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NEUROPLASTICITÉ
GUÉRIR GRÂCE À LA PLASTICITÉ CÉRÉBRALE
EN BREF
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£ Être dépressif,
ce n’est pas être triste en permanence. Il s’agit plutôt d’un vide affectif, où plus rien n’a de saveur… Car le cerveau analyse moins bien les stimuli internes et externes, et la concentration et la mémorisation diminuent.
£ En cause, le plus
souvent : un stress prolongé, qui diminue la plasticité neuronale.
£ Alors que les
antidépresseurs redonnent au cerveau sa plasticité – la capacité à s’adapter –, un environnement favorable, compréhensif et encourageant doit être instauré pour favoriser la guérison. Le cerveau d’une personne dépressive ne parvient plus à s’adapter à son environnement : il perd de sa «plasticité». Les antidépresseurs permettent souvent de réamorcer le processus et un environnement positif, par exemple avec l’aide d’une psychothérapie, facilite la guérison.
Par Claus Normann, chef de clinique, et Stefan Vestring, médecin dans le département de psychiatrie et de psychothérapie de la clinique universitaire de Fribourg, en Allemagne.
«Tu te rends compte, il n’a pas ouvert la bouche de la
soirée, ni même souri… Sa situation n’est pas si horrible, pourtant ! Cela fait plus de six mois que sa femme l’a quitté et qu’il a changé de travail, il
devrait être moins stressé maintenant… On va peut-être prendre nos distances avec lui, comme cela, il se rendra peut-être compte qu’il ne fait que s’isoler davantage en s’enfonçant dans sa tristesse. » Voilà la conversation d’un couple qui rentre d’une fête surprise organisée pour leur ami dépressif. Une réaction peut-être en partie compréhensible – se confronter à la tristesse des gens n’est jamais agréable… Mais est-elle vraiment productive?
1 FEMME SUR 5 ET 1 HOMME SUR 10 DÉPRIMENT
Selon une étude de l’Institut international de statistiques de santé Global Burden of Disease (GBD), en 2017, une femme sur cinq et un homme sur dix dans le monde connaissent un épisode dépressif au moins une fois dans leur vie. La dépression est donc une maladie fréquente. Pourtant, les connaissances de la plupart des gens à son sujet sont très limitées. Bien souvent, on refuse d’admettre le problème, on a du mal à le reconnaître chez ses proches et c’est peut-être ce qui entraîne une difficulté à trouver la bonne attitude avec les personnes malades. Alors comment réagir et agir de façon optimale dans une telle situation? Comment aider les individus concernés? Quel est le rôle des antidépresseurs? Avant de répondre à ces questions, tournons-nous d’abord sur les causes de la dépression…
On croit en général que la maladie est due à une pression intense et à un stress permanent. De nombreuses études scientifiques soutiennent cette idée. Toutefois, plusieurs aspects de la dépression ne sont étudiés, en laboratoire, qu’avec des cellules nerveuses ou des coupes de cerveaux provenant d’animaux, et non chez des personnes en chair et en os. Pour ce faire, d’ailleurs, il est nécessaire de disposer de « volontaires déprimés » et, en général, on préfère pratiquer des expérimentations sur des souris ou des
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rats (car les cultures de cellules et de tranches cérébrales, ou les modèles informatiques, ne suffisent pas toujours). Les scientifiques stressent donc les rongeurs pendant quelques jours, par exemple en les exposant régulièrement à des événements brefs et imprévisibles, comme le fait d’être placés dans une cage surpeuplée de congénères inconnus. Ou alors, on fait nager les animaux chaque jour pendant dix minutes dans un bocal en verre: ils tentent de s’en échapper, mais abandonnent au bout d’un certain temps et se laissent flotter dans l’eau sans remuer. Après de telles périodes de stress, les rongeurs développent alors un état et des comportements qui ressemblent beaucoup à ceux provoqués par une dépression chez un être humain.
LA RÉSILIENCE, OU RÉSISTANCE PSYCHIQUE
Mais nous, êtres humains, ne ressentons pas tous le stress de la même façon: tout dépend de notre personnalité, de nos expériences et de facteurs génétiques et biologiques, dont beaucoup sont encore inconnus. Même le stress extrême et prolongé des camps de concentration ne se traduisait pas forcément par de la dépression chez tous les survivants… Ce qui montre bien qu’il existe d’importantes différences individuelles en matière de résilience, c’est-à-dire de résistance psychique.
En réalité, il n’est pas très logique que le stress soit à même de déclencher une dépression… En effet, c’est justement dans ce genre de conditions extrêmes que le corps et l’esprit devraient être particulièrement actifs et efficaces pour surmonter une situation difficile. Car le stress est avant tout un mécanisme de défense utile. Imaginez que vous soyez victime d’un événement traumatisant, comme un grave accident de la route avec de nombreux morts. À ce moment-là, il semble peu judicieux de faire fonctionner au maximum certaines fonctions cérébrales, comme la mémorisation ou les émotions. Au contraire, pour vous protéger, vos sensations se déconnectent partiellement de l’environnement. Vous ne ressentez et n’entendez alors plus rien et donnez même l’impression à votre entourage d’être « ailleurs » ou « sous le choc ». Plus tard, en outre, vous ne vous rappellerez peut-être plus tous les détails. Mais au bout de quelque temps, cet état où vous vous sentez coupé du monde disparaîtra et vous aurez réussi à vous protéger d’une surcharge de stress – et à surmonter la situation dramatique.
En principe, cet état d’isolement du monde extérieur est considéré comme un bouclier de protection qui participe à la résilience. Mais si le stress qui vous affecte se prolonge, à des intensités moindres, les mécanismes de défense mis en place par l’organisme et le cerveau ne sont plus aussi puissants ni efficaces et s’amenuisent avec le temps. Ce qui n’est pas sans conséquence. Car il existe souvent, à l’origine d’une dépression, des conflits relationnels de longue durée (par exemple des problèmes de couple), des situations professionnelles trop exigeantes (qui demandent des nuits de travail) ou la perte d’un proche (rupture amoureuse, décès). Dans un premier temps, on essaie de lutter contre les difficultés, de résoudre les conflits, de surmonter le deuil… Mais on n’y parvient pas toujours. La souffrance, l’impuissance, la colère ou les ruminations prennent alors le dessus. Dans de telles situations, on ne ressent plus que les émotions négatives et on se replie de plus en plus sur soi-même.
Or, si le stress perdure, les retraits émotionnel et social deviennent parfois « autonomes », à
La dépression n’est pas synonyme de tristesse, mais plutôt de vide affectif, à savoir d’une incapacité à percevoir les facettes positives et négatives du monde.
savoir qu’ils tournent en roue libre. Beaucoup de personnes concernées décrivent alors un vide intérieur et un manque de motivation. C’est face à ces symptômes qu’il faut parler d’épisode dépressif.
Contrairement à de nombreuses représentations issues de l’art et de la culture, la dépression ne serait donc pas synonyme de « tristesse », mais plutôt de « vide affectif », c’est-à-dire d’une incapacité à percevoir les facettes positives et
Quel est le mode d’action des antidépresseurs ? Des récepteurs nommés «TRKB» sont insérés dans la membrane des cellules nerveuses. La protéine BDNF, une substance cruciale à la plasticité synaptique et donc aux apprentissages, s’y fixe alors. Cependant, si le taux de cholestérol dans le cerveau est trop élevé, ou trop faible, moins de ces récepteurs sont activés par le BDNF. Les antidépresseurs, comme la fluoxétine ou la kétamine, se lient directement aux récepteurs TRKB, ce qui modifie leur forme et permet au BDNF d’avoir une meilleure efficacité. De sorte que, par la suite, un plus grand nombre de récepteurs sont intégrés dans la membrane du neurone, ce qui provoque globalement un renforcement de la transmission du signal. C’est la plasticité synaptique (ou neuronale). Il s’agit d’un processus qui se met en place progressivement, d’où l’effet retardé et sur le long terme des antidépresseurs.
Fluoxétine Kétamine Récepteur TRKB Cholestérol Antidépresseur: fluoxétine ou kétamine BDNF
Membrane cellulaire
1
Récepteur TRKB
Les antidépresseurs se lient directement au récepteur TRKB. Signal Pas de signal
Taux de cholestérol
2
Le cholestérol modifie l’efficacité du récepteur.
Activité
3
Signal Signal
Taux de cholestérol
Les antidépresseurs activent le récepteur. Pas d’activité
Dendrite
4
Davantage de récepteurs TRKB sont intégrés dans la membrane cellulaire. Signal Pas de signal
5
Plasticité
Dégradation
Les antidépresseurs favorisent donc la transmission du signal dans les synapses actives.
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négatives de l’existence et du monde environnant. Les individus gravement déprimés sont tellement limités dans leurs perceptions et leurs pensées que leur concentration et leur attention en sont altérées. Dans certains cas même, ils présentent de réels troubles de la perception, le traitement des stimuli externes et internes ne fonctionnant plus correctement. Exemple classique : la rumination. Il s’agit là de pensées qui tournent en boucle, qui ne sont jamais menées à leur terme et se répètent en permanence. Les personnes qui traversent cet état sont dès lors incapables de réfléchir de façon productive. C’est ainsi qu’un employé de bureau dépressif passe des heures devant son ordinateur, sans jamais parvenir à se concentrer sur son tableur ou son texte, fatigué, abattu, ressassant sans arrêt la dispute qu’il a eue le matin même avec son épouse.
Cette prise de conscience que le stress limite parfois les processus de pensée et que cet état devient autonome dans certaines conditions a changé la donne et fait évoluer la recherche sur la dépression. Dans les années 1960, le psychiatre américain Joseph Schildkraut a formulé l’hypothèse des monoamines pour la maladie. Les monoamines sont une classe chimique de neurotransmetteurs (les molécules de communication entre cellules cérébrales), dont font partie l’adrénaline, la dopamine et la sérotonine. Pendant des décennies, on a supposé qu’un déséquilibre de différents neurotransmetteurs, surtout un manque de sérotonine, déclenchait une dépression. Les médicaments rétablissant cet équilibre auraient donc un effet antidépresseur. Mais aujourd’hui, il est clair que cette approche est loin d’être suffisante. En 2005, le neurobiologiste finlandais Eero Castrén, de l’université d’Helsinki, a posé la question suivante dans une revue scientifique de prestige : « Is mood chemistry ? » (« L’humeur est-elle chimique?») Et de nombreux chercheurs estiment maintenant que la réponse est « non » ! Notre humeur ne dépend pas uniquement d’un excès ou d’un manque de neurotransmetteurs chimiques…
CERVEAU DÉPRIMÉ = RIGIDIFIÉ
En réalité, la dépression affecte plutôt la capacité d’adaptation du cerveau à son environnement. Qu’est-ce que cela signifie? Les neurones communiquent entre eux au niveau de points de contact (nommés «synapses») où les signaux sont transmis. Alors que le nombre de neurones reste globalement stable chez une personne adulte, les transmissions synaptiques changent de façon très dynamique tout au long de la vie: elles s’adaptent en permanence à l’activité neuronale et augmentent ou diminuent en conséquence.
Dès lors, de nouveaux points de contact apparaissent ou disparaissent parfois, et des prolongements de neurones (nommés « dendrites ») s’allongent ou rétrécissent. De tels remaniements structuraux des cellules sont visibles au microscope. En outre, au niveau même des synapses, il existe des modifications fonctionnelles que l’on ne peut mesurer que par des techniques d’électrophysiologie consistant à enregistrer l’activité électrique des neurones. Toutes ces transformations correspondent à l’activité des réseaux cérébraux et sous-tendent entre autres la mémorisation et les apprentissages. C’est ce que l’on appelle la « plasticité neuronale ou synaptique ».
Une forme de plasticité synaptique est la potentialisation à long terme ou LTP (en anglais, longterm potentiation). Si un neurone est excité de façon répétée, la synapse s’adapte et augmente le nombre de récepteurs dans la cellule nerveuse en aval. De sorte que le point de contact devient plus sensible aux signaux entrants. Lorsqu’on apprend quelque chose, quoi que ce soit, la LTP se renforce dans un premier temps. Puis, si l’information doit être stockée à plus long terme, les synapses ou les dendrites subissent également des modifications structurales. Or on sait désormais que le stress ralentit la LTP et favorise un mécanisme diamétralement opposé: la LTD, ou dépression à long terme (en anglais, long-term depression), le terme «dépression» ne décrivant pas ici la maladie du même nom, mais la diminution de la force des synapses.
POTENTIALISATION – OU DÉPRESSION À LONG TERME ?
Nous avons mis en évidence ce phénomène en 2007 avec nos collègues de la Clinique universitaire de Fribourg. Dans cette expérience, nous avons soumis des rats à un stress léger, mais répété, durant trois semaines. Puis nous avons examiné la transmission synaptique dans leur hippocampe (un centre cérébral essentiel à la mémorisation), en y enregistrant les signaux électriques à l’aide de pipettes ultrafines. Résultat: le stress a bien favorisé la LTD et nettement affaibli la transmission synaptique entre les cellules nerveuses des rongeurs déprimés.
Par ailleurs, d’autres équipes de recherche ont démontré, chez des animaux, qu’un blocage pharmacologique (à l’aide d’une molécule inhibitrice) de la LTP empêche l’apprentissage. Et à l’inverse, une amplification de la LTD aurait le même effet, comme nous l’avons mis en évidence en 2010 lorsque nous avons comparé les performances d’apprentissage et de mémorisation de 23 personnes gravement déprimées et de sujets sains: les premiers présentaient un net déficit de
L’HYPOTHÈSE « PLASTIQUE » DE LA DÉPRESSION
Pour continuer à avancer et aller mieux, les personnes dépressives ont besoin de retrouver leur plasticité neuronale, c’est-à-dire de réparer leur voiture, arrêtée sur le bord de la route. C’est ce que font les antidépresseurs, en rétablissant l’aptitude du cerveau à s’adapter à son environnement. D’où la possibilité d’un changement. Mais c’est l’environnement – positif ou négatif – ou les psychothérapies qui déterminent ensuite la direction que prend le patient dans sa voiture : vers l’amélioration ou au contraire l’aggravation de ses symptômes. Dès lors, sans un cerveau avec un minimum de plasticité (une voiture intacte), il y a peu de chances que les psychothérapies soient efficaces ; mais sans psychothérapie, peu de chances aussi que la mécanique se remette dans le bon sens de la marche… Psychothérapie
Aggravation Rétablissement
Facteurs environnementaux né g a t i fs F a c t e u r s environnementaux positifs
Patient
Plasticité neuronale
mémorisation, d’autant plus marqué que la maladie durait depuis longtemps.
Par conséquent, de nombreux antidépresseurs efficaces renforcent la LTP et inhibent son mécanisme contraire, la LTD. Par exemple, les inhibiteurs sélectifs de la recapture de sérotonine (ISRS) sont les médicaments les plus souvent prescrits en cas de grave dépression. Ils font en sorte que le neurotransmetteur sécrété par les neurones soit réabsorbé plus lentement par ces derniers et agisse ainsi plus longtemps. Ces antidépresseurs aident effectivement de nombreux patients, mais seulement au bout de quelques semaines de traitement. Pourquoi, étant donné que leurs effets sur la concentration cérébrale de sérotonine sont quasi instantanés ? Parce que les ISRS et d’autres antidépresseurs, comme la kétamine, agissent justement en relançant la plasticité synaptique dans le cerveau déprimé.
QUE FONT LES ANTIDÉPRESSEURS ?
Pour le prouver, nous avons « prescrit » ces antidépresseurs à nos rats stressés pendant trois semaines: cela a empêché le renforcement de la LTD et favorisé la LTP dans leur hippocampe. Nous avons aussi obtenu des résultats similaires chez l’homme. En 2007, nous avons proposé à des sujets de regarder un damier qui changeait régulièrement, tout en enregistrant les signaux électriques de leur cortex visuel grâce à des électrodes d’électroencéphalographie (EEG) disposées à l’arrière de leur crâne. Quand la stimulation optique (via le damier) était longue et puissante, les potentiels électriques mesurés augmentaient pendant une heure: une LTP avait donc lieu dans leur cortex visuel. Mais cet effet était fortement atténué chez les personnes dépressives… Et revenait à la «normale» lorsque ces dernières consommaient des antidépresseurs.
D’ailleurs, il existe un autre moyen de traiter la dépression: la privation de sommeil. Depuis longtemps on sait qu’une nuit blanche exerce un effet bénéfique sur l’humeur, un fait qui est même parfois utilisé à des fins thérapeutiques. On sait même depuis peu pourquoi. En effet, en 2020, Marion Kuhn, dans notre équipe fribourgeoise, en a découvert la cause à l’aide de la stimulation magnétique transcrânienne (TMS). Cette technique permet de mesurer l’activité et la plasticité neuronales à travers le crâne chez une personne éveillée. Ainsi, chez des patients dépressifs qui se sentaient mieux après avoir été privés de sommeil, on mesure davantage de LTP. Le contraire est vrai chez ceux qui ont passé une nuit normale: cette fois, la plasticité neuronale était plutôt dominée par la LTD…
En 2021, nous sommes même allés plus loin dans le mécanisme d’action des antidépresseurs sur la plasticité cérébrale: chez des souris, nous avons montré que les médicaments se lient directement à des molécules appelées « récepteurs TRKB», dans la membrane des neurones (voir l’encadré page49). Ces récepteurs changent alors de
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forme et deviennent plus accessibles à la protéine BDNF, un facteur de croissance des neurones et un régulateur important de la plasticité synaptique. Les antidépresseurs s’accumulent lentement dans le cerveau et atteignent un plateau après quelques semaines: il est probable qu’ils n’interagissent avec les récepteurs TRKB qu’à forte concentration, ce qui expliquerait pourquoi ils modifient la plasticité et ont un effet thérapeutique qu’après quelque temps. En outre, les bénéfices des ISRS étaient particulièrement optimaux lorsque le taux de cholestérol dans le cerveau des rongeurs était normal: des concentrations trop élevées ou trop basses permettaient moins bien aux antidépresseurs de se lier aux récepteurs. Ce qui pourrait d’ailleurs expliquer pourquoi ces médicaments ne sont guère efficaces chez une partie des patients déprimés…
ANTIDÉPRESSEURS : DOPANTS COGNITIFS ?
De fait, si les antidépresseurs augmentent la plasticité cérébrale, ils devraient aussi – en principe – améliorer, chez les personnes en bonne santé, les performances cérébrales reposant sur ce mécanisme cellulaire, par exemple l’apprentissage et la mémorisation. Néanmoins, il semble que ce ne soit pas le cas: ce ne sont pas des « dopants » cognitifs. En effet, en 2005, Catherine Harmer, de l’université d’Oxford en Angleterre, a traité des volontaires sains, pendant plusieurs jours, avec différents antidépresseurs : cela n’a amélioré ni leur humeur, ni leur mémorisation. Tout au plus, les sujets se souvenaient un peu mieux des contenus positifs d’expériences décrites. La plasticité cérébrale ne serait donc pas infinie et atteindrait un plafond, de sorte que les processus cognitifs ne seraient optimisés que jusqu’à un certain point. L’« homme augmenté » n’est pas pour demain…
Mais revenons à notre question principale : comment des médicaments qui améliorent manifestement la plasticité neuronale et le traitement des informations ont-ils un effet antidépresseur ? La réponse est à la fois décevante et paradoxale : les antidépresseurs n’ont pas d’effet direct sur l’humeur. En revanche, ils créent les fondements nécessaires pour qu’un « changement » quelconque puisse se produire chez les personnes concernées. Le sens, ou la direction, que prendra ce changement – avec une amélioration ou une
QUELLES BONNES PRATIQUES POUR ÉVITER LES RECHUTES?
Un épisode dépressif reste rarement un événement isolé : le risque de rechute est d’environ 50 %. Et pour les personnes ayant déjà vécu deux épisodes dépressifs ou plus, ce risque est encore plus élevé. D’ailleurs, il ne s’écoule souvent que quelques mois entre la fin d’un traitement et un nouveau plongeon dans le vide affectif. Comment mieux stabiliser les patients sur le long terme ?
Mike Lucock, de l’université de Huddersfield en Angleterre, et ses collègues se sont penchés sur cette question en examinant l’efficacité d’une intervention appelée SMArT (pour Self-Management After Therapy, «s’autogérer après la thérapie»). Cent sept personnes ont participé à cette étude de prévention des rechutes, toutes ayant déjà connu un épisode dépressif ainsi qu’une psychothérapie et étant considérées comme guéries.
CINQ «RÉSOLUTIONS» À SUIVRE
Lors de la première séance de SMArT, juste après la fin de la thérapie proprement dite contre leur dépression, les sujets ont convenu avec leur psy de cinq «résolutions» personnelles à suivre de manière impérative et reposant sur le principe du «si» suivi d’une action : par exemple, «s’il est l’heure d’aller me coucher, j’écris les choses positives qui me sont arrivées aujourd’hui» ou «si je me sens déprimé, je vais en parler à mon partenaire». Ensuite, les chercheurs ont appelé les participants trois fois, à un mois d’intervalle environ, en leur demandant comment ils se sentaient et comment ils supportaient et suivaient leurs résolutions. Résultat : lors du dernier appel téléphonique, 13 % des patients avaient rechuté et remplissaient à nouveau les critères diagnostiques d’une dépression. Selon les chercheurs, il s’agit d’un taux nettement inférieur à celui d’une autre étude méthodologiquement comparable, dans laquelle il n’y avait pas eu de suivi post-guérison et où le pourcentage de rechute s’élevait à 37 % quatre mois après la fin du traitement. Pourquoi le programme SMArT semble-t-il fonctionner ? Les volontaires ont par exemple trouvé très utile que ce traitement représente une «passerelle» entre la fin de la psychothérapie et le retour à la vie quotidienne. Beaucoup ont aussi indiqué que les résolutions les avaient aidés à rechercher davantage de soutien dans leur environnement social qu’auparavant. Ils ont également changé d’avis sur la signification du rétablissement : ils se jugent moins sévèrement lorsqu’ils n’atteignent pas leurs objectifs et considèrent désormais la guérison comme un processus à long terme, qui comporte des hauts et des bas. Selon Lucock, cette vision est particulièrement importante pour les personnes guéries après un traitement, mais qui retournent ensuite dans des conditions de vie difficiles ou stressantes.
Par Joachim Retzbach, docteur en psychologie et journaliste scientifique à Wiesbaden.
aggravation des symptômes dépressifs – dépend ensuite de nombreux autres facteurs externes et probablement internes.
LE CHANGEMENT REDEVIENT POSSIBLE !
En effet, en 2017, Igor Branchi, de l’université de Rome en Italie, et ses collègues ont montré que des souris déprimées se trouvant dans un environnement agréable et stimulant, et recevant en même temps des antidépresseurs, profitaient davantage de cette situation que celles vivant dans les mêmes conditions, mais sans médicament. En d’autres termes, les symptômes dépressifs des animaux se sont bien plus atténués avec la combinaison des antidépresseurs et d’un environnement stimulant que sous le seul effet du traitement. Pire: des rongeurs sous antidépresseurs, mais soumis à un stress supplémentaire, ont développé davantage de symptômes dépressifs que les animaux uniquement exposés à l’environnement négatif!
Les antidépresseurs semblent par conséquent amplifier les influences environnementales, que celles-ci soient positives ou négatives. Et il en serait de même chez l’homme, d’après l’équipe de Branchi, qui a réalisé, en 2017, une analyse rétrospective d’une grande étude américaine sur les médicaments (STAR*D-Study), menée auprès de 4 000 sujets. Ainsi, parmi les participants déprimés, ce sont surtout ceux vivant dans des conditions sociales stables et positives qui ont bénéficié des antidépresseurs. En revanche, pour les sujets qui étaient au chômage, sans diplôme, sans assurance ou séparés, les médicaments étaient bien moins efficaces, voire aggravaient les symptômes dans certains cas.
Une façon de se représenter les choses serait d’imaginer les patients dépressifs comme des personnes immobilisées sur le bord d’une route dans une voiture en panne. Ils ont besoin que leur véhicule soit réparé pour continuer à avancer: c’est le rôle joué par la restauration de la plasticité synaptique grâce aux médicaments. Mais, une fois le véhicule reparti, le trajet est incertain : va-t-il tenir la route? Les symptômes vont-ils s’améliorer, ou s’aggraver? De nombreux facteurs environnementaux vont engager la personne dans l’une ou l’autre direction. Le chemin est semé d’embûches et il est facile de se perdre. De ce point de vue, les psychothérapies représentent une sorte de signalisation qui indique la direction à prendre pour se porter mieux (voir l’encadré page51).
Le traitement pharmacologique de la dépression, par le biais d’antidépresseurs, représente seulement la possibilité d’un changement ; ensuite, l’environnement ou les psychothérapies déterminent si celui-ci sera positif ou négatif. On Bibliographie
S. Alboni et al.,
Fluoxetine effects on molecular, cellular and behavioral endophenotypes of depression are driven by the living environment, Molecular Psychiatry, 2017.
P. Casarotto et al.,
Antidepressant drugs act by directly binding to TRKB neurotrophin receptors, Cell, 2021.
F. Chiarotti et al.,
Citalopram amplifies the influence of living conditions on mood in depressed patients enrolled in the STAR*D study, Translational Psychiatry, 2017. M. Kuhn et al., Indices of cortical plasticity after therapeutic sleep deprivation in patients with major depressive disorder, Journal of Affective Disorders, 2020.
C. Normann et al.,
Long-term plasticity of visually evoked potentials in humans is altered in major depression, Biological Psychiatry, 2007.
E. Castrén,
Is mood chemistry?, Nature Reviews Neuroscience, 2005. nomme cette approche l’hypothèse «plastique» de la dépression. Elle explique notamment pourquoi les patients prenant des médicaments profitent bien plus d’une psychothérapie que les sujets non traités. Le thérapeute aiguille en quelque sorte la voiture du patient sur la bonne voie. Sans véhicule intact, elle est souvent inefficace, mais sans psychothérapie, un traitement médicamenteux a également moins de chances de profiter. De fait, il est évident qu’il n’existe pas de «pilule du bonheur» qui promette un soulagement immédiat… Ce sont souvent les influences extérieures qui font donc pencher la balance du bon côté. En conséquence, la dépression ne doit pas uniquement être considérée comme une maladie de l’individu. Le contexte social dans lequel nous vivons nous pose de nombreux défis et est souvent source de stress. Les psychothérapies contribuent à mieux gérer de telles tensions. Toutefois, il est tout aussi important de garder à l’esprit les évolutions de la société dans son ensemble. Par exemple, des exigences de performance élevées au travail exposent parfois les travailleurs à un stress important, de sorte qu’ils ont plus de risques de développer une dépression et moins de chances de s’en remettre.
COVID-19, RAVAGES SUR LE MORAL
Pour preuve, en 2017, Ida Madsen, du National Research Centre for the Working Environment, à Copenhague, et un consortium de chercheurs ont montré, auprès d’environ 150 000 professionnels, que le stress engendré au travail augmente jusqu’à 75% le risque de souffrir de dépression. Un exemple récent est lié à la pandémie de Covid-19. En France, comme ailleurs dans le monde, le nombre de personnes ayant besoin de consulter un spécialiste de la santé mentale – psychiatre, psychologue, thérapeute… – ne cesse d’augmenter depuis le début de l’épidémie et les confinements, bien plus rapidement qu’auparavant. Beaucoup consultent pour des problèmes d’anxiété, de sommeil, voire de dépression. Le manque de contacts sociaux, d’activité physique et de structuration des journées a eu un impact négatif sur le moral de tous, de même que la diminution des consultations médicales.
Vous vous souvenez du couple du début qui revenait d’une soirée et parlait d’un de leurs amis dépressifs ? Quelle attitude gagneraient-ils à adopter vis-à-vis de lui ? Certainement pas de prendre de la distance. Surtout s’il commence à prendre des médicaments ! Le plus important est que son entourage soit compréhensif et le soutienne. La dépression est une crise difficile pour le patient et ses proches, mais elle peut être surmontée avec un traitement adéquat et un environnement positif. £