16 minute read

L’héritage de Jean-Henri Fabre à l’heure du déclin des insectes

Fin observateur, ce savant hors normes, dont on s’apprête à fêter le bicentenaire, a remarquablement documenté une faune aujourd’hui menacée : les insectes du bassin méditerranéen.

Harmas En provençal , ce terme désigne une terre caillouteuse, inculte, abandonnée à la végétation Pourtant, quand en mars 1879, à 56 ans , Jean - Henri Fabre acquiert un tel domaine à Sérignan-du-Comtat, à trente kilomètres d’Avignon, il exauce son vœu le plus cher depuis une quarantaine d’années Le jour même de la signature, avec sa famille, il s’installe dans la belle maison au cœur de cette friche d’un hectare, paradis des chardons et des hyménoptères, où il pourra à loisir observer ses sujets de prédilection, les insectes, dans leur environnement naturel. Son projet : transformer ce lieu en « un laboratoire d’entomologie vivante », comme il l’écrira trois ans plus tard dans ses Nouveaux Souvenirs entomologiques.

Advertisement

Quelques années plus tôt, Fabre a démissionné de l’enseignement public et quitté son poste de conservateur du musée Requien, le muséum d’histoire naturelle d’Avignon Il souhaite désormais se consacrer à l’entomologie de terrain, à l’opposé de la taxonomie classique où l’on se contente de fixer l’insecte dans une boîte et de lui coller une étiquette : « Je ne connaîtrai réellement la bête que lorsque je saurai sa manière de vivre, ses instincts, ses mœurs », écrit-il dans ses Souvenirs entomologiques

De fait, il n’est pas un fin taxonomiste : il est tellement attiré par l’étude des comportements qu’il en oublie parfois de bien identifier l’animal étudié Il sera ainsi coupable de menues méprises dans ce domaine , par exemple sur la punaise grisâtre Elasmucha grisea ( voir la figure page 78). Mais celles - ci paraissent insignifiantes à côté de la somme des observations menées et des premières scientifiques accomplies dans des domaines allant de la chimie des substances naturelles ( notamment pour améliorer le procédé de fabrication de teinture rouge à partir du rhizome de la garance) à l’écoéthologie et à l’agroécologie appliquée

Rapidement perçu comme un savant hors norme, Jean-Henri Fabre (1823-1915), ici âgé de 87 ans, refusa plusieurs postes académiques, car ils l’auraient éloigné de son Harmas, en Provence, si propice à l’étude des insectes et des choses de la nature en général. Il quitta le domaine le moins possible après son installation, en 1879.

C’est d’ailleurs dans ce domaine qu’il s’illustrera dès 1880, lorsque l’Académie des sciences le mandatera pour étudier le phylloxéra de la vigne. Ce minuscule hémiptère cousin des pucerons venu d’Amérique – plus exactement du Mississippi, comme l’a retracé récemment son étude génomique, coordonnée par François Delmotte et Denis Tagu, de l’Inrae – décime alors le vignoble français La compréhension que Fabre aura de cet insecte ravageur, et notamment de ses migrations entre la surface du sol et la pleine terre à la recherche de racines fraîches, contribuera à sauver la France viticole dans ces années. Sa notoriété deviendra alors une légende qui n’aura d’égal que son mauvais caractère et une possible misanthropie

Mais, pour l’heure, une seule chose compte, son Harmas et les merveilles qu’il recèle : « Mes chères bêtes d’autrefois , mes vieux amis , d’autres de connaissance plus récente, tous sont là, chassant, butinant, construisant dans une étroite proximité. » Il y vivra trente-six ans, entouré des siens et sculptant patiemment le jardin de plantations adaptées pour attirer les insectes de tous les milieux , des sous - bois ombrés aux claires garrigues en passant par le jardin agricole

Modeste et érudit, en partie autodidacte, déçu de ses contemporains y compris certains savants académiques, Fabre n’avait de considération que pour le travail sans relâche et le cumul d’informations sur la nature qui l’entourait, ainsi que pour la transmission au plus grand nombre dans des ouvrages scolaires, sans la moindre volonté d’enrichissement personnel ou de gloire quelconque Quel est son héritage aujourd’hui, alors que l’on célèbre le bicentenaire de sa naissance et que l’Harmas, acquis en 1922 par le Muséum national d’histoire naturelle, vient de rouvrir ses portes au public après plusieurs mois de travaux de réaménagement ? La question est d’autant plus vive que le déclin des insectes ne fait plus aucun doute et que l’on annonce leur place future dans l’alimentation humaine, entre solution miracle et soleil vert vertueux, voire ressource protéique pour la conquête de l’espace.

T Moin De La Biodiversit

Fabre est mort en 1915. La déprise agricole qui a suivi la Première Guerre mondiale n’avait pas encore eu lieu Elle changera ensuite les écosystèmes, d’une part en laissant de côté des espaces agricoles traditionnels, d’autre part en commençant une mécanisation sans précédent de l’agriculture , qui entraînera l’utilisation massive de pesticides de synthèse dès la Seconde Guerre mondiale Il n’a connu ni l’une ni l’autre, et sa Provence (mais aussi la Corse et l’Aveyron où il a vécu) était alors le cadre idéal pour observer une nature préservée dans

JEAN-HENRI FABRE EN QUELQUES DATES

1823

Il naît le 21 décembre à Saint-Léons, dans l’Aveyron.

1841

À 19 ans, il devient instituteur à Carpentras.

1849

Il est nommé professeur de physique à Ajaccio, puis à Avignon.

1855

Il soutient deux thèses, l’une de zoologie sur les organes reproducteurs des myriapodes, l’autre de botanique sur les tubercules de l’orchis bouc.

1860

Il dépose un brevet sur une amélioration de la fabrication de la garancine, un colorant végétal.

1862

Il publie son premier ouvrage scolaire, Leçons élémentaires de chimie agricole un cadre rural et naturel , non impacté par l’agriculture industrielle et l’urbanisation.

Le déclin des insectes n’avait alors probablement pas commencé, mais une guerre sans merci se préparait contre cette multitude mal comprise, malgré plusieurs ouvertures littéraires et avant tout scientifiques de savants comme Fabre . Quelques années plus tard , l’agronome Georges Kuhnholtz-Lordat, auteur en 1938 d’un essai intitulé La Terre incendiée, décrivant les rapports entre la forêt, le champ et la prairie au fil de l’histoire, et le botaniste Roger Heim , un des fondateurs de l’Union internationale pour la conservation de la nature en 1948, tous deux parmi les premiers écologues, n’ont pas reçu beaucoup plus d’écho Et au début du xixe siècle, les avertissements du naturaliste allemand Alexander von Humboldt, précurseur de l’écologie scientifique , et du naturaliste français Jean-Baptiste de Lamarck n’avaient pas davantage suscité l’émoi. En fait, sans le savoir vraiment, Fabre explorait ce qui deviendrait le deuxième « point chaud de biodiversité » le plus étendu à l’échelle mondiale : le pourtour méditerranéen.

Cette dénomination désigne des zones considérées comme critiques pour la biodiversité d’après deux critères : la présence d’au

L’HARMAS AUJOURD’HUI

Sous la responsabilité du Muséum national d’histoire naturelle depuis 1922, l’Harmas de Jean-Henri Fabre, à Sérignan-du-Comtat, en Provence – le « laboratoire d’entomologie vivante » où il a passé tant d’heures à étudier la faune et la flore –, est devenu le gardien de ses œuvres, mais aussi de l’esprit de cet érudit de la fin du XIXe siècle. Fermé depuis plusieurs mois pour réaménagement, ce site unique vient de rouvrir ses portes au public. Dispositifs inédits d’études, aquarelles délicates et précises, photographies originales, films pédagogiques, Fabre savait tout faire et a tout essayé en précurseur curieux et infatigable. Mêlant entomologie, histoire des sciences et histoire de France, un parcours à travers la demeure familiale et le cabinet de travail qu’il avait fait construire à côté invite le visiteur à une immersion dans sa vie et son œuvre. Le cabinet abrite quelque 1 300 objets et spécimens qu’il a récoltés au fil de ses recherches – des insectes, mais aussi des fossiles, des coquillages, des nids d’oiseaux et même des ossements humains et autres vestiges archéologiques. Le jardin, aménagé en une friche savante et paisible, héberge de nombreuses espèces végétales sélectionnées par Fabre lui-même ou d’après ses écrits, dont des plantes de garrigue très appréciées des insectes, comme le thym, la lavande et le romarin, ainsi que quatre systèmes d’observation imaginés par le savant. Prêts pour la chasse au sphex, le pistage des chalicodomes ou la recherche de l’antre du cerceris ?

Informations pratiques : www.harmasjeanhenrifabre.fr moins 1 500 espèces endémiques de plantes vasculaires (0,5 % des 300 000 espèces actuelles connues) et la disparition d’au moins 70 % de leur végétation primaire. Depuis la définition de ces zones, en 2000, par l’écologue britannique Norman Myers, trente-six régions du monde entrent dans cette catégorie Avec ses 12 500 espèces endémiques de plantes vasculaires, le bassin méditerranéen est parmi les plus riches et les insectes, par leur diversité – quelque 150 000 espèces – et leur taux élevé d’endémisme, lié à celui des plantes, y sont bien représentés

Et pour cause. Dans les régions méditerranéennes de la France, comme dans celles des autres pays du pourtour de cette mer unique, fermée, mais ouverte sur le monde, une vaste diversité végétale et animale s’est développée au rythme du recul des glaciations vers le nord et de l’aridification dans le Sud Associés à l’impact des premières civilisations humaines, qui ont ouvert le milieu en permanence et sont ainsi devenues, d’une certaine façon, des artisans de biodiversité locale, et à des facteurs favorisant l’endémisme , comme la mise en place de chaînes de montagnes, ces changements climatiques aussi profonds que récents ont permis à une très grande diversité

1879

Il publie les premiers Souvenirs entomologiques, dont les dix séries paraîtront jusqu’en 1907. La même année, il acquiert l’Harmas, à Sérignan-duComtat, dans le Vaucluse.

1880

L’Académie des sciences lui commande une étude sur le phylloxéra de la vigne, un insecte qui décime le vignoble français.

1887

Il devient correspondant de l’Académie des sciences.

1910-1915

Il reçoit plusieurs honneurs internationaux et son nom est proposé pour le prix Nobel de littérature.

1913

Raymond Poincaré, président de la IIIe République, lui rend visite à Sérignan.

1915

Il meurt le 11 octobre à Sérignan, après la victoire de la Marne, où combattait l’un de ses fils.

La première biographie de Jean-Henri Fabre parut en 1913, du vivant de l’entomologiste, qui en écrivit la préface (ici une réédition publiée en 1924). Son auteur, Georges-Victor Legros, était un disciple et ami qui s’était donné pour mission de le faire connaître au monde entier.

Un aperçu des jardins de l’Harmas, ici photographiés à la fin avril (à gauche), de la maison familiale avec au fond la petite serre froide que Jean-Henri Fabre fit construire en 1880 pour abriter les plantes sensibles au gel (ci-dessus) et du cabinet de travail de l’entomologiste (à droite) entomologique de se maintenir, avec des influences africaines et asiatiques.

En Provence, Fabre ne pouvait donc pas être mieux placé pour s’émerveiller et comprendre le monde foisonnant des insectes Certes , l’aperçu aurait été encore plus complet sous les tropiques, mais les paysages méditerranéens, qu’il explora jusqu’en Corse, étaient déjà assez riches Et les pentes du mont Ventoux, haut sommet de Provence où s’étale l’étagement des écosystèmes, lui ont permis de comprendre les peuplements d’insectes sur ses flancs, associés aux plantes et aux champignons, comme avant lui Alexander von Humboldt et son acolyte le botaniste français Aimé Bonpland, qui, à l’aube du xixe siècle, lors de leur ascension du volcan Chimborazo, en Équateur, avaient méticuleusement analysé la flore et la faune en fonction du sol et de l’altitude

UN « OBSERVATEUR INIMITABLE »

Dans L’Origine des espèces, paru en 1859, Charles Darwin décrit Fabre comme un « observateur inimitable » Le naturaliste britannique avait remarqué ses travaux , et ils avaient correspondu et échangé quelques idées expérimentales , par exemple sur l’orientation des animaux et , notamment , l’influence des champs magnétiques sur celleci Fabre n’était pas un fervent partisan de la théorie de l’évolution , trop transformiste à ses yeux Il défendait plutôt un certain fixisme. La variation entre individus au sein des populations ne l’avait pas intrigué ni convaincu comme moteur de l’évolution, lui pourtant si observateur Il ne cherchait pas, semble - t- il , d’explication , ni à élucider les mécanismes profonds, mais voulait décrire et comprendre ce qu’il observait Il avait aussi une grande défiance pour les théories, préférant mener sa propre enquête : « Je me suis imposé, comme je l’ai toujours fait dans mes diverses recherches entomologiques , la loi formelle d’agir comme si j’ignorais tout. On a ainsi, à mon humble avis, la liberté d’esprit et la franchise d’allures que réclament les minutieux problèmes des mœurs d’un insecte », disait-il le 15 novembre 1880 devant l’Académie des sciences, lors de la présentation de ses résultats sur le phylloxéra de la vigne Y avait- il une pointe d’ironie dans l’adjectif « inimitable » utilisé par Darwin ?

Peut-être aussi une réelle admiration

Toujours est-il que l’estime était réciproque entre les deux hommes, comme en témoignent leur correspondance et leurs écrits , et que Darwin a loué à plusieurs reprises les descriptions précises et vivantes de l’entomologiste, au point de suggérer de les utiliser si jamais il devait écrire sur l’évolution des instincts. Fabre avait en effet une façon bien personnelle de raconter ses observations, qui a marqué ses contemporains En 1912, son premier biographe, Georges-Victor Legros, le présentait comme quelqu’un qui n’aimait pas écrire et écrivait donc peu. Mais son héritage littéraire – en particulier ses dix séries de Souvenirs entomologiques, chroniques naturalistes sans équivalent, et ses nombreux ouvrages scolaires – est unique et foisonnant, car tout le petit monde arthropodien est passé devant lui et a fait l’objet d’observations, de chroniques et de comparaisons littéraires Doté d’une grande culture dans nombre de domaines , y compris des sciences comme la physique et la chimie, utilisant la première personne et un style à première vue détaché, mais précis, l’entomologiste français fait mouche dans beaucoup de ses textes en faisant apprécier la complexité et la beauté cachée des comportements de ces petites bêtes bien plus intelligentes qu’on ne le croyait alors

Avant lui, des auteurs prolifiques avaient déjà ouvert une fenêtre sur leur monde , comme le physicien et entomologiste RenéAntoine Ferchault de Réaumur au xviiie siècle, auteur entre autres de Mémoires pour servir à l’histoire des insectes en six volumes, et le médecin et naturaliste landais Léon Dufour, qui écrivit plus de deux cents articles sur les insectes dans la première moitié du xixe siècle. Mais ces dignes prédécesseurs n’avaient pas la plume alerte et imagée pour mettre à la portée de tous, de l’entomologiste le plus savant au simple curieux de nature, le peuple fascinant à nos pieds, dans nos jardins Plusieurs contemporains ne s’y sont pas trompés et ont proposé son nom à diverses reprises, dans les années 1910, pour le prix Nobel de littérature. Mais c’est finalement le Belge Maurice Maeterlinck qui a reçu cette récompense

La Cigalo E La Fournigo

[…]

Il m’indigne, le fabuliste, quand il dit que l’hiver tu vas en quête de mouches, vermisseaux, grains, toi qui ne manges jamais. Du blé ! Qu’en ferais-tu, ma foi ! Tu as ta fontaine mielleuse, et tu ne demandes rien de plus. Que t’importe l’hiver ! Ta famille à l’abri sous terre sommeille, et tu dors le somme qui n’a pas de réveil. Ton cadavre tombe en loques. Un jour, en furetant, la fourmi le voit. De ta maigre peau desséchée la méchante fait curée ; elle te vide la poitrine, elle te découpe en morceaux, elle t’emmagasine pour salaison, provision de choix, l’hiver, en temps de neige. […] en 1911. Son essai La Vie des abeilles , paru en 1901, a montré la voie d’une littérature axée sur l’observation de la vie des insectes (ici sociaux), suivi des récits de l’écrivain allemand Ernst Jünger relatant en 1967 ses Chasses subtiles désabusées de coléoptères dans les tranchées de la Première Guerre mondiale ou dans les expéditions africaines de la légion étrangère

Une Science Impr Gn E

Coléoptères (scarabées, charançons, coccinelles…), hyménoptères (abeilles, guêpes, fourmis… ), hémiptères ( cigales , pucerons , punaises… ), tous les ordres d’insectes ou presque sont passés sous la loupe de l’entomologiste, mais aussi les myriapodes, leurs cousins communément appelés « mille-pattes », qui l’intriguaient et qu’il avait eu l’occasion d’observer dès sa thèse de doctorat, soutenue en 1855 à la Sorbonne , à Paris. Quand on connaît le monde des insectes méditerranéens et quand on a soi-même observé les insectes dans des jardins du Midi, on comprend le choix des sujets d’étude, on les connaît pour les avoir observés et… pour avoir lu les Souvenirs entomologiques. Culture et sciences s’associent et pour peu que l’on soit observateur, on rencontre un jour ou l’autre tous les acteurs de la grande pièce de théâtre ordonnancée dans ces chroniques. Premières journées de printemps, soirées d’été, début des fraîcheurs automnales, toutes ces périodes portent leurs cohortes d’insectes selon les milieux, des garrigues rencontrées sur les adrets, les versants les plus ensoleillés des vallées, aux sous-bois frais des ubacs, les versants opposés.

Aujourd’hui, les sciences du comportement se sont informatisées et quantifiées avec l’usage

Le Vrai Visage De La Cigale Et De La Fourmi

En réalisant un inventaire dans le dédale de l’Harmas en juin 2022, je suis tombé sur une scène qui aurait ravi Jean-Henri Fabre : une fourmi du genre Crematogaster et une grande cigale (Lyristes plebejus) face à face sur un grand arbre, semblant converser. L’entomologiste s’était penché sur la fable de La Fontaine et ses observations lui avaient permis de critiquer son interprétation et sa teneur même, sans fondements naturalistes si ce n’est le caractère sexuel du chant de la cigale et d’autres traits de vie. Fabre, qui était aussi poète, proposa même sa propre version de la célèbre fable corrigée de ses défauts scientifiques, en provençal avec traduction en français. La fourmi n’y a pas davantage le beau rôle, mais pour une autre raison (voir l’extrait ci-contre). Car sur notre image, il s’agit bien de la rencontre entre une fourmi qui protège le végétal qu’elle exploite, par exemple en y recherchant des proies ou des pucerons à élever, et un grand insecte susceptible de lui servir de nourriture… La prédatrice n’est pas celle que l’on croit. L’art et les techniques de photographie animalière, et en particulier de la macrophotographie, ont beaucoup évolué depuis l’époque de Fabre. Néanmoins, l’entomologiste a été pionnier dans ces approches, comme le montrent les photos de l’édition définitive des Souvenirs entomologiques, telle celle du balanin. Il avait compris l’intérêt pédagogique de la photographie et du cinéma. On imagine ce que Fabre aurait pu faire avec ces outils modernes !

Le Balanin Empal

Les balanins sont des coléoptères de la famille des Curculionidae, des charançons spécialisés dans plusieurs fruits à coques (châtaignes, noisettes, chênes), que leur impressionnant rostre permet de forer. Celui-ci, démesuré, permet à la femelle d’y insérer un œuf. Jean-Henri Fabre a passé beaucoup de temps pour comprendre ce mécanisme. Il a même photographié un échec qui a conduit à la mort de l’insecte, resté planté dans le gland d’un chêne et ne pouvant s’en dégager (ci-dessus). La description du rostre conduit le chercheur à une réflexion très éclairante sur sa démarche : « Que fait-il de ce pal démesuré, de ce nez ridicule ? Ici, j’en vois qui haussent les épaules. Si l’unique but de la vie est, en effet, de gagner de l’argent par des moyens quelconques, avouables ou non, de pareilles questions sont insensées. Heureusement d’autres se trouvent aux yeux de qui rien n’est petit dans le majestueux problème des choses. Ils savent de quelle humble pâte se pétrit le pain de l’idée, non moins nécessaire que celui de la moisson ; ils savent que laboureurs et questionneurs nourrissent le monde avec des miettes accumulées. »

La Punaise Maternelle

Les punaises de la famille des Pentatomidae, comme la punaise verte (ci-contre photographiée dans le jardin de l’Harmas au printemps 2022), pondent des œufs très caractéristiques qu’elles laissent à leur sort et qui sont souvent la proie de parasites et de prédateurs. Seule une espèce en France adopte un comportement maternel, la punaise grisâtre, Elasmucha grisea : la femelle garde sa ponte jusqu’à l’éclosion des jeunes punaises et la protège activement des prédateurs. Jean-Henri Fabre a étudié cette espèce, mais n’a jamais observé ce comportement, se moquant des observateurs précédents qui avaient décrit ce phénomène. En fait, une erreur de détermination ne lui avait pas permis d’observer la bonne espèce et de voir ce comportement assez peu répandu chez les hémiptères.

des méthodes d’imagerie automatique, qui permettent d’analyser les trajectoires des insectes, et l’étude fine de l’écophysiologie des organes des sens Dans ce domaine en effet, l’électrophysiologie – l’enregistrement de l’activité électrique du système nerveux des insectes – a révélé le fonctionnement précis de ces organes, et l’étude de l’activité des gènes offre une étonnante compréhension physiologique et évolutive de leurs fonctions, à la protéine exprimée près. L’éthologie, quant à elle, est devenue l’écoéthologie en prenant en compte beaucoup mieux les variables environnementales par un suivi précis, mais aussi par le renouvellement des questions scientifiques : l’étude des modèles classiques (drosophile, ravageurs des cultures devenues industrielles) s’est développée, mais les modèles se sont aussi diversifiés avec des questions liées aux perturbations anthropiques et à la conservation des peuplements et des espèces Pour autant, les questions fondamentales n’ont pas été oubliées et la démarche comparée , digne héritière des observations de Fabre, s’est aussi déployée.

Ces dernières années , on est même allé encore plus loin en attribuant, y compris au sein de colonies d’insectes sociaux, des comportements individuels . Certains grillons champêtres , par exemple , se sont révélés moins explorateurs que d’autres ou avaient une tendance plus faible à quitter leur refuge Plus généralement, en explorant les sens des insectes, on commence à mieux comprendre leur propre Umwelt – leur univers sensoriel, qui inclut éventuellement la perception de leur propre existence –, ou encore leur phénotype étendu , c’est- à - dire l’ensemble de leurs caractères observables, qu’ils dépendent de leur patrimoine génétique ou de leur environnement, et on se rapproche petit à petit d’une réalité qui nous avait échappé par excès d’anthropocentrisme. Et si les insectes et tous les petits organismes qui nous entourent avaient stricto sensu une conscience ? Avec ses observations a ff ûtées et sa poésie littéraire pour les décrire, Fabre n’était pas loin de nous y conduire, voire de le déceler Pour l’historienne des sciences Valérie Chansigaud, qui dans son ouvrage Les Français et la nature , pourquoi si peu d’amour ? , paru en 2017 constate que « les Français s’intéressent moins à la nature que leurs voisins germanophones ou anglophones », Fabre est l’exception. Il peut même « être légitimement considéré comme le plus brillant biographe de la nature qu’a compté la France depuis l’époque des Lumières » Il fait aimer la nature pour plusieurs raisons, la qualité et la minutie de ses observations, qu’il saisit quand l’occasion se présente , « esclave de la saison , du jour et de l’heure, de l’instant même », et le bonheur quand celles-ci se produisent, qu’il fait partager de manière communicative Encore aujourd’hui , nombre d’entomologistes ou d’arachnologues doivent leur vocation à cet enthousiasme et ont encore plaisir à parcourir les lignes des Souvenirs entomologiques J’en fais partie n

Bibliographie

H. Gourdin, Jean-Henri Fabre, l’inimitable observateur, Le Pommier, 2023.

A.-M. Slézec, Jean-Henri Fabre en son harmas de 1879 à 1915, Édisud, 2011.

P. Tort, Fabre, le miroir aux insectes, Vuibert/Adapt, 2002.

P.-P. Grassé, L’œuvre de J.-H. Fabre et l’éthologie contemporaine, La Gazette apicole, novembre 1973.

J. Rostand, Cet homme fut mon idole !, La Gazette apicole, novembre 1973.

G.-V. Legros, La Vie de Jean-Henri Fabre, naturaliste, Delagrave, 1912.

Une sélection d’articles rédigés par des chercheurs et des experts

Une lecture adaptée aux écrans

3€ 99

À découvrir dans la collection

Scanner ce QR Code avec votre téléphone pour commander votre numéro, ou rendez-vous sur boutique.groupepourlascience.fr

HERVÉ THIS physicochimiste, directeur du Centre international de gastronomie moléculaire AgroParisTech-Inrae, à Palaiseau

This article is from: