13 minute read

PATHOLOGIE

Vertiges inexpliqués : et si c’était phobique ?

Par Doreen Huppert, neurologue et médecin-chef au Centre allemand du vertige et de l’équilibre.

Advertisement

Vous avez régulièrement l’impression que tout vacille autour de vous, mais les médecins ne vous ont diagnostiqué aucun problème vestibulaire? Vous souffrez peut-être de ce qu’on appelle un «vertige phobique». Un trouble qui, heureusement, se soigne plutôt bien.

EN BREF

£ Chez environ un

patient sur six souffrant de vertiges, on ne trouve aucune cause organique aux symptômes ; on parle alors de vertige fonctionnel.

£ La peur de tomber

joue un rôle important dans l’apparition du vertige phobique, un sous-type de ce trouble, car elle entraîne un raidissement du corps qui accroît le sentiment d’instabilité.

£ Heureusement, il

existe des traitements efficaces, comme la combinaison de mesures de « psychoéducation », d’un programme d’entraînement de l’équilibre et d’une psychothérapie.

Monsieur S., 53 ans,

souffre de crises de vertige depuis une quinzaine

d’années. Lorsqu’il se présente au Centre du vertige et de l’équilibre, à l’université Louis-etMaximilien (LMU) de Munich, il nous explique qu’il a l’impression que tout vacille autour de lui. Ce sentiment s’accentue lorsqu’il est entouré d’autres personnes, par exemple dans un hall de gare ou un stade, ce qui le conduit à éviter nombre de ses activités favorites: fini les barbecues entre amis, les grandes fêtes ou les matchs de foot au stade. Il a aussi noté que les vertiges s’atténuent dans certaines circonstances, comme lorsqu’il fait du sport ou… boit quelques bières.

Ces symptômes sont typiques de ce qu’on appelle le «vertige fonctionnel». Une maladie qui

© Goromaru/Shutterstock

88

VIE QUOTIDIENNE Pathologie VERTIGES INEXPLIQUÉS : ET SI C’ÉTAIT PHOBIQUE ?

apparaît parfois sans cause organique, mais qui dans de nombreux cas se développe à la suite d’un trouble du système de l’équilibre, par exemple après une inflammation des nerfs. Chez certains patients, elle se manifeste par un vertige permanent, avec l’impression d’évoluer constamment sur le pont d’un bateau en pleine mer agitée. Cette impression se traduit par une démarche incertaine, chancelante et sinueuse. Chez d’autres personnes, les vertiges sont soudains, parfois accompagnés de crises de panique. Et, bien évidemment, les patients cherchent souvent à éviter toutes les situations qui provoquent ou renforcent leurs vertiges…

LE DIAGNOSTIC LE PLUS FRÉQUEMMENT POSÉ

Dans notre service spécialisé dans les troubles de l’équilibre, le diagnostic de vertige fonctionnel est le plus fréquemment posé. Il concerne environ 17 % des personnes venues nous consulter, la plupart ayant entre 20 et 50 ans, sans distinction de sexe. Dans les années 1970, on parlait de vertige psychogène, puis de vertige psychosomatique ou somatoforme, avant d’opter pour l’appellation « vertige fonctionnel » en 2017. Le système de classification des maladies de l’Organisation mondiale de la santé, la CIM-11, le désigne sous le nom de « vertiges posturaux-perceptifs persistants ».

Mes collègues et moi-même étudions plus spécifiquement une forme particulière de vertige

VERTIGES ET SANTÉ MENTALE: DES LIENS À DOUBLE SENS

Maladies psychiques et vertiges, étonnamment, frappent souvent au même moment. La causalité s’exerce dans les deux sens : en comparaison à des personnes en bonne santé, les patients souffrant d’un trouble psychiatrique ont des risques accrus de développer un vertige ou un trouble de l’équilibre, tandis que les personnes atteintes de vertiges « organiques » verront plus souvent leur santé mentale se dégrader. Dans le cas des vertiges fonctionnels, le chevauchement est particulièrement important : 60 % des patients souffrent de troubles anxieux et 45 % de dépression.

Ce chevauchement pourrait s’expliquer par les liens entre le système vestibulaire et les zones cérébrales qui traitent les émotions. Des études d’imagerie menées à l’université LMU étayent cette théorie : dans le cerveau de patients souffrant de vertiges fonctionnels, les connexions entre les régions qui régulent les affects (notamment la peur) et celles qui gèrent la perception du corps et le contrôle cognitif sont modifiées. fonctionnel appelée « vertige phobique ». Il est décrit pour la première fois en 1986 par les neurologues Thomas Brandt et Marianne Dieterich, de l’université LMU. Ce trouble débute généralement vers le milieu de l’âge adulte et touche plus souvent les femmes que les hommes. Il se caractérise par une intense introspection anxieuse, dans laquelle le patient craint sans cesse de tomber, manque d’assurance dès qu’il se tient debout ou essaie d’avancer, voire éprouve un sentiment d’étourdissement. Évidemment, cette crainte aggrave les difficultés rencontrées par le sujet. Les contraintes et les restrictions quotidiennes qu’il s’impose vont bien au-delà des signes objectivement mesurables de la maladie, les examens médicaux de l’équilibre ne révélant en général aucun problème important.

Certaines caractéristiques permettent de bien distinguer le vertige fonctionnel d’autres types de vertige, comme la migraine vestibulaire ou la maladie de Ménière [une maladie chronique du système vestibulaire de l’équilibre, ndlr]. Le vertige fonctionnel, notamment, donne rarement lieu à des nausées, des vomissements, des maux de tête, une hypersensibilité à la lumière et au bruit, des pertes d’audition ou des acouphènes… En outre, si la sensation de tournis est brève et surtout déclenchée par des mouvements rapides de la tête, cela plaide plutôt en faveur d’un trouble bien identifié, différent du vertige fonctionnel: le « vertige paroxystique positionnel bénin ».

LE FACTEUR STRESS

Le vertige phobique, lui, donne souvent des palpitations, des tremblements, une forte transpiration et des difficultés respiratoires. Et ce tout particulièrement en cas de stress, qui survient dans diverses circonstances propres à chaque patient : pour les uns, la présence d’une foule, pour d’autres, le fait de s’aventurer sur un pont. Généralement, l’intéressé évite ces situations – mais cela n’arrange rien, les symptômes ne font souvent qu’empirer, allant jusqu’à se déconnecter des supposés facteurs déclenchants.

Quelles causes au vertige phobique ? Le plus plausible est que plusieurs facteurs interagissent. Probablement une vulnérabilité individuelle, et quand intervient une maladie vestibulaire, on constate que les symptômes persistent après sa guérison, du fait que le cerveau tente toujours de compenser ce qu’il considère comme une rupture d’équilibre. Autre cofacteur : la peur de tomber, qui contracte les muscles et raidit tout le corps – comme lorsqu’on marche sur de la glace.

Dernier détail lié à la psychologie des patients: leur personnalité parfois perfectionniste et

obsessionnelle, avec souvent des troubles dépressifs ou anxieux, ce que nous avons mis en évidence avec notre équipe (voir l’encadré page ci-contre). Des facteurs psychosociaux comme les difficultés d’argent ou les problèmes relationnels sont aussi susceptibles d’avoir une influence…

QUI BOUGE : LE MONDE OU MOI ?

Mais, au fait, que se passe-t-il exactement dans le cerveau lors de ces vertiges ? En temps normal, même si nous bougeons nos yeux et notre corps, nous percevons notre environnement comme statique. C’est justement cette stabilité qui est perturbée en cas de vertige phobique. Le problème est dû à une dissonance entre les stimuli réels et les stimuli attendus. Lorsque nous nous déplaçons, des sensations vestibulaires, visuelles et somatosensorielles remontent à notre cerveau, qui les compare en permanence avec les prédictions qu’il fait à partir de mouvements mémorisés, basés sur ses expériences antérieures. Si les stimuli sensoriels concordent avec les prévisions, nous percevons l’environnement comme stable. Mais en cas d’incohérences – par exemple si le corps se raidit et n’exécute pas les actions comme prévu –, l’image se brouille. Qu’un mouvement involontaire survienne dans un environnement stable, et le patient a l’impression que c’est le monde autour de lui qui bouge et se met à vaciller.

À l’université LMU, nous étudions les réactions physiques provoquées par le vertige phobique. Nos recherches ont révélé que lorsque les patients se tiennent debout, deux muscles antagonistes des jambes, le fléchisseur et l’extenseur du pied, se contractent plus souvent en même temps que chez les individus du groupe témoin – là où, pour un mouvement harmonieux, l’un de ces muscles devrait se relâcher quand l’autre se contracte. En outre, en position debout, les personnes qui souffrent de vertige phobique se balancent un peu plus sur leurs jambes, notamment d’avant en arrière, comme l’ont révélé des mesures effectuées sur une plateforme équipée de capteurs de force. Troisième particularité, ces sujets marchent en moyenne plus lentement et plus prudemment que les autres. Plus ils craignent de tomber, plus ces particularités sont marquées.

DIX SIGNES DE VERTIGE FONCTIONNEL

Voici dix signes typiques d’un vertige fonctionnel, catégorie qui comprend le vertige phobique et d’autres troubles similaires. Les cinq premiers sont les plus importants pour le diagnostic.

1 Vertige chronique qui persiste pendant des mois.

10 Sentiment d’insécurité et vertiges après avoir voyagé dans un véhicule. 2 Forte insécurité ressentie en position debout, alors que les tests d’équilibre objectifs ne révèlent aucune anomalie importante.

3 Peur de tomber, mais chutes rares.

9 Comportement inhabituel en position debout et lors de la marche, caractérisé notamment par des changements de rythme.

8 Sensation d’avoir la tête qui tourne, sans tremblement oculaire concomitant (un signe de vertige dû à un problème vestibulaire).

7 Anxiété excessive. 4 Diminution des symptômes pendant l’activité physique, lorsque l’attention est distraite ou sous l’influence d’une légère alcoolémie.

6 5 Existence de certaines situations déclenchantes, que les patients évitent de plus en plus. Existence de symptômes non vestibulaires en plus des vertiges.

90

VIE QUOTIDIENNE Pathologie VERTIGES INEXPLIQUÉS : ET SI C’ÉTAIT PHOBIQUE ?

Elles résultent toutes du contrôle anxieux de la posture, également à la base de la sensation de vertige (voir l’encadré ci-dessous).

Mais le contrôle postural n’est pas le seul paramètre physique affecté. Les mouvements des yeux et de la tête sont aussi altérés, ce que nous avons observé en équipant nos patients de caméras spéciales tandis qu’ils devaient parcourir 200 mètres dans les couloirs de l’hôpital. Résultat : les victimes de vertige phobique scrutaient fixement le sol devant elles et laissaient moins leur regard vagabonder que des personnes en bonne santé.

SORTIR DE LA SPIRALE

DE L’ANXIÉTÉ

Comment traite-t-on le vertige fonctionnel ? Première solution : détourner son attention au moyen de tâches variées – plus elles sont compliquées, mieux on se porte.

Ainsi, quand on demande aux patients de résoudre des énigmes difficiles, leurs symptômes s’atténuent. Pareillement, lorsqu’ils se tiennent debout avec un pied devant l’autre – un exercice d’équilibre qui requiert une attention totale –, ils sont presque aussi assurés que les personnes qui ne souffrent pas de vertige. Et les améliorations sont objectivement quantifiables : dans nos expériences, la tension conjointe des muscles fléchisseurs et extenseurs du pied diminuait lorsque les patients devaient résoudre un problème de calcul pendant que nous prenions les mesures.

LE SPORT À LA RESCOUSSE

Mais le détournement de l’attention n’est pas la seule approche possible. On peut aussi se désensibiliser progressivement en s’exposant davantage aux situations que l’on a coutume d’éviter. La pratique régulière d’un sport d’endurance aide également nombre de patients à sortir de la spirale de l’anxiété à l’origine du vertige fonctionnel. Si ces quelques astuces ne suffisent pas, il faut envisager d’autres solutions. En règle générale, la maladie se soigne bien. Lorsque quelqu’un s’adresse à nous pour des vertiges persistants, nous commençons par l’examiner de manière approfondie, afin d’exclure d’autres maladies. Nous observons par exemple ses mouvements oculaires et son sens de l’équilibre, et

RAIDE DE PEUR

Les animaux font parfois semblant d’être morts lorsqu’ils se trouvent dans une situation de danger extrême. À certains égards, le vertige phobique ressemble à ce programme de protection naturel. Dans les deux cas, les muscles se contractent, la locomotion ralentit et le corps se raidit.

Un phénomène similaire s’observe aussi dans la peur des hauteurs – ce que le langage courant désigne d’ailleurs par le terme « vertige ». Comme dans le vertige phobique, l’anxiété suscitée par la situation – ici, la présence du vide – entraîne un cercle vicieux. La contraction des muscles antagonistes des jambes affecte les systèmes de contrôle de la posture dans le cerveau, d’où un sentiment d’instabilité et un contrôle excessif de la posture, qui renforce à son tour la tension et le sentiment d’instabilité.

Vertige phobique

de tomber Peur

Vertige (peur des hauteurs)

de tomber de haut

Contrôle conscient de la posture

1

Insécurité ressentie en position debout 4 2 Contraction des muscles antagonistes des jambes

3

Perturbation du traitement des stimuli sensoriels dans le cerveau

nous effectuons souvent des scanners cérébraux. La plupart du temps, les résultats des tests sont normaux chez les personnes souffrant de vertiges phobiques. Nous trouvons certes parfois des indices d’une pathologie vestibulaire antérieure, mais qui n’est pas en cause dans les symptômes actuels.

Quand le diagnostic est établi, nous expliquons en détail la maladie aux patients. Nous passons en revue les résultats des examens avec eux, en leur décrivant comment le vertige fonctionnel se développe et se répercute sur le corps. Une telle « psychoéducation » les aide déjà à mieux gérer leurs symptômes. Il est aussi souvent utile d’entamer une thérapie cognitivocomportementale, qui consiste à travailler sur les comportements contreproductifs (typiquement l’évitement des situations anxiogènes) et les idées problématiques (« Je suis sûr de m’évanouir si je me mêle à la foule »). Les physiothérapeutes ont en outre élaboré un programme efficace d’entraînement de l’équilibre, que l’on peut pratiquer seul, à l’aide de fiches d’exercices. Dans les cas particulièrement graves et en présence de troubles psychiques supplémentaires, des médicaments comme les antidépresseurs se révèlent parfois bénéfiques.

COMBINER LES TECHNIQUES THÉRAPEUTIQUES

Dans notre centre de soin, nous combinons ces différentes techniques thérapeutiques. Pour montrer l’efficacité de cette approche, nous avons analysé l’état de santé actuel de deux groupes de nos patients, constitués de 78 et 107 personnes respectivement, qui avaient reçu un diagnostic de vertige phobique en moyenne 4,7 ans plus tôt et 8,5 ans plus tôt. Résultat : après ce laps de temps, environ trois quarts des personnes traitées présentaient nettement moins de symptômes, voire aucun. En revanche, une thérapie cognitivo-comportementale seule semble avoir un effet moins durable, selon les travaux publiés en 2006 par l’équipe de Johan Holmberg, alors à l’hôpital universitaire de Skåne, à Lund, en Suède : si les symptômes des 16 patients traités ont reculé dans un premier temps, ce n’était plus le cas un an plus tard.

Notre groupe de recherche teste également de nouvelles approches thérapeutiques, comme la stimulation transcrânienne à courant continu : il s’agit d’envoyer de légères décharges électriques dans le cerveau grâce à des électrodes placées sur le crâne. Une procédure non invasive et parfaitement indolore. Le courant électrique va modifier l’excitabilité – et donc l’activité – des neurones du

En général, le vertige se soigne plutôt bien. Le simple fait de détourner l’attention des patients en leur demandant de résoudre des énigmes difficiles atténue leurs symptômes.

Bibliographie

J. Penkava et al.,

Spontaneous visual exploration during locomotion in patients with phobic postural vertigo, Journal of Neurology, 2020.

M. Dieterich et

al., Functional (psychogenic) dizziness, Handbook of Clinical Neurology, 2016.

T. Brandt et al.,

Functional dizziness: Diagnostic keys and differential diagnosis, Journal of Neurology, 2015. D. Huppert et al., Phobic postural vertigo. A longterm follow up (6 to 15 years) of 106 patients, Journal of Neurology, 2005. cortex. Dans une étude pilote publiée en 2018, l’état de huit sujets souffrant de vertiges phobiques s’est amélioré après cinq séances, même si ce soulagement n’a duré que peu de temps. Les recherches futures devront donc établir s’il est possible d’obtenir un effet plus durable.

Autre piste que nous suivons actuellement : la stimulation non invasive du nerf vague. Cette technique, déjà utilisée pour traiter l’épilepsie et certains maux de tête a été testée par l’équipe de mon collègue Ozan Eren pendant quatre semaines sur douze personnes souffrant de vertiges fonctionnels et n’ayant retiré aucun bénéfice des traitements habituels. En comparaison avec un groupe témoin, leur qualité de vie s’est améliorée, l’intensité de leurs vertiges a diminué et leur posture a gagné en assurance sur notre plateforme équipée de capteurs.

Nous n’avons toutefois pas eu besoin de ces techniques novatrices pour traiter Monsieur S… Après un examen neurologique approfondi, nous avons confirmé la présence d’un vertige phobique et ce simple diagnostic lui a fait du bien : alors qu’il allait auparavant de médecin en médecin pour identifier la cause de ses difficultés, il y a trouvé une explication qui avait du sens pour lui. L’entretien et les explications qui ont accompagné le diagnostic ont été pour lui une vraie source d’apaisement. Il a appris à gérer ses symptômes, de sorte qu’il n’évite plus les situations qui déclenchent les crises. Il a ainsi retrouvé une vie sociale et toutes les activités qui lui plaisaient, avec en prime la fierté de s’être montré plus fort que la maladie. £

This article is from: