Le jour où papa a tué sa vieille tante

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Sémiologie et édition jeunesse. Philippe Caillaud. Décembre 2008.

Le jour où papa a tué sa vieille tante. Hélène Riff

Justification de l’étude sémiologique C’est sans doute l’étrangeté de l’album d’Hélène Riff qui pourrait être la meilleure justification de cette étude. Pourquoi a-t-on une impression de folie à la lecture de cet ouvrage qui pousserait à chercher du côté de la psychologie pour trouver les réponses profondes ? L’analyse psychanalytique serait passionnante, mais pour l’heure on s’en tiendra à la sémiologique.

Contextualisation du support étudié Domaine : Ouvrage pour la jeunesse Type de support dans le domaine : Album contemporain Repérage spatial : pages 6-7, double page, l’image court sur toute la double page à fond perdu, le texte est inclus dans l’image. Repérage temporel : 1997 Repérage des signifiants : signes plastiques, signes iconiques, signes linguistiques Repérage du signifiant majeur : signifiant plastique Instance prioritaire : texte - les images malgré leur présence maximale sont proches de l’abstraction.


Étude du message linguistique

Texte

Type de texte : récit, description poétique et humoristique Fonction du texte par rapport à l’image : Fonction de révélation + Fonction complétive Fonction du texte par rapport à l’expression du temps : Fonction de limitation + fonction d’anti-ordonnancement Synthèse des significations Le texte a ici une fonction très complétive. Il apporte une précision, une définition à une représentation presqu’abstraite. Il traduit des actions. Les signes linguistiques sont répartis par phrases sur toute la surface de l’illustration et ont une fonction de limitation par rapport aux événements dans leur ensemble. Les phrases expriment les événements de façon synthétique. Il est énoncé huit actions passées et une action future proche. Cet ensemble traduit le jeu de l’enfant (que l’auteur appelle «Papa» : un enfant qui s’appelle «Papa» !!! Il a même un P sur son tee-shirt) Les phrases pointent, par la répétition de «ici Papa» ce qui s’est passé à des endroits précis et qui a agit. Les «ici» transforment le paysage représenté en plan. Ils transforment la page en plan. Mais il n’y a aucune précision de temps pour chaque étape. Il y a volontairement un anti-ordonnancement. On ne peut pas savoir si «Papa a admiré un peu le paysage» avant ou après «Papa s’est rafraîchit les pieds». Le texte parle globalement du temps mais c’est au lecteur de décider de la chronologie des actions selon l’humeur de sa lecture. L’auteur piège le lecteur ; elle le place dans une position de promeneur, elle le fait jouer aussi. Ces signes linguistiques sont connotés. Ils renvoient au «vous êtes ici» des plans de ville ou de métro. Les textes synthétiques et les flèches renvoient aux schémas fléchés des représentations techniques.


Étude du message plastique Signes plastiques Forme Ensemble de formes organiques, rondes, très abstraites.

Composition Une illustration unique court sur toute la double page à fond perdu. Le format du livre à la française est investi comme un format à l’italienne. L’espace de la double page est séparé en deux par une diagonale.

Connotation Les signes plastiques sont dispersés dans cet espace sans prédominer les uns sur les autre, ce qui le déstructure. Ce type d’éclatement, de multiplication des intérêts fait référence à des pratiques artistiques qui ont été pour les générations récentes très influentes. On peut penser surtout à Jean-Michel Basquiat, star de l’art contemporain des années 80.

Couleur Couleurs claires. Des jaunes plus intenses pour la partie basse. Des gris colorés bleus pour la partie haute. Des surfaces bleues plus intenses contrastant avec le jaune. Les couleurs sont choisies pour évoquer un paysage du sud, l’été, la sécheresse, le soleil.

Cadrage, plan Panoramique. Ce qui n’est pas usuel par rapport à une narration. Ce plan place le spectateur très loin de l’action et le pousse à se rapprocher pour mieux discerner. Hélène Riff manipule le lecteur : elle l’oblige à une lecture active en le forçant à chercher ce qu’il y a à voir, et elle l’introduit par la même dans l’espace du livre : elle le fait entrer dans la page.

Image


Technique d’expression Surface très peinte à l’acrylique où les traces de pinceau sont très visibles. On peut observer des effets de bulles «fossilisées» qui texturent la surface de manière originale, et des traces dues à l’eau en excès dans la peinture. Sur ce fond peint - on serait tenté de dire «dans» ce fond peint - des graphismes divers tracés nerveusement aux crayons de couleur en petites quantités. Un travail de peinture différent, plus couvrant, retravaillant des petites surfaces ou des petits motifs arrive apparemment en dernier lieu. Les connotations ici sont nombreuses: - écritures et dessins d’enfants - graffiti - gribouillis, ratures, barbouillages - dessins de marges de cahiers, de blocs de téléphone - l’oeuvre de Cy Twombly essentiellement. C’est à cet artiste que l’on doit d’avoir utilisé le premier ce genre de traces, d’écritures, de biffures décomplexées issus des graffiti et qui en a fait un mode d’expression artistique. Alchimiste qui a transmuté des dessins méprisés en oeuvre sacrée.


- les touches, les traces, les taches, les coups de pinceaux renvoient aux artistes expressifs et matiéristes. On peut penser à la façon d’utiliser la peinture d’Egon Schiele qui laisse des traces très visibles mais qui joue aussi de touches et de coups.

Approche particulière Typographie La typographie utilisée ici est une typographie fantaisie issue d’une linéale. Elle semble tracée à la main mais c’est une illusion, c’est une «font» réelle. Elle s’associe parfaitement avec le graphisme. Le corps choisi est aussi très petit. Il varie : ce n’est pas toujours le même. La graisse, l’interlettrage, l’alignement des lettres, les casses : tout varie et crée l’impression d’un langage parlé, mais pas toujours bien parlé. La connotation serait le langage enfantin et les jeux de lettres amovibles. Signes périphériques Les flèches dans cette image particulière constituent des signes très intéressants à étudier. En effet elles sont ici à la fois signe plastique et signe iconique. Le degré d’iconicité très bas le permettant. Les flèches bleues indiquent les lieux et les flèches noires les flèches tirées par Papa. Les deux sont tracées de la même façon. Ici encore il y a un jeu.


Statut de l’image : images associées Synthèse des significations

Étude du message iconique Signes iconiques Un peu de tout. Mais représenté en tout petit. Synthèse des significations Les représentations présentent un degré d’iconicité très bas. Parfois même limite avec l’abstraction, on pourrait alors parler, en utilisant la terminologie de Roland Barthes, de degré zéro d’iconicité. La signification serait de nous dire encore, ce que disaient les signes iconique, que nous sommes dans le monde de l’enfance, dans l’imaginaire d’un enfant. Un enfant qui est petit dans le monde, donc représenté en très petit, de très loin. Cette façon de représenter fait référence à des oeuvres d’artistes anciens ou contemporains qui ont travaillé dans ce sens pour représenter le monde. Jérome Bosch est sans doute le plus évident ici mais on peut penser aussi à Philippe Favier. Chez Philippe Favier, on a pareillement affaire à une esthétique non pas tant de la diminution que de la disparition. la miniaturisation à l’infini des figures entraîne dans les derniers diptyques et triptyques - grandes plaques en verre peintes en noir - la quasi-disparition de la figure. Le travail s’effectue désormais au seuil de l’invisible. Il s’agit d’éprouver et de sonder les difficultés, les possibilités, voire les impossibilités de la perception. 1 Jérome Bosch

Philippe Favier travaille depuis les années 80 sur des représentations très petites.

Jérome Bosch

1 Florence de Mèredieu. Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne. p 160-161 Larousse. 1999.


Synthèse générale Le jeu de l’enfant est représenté dans sa durée, dans ses variations, dans son déplacement, dans son rythme. En même temps, l’illustratrice s’amuse avec les signes graphiques et plastiques, qui représentent le jeu ; avec les flèches par exemple. Elle joue en représentant un jeu. On pourrait penser qu’elle dessine et raconte avec une certaine empathie : elle est aussi l’enfant à qui arrive l’histoire. Elle vit ce qu’elle dessine et raconte intimement. Elle trace comme un enfant et comme une adulte. Elle fait l’enfant : les petites bêtises de Papa deviennent les petites bêtises graphiques d’Hélène. Elle traduit aussi le fait d’être petit par des petits dessins dans un grand espace. Des dessins si petits parfois, qu’il faut les chercher. Les détails qui n’intéressent que les enfants, et pas les adultes, sont reproduits minutieusement. C’est la vision enfantine d’un univers de garçon qui est exprimée (ce qui est troublant qu’une fille connaisse si bien). Une façon de jouer, un imaginaire spécifique qui est traduit si intensément, si détaillé qu’on pense parfois à la folie. Le jeu d’Hélène Riff est profond parce qu’elle joue aussi avec les connotations ; c’est un jeu à plusieurs niveaux. On trouve des références dans tous les messages-linguistique, plastique, iconique. L’espace d’illustration devient espace de jeu, cour de récréation. Nous avons ici un réel travail de peinture qui a tendance à aller vers l’abstraction. La question que l’on pourrait se poser est : est-ce qu’il s’agit d’un travail artistique ? Plus encore, on a vu que les différents niveaux de connotations nous menaient facilement vers des références issues de l’art. Peut-on considérer les illustrateurs comme des artistes ?

Les illustrateurs sont ils des artistes ? Cette suite à l’analyse sémiologique n’est pas de l’ordre de la sémiologie mais de l’esthétique. Définitions diverses 1 Selon le Dictionnaire de l’Académie française, un illustrateur est un artiste chargé de l’illustration d’un ouvrage. L’exemple est donné de Gustave Doré qui fut l’illustrateur célèbre de Rabelais, Jean de La Fontaine et du « Don Quichotte ». Les illustrateurs ont également excellé, surtout dans le domaine de la mode, la collaboration de Gruau avec la maison Christian Dior en est un bel exemple. Dans un sens plus large, un illustrateur est un artiste graphique qui met ses talents au service d’un projet afin de l’imager. Ce projet peut être un livre, une illustration de mode pour la Haute couture ou pour un magazine, une campagne publicitaire, un produit commercial, une notice technique, un site internet, etc.


2 L’illustrateur est un concepteur d’images destinées à la communication. Sa pratique est au carrefour d’une multitude de médias. Il privilégie le rapport au texte et la maîtrise des moyens plastiques, en fonction des facteurs esthétiques, fonctionnels, pédagogiques et commerciaux. Certains maîtrisent également le découpage des textes en vue de leur illustration, la connaissance des supports, la typographie, la mise en page, la chaîne graphique. Tous expriment à travers leur art une idée, un message, en puisant dans leur personnalité et dans vos souhaits de communication.

Démonstration Les personnes qui réalisent des images grâce à de la peinture sont-elles des artistes ? A-priori non, ce serait trop facile, ce serait accorder bien peu de valeur à l’art. La définition de l’art et de l’artiste sont donc ailleurs. Une des principales caractéristiques de l’art - et qui en fait une activité des plus singulières - c’est que ce travail n’a pas de fonction. L’art ne sert à rien. Du moins dans le premier temps de la création. Une fois l’oeuvre réalisée, on peut s’en servir pour faire quelque chose de précis : du commerce, de la politique, de la décoration etc. L’art n’est pas un moyen pour faire quelque chose ; c’est une fin en soi. Faire de l’art, c’est créer une réalité qui n’existait pas. Et ça s’arrête là. Cette réalité est. Elle ne sert pas, elle se contente d’exister. L’art ne communique pas non plus, ce serait avoir une fonction. Une oeuvre ne transmet pas de message. D’ailleurs les artistes n’ont pas de message à faire passer. Ça ne les préoccupe pas du tout. Ce qui ne veut pas dire que les oeuvres ne signifient rien. Au contraire, ce sont les oeuvres d’art qui signifient le plus, mais pas de message précis. Pour qu’il y ait communication il faut un émetteur qui envoie un message à un récepteur, ce dernier réagit et s’exprime, en retour, à l’émetteur. Une oeuvre ne communique rien. Elle est là et c’est tout. Et elle n’attend rien. Elle se communique elle-même tout au plus. L’artiste dans l’absolu ne travaille pas pour quelqu’un, pour un client, son travail n’a pas de cible. Ça ne fait pas partie non plus de ses préoccupations. Tout ceci nous mène à affirmer qu’un illustrateur n’est pas un artiste. Un illustrateur est un créateur. Il crée des images, à partir d’un texte, la plupart du temps, pour raconter des histoires à un public défini. C’est un communicant, son histoire doit être comprise, ses images doivent séduire et sa cible doit être touchée. Un illustrateur réalise des images, parfois d’une très grande qualité, qui ont une fonction, qui sont les moyens dont il dispose. Parfois c’est le dessinateur qui invente aussi l’histoire et écrit le texte. Il est alors considéré comme auteur-illustrateur. Son engagement de créateur est plus important, mais il n’en est pas plus un artiste. Il ne faut pas penser que tout cela est dévalorisant pour les illustrateurs. Être illustrateur est un métier formidable. Être artiste en est un autre. Ce sont deux activités différentes. Ce sont deux façon de penser


différentes qui de plus n’impliquent pas les mêmes engagements. Être illustrateur est un métier, être artiste est une façon d’être où l’activité implique toute l’existence. Pour conclure, dire d’un illustrateur qu’il est un «véritable artiste» c’est faire référence à une définition très populaire de l’artiste. Il est alors celui qui réalise des choses exceptionnelles, qui maîtrise une technique. Comme les artistes du fourneau ou du ballon rond.


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