Comprendre le changement des sociétés au moment où commence la maîtrise de la nature
Danielle Stordeur, CNRS, Archéorient. Dijon. 10 novembre 2016
La Néolithisation Un évènement majeur de l'histoire de l'humanité
Il y a environ 13 000 ans, Au Proche-Orient. Commence une révolution fondamentale. Elle est lente – 4000 ans – et pacifique. Transition entre un mode de vie immémorial basé sur la chasse, la pêche et la cueillette,et une économie de production de subsistance.
Une « révolution » qui se fait en plusieurs étapes Lesquelles ? Que l’on suit dans une région bien particulière : Le Levant Pourquoi ?
Dates avant le présent
La Révolution néolithique au Proche-Orient
7000
HOLOCENE
8000
9000
Néolithique avec poterie
PPNB récent Gros villages agricoles
10000
PPNB moyen
Élevage
Premier élevage PPNB ancien Premières cultures 11500
Dryas III
Agriculture
12 000
13 000
14 000
PPNA
Agriculture prédomestique
Khiamien Premiers villages sédentaires Natoufien
Chasse et cueillette
Pourquoi ?
Le passage, du mode de vie de chasseur-cueilleur à celui d’agriculteur a eu lieu dans plusieurs régions du monde, à des moments différents
Au Levant
Il survient plus tôt qu’ailleurs. Il y a 11 500 ans. Et il nous concerne. Car l’Europe, qui ne l’accomplit pas directement, en bénéficie, indirectement. Pourquoi ?
Les céréales qui sont à la base de notre nourriture : blé, orge, seigle, poussent naturellement au Levant Seigle Engrain, Blé amidonnier Orge Orge Jerf el Ahmar
Seigle Blé amidonnier
Ces plantes n’existent pas à l’état sauvage en Europe
(Willcox 2005)
Aurochs, sangliers, moutons et chèvres sauvages vivaient à l’état sauvage au Levant
Pas de chèvres ni de moutons sauvages en Europe. Les aurochs et les sangliers qui y vivaient ne sont pas les ancêtres de nos bœufs et de nos cochons (ADN)
Les archéobotanistes montrent que l’agriculture commence il y a au moins 11 500 ans, dans les vallées de l’Euphrate et du Jourdain.
Caractéristiques botaniques des céréales sauvages, L’épi se brise à maturité Les grains sont vêtus Céréales sauvages et premières céréales cultivées
Pendant presque mille ans les céréales cultivées ne diffèrent pas des céréales sauvages (entre 11 500 et 10 500 avant le présent). On parle d’agriculture prédomestique. Quand ces caractéristiques disparaissent, les céréales sont dites domestiques.
Problème
Comment démontrer que les plantes sont cultivées avant la domestication ? Comment distinguer la cueillette de l’agriculture prédomestique ? Dès le terrain, en recueillant par flottation les grains carbonisés
Tri, identification, comptage, mesures … donnent des indices d’ordre botanique L’archéobotaniste
Indices botaniques Présence des plantes loin de leurs habitats naturels Fréquence accrue des céréales. Augmentation et uniformité des tailles de grains Apparition des adventices (mauvaises herbes).
Indices archéologiques Exploitation des céréales à grande échelle : Alimentation, artisanat, construction. Utilisation des résidus dans la terre à bâtir. Stockage collectif Présence de la « souris domestique » (Mus musculus) Lames à moissonner : faucilles Meules et mortiers nombreux
Multiplier les indices, les combiner.
Dates Cal BP 7000
Avant que le chasseur-cueilleur devienne agriculteur L’étape indispensable de la sédentarisation
HOLOCENE
8000
9000
PPNB récent Gros villages agricoles
10000
PPNB moyen
Agriculture
Élevage
Premier élevage PPNB ancien Premières cultures
Dryas III
11500 12 000
13 000
14 000
PPNA Khiamien Premiers villages sédentaires Natoufien
Agriculture prédomestique
Chasse et cueillette
Premiers villages sédentaires. Il y a plus de 13 000 ans. Pourtant chasseurs-cueilleurs Sites privilégiés, à la jonction entre différents milieux. Nourriture accessible toute l’année Pêche, Chasse, Cueillette Rives du lac de Houleh. Mallaha, (Israël) fouille F. Valla
Lac/fleuve L’eau :Poissons, coquillages. Oiseaux migrateurs, mammifères. La ripisylve : bois et plantes. bœufs, sangliers, daims. Steppe Gazelles, ânes, renards. Collines Céréales sauvages. Chèvres. Rive de l’Euphrate. Mureybet (Syrie) fouille J. Cauvin
Dans ces premiers villages sédentaires de chasseurs cueilleurs, on bâtit en dur. Rares sédentaires (ou temporairement) beaucoup de groupes mobiles encore. Début de la stabilité. Habitude du stockage. Accroissement des groupes. Améliorations et problèmes.
Mallaha, abri 131, F. Valla
Maisons semi-enterrées. Petits hameaux. Pas de structure organisée. L’implantation des maisons s’adapte à la pente.
Dates Cal BP 7000
L’étape des premières cultures
HOLOCENE
8000
9000
PPNB récent Gros villages agricoles
10000
PPNB moyen
Agriculture
Élevage
Premier élevage PPNB ancien Premières cultures
Dryas III
11500 12 000
13 000
14 000
PPNA
Agriculture prédomestique
Khiamien Premiers villages sédentaires Natoufien
Chasse et cueillette
Dans quel type de société s’opère cette nouvelle façon d’appréhender l’environnement? Quand, il y a 11 500 ans, l’on commence à cultiver les plantes. La société, elle-même se transforme-t-elle ? Dans l’organisation de la vie quotidienne ? Dans le domaine de la pensée ? Le préhistorien, démuni par l’absence de textes, recherche des signes concrets de changement.
Ceux qui traduisent la pensée et les croyances sont fascinants. Mais difficiles à interpréter.
L’architecture est le reflet le plus fidèle de ces transformations. C’est elle que nous allons questionner ensemble. En prenant pour exemple le village de Jerf el Ahmar, en Syrie.
Autrefois sur la rive gauche de l’Euphrate Aujourd’hui au fond d’un lac de barrage : le lac de Tichrine
Jerf el Ahmar
Jerf el Ahmar
Jerf el Ahmar est un village occupé pendant 800 ans. Entre 11500 et 10700 Reconstruit onze fois. D’un épisode à l’autre, le village s’agrandit
Des travaux collectifs rassemblent le groupe. D’énormes bâtiments collectifs Sont construits en commun.
Le traitement, le stockage, et la consommation de la nourriture s’effectuent de plus en plus collectivement.
Préparer le terrain et construire ensemble Quand le groupe s’installe le terrain est en pente. Chacun aplanit le sol de sa maison. Plus tard, avant de construire les maisons, le groupe sculpte la pente en terrasses. Préparation collective, programmée, organisée. Plusieurs maisons sont construites en même temps.
300
5m
350
Les murets des terrasses les relient.
220
250
300 350
C’est alors que le village conçoit et construit des bâtiments communautaires
Les maisons sont construites de plain pied
Ces bâtiments, très grands, sont complètement enterrés. Un travail de grande ampleur. Manifestation d’une vie collective puissamment organisée.
L’utilisation des céréales s’intensifie. Les premiers bâtiments communautaires servent surtout au stockage du grain. Trois cellules silo. Les marches d’escalier facilitent l’accès aux réserves stockées dans deux cellules. Le silo principal est très protégé.
Et la préparation de la nourriture ? Collective ? Individuelle ? Au . début, certaines maisons sont équipées de foyers. D’autres maisons entourent un espace pavé, équipé d’un foyer. Foyer commun, préparation commune de la nourriture. Plus tard, les foyers individuels disparaissent. D’énormes « fosse-foyers » sont creusées entre les maisons. On pouvait y cuire un animal entier.
De rares cas de foyers attachés à une maison persistent Pas n’importe quelles maisons D’où la question. Pour qui prépare-t-on la nourriture ici ? Cette maison est la plus proche du bâtiment communautaire, la mieux construite, la plus grande du village.
Deux pièces. L’une : presque vide (gazelles) L’autre : une « cuisine ».
Dans la « cuisine » l’équipement est multiple : trois meules, trois bassins, deux grands plateaux de pierre polie. Dans la cour, un gros four, le seul du site.
Reconstitution sur photo par Y. Ubelman
Tout porte à penser que la nourriture préparée dans ce lieu était destinée à une consommation collective. Questions importantes. Statut de cette maison Statut de ceux qui l’habitent
Des petites maisons rondes identiques, à la diversité. Inégalités architecturales ? Inégalités sociales ? Après trois épisodes villageois. Quand apparaissent les bâtiments communautaires. Deux groupes de maisons se différencient.
En haut de pente. Des maisons rondes, parfois agglutinées, héritées du passé. En bas, des maisons tripartites, modèle nouveau. Mieux construites. Plus symétriques.
Une société nouvelle. Différenciation sociale et autorité Alors que le village va bientôt être abandonné. De nouveaux signes d’un pouvoir plus fort, plus centralisé. Les bâtiments communautaires se spécialisent. Lieux de réunion. Seul aménagement : une banquette contre le mur. Lieux de célébration ? Le décor est solennel.
Qui se réunit ? Ce bâtiment ne pouvait pas être entièrement couvert. Il n’y a pas de poteau central.
Un auvent protège la banquette, et protège l’espace central des regards de l’extérieur.
Y Ubelman
Malgré l’ouverture du toit, ce qui se passait à l’intérieur était presque invisible.
).
Ces réunions étaient réservées à certains membres du groupe. L’autorité, en somme ?
La fonction cérémonielle de ces bâtiments s’affirme Elle devient spectaculaire à Göbekli, en Turquie, à moins de 150 km de Jerf el Ahmar.
Fonction Cérémonielle ? Mais que célèbre-t-on ?
Comment avoir accès au monde imaginaire, voire sacré, de ces populations ? Les représentations, l’ « art », sont des expressions de la tradition, de l’imaginaire, et des croyances. Leur interprétation est inaccessible. Mais rien n’interdit de réfléchir, comparer, proposer. Le sens de ces représentations nous échappe. La structure est révélatrice.
Göbekli. Un pilier sculpté (K. Schmidt)
5000 ans avant les premières écritures Les groupes de cette époque résument et transmettent des messages, des mythes. En gravant, sur de petits supports, des signes et des figures
Jerf el Ahmar Dja’de (E. Coqueugniot)
Tell ‘Abr (T. Yartah)
Un signe, évoquant le serpent, revient très souvent
Un pilier sculpté de Göbekli transmet un message, un mythe ou un rite, aussi bien qu’une plaquette gravée.
L’expression est monumentale, fixe, impressionnante à Göbekli. Plus modeste, mobile, transportable, à Jerf el Ahmar.
Les mêmes symboles sont utilisés du Nord de la Syrie à L’ Anatolie orientale
Le sens de ces pictogrammes est compris dans toute cette zone Au moins entre 11 500 et 10 000 BP
Les premiers gestes agricoles s’accompagnent de changements sociologiques profonds Les architectures, la structure de l’espace villageois se transforment. Reflets de l’organisation sociale, ils révèlent L’existence de différences, voire d’inégalités En même temps qu’une grande cohésion du groupe
Une autorité se dégage, de plus en plus nettement.
Que se passe-t-il après ? Lorsque les agriculteurs débutants sont devenus des paysans
Dates avant le présent 7000
HOLOCENE
8000
9000
Premières villes
Néolithique avec poterie
PPNB récent Gros villages agricoles
10000
Le Néolithique : une économie agropastorale
PPNB moyen
Agriculture
Élevage
Premier PPNB élevage ancien Premières cultures
Dryas III
11500 12 000
13 000
14 000
PPNA
Agriculture prédomestique
Khiamien Premiers villages sédentaires Natoufien
Chasse et cueillette
Les villages d’agriculteurs éleveurs. Entre 10 000 et 7000 Les villages deviennent très gros. Plus de 10 ha parfois. Chasse, pêche, cueillette diminuent L’agriculture et l’élevage des animaux constituent maintenant un système socioéconomique à part entière. A la culture des céréales et légumineuses s’ajoute le lin (nourriture, tissage). Moutons, chèvres, porcs sont élevés.
Tell Aswad (Damascène) vue satellite
Le travail des animaux commence avec le bœuf (portage forcé).
Un modèle unique de maisons. Standard, imposé.
Maison de Halula (Syrie du N, Euphrate, M. Molist)
Les pratiques funéraires révèlent la structure de la société.
Sépulture collective Tell Aswad (Damascène)
A Tell Aswad, près de Damas, des aires funéraires regroupent les morts. Les sépultures collectives rassemblent les proches. Femmes, hommes, enfants sont honorés de la même façon (R. Khawam) Un traitement prestigieux est réservé à certains : le surmodelage du crâne
Les crânes surmodelés Traitement réservé è de rares personnes Six mois au moins après l’ensevelissement Crâne prélevé, nettoyé Orifices bouchés, un visage est modelé avec de la terre, ou de la chaux. Peint. Crâne surmodelé Iatmul, Moyen Sépik, Nouvelle Guinée (Musée Bâle).
Crânes surmodelés néolithiques (PPNB) Tell Aswad. Syrie
Beaucoup de variantes dans le rite. Choix des constantes Premier temps du rituel : le crâne est visible, parfois « promené »
Comme à Aswad Deuxième temps, il est enterré; seul ou avec d’autres crânes. D’autres morts sont souvent déposés par la suite Rambarap. Vanuatu. Effigie du mort avec son crâne surmodelé fiché au sommet.
J’aurais aimé finir de vous raconter l’histoire de la révolution néolithique avec ce visage.
Recréé sur le crâne d’un personnage prestigieux, il nous est proche.
Les ouvriers, paysans de Tell Aswad, L’ont senti profondément. Avec fierté. « Ils sont beaux ! Ils nous ressemblent ! »
J’aurais aimé m’arrêter sur ce visage, Mais il faut dégager l’essentiel de ce qui caractérise la « Révolution néolithique ». Quand ? Où ? Le Levant, à partir de 13 000, et jusqu’à 8000 BP. Comment ? Dans quelles conditions ? Première étape : sédentarisation. Groupes stabilisés, environnements riches. Deuxième étape : chasseurs/agriculteurs ; villages agrandis ; organisation visible. Troisième étape : économie agropastorale. Pourquoi ? Question essentielle. Réponse inaccessible. Raisons et théories : nécessité, stress, maturation des esprits, social, religieux. Tout peut avoir joué. Pour nous conduire où nous sommes, maîtrisant de plus en plus fortement, et totalement, la nature. De plus en plus follement, comme on le voit avec nos dérives d’aujourd’hui.
Merci à tous : ouvriers, fouilleurs, étudiants, photographes, chercheurs, sans qui je ne pourrais rien vous dire
Merci à la Syrie et aux Syriens. En qui je crois, en qui j’espère