Rouge sang

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ROUGE SANG --------------------------------------Je suis parti un bon matin de chez moi en laissant derrière moi femme, boulot et famille. Je ne sais pas vraiment pourquoi je l’ai fait, mais je sais que pour moi, c’était une question de vie ou de mort. Je ne sais pas non plus comment tout a commencé. Mais je sais que depuis quelque temps, je buvais trop, je fumais trop et je me repliais trop sur moi. Je m’accrochais quotidiennement avec mes chefs au boulot. Pour des conneries. J’allais au travail mais la motivation n’y était pas. Et puis mon corps a changé. J’ai commencé à grossir. La nuit, j’avais soudain de la peine à respirer. J’avais des aigreurs d’estomac et je faisais de drôles de rêves. C’était plutôt désagréable. Et puis le livre que j’avais publié ne marchait pas. J’avais consacré deux ans de ma vie à l’écrire et personne ne s’y intéressait. Et puis la rencontre sur facebook avec mon ex s’était mal passée. Très mal passée. Et puis dans ma vie conjugale s’installait une routine mortifère. Et puis je crois, ce qui me lassait le plus, c’était de faire le pitre alors que j’avais envie de me mettre en colère de pleurer ou d’envoyer paître mes amis. Et un bon matin, je suis parti. Avec un peu d’argent, quelques habits et un bouddha. Je savais quelque part que ça allait être difficile. Ce que je ne savais pas, c’est que ce départ allait me changer en profondeur. Au début de mon voyage, j’ai beaucoup culpabilisé. Ensuite, je me suis beaucoup dévalorisé. Je me disais que j’étais fou de quitter une femme aimante, un job qui payait bien et un mère encore vivante. Que bien sûr ce voyage allait être un fiasco, comme tout ce que j’avais entrepris jusqu’à maintenant. J’ai pris le train. C’est vrai que j’aurais pu marcher. Quand j’étais jeune, je marchais souvent seul sans but précis. Mais j’ai pris le train. Arrivé en Espagne, il me fallut quelques jours pour trouver l’adresse de mon ex. Après une nuit passée dans un hôtel du bord de mer, je me suis rendu à l’adresse que l’on m’avait donnée. Elle était toute en beauté en ce matin d’été chaud et étouffant. Elle suspendait son linge et semblait sourire à la vie. J’avais mal à la tête, ce matin-là, comme je n’en avais jamais eu. Je ne sais pas pourquoi. Quand j’ai vu mon ex sur son balcon, j’ai naturellement sorti mon revolver de ma poche et j’ai tiré. Un seul coup, en plein cœur. Il me fallait bien ça pour m’alléger la tête. Et j’ai continué mon voyage. Seul. Un poids de moins sur mon cœur.

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J’ai donc continué mon voyage seul et à pied. Je me sentais léger mais pas forcément libéré de mes vieux démons. Jusqu’à maintenant, je n’avais jamais tué quelqu’un. Au contraire, en tant qu’infirmier, j’avais plutôt aidé les autres. Je les avais accompagné jusqu’à la mort, j’avais pansé leurs blessures, je les avais écouté raconter leurs souffrances et j’avais essayé de soulager leurs douleurs. Mais ça c’était avant…. Je traversais des régions inconnues, des paysages de montagne, de mer et de plaine. Les routes que j’empruntais étaient tantôt goudronnées, tantôt caillouteuses. Je rencontrais peu de personnes car je marchais plutôt la nuit. Les journées étant torrides cet été-là. La journée, j’essayais malgré tout de dormir quelques heures au bord d’une rivière ou à l’ombre d’un grand arbre. En contact de la nature, je reprenais des forces et j’en avais bien besoin car, avant mon voyage, j’étais épuisé. Trente ans de métro, boulot, dodo, ça vous laisse des traces et des cicatrices, ça vous rend plus fragile, plus sensible mais pas forcément plus fort. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été un garçon sensible. Mais un garçon sensible à l’époque et dans ma famille, cela n’était pas bien accepté. L’homme devait être dur, ne pas pleurer et surtout ne pas montrer ses émotions. Alors je ne vous parle pas, quand j’ai annoncé à mes parents, que je désirais être infirmier… Etre infirmier, c’est toute ma vie. Je suis rentré dans la profession comme d’autres entrent dans les ordres. Je sens que vous souriez, mais pour moi, pendant ces trente ans je l’ai vécu ainsi. Travail et à côté, rien, nada, pas de vie sentimentale et encore moins de vie sociale. Au gré de mes déplacements, j’occupais des chambres de bonnes, des chambres de garde, meublées et WC à l’étage. J’ai survécu à cette époque, seul et renfermé, en ne pensant pas, en ne sentant pas et en ne vivant pas. Seul le travail comptait car il me permettait de gagner ma vie à la sueur de mon front. Bien sûr que je m’étais marié en 2004, mais cela ne changeait rien à l’affaire sauf que dès cette date, j’ai abandonné les chambres de bonnes pour un vrai appartement et j’ai vécu avec des chats. Et ceux-ci m’ont certainement sauvé la vie. J’adorais les observer, les caresser, les nourrir. J’adorais les voir se disputer, miauler et dormir. Et donc, je ne sais toujours pas pourquoi, je les ai étranglés avant de partir. C’était en fin de journée. J’allais reprendre ma marche et je venais de terminer mon repas composé de pain, fromage et olives quand j’ai aperçu la fille. Elle portait un short rouge, un tee-shirt rouge et des souliers de marche. J’accélérai le pas et je m’en approchai discrètement. Elle sursauta, se retourna et me sourit. 2


Elle devait avoir dans la trentaine. Moi la cinquantaine bien passée. Mais ici, au milieu de nulle part, la différence d’âge importait peu. Très naturellement, elle m’apprit qu’elle venait du nord de l’Italie et se rendait à St. Jean de Compostelle. Elle dormait et mangeait dans de petites auberges et sinon, elle marchait toute la journée. Elle n’avait pas peur d’être seule mais je compris assez vite qu’elle avait un grand besoin de parler. Et moi d’écouter. Elle me parla de Pirandello, de Pasolini, de la Toscane où elle avait passé ses dernières vacances avec ses amis, du Chianti et du timballo. Moi, j’écoutais. C’était plaisant. Nous étions assis à même le sol. Moi, j’essuyais sans cesse la sueur sur mon front et elle, tout en parlant buvait de l’eau. Et puis, elle se tu et attendit que je me confie. Je n’avais pas grandchose à lui raconter, alors je sortis au milieu de mes slips sales et mes chaussettes puantes un des livres que j’avais pris avec moi. C’était « la conjuration des imbéciles » de Toole. Elle ne connaissait pas et je lui racontai un peu l’histoire en lui disant que ce livre que j’avais lu il y a trente ans, m’avait toujours accompagné dans ma vie. Elle sourit et en se levant m’invita à boire un verre sur une terrasse ensoleillée. Je me dis « pourquoi pas ? » et je la suivis. Elle avait laissé libre ses cheveux châtains et ouvert son chemisier. Cette femme était mignonne, cultivée et pleine d’humour. J’ai commandé un verre de vin blanc du pays et un plateau de crudités pour l’accompagner. Il faisait bon sur cette terrasse, la fraîcheur du soir se levait lentement, mais le soleil brillait encore de tous ces feux. Avec l’alcool, je suis devenu plus tendre et elle, cela ne la dérangeait pas, je crois. Je racontais des histoires drôles et elle souriait de bon cœur. Je l’embrassais dans le cou et elle se laissait faire. J’aurais bien voulu aller plus loin mais elle était réticente. Cela me mit en colère mais je ne le montrai pas. Mais mes gestes étaient plus brusques, mes paroles plus agressives. J’aurais bien sûr pu la tuer sur le champ, mais la terrasse était pleine de touristes. Alors je la laissai s’en aller et elle partit sans m’avoir traité de sale con. Le matin, le patron de l’auberge m’apprit qu’elle était partie de bonne heure. Tant pis ! Je pris mon sac et continuai ma route. J’étais calme ce matin-là. La route était plate et une petite brise s’était levée. Ce qui me tracassait, c’est le manque d’argent. J’étais parti avec peu d’argent et bientôt, j’allais en manquer. J’aurais pu trouver un petit boulot mais je n’en avais pas envie. J’aurais pu braquer une banque mais je n’en avais pas le courage. J’aurais pu le voler et c’est ce que je fis. J’avais quand même un flingue et huit cartouches dans le magasin. La chaleur était suffocante. Pas d’ombre. Je transpirais comme un bœuf et j’avais très soif. De surcroît un mal de tête me faisait souffrir le martyre. Donc quand j’ai aperçu ce petit bungalow au loin, je me suis dis que j’allais demander un verre d’eau. En m’approchant de la maison, je sentis une bonne odeur de rôti. Un vieil homme était en train de boire son pastis. Il portait un short et une camisole trop petite pour son ventre proéminent. Tout de suite, il m’a dégoûté. Quand j’ai vu sa femme, une fausse blonde, trop maquillée, je me suis dis que c’était le Bon Dieu qui avait mis sur mon chemin ces deux êtres si répugnants.


3 Je m’approchai de l’homme et lui dis que j’étais perdu et que j’avais très soif. Très aimable, il m’invita à sa table et me servit un pastis avec un peu d’eau. C’est celui que je préfère. Il parlait bien français avec un fort accent germanique. Je lui dis que je marchais depuis plus d’une semaine, ce qui expliquait ma tenue un peu débraillée. Il ne fit aucun commentaire et me servit un autre pastis. L’ambiance était décontractée et soudain sa femme m’invita à dîner avec eux. Je ne dis pas non car cela allait être le seul vrai repas que je mangeais depuis mon départ. Le dîner fut excellent. Rôti, pommes de terre rôties et salade mêlée. Comme vin, un Rioja et comme dessert une crème catalane. Tout ce j’aime. Ensuite tout dérapa. Le vieil homme un peu éméché se rendit aux WC et c’est là que je lui éclatai le crâne avec une pioche qui traînait par là. Dégueulasse tout ce sang. Vraiment. Pour la femme, cela fut plus simple. Elle faisait la vaisselle et je pus l’étrangler sans grand effort. Elle s’effondra sur le sol de la cuisine et étonnement, j’avais le sentiment qu’elle me disait merci. Ensuite, j’ai ouvert le gaz à fond, j’ai craqué une allumette et je suis parti en courant. Il y eu une explosion au loin mais moi, j’étais déjà parti depuis bien longtemps. Et je me dis que la police et les pompiers allaient mettre du temps à intervenir car l’endroit se trouvait dans une région escarpée et difficile d’accès. Bien sûr, avant de m’enfuir, j’avais trouvé dans un tiroir sous les mouchoirs dix mille euros en petites coupures. Je pouvais voir l’avenir avec sérénité. J’avais fait une petite pause de quelques jours dans un hôtel de la région. J’avais pu me laver, me raser et faire ma lessive. J’avais également acheté de nouveaux souliers de marche. J’avais quand même tué trois personnes et personne ne me recherchait. Tout allait bien. Je pouvais continuer ma route. Je traversais maintenant des paysages alpins. J’étais entouré de sapins et de petits chalets. J’avais traversé non sans mal une rivière en crue et je me sentais bien. L’air était frais mais pas glacial. Je respirais enfin ! J’avais comme but de passer l’hiver dans une cabane d’altitude à deux mille trois cent mètres et puis au printemps de rentrer chez moi où ma femme m’attendait sûrement avec un émincé au curry vert. Ensuite, j’irai rendre visite à mère qui devait s’inquiéter. Mais je n’étais pas pressé. J’avais de l’argent et mon revolver dans ma poche droite. Alors que je traversais une forêt et que je me demandais où j’allais dormir, j’aperçu au loin un feu. Je m’approchai et je fus surpris par l’étonnant spectacle que j’avais devant les yeux. 4


Il y avait une dizaine de jeunes femmes nues comme un ver qui dansaient et chantaient autour d’un grand feu. Le feu, j’adore , les jeunes femmes nues, aussi. Je m’approchai du feu. J’étais le seul homme mais je m’en fichais. Je me suis déshabillé et j’ai commencé à danser. Les femmes avaient un corps parfait. Elles ondulaient, riaient et chantaient à tue-tête des chansons d’amour. Des joints passaient de main en main, la vodka coulait à flot et la chaleur du feu nous enveloppait dans une sensualité des corps, que je n’avais plus connu depuis longtemps. Des mains me touchaient, me massaient, effleuraient mon sexe. Et toujours en en dansant et en riant. Pris dans ce tourbillon de sens, je dégustais les joints que l’on me tendait et la vodka qui coulait à flots. Moi qui suis timide, je me suis lancé dans la ronde. Je caressais ces corps sublimes, je les embrassais, les mordais. Enfin, je pouvais faire l’amour sans entrave, sans paroles, seul mon corps s’exprimait et je ne m’en privai pas. Toute haine, désir de vengeance, de colère av aient disparu. L’amour prenait toute la place. Je me sentais libre et enfin délivré de mes vieux démons. Le matin, à l’aube quand je me suis réveillé, il faisait froid. Le feu était éteint. Les douces créatures avaient disparu comme dans un rêve. Le sol était jonché de bouteilles vides et de mégots. J’avais un affreux mal de tête. Tout cela avait-il existé ? Je me débarbouillai dans une fontaine, m’habillai de vêtements chauds et continuai ma route vers les sommets enneigés. Il neigeait de plus en plus. Parfois je glissais et tombais, mais je me relevais car la nuit n’allait pas tarder à tomber. Depuis quelques jours, je me sentais suivi. Je sentais une présence derrière moi. Je ne peux pas vous dire qui elle était, car, quand je me retournais, elle avait disparu. Le manteau neigeux devenait de plus en plus dense et j’avais de plus en plus de la peine à progresser. Mais l’envie de passer la nuit dans ce refuge, de me réchauffer auprès du poêle me donnait l’énergie d’avancer. Un pas après l’autre. Et soudain, une déflagration. J’ai voulu me retourner, mais j’étais comme paralysé. La seule chose que j’ai vue, avant de mourir, c’était une goutte de sang qui tombait dans la neige blanche et immaculée.

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