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« Les modélisateurs sont les premiers à avoir sonné l’alarme sur le climat »
Jean Jouzel
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Climatologue spécialisé sur l’évolution des climats passés, et vice-président du groupe n ° 1 du Giec entre 2002 et 2015.
Quel rôle la modélisation a-t-elle joué dans l’histoire de la climatologie ?
La question de l’effet de serre était évoquée dès le début du xx e siècle. Cependant, c’est le développement des premiers ordinateurs, pendant la Seconde Guerre mondiale, puis l’avènement des modèles météorologiques et climatiques dans les années 1960, qui ont véritablement permis de sonner l’alarme sur les risques posés par les activités humaines sur notre climat.
Le pionnier est le climatologue nippo-américain Syukuro Manabe, qui, en 1967, a publié le premier modèle global effectif du climat, prédisant l’augmentation de la température moyenne de la Terre. Ce modèle se focalisait sur ce qu’on appelle la « sensibilité climatique », définie comme le réchauffement à la surface de la Terre en réponse à un doublement de la concentration de l’atmosphère en dioxyde de carbone (CO2) par rapport à l’ère préindustrielle. Il projetait une hausse de 2,3 °C de la température moyenne globale. Les climatologues avaient bien conscience qu’un changement de composition de l’atmosphère pouvait induire un réchauffement, mais c’était la première fois que cela était quantifié. Cette avancée majeure en climatologie a d’ailleurs valu le prix Nobel de physique à Syukuro Manabe en 2021.
Les modèles du climat ont également contribué à une prise de conscience de la classe politique… Oui, ils y ont largement contribué. À cet égard, le rapport Charney, publié en 1979, a été un déclencheur. Il répondait à une demande de la Maison Blanche à l’Académie nationale des sciences américaine visant à évaluer le rôle des activités humaines dans l’évolution du climat. Coordonné par le météorologue Jule Charney, ce rapport proposait une projection proche de celle de Syukuro Manabe, à savoir qu’en doublant la quantité de gaz carbonique dans l’atmosphère, le réchauffement serait compris entre + 1,5 °C et + 4,5 °C. Il pointait également la responsabilité humaine dans la hausse des émissions de gaz à effet de serre. Cela a été le prélude à une décennie extrêmement active en climatologie ayant conduit à une prise de conscience plus large du réchauffement climatique et à la création du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), en 1988. Des scientifiques comme Bert Bolin, coauteur du rapport Charney et premier président du Giec, ont d’ailleurs joué un rôle majeur dans l’accélération de la prise de conscience.
Depuis sa création, le Giec utilise des modèles numériques toujours plus précis. Pouvez-vous nous parler de cette évolution ?
Vus d’aujourd’hui, les premiers modèles climatiques du Giec paraissent rudimentaires. Dans les années 1970 et 1980, ils se limitaient à l’atmosphère avec un océan réduit à une seule couche de surface. Il faut attendre les années 1990 pour voir des modèles couplés du climat intégrant les aérosols, le cycle du carbone et la végétation, puis la chimie atmosphérique et les glaces continentales – incluant les calottes glaciaires – un peu plus tard. L’explosion des capacités de calculs, le recours à des supercalculateurs, et l’accumulation des données, notamment satellitaires, ont ainsi débouché sur des modèles beaucoup plus complets. Sans le développement du numérique et des capacités informatiques, notre communauté n’aurait pas pu embrasser toute cette complexité.
De la même façon, la résolution spatiale des modèles numériques s’est considérablement améliorée ces dernières années, les mailles passant de centaines de kilomètres de côté à une dizaine de kilomètres seulement. Dans son dernier rapport, le Giec a ainsi mis en ligne un atlas des changements climatiques à l’échelle régionale qui tient compte de la topographie de la région, du couvert végétal… Il devient ainsi possible de visualiser la façon dont les principales variables climatiques (température, précipitations, vent…) vont évoluer dans n’importe quelle région du globe.
Un outil intéressant pour, à nouveau, les décideurs politiques…
Très important ! Si vous vous placez de leur point de vue, ce qui importe, c’est l’évolution du climat dans, par exemple, leur circonscription dans le but de mettre en œuvre des mesures pertinentes d’adaptation au changement climatique pour ce territoire. En France, l’adaptation va être très différente dans des régions côtières menacées par la montée des eaux ou dans une station de ski, dans les Alpes, par exemple. Ces modèles ne doivent toutefois pas occulter les incertitudes inhérentes au système climatique. Ce n’est pas parce qu’on améliore la résolution que les incertitudes disparaissent. Il y a des limites à la prévisibilité du climat.
Lesquelles ?
Le système climatique reste un système chaotique, au sens mathématique. Et plus l’échelle est fine, plus les incertitudes ont tendance à augmenter : c’est vrai pour les températures, mais surtout pour les précipitations. Ces incertitudes naissent notamment du fait qu’on ne connaît pas l’évolution de l’océan. Même avec des moyens numériques illimités, on ne pourra jamais prédire quel temps il fera dans trente ans dans une région donnée, par exemple. Autres incertitudes : celles qui sont liées aux extrêmes climatiques ou à l’élévation du niveau de la mer qui, à long terme, risque d’être largement dominée par les contributions difficiles à modéliser des calottes glaciaires.
Les modèles numériques à haute résolution restent-ils pertinents malgré tout ?
Il y aura toujours des incertitudes, mais on commence à mieux les cerner. L’important est de les quantifier et de les expliciter pour avoir conscience des limites des modèles. C’est ce que font avec talent les modélisateurs du climat du Giec. Il est vrai que du côté de la communauté scientifique, nous étions un peu réticents au départ à l’idée de cette régionalisation des modèles du climat. D’ailleurs, si vous lisez les premiers rapports du groupement, cette régionalisation n’existait pas du tout. Si le groupe I, en charge des éléments scientifiques a franchi le pas et mis à disposition un tel atlas à l’échelle régionale, c’est parce qu’il y a eu des progrès considérables ces dernières années. Progrès des capacités de calcul bien sûr, mais aussi progrès dans l’accès aux données climatiques à l’échelle régionale. Sans elle, les modèles climatiques numériques à haute résolution n’auraient sans doute jamais vu le jour. .