - à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l’ébranlement effectif de mes ils sont habituellement dépourvus, l’idée d’existence et, grâce à ce subter»15 Walter Benjamin, dans son célèbre aphorisme sur l’Ange de l’Histoire qui interpelle la toile de Klee, Angelus Novus
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résigné, une histoire de la victime, puisque cet ange nouveau n’est plus redétecteur d’anges » cune raison de l’être, n’avait pour seul motif que de nous tenir là, face à -
Vom Wesen der menschlichen Freiheit, Klostermann,
la violence et la souffrance dans le présent, pour qu’elle se manifeste à
d’été 1930 : De l’essence de la liberté humaine),
la tempête à laquelle l’ange de Klee fait face et que nous appelons progrès -, ne pas oublier que « . » (Adorno) La promesse d’extinction comme signe de distinction esthétique ? « nous nous enquérons au contraire de leur coappartenance intime et de ce »16
éphémère, ni l’être seul, ni le temps seul, nous ne nous sommes pas non plus enquis de l’être et aussi du temps, mais nous nous sommes enquis de l’instant unique et fugitif. passé, présent, futur ne désignent plus des « maintenant » se succédant sur la « ligne » du temps mais des modalités co-originaires de l’existence 17 éphémère est « simultanément, en coprésence. coprésence qui recèle en elle sa propre autorité, la liberté comme durable - adage et croix de notre contemporanéité - mais bien de combustion - beauty must die -, d’art de la disparition. L’éphémère ou la promesse d’extinction.
qui ne lègue qu’une énergie du présent évanescente, héritage funeste qui conduirait tout droit à la mort de l’art, maintes fois proclamée, mais que d’aucuns considèrent sinon comme effective, du moins inéluctable. «
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Gallimard, 1987, p.118 Heidegger et la question du temps, Presses 1990, p.6
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manité dont la souffrance réclame l’art, et un art qui ne gomme ni n’adou»18 -
texte co-traduit par Jean Lauxerois et Peter , 2002 ,
Ainsi parlait Zarathoustra, e partie : De la entre 1883 et 1885
selon quoi l’art se retrancherait à la fois de l’action et de la mort comme événement vrai »19. Recherche de temps à l’état pur, intérêt - peur - porté au retrait de la vie, qu’il soit avec ou sans fracas, spectaculaire, ou pire, de la façon la collective. « »20
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Les métamorphoses du l'invention de l'espace à-venir Céline Bodart
Abstract
committed to the re-invention of built a chronological path from the platonician origins of this concept, going Stiegler's re-reading.
Les (r)évolutions récentes forcent l'homme qui se veut contemporain à interroger sa relation aux traditions, à mettre en crise son rapport aux instidonnons dès à présent à l'architecture l'opportunité de penser la forme qu'elle devra lui donner. Pour répondre à cette belle ambition, le travail qui suit propose d'ouvrir un (urbain) où se joue cette nouvelle relation de l'homme au monde. Ce lieu, le voici présenté depuis . Du à la pharmacologie, notre travail s'adonne au jeu de la généalogie du concept, et révèle à travers le relevé de ses formations de parcourir les métamorphoses du depuis la pensée de trois philosophes : Platon, Jacques Derrida et Bernard Stiegler.
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Si ces trois philosophes ont en commun d'avoir traité la question du phar, aucun ne l'a proposée ni même envisagée sous une dimension
ce qu'ils veulent bien lui faire dire. Bien que l'exposé de cette démarche une herméneutique aussi inévitable que désirée. pour le lecteur un dernier retour sur l'objectif de notre parcours : construire autour (et en travers) les métamorphoses du xions inédit pour l'urbain (et l') actuel. Premier détournement ; le mythe platonicien et le pharmakon comme invention de l'écriture notre sujet et mettons en garde sur l'exercice de notre démarche : bien sûr nous faisons dire au texte ce qu'il ne dit pas. Phèdre - et plus précisément, la dernière partie du dialogue où Socrate philosophe est ici largement connu et re-connu comme une critique de la sophistique, et plus particulièrement comme une critique de la logographie mons le risque d'en proposer une lecture décalée, transposée, déviée, réoriginal, peut nourrir notre appréhension architecturée de l'espace urbain. -
qu’il les jugeait bien ou mal fondées, prononçait tantôt le blâme, deux sens, et dont une relation détaillée ferait un long discours.
maître ès arts, autre est celui qui peut engendrer un art, autre, celui qui peut juger quel est le lot de dommage et d’utilité pour
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père de l’écriture, tu lui attribues, par complaisance, un pouvoir qui l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront appris, parce qu’ils cessel’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, et non du dedans, grâce à eux-mêmes, qu’ils feront acte de remémoraque tu as trouvé le remède. » Platon, Phèdre, 274d - 275b, traduit par Luc Brisson,
tation lui est contestée : le roi estime que l'écriture aura l'effet contraire puisque, ne constituant qu'un simulacre de mémoire, « elle développera l'oubli dans les âmes de ceux qui l'auront acquise ». Pour saisir toute la puissance de ce texte, et parce que la traduction ne nous permet tout simplement pas d'en rendre compte, il convient de préciser que, en grec ancien, Platon n'utilise qu'un seul et même mot pour désigner cette invention à la fois comme poison et remède, à la fois comme danger et ce qui sauve : l'écriture, dit-il, est un . l'intention de Platon - toujours sous les traits de Socrate - est de dénoncer l'imposture, non pas de l'écriture en général, mais de l'avènement de la logographie comme art du discours écrit en particulier. Dès lors, il est important de comprendre que ce n'est pas tellement l'infériorité de l'écriture que le philosophe cherche à démontrer, mais qu'il entend davantraversée et bouleversée par ses propres progrès, par la prépondérance désormais accordée et généralisée de l'oral sur l'écrit. C'est dans cette perspective d'une critique du progrès que nous souhaiment permettre à la critique platonicienne d'entrer en résonance avec nos
existe aussi une invention de l'écriture pour la texture urbaine. Alors au philosophe de lui répondre que, pour donner du sens à sa question, il convient avant tout de reconnaître cette invention comme un moment de l'histoire. Qu'il ne s'agit pas de discourir sur un caractère général et généralisant de la notion d'écriture, mais d'un moment circonscrit de son histoire, comme celui de la logographie pour l'écriture.
logographie pour la texture urbaine ?
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loco-graphie que son auteur ne peut vivre, comme des discours que le logographe ne peut lire. Des lieux (textures) qui sont produits (écrits), mais qui ne peuvent être vécus (lus) par ceux qui les composent. Des lieux qui s'inscrivent sous la plume de normes stériles et de principes désincarnés, et dont la logique se refuse à la lecture de ceux qui les vivent, règle aveugle d'un auteur non-présent. Ce caractère du non-présent cité à se faire présent au lieu, à être le contemporain de sa trace écrite, de son invention. diffusion d'une maîtrise urbaine aux allures démiurgiques ? et même geste. Dès lors, considère que la maîtrise du sens urbain comme invention de l'écriture vient se poser en rupture avec le couple lecture/écriture : elle rend incompatibles l'écriture qu'elle impose et la vérité toujours déjà comprise dans la texture. maîtrise du sens urbain comme invention de l'écriture rapportée à la de situer dans l'histoire urbaine le moment n'est-ce pas ? depuis longtemps, on peut, non sans risque, stigmatiser l'époque de conditionne une vision globale du faire-ville et s'autoproclame maître -
dans la texture urbaine par un simulacre technocratique. L'invention, poussant toujours plus loin sa maîtrise, a provoqué la crise du sens.
comment cette maîtrise moderne du sens urbain implique l'oubli ? -
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est devenue l'objet d'un auteur non-existant. Les espaces de la ville se sont vus maîtrisés, dominés, assujettis par l'industrialisation de la technique et l'instrumentalisation du sens urbain. La toxicité émanant
-
instrumental au monde comme tu l'appelles. l'invention de l'écriture est autoproclamée remède par la bienveillance de son père, le dieu-roi le met en garde contre les véritables vertus de sa création. Dans l'écriture urbaine, si la maîtrise du sens s'est immiscée dans la pratique de l'espace de la ville comme remède, elle scène urbaine, depuis les premières représentations de l'urbanisme moderne, s'est véritablement renversée sous le contrepoids de cet être à la fois remède et poison. est maintenant détourné : le exprime cet entre remède et poison, entre causes et conséquences d'une maîtrise du sens urbain «
».
Second détournement ; Derrida et l'invention de la pharmacie 1 . Dans ce texte, l’argument de tion de l'écriture : Derrida est de démontrer, par l'énoncé du , que la dénonciation même contenue dans le terme énoncé. Pour soutenir cette thèse, Derrida dé-monte et re-monte le cours du Phèdre pour faire émerger des « chaînes . devient la différance originaire, la différa
parence. L'apparence du remède donnée au poison. Platon inscrit déjà passage de l'un à l'autre que la nature de l'écriture se dé-nature. Ce mou-
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1. Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon », Tel Quel n°32, Seuil, Hiver 1968
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à la fois remède et poison. Le
2. Bernard Stiegler, Ce qui fait que la vie vaut De la pharmacologie,
urbain en question. Car, si la conception de l'espace urbain est un phar, alors la tâche qui incombe à son penseur-concepteur est d'assurer indécidabilité pour la pratique de l'espace urbain, c'est refuser d'opposer son action (bonne, l'étrange et invisible pivot capable de renverser le sens de nos espaces. À
l'espace urbain pense dominer les manifestations de la ville disgracieuse en lui imposant ses règles et son esthétisme pour remède. Le Voilà déjà que tout est dit. Pourtant, on sait la pharmacie « sans fond »,
pharmacie derridienne, le soit tour à tour supplément, accessoire, accident ou excédent. Qu'il soit le simulacre qui stimule, fait briller, rend vif ce qui est déjà mort, terne, écrit depuis bien longtemps déjà. Qu'il soit ne soit rien par lui même, pas plus qu'un « parfum sans essence » ou une nous autorisons (pour le moment) à ouvrir s'adresse à un urbain comme .
-
pour se re-tourner vers le pouvoir de ses possibles. Troisième détournement ; Stiegler et l'invention de la pharmacologie À partir de l'interprétation derridienne du mettant en exergue l'indécidabilité du concept, Bernard Stiegler développe une nouvelle terminologie, la pharmacologie2. Le philosophe court-circuite la pharmacie contemporain. Par sa démarche, le travail de Stiegler est donc déjà en soi un détournement, puisqu'il transpose l'invention de l'écriture aux enjeux dé-détourner ou, plus exacvers l'intérêt de notre sujet, l' ger la mise en place d'une nouvelle pharmacologie propre aux arts de l'espace urbain ? qu'il répute être les poisons de la société contemporaine que l'on trouve les
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remèdes. Court-circuitant dès lors ouvertement la pensée de Derrida, le phis'avère être à la fois ce qui l'en guérira. L'énoncé de cet être-à-la-fois logique. Dès lors, pourrait-il être question pour nous de détourner cette interprétation du de la ville impliquerait d'étudier les formes, spatiales et architecturales,
comment l'architecte peut-il en faire des remèdes ? Pour les trouver, nous serions tentés d'im-poser cet énoncé pharmacologique à notre propos en pro-posant par exemple une suite de scènes
l'à-venir que nous leur supposerions, le fruit de notre seule imagination. Devrions-nous pour autant nous en arrêter là ? si, mais comment sur nos villes le
a lieu.
Des métamorphoses aux lieux du pharmakon Quand le à-venir d'une invention toujours déjà présente. Le Quand le
a lieu, il met en marche sa structure de réversibilité.
une réalité conceptualisée, mais à re-produire la réalité. L'emphase du reenfoui ce quelque chose et qu'elle peut encore nous le faire voir, à condition d'engager les justes boutons du . Quand le et cette conscientisation des objets du monde réel nécessite l'émergence à la fois nous relie et nous sépare de la mise en place d'un inévitable face-à-face pharmacologique avec la réalité. Cet être-à-la-fois fonctionne comme l' « objet transitionnel » de Winnicott3. Cet objet, d'une nature tout à fait relative - de la couverture à l'animal en peluche -, est élu par l'enfant pour devenir l'instrument qui à la fois le lie et le sépare à l'absence de la présence rassurante de sa mère. « aires intermédiaires » qui permettent aux espaces en-question d'imposer leur présence pharmacologique à leur public à-venir - petit enfant de la ville actuelle ?
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3. Donald Winnicot, Jeu et réalité, l'espace potentiel Playing and Reality 1975
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a lieu sur la ville, il ré-interroge notre nous renvoie maladroitement l'idée d'une architecture happening qui prend de se réduire au temps de l'événement.
l'espace de cette relation en question. Ce lieu, nous lui avons prêté les traits du permis de construire un médian d'interprétation entre-disciplinaire pour repenser l'invention urbaine et son à-venir. Alors, bien sûr, cette construction repose sur une intuition personnelle. L'intuition que l'invention de l'espace urbain soit elle aussi un et poison, et que toute sa capacité à être repensée réside dans la représentation dans le réel de cet à la fois.
d'un projet pharmacologique. Peu importe que, pour certains, ce texte ne -
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Supérieure d'Architecture de Saint-Étienne Coordinateur de ce numéro Silvana Segapeli Ont collaboré à ce numéro Barbara Angi Jean Attali Céline Bodart
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Kader Mokaddem Professeur de Philosophie et d’esthétique à l’École supérieure d’art et design de
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