Black Indians de La Nouvelle-Orléans

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9

Préface Emmanuel Kasarhérou 11

Black Indians. Les enfants du Gulf Stream

Steve Bourget

De la violence 20

Du monde nouveau au Nouveau Monde Les premiers humains d’Amérique du Nord Steve Bourget 26

Les collections “royales” d’Amérique du Nord Paz Núñez-Regueiro 35

La société et l’économie esclavagiste en Louisiane, xviiie xixe siècles Cécile Vidal 44

Les perles de verre dans la misère de la traite négrière

Steve Bourget 48

Le banza haïtien de Victor Schœlcher : un instrument à la croisée des continents Alexandre Girard-Muscagorry 62

Vincent Valdez Propos de l’artiste 69

Le Mardi gras de l’anthropocène Rebecca Snedeker 78

Michael Ray Charles Hedwig Van Impe 84

Supposons qu’ils ne veuillent pas de nous ici ? LaKisha Michelle Simmons 94 Philip Guston (1913-1980) Musa Mayer

De la résilience

100

Social Aid and Pleasure Clubs de La Nouvelle-Orléans africaine-américaine : un mouvement de culture et de résistance Karen Celestan

119

La recherche sur les Black Indians de La Nouvelle-Orléans État de l’art et perspectives Aurélie Godet

136

Victor Harris ou l’art d’être un Big Chief Propos recueillis par Steve Bourget (mars 2022)

Victor Harris

154

Les Black Masking Indians Kim Vaz-Deville

174 Igba ayé : dans la “calebasse du cosmos”, brève illustration de la vision du monde yoruba Hélène Joubert 184

Les squelettes sont en marche : le gang du Northside Skull and Bone Bruce Sunpie Barnes

190

Les Baby Dolls de La Nouvelle-Orléans : une tradition de Mardi gras devenue iconique Kim Vaz-Deville 202 Charles Fréger Raphaëlle Stopin

Annexes 218 Bibliographie des ouvrages cités

Les auteurs

L’exposition

Remerciements des commissaires

221
222
223

Du monde nouveau au Nouveau Monde

Les premiers humains d’Amérique du Nord

Des chasseurs de mammouth laineux aux bâtisseurs de pyramides, l’histoire de la présence humaine en Amérique s’inscrit dans la durée, dans la migration, dans l’adaptation à des milieux riches en protéines animales et en ressources végétales de toutes sortes, et dans le développement de complexes réseaux de relations sociales. Avant la venue des Européens et des Africains sur ce “nouveau” continent, il n’y a pas d’Amérindiens en Amérique : il n’y a que des humains à la découverte d’immenses territoires vierges. La construction des identités reposant sur la race ou sur la couleur de la peau viendra plus tard, bien plus tard. Les données archéologiques actuelles et les profils génétiques de ces populations originelles indiquent qu’elles auraient atteint le dernier continent exempt d’Homo sapiens par le Nord-Ouest de l’Amérique du Nord à au moins trois reprises lors de la dernière période glaciaire, il y aurait environ vingt et un mille ans. Durant cette période, le stockage des eaux gelées sur les calottes continentales entraîne un abaissement des eaux marines de près de 120 mètres menant à l’exondation de la Béringie, un vaste territoire, large de 1 000 kilomètres et qui s’étendait, lors de son expansion maximale, de l’Est de la Sibérie jusqu’au Yukon sur une distance d’environ 1 600 kilomètres. Les premières populations humaines à rejoindre le continent américain ne l’auraient fait que lors de la déglaciation et de la graduelle remontée des eaux océanes, après avoir vécu près de cinq mille ans avec la mégafaune de la fin du pléistocène sur les steppes herbeuses de ce continent graduellement englouti. Ce furent peut-être les premiers réfugiés d’un réchauffement climatique.

Le portrait qui est souvent esquissé de l’histoire des premiers humains d’Amérique du Nord est celui de petits groupes de chasseurs-cueilleurs essaimés sur de vastes territoires, à la poursuite de gibier. Cette vision

a largement été contredite par les découvertes archéo logiques des imposants tertres artificiels et ouvrages architecturaux disséminés dans tout le bassin hydrogra phique du Mississippi et de ses affluents. Nous savons maintenant que ces ouvrages ont été édifiés au cours de nombreux millénaires, autant par des populations de chasseurs-cueilleurs, durant la période archaïque (8000 à 2000 av. J.-C.), que par des populations agricoles et plus fortement sédentarisées lors de la période sylvicole (2000 av. J.-C. à 1500 apr. J.-C.). Ainsi Watson Brake, l’ouvrage le plus ancien daté jusqu’à maintenant, indique que sa construction aurait débuté il y a près de cinq mille quatre cents ans. Situé le long de la rivière Ouachita, à quelque 300 kilomètres au nord-ouest de La Nouvelle-Orléans, le site consiste en onze tertres artificiels reliés entre eux, constituant une forme ovale d’environ 280 mètres de dia mètre  (p. 22 haut) Ce complexe architectural, construit plusieurs centaines d’années avant la pyramide égyp tienne de Djoser (2750 av. J.-C.) ou même antérieure ment au monument mégalithique de Stonehenge (3100 av. J.-C.) par des populations de chasseurs-cueilleurs, est le vibrant témoin d’une tradition qui a débuté bien avant le site plus grand et mieux connu de Poverty Point (vers 1700 à 1100 av. J.-C.). Ce vaste complexe, situé dans la même région mais sur les berges du bayou Macon, est composé de six hémicycles lovés les uns dans les autres et accompagnés de nombreux monticules1 (p. 22 bas). Le plus large d’entre eux mesure 22 mètres de hauteur pour envi ron 200 mètres de côté. Un ouvrage colossal au vu de ces populations préagricoles qui ne maîtrisaient pas encore la technologie céramique. Avec l’introduction du maïs, de la courge et des haricots, cultigènes domestiqués en Mésoamérique et graduelle ment disséminés dans toutes les régions propices à leur croissance, la sédentarisation accrue des populations mènera à l’érection de complexes architecturaux encore plus importants. La période Mississippi, qui s’étend de 900 à 1700 de notre ère, voit le développement entre autres de Cahokia  (p. 23 haut) . Situé à la confluence des

Manteau Culture quapaw (attribué à), région des Plaines, Amérique du Nord xviiie siècle Peau de bison, pigments 159 × 182,5 cm Dépôt Bibliothèque municipale de Versailles Musée du quai Branly –Jacques Chirac, Paris 71.1934.33.4 D

20 Black Indians de La Nouvelle-Orléans

Marcel Antoine Verdier (1817-1856)

Châtiment des quatre piquets dans les colonies 1843

Huile sur toile 150,5 × 214,6 cm Menil Collection, Houston 1974 001 DJ

Avec ce tableau, visant à dénoncer les pratiques inhumaines en vigueur dans les colonies, Verdier illustre une punition brutale couramment infligée aux esclaves fugitifs. Sous les yeux du propriétaire et de sa famille, ce n’est pas directement le maître qui abat son fouet sur le supplicié : cette pénible tâche échoit à un gardien.

La société et l’économie esclavagiste en Louisiane, xviiie-xixe siècles

ardi gras commença probablement à être fêté en Louisiane française très vite après sa fondation, comme ce fut le cas dans toutes les colonies catholiques des Amériques à la période moderne. Il reste cependant peu de traces de ces rituels festifs dans les archives. Une exception notable est le récit de voyage de Marc-Antoine Caillot, un employé de la Compagnie des Indes qui gouvernait alors la colonie du Mississippi. Au milieu de son récit de la guerre des Natchez qui faillit mettre en péril la domination coloniale en 1729-1731, il s’interrompt pour laisser place à la description des festivités auxquelles il prit part pendant les trois jours gras de l’année 1730. Le Lundi gras, Caillot, déguisé en bergère, mena ses collègues et amis en procession à un bal masqué au bayou SaintJean, à l’extérieur de La Nouvelle-Orléans. Le but de la mascarade était d’échapper, pendant quelques heures, à la vive anxiété suscitée par le conflit. En chemin, la compagnie, précédée d’esclaves noirs portant des torches et accompagnée de musiciens, rencontra quatre ours qu’elle fit fuir à coups de fouet. Dans ce récit que l’on peut assimiler à un conte, les ours incarnent les Amérindiens menaçant la capitale louisianaise. Ils sont domptés par le fouet, l’instrument symbolisant l’ordre esclavagiste et colonial (page en regard) Quant aux esclaves africains, ce sont les seuls personnages qui ne sont pas masqués, comme s’ils ne pouvaient jamais échapper à leur statut. En les contraignant à continuer à remplir leurs fonctions serviles le temps de la mascarade, les colons cherchaient à leur inculquer l’idée qu’il était futile de tenter de se révolter. Alors que traditionnellement le carnaval visait à un renversement temporaire de l’ordre social, les festivités organisées en février-mars 1730, en pleine guerre des Natchez, servirent aux colons à réaffirmer

Ml’ordre colonial et esclavagiste Cet extraordinaire témoignage illustre la centralité de l’esclavage dans l’histoire louisianaise dès les premiers temps de la colonie, ainsi que le caractère distinctif pris par le système servile louisianais en raison des circonstances particulières dans lesquelles il se développa.

La fondation tardive de la Louisiane et la localisation de ses premiers postes sur les rives du golfe du Mexique expliquent que le pouvoir central, les autorités colo niales et les colons cherchèrent immédiatement à repro duire le modèle représenté par Saint-Domingue. Quand les Français s’établirent en Basse-Louisiane à partir de 1699 (p. 36 37) cela faisait, en effet, plusieurs décennies que la traite transatlantique avait pris son essor et que des sociétés de plantation esclavagistes faisant la fortune du commerce colonial européen avaient pris forme dans la Caraïbe. Dans ce contexte, non seulement les Antilles donnèrent à la Louisiane la motivation initiale pour déve lopper une société et une économie esclavagistes à leur image, mais elles lui fournirent également les moyens et les pratiques pour le faire, comme en témoigne la promul gation en 1724 d’un Code noir (p. 38) qui constituait une version modifiée de celui d’abord rédigé pour les Petites Antilles en 1685. Bien qu’une économie exportatrice florissante, reposant sur une main-d’œuvre servile, ne vît le jour qu’au xixe siècle, l’ensemble des institutions, pratiques et relations sociales à La Nouvelle-Orléans, comme dans sa région de plantation, furent donc très tôt modelées par le développement d’un système d’esclavage racial2 (p. 41).

Si La Nouvelle-Orléans peut, en conséquence, être consi dérée comme une ville portuaire caribéenne, l’ensemble de la colonie du Mississippi qui, sous le régime français s’étendait en théorie du golfe du Mexique aux Grands Lacs et des Appalaches aux Rocheuses, ne constituait pas une colonie caribéenne. Comme au Canada, les Français ne purent se maintenir sur place face aux Anglais et contrô ler un territoire aussi vaste que grâce au système d’al liances nouées avec la plupart des nations amérindiennes

34 Black Indians de La Nouvelle-Orléans

Le banza haïtien de Victor Schœlcher : un instrument à la croisée des continents

Janvier 1841. L’écrivain et journaliste Victor Schœlcher (1804-1893) débarque à Haïti, avant-dernière étape d’un long périple qui, à partir de mai 1840, l’amène à visiter les colonies françaises (Martinique, Guadeloupe), britanniques (Antigua, Dominique, Jamaïque, Saint-Thomas), danoises (Sainte-Croix), néerlandaises (Saint-Martin) et espagnoles (Cuba, Porto Rico) de la Caraïbe. À la suite de son premier séjour aux Amériques, en 1829-1830, au cours duquel il découvre l’horreur quotidienne de l’esclavage à La NouvelleOrléans et à Cuba , Victor Schœlcher consacre son temps et son argent à la collecte systématique de documents, de témoignages, mais aussi d’objets permettant de nourrir sa dénonciation des crimes du système esclavagiste et des préjugés à l’encontre des populations africaines. Après avoir publié deux textes dans lesquels il s’affirme en faveur d’une abolition progressive de l’esclavage 2 , ce second séjour dans la Caraïbe lui offre l’opportunité d’approfondir sa compréhension du sujet, par un regard comparatiste entre différentes situations coloniales. Mais la rencontre avec Haïti est sans doute l’expérience la plus forte de ce voyage. Premier abolitionniste européen à se rendre dans l’ancienne colonie de Saint-Domingue depuis son indépendance en 18043, Schœlcher aborde l’île avec une curiosité teintée d’appréhension qui se transforme en déception devant l’état des infrastructures et les dérives dictatoriales du gouvernement de Jean-Pierre Boyer. Comme lors de ses précédentes escales, il porte un vif inté rêt à la culture matérielle des sociétés qu’il découvre, en particulier aux instruments. Grand mélomane, membre actif des cercles artistiques parisiens, il a aussi conscience du rôle social et spirituel essentiel joué par la musique dans les plantations. “De tous les arts, écrit-il plus tard, la musique est celui qui procure le plus de soulagement aux cœurs oppressés, quand le soulagement leur est devenu impossible4.” À côté d’un précieux lamellophone gravé sur la table d’harmonie d’un motif de trois-mâts,

d’un claquoir en bois et d’un hochet en fer-blanc délica tement peint, Victor Schœlcher acquiert alors un luth à quatre cordes, formé d’une caisse de résonance en gourde, recouverte d’une table d’harmonie en peau (page en regard). Comme à son habitude, il porte à même l’ins trument, sur la membrane, une inscription mnémotech nique : “Banza imitation d’un instrument africain d’usage général parmi les Noirs d’Haïti” (p. 50, 51). Le luth rejoint alors les malles de l’abolitionniste et la France. Il accom pagnera, semble-t-il, Schœlcher à Londres lors de son exil entre 1851 et 1870 à la suite du coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, avant de rejoindre le jeune Musée instrumental du Conservatoire de musique de Paris en 1872, au moment où l’homme politique donne sa collec tion de quarante-neuf instruments non européens, qu’il décrit comme “intéressante, par sa rareté, la plupart des pièces n’ayant jamais été vues en Europe5”.

Bania, banza, banja

Bien que le banjo soit aujourd’hui un élément indissociable de l’imaginaire national américain, aucun exemplaire ancien, témoignant de son invention au cœur des plantations esclavagistes, ne semble avoir survécu aux États-Unis. Ce constat s’explique sans doute en partie par la fragilité des premiers luths en calebasse, a fortiori dans le contexte de grande précarité des esclaves, mais aussi par l’oubli des racines africaines-américaines du banjo. Dès la fin du xvii e siècle, de nombreuses sources litté raires et plusieurs documents iconographiques attestent l’usage ancien de luths pourvus d’une caisse en gourde recouverte d’une membrane parmi les populations noires des îles de la Caraïbe et du Sud des États-Unis, désignés suivant les sources comme banza bania banja ou encore banjah6. En 1694, le père Labat relève ainsi en Guadeloupe et en Martinique la présence d’une “espèce de guitare, qui est faite d’une moitié de calebasse cou verte d’un cuir raclé en forme de parchemin, avec un manche assez long”, notant également la présence de quatre cordes et d’un chevalet7 À la même époque, Hans

Luth banza Haïti Avant 1841 Bois, peau, gourde, textile, clous 88 × 17,5 × 19

Musée de la musique –Philharmonie de Paris E. 415

Don de Victor Schœlcher, 11 novembre 1872

48 Black Indians de La Nouvelle-Orléans
cm

Michael Ray Charles

Avec le temps, le travail de l’artiste africain-américain Michael Ray Charles est devenu moins narratif. Le rôle de l’ombre et de la lumière dans ses peintures cinématographiques est devenu moins significatif au profit d’une technique de travail par laquelle il nous oriente vers l’essence de ses images. Pour parvenir à ses fins, il réclame toute notre attention et nous invite ainsi à envisager la persistance du racisme dans son entièreté.

Dans sa nouvelle série, l’utilisation unique du noir et blanc est une manière d’éveiller notre conscience sur la façon dont nos esprits sont manipulés par les pouvoirs obscurs du préjugé. Nous avons été conditionnés à prendre parti et à penser en noir ou blanc : l’un ou bien l’autre. L’œuvre de Charles nous confronte dans ces choix complexes, et donc aux conséquences que des idées fausses peuvent avoir sur notre subconscient.

Quatre siècles après le début de l’esclavage en Amérique, le désert émotionnel qu’il a engendré s’exprime et résonne encore. C’est la mission que Charles s’est donnée de se saisir de cet héritage irrationnel et méprisable et de faire voir aux gens ce qu’ils ne verraient pas sans ses peintures. Il représente la noirceur dans le but de la dévoiler.

Les visions et le vocabulaire de Charles traitent de la discrimination raciale, au moyen d’un processus réfléchi et méticuleux où se mêlent les couleurs, les styles, les peintures,

l’argile et le bronze. Il maîtrise ses recettes secrètes de création et il est toujours prêt à nous en révéler les ingrédients.

Dans ses premières peintures, la fonction du lavis de couleurs était de les imprégner d’un effet rétro et de créer des références fidèles au souvenir de ces publicités usagées (telles que ces images parodiques sont encore appelées par euphémisme).

Plus tard, ces surfaces picturales frottées furent remplacées par des images aux couleurs vives, proches du pop art, peuplées de représentations naïves et enfantines de personnes de couleur noire. Dans ses premières œuvres, Charles est parvenu à formuler une critique acerbe sur la manière dont cet imaginaire déshumanisant et anti-noir a été utilisé pour manipuler la perception et l’opinion des gens.

Charles renforce la tradition de cet univers pictural en nous offrant des images qui transcendent les règles tacites du quotidien, nous plongeant dans une atmosphère illusoire et pleine d’esprit, peuplée de personnages solitaires et étranges ; quelque chose de différent, mais d’également plus fort que la réalité.

L’impression surréaliste de ces représentations est là pour nous imprégner d’un mélange de sentiments agréables, étranges et inconfortables.

L’apparence inhabituelle de ses figures solitaires anonymes, sans tête ou sans corps, ouvre la porte à de multiples champs d’interprétation, qu’ils soient

burlesques, kafkaïens, comiques, mélodramatiques, vénusiaques, nietzschéens…

Comme la couleur, la lumière a toujours joué un rôle essentiel dans la peinture, que ce soit dans les œuvres elles-mêmes, mais également dans la vie. Charles, à l’instar d’autres artistes, utilise et manipule les multiples propriétés de la lumière afin de faire naître des ombres, d’orienter notre attention, de créer de la profondeur et du volume, ou bien de faire passer des messages symboliques. Depuis toujours, jouer avec la lumière, la capturer et la transmettre fait partie du savoir-faire artistique. Elle est l’essence de toute forme d’art.

The Facts of Live 2012

Acrylique et pièces de monnaie américaine en cuivre sur toile 195 × 140 cm

Collection privée Courtesy galerie Templon et Hedwig Van Impe

Michael Ray Charles (Forever Free)
78 Black Indians de La Nouvelle-Orléans

2020

Photographie

Le Mardi gras de l’anthropocène

En février 2020, lors du carnaval, deux horribles décès ont fait dessoûler La Nouvelle-Orléans, quoique momentanément.

L’ampleur des défilés super krewe1 et de la foule avait atteint des proportions gargantuesques (page en regard). L’un des “chars” habituels avait été allongé au point d’en compter douze accrochés les uns aux autres, telles des wagons de train, le tout tiré par un tracteur capable de remorquer un avion de ligne. Au cours du défilé des Nyx et des Endymion 2 , deux participants furent écrasés. Dans la longue querelle ayant opposé les organisateurs des festivités et les représentants de l’ordre, la taille des tracteurs et leurs 105 chevaux l’avaient emporté sur la sécurité du public. Le carnaval – étant, comme il l’a toujours été, le reflet de son temps – a révélé son anthropique criminalité.

Deux semaines plus tard, l’assaut de la pandémie de la Covid-19 a mis un terme aux festivités même les plus intimes, et nous a tous conduits en quarantaine. Alors

que nos hôpitaux et nos morgues se remplissaient, il est devenu évident que le virus avait circulé tout au long de la saison des carnavals. Tous les journaux d’information du pays ont titré que le Mardi gras de La Nouvelle-Orléans avait été un accélérateur de la propagation du virus. En comparaison de la pandémie mondiale, le décès des deux participants était devenu anodin ; pourtant, rétrospecti vement, il était un présage du grotesque à venir. Deux années se sont écoulées depuis. Lorsque je repense à cette époque, où nous avons basculé du masque pour le bien-être spirituel à celui pour la survie, je la replace dans l’histoire en perpétuelle évolution de ce lieu la for mation de la matière et de la planète Terre ; les dérives tectoniques et continentales, puis, à la fin du dernier âge glaciaire, la fonte des glaces qui a obstrué l’immense bras du fleuve Meshashepi3 ; répandant par-dessus ses berges près de huit mille ans de sédiments et formant un pay sage deltaïque ; quatre mille ans d’habitations humaines, de migrations et d’accumulations de constructions (voir Bourget, p. 20 ) ; quatre cents ans de colonisation euro péenne, de contrôle de la population et de l’eau ; cent vingt ans depuis la découverte du pétrole en Louisiane et le développement de l’industrie pétrochimique ; quatrevingt-dix ans depuis la construction des digues fédérales les destructions et les dynamiques ainsi engendrées.

Cette histoire nous amène, aujourd’hui, à la montée du niveau des océans et aux terres menacées de submersion, au changement climatique et à l’anthropocène. Ce dernier terme est un concept très utile – il suggère un âge géolo gique – car il reconnaît l’ère actuelle comme celle où les forces générées par l’homme ont altéré la surface de la Terre, son atmosphère et les modèles planétaires.

En tant que fille de membres de l’élite, blanche supréma ciste, j’ai depuis longtemps réfléchi au sens de ces rituels – ce carnaval des colons apparu après la guerre civile (1861-1865) qui se déroule aux côtés des traditions cos tumées des Amérindiens et des Africains-Américains – à travers un prisme intersectionnel de races, de classes et de genres. Depuis peu, je tente de comprendre ceux de

68 Black Indians de La Nouvelle-Orléans
Chars des super krewes aux proportions gargantuesques, La Nouvelle-Orléans 2020
Michael Santiago Cintron Défilé de chars des super krewes, La Nouvelle-Orléans
Photographie Michael Santiago Cintron

Supposons qu’ils ne veuillent pas de nous ici ?

“Alors que je me dirigeais avec mon père vers la rue Dryades […] j’épelais des mots. L’un de ceux que je voyais souvent s’épelait “c-o-l-o-r-e-d” [“de couleur” en anglais]. Je tentais alors d’explorer le mot et le décomposais ainsi : colo-red. Qu’est-ce que co-lo-red ? Il me répondit : “C’est le mot couleur et il te désigne.” J’observais alors les écriteaux accrochés à ces choses qui m’étaient destinées et qui étaient différentes de celles où il était écrit “w-h-i-t-e” [“blanc” en anglais]. J’ai toujours voulu savoir pourquoi celles qui nous étaient réservées n’étaient pas aussi jolies […] ; alors mon père essayait de m’aider à comprendre le genre de société dans laquelle je devais vivre. Il m’a simplement expliqué que peu importait l’étiquette que les autres me collaient, moi seule choisissais ce que j’étais3.”

Ayant grandi pendant la ségrégation, Florence Borders a découvert que dans l’espace urbain néo-orléanais, elle était une personne de “couleur4”. C’est en parcourant la ville et en s’entraînant à lire qu’elle a fini par comprendre le sens du mot “race”. Les lettres qui composaient l’ad jectif “colored”, les sons que celles-ci produisaient lors qu’elles étaient mises les unes à la suite des autres, et la qualité des objets qu’elles marquaient, tout cela lui a enseigné les leçons complexes de sa place dans une société ségréguée5. Le père de Florence Borders l’a aidée à donner un sens au mot “couleur”, tout en essayant de lui apprendre à se voir au-delà de la définition étriquée qui découlait des écriteaux qu’elle étudiait.

La topographie de la ville et les relations spatiales cor respondantes ont familiarisé Borders avec les termes de “couleur” et “blanc”. Elle rencontrait ces écriteaux loin de sa maison et de son quartier (page en regard) D’ailleurs, comme l’illustre son souvenir, c’est dans les lieux de

rencontres privés ou publics que les jeunes filles appre naient ce que signifiait être une personne de “couleur” à La Nouvelle-Orléans et dans le Sud des États-Unis. Où qu’elles aillent, elles voyaient ces panneaux qui les dési gnaient comme des “étrangères” : des bancs publics sur lesquels elles ne pouvaient pas s’asseoir aux cabines d’es sayage où elles n’avaient pas le droit d’entrer. Telle était la réalité de la ségrégation raciale et de l’une des formes de violence de la double contrainte.

Cartes mentales et politiques spatiales “Je suis frappée par l’importance centrale de l’espace – la rhétorique de la spatialité – dans l’organisation et les réorganisations des lieux identitaires de groupes culturels en perpétuels changements”, observe la spécialiste féministe, Susan Friedman6 Cette “rhétorique de la spatialité” était particulièrement forte au sein des villes ségréguées du Sud. Les États Jim Crow contrôlaient efficacement les lieux et y utilisaient un vocabulaire spatial (limites, frontières, intérieurs, extérieurs) afin de créer un ordre bicolore. Ce dernier a ainsi normalisé la diversité raciale et ethnique de La Nouvelle-Orléans, en divisant la ville en deux espaces uniques : “white” et “colored”

L’idéologie d’une séparation entre les Blancs et les Noirs est apparue lors du déclin de la Reconstruction 7. Pour les suprémacistes blancs de la ville, ce cloisonnement permettait d’assurer la domination raciale, alors que la proximité spatiale apparaissait comme la métaphore d’une égalité. En 1892, un Néo-Orléanais blanc a déclaré : “Nous, les habitants du Sud, qui connaissons l’erreur et le danger de l’égalité des races, qui nous opposons à placer les nègres sur un même pied d’égalité, qui avons insisté sur une séparation des races dans les églises, les hôtels, les voitures de train, les saloons et les théâtres […] sommes profondément contre toutes dispositions pou vant encourager cette égalité, qui donnent aux nègres des idées fausses et des croyances dangereuses 8.” Les relations entre les Noirs et les Blancs ont finalement été

Entrée ségréguée au bureau du médecin, La Nouvelle-Orléans 1950 The Historic New Orleans Collection, La NouvelleOrléans

appréhendées de manière spatiale, même au sens figuré, comme l’a élégamment décrit web . Du Bois en 1903 : “Le problème du xxe siècle est le problème de la ligne de partage des couleurs9.” Mais les enfants de La NouvelleOrléans n’avaient pas une vision en deux dimensions de l’espace ségrégué qui les entourait. Ils ne rencontraient pas de simples lignes plates ; au contraire, le monde autour d’eux était vivant, l’univers en trois dimensions et influencé par des rencontres sociales, des émotions liées à des lieux et une réalité physique des corps – des corps imposants, presque invisibles, marqués par leur couleur. Les jeunes filles africaines-américaines de La NouvelleOrléans ont développé des cartes mentales qui leur ont permis de se comprendre et de comprendre le caractère racialisé de leur ville. En tant qu’historienne de l’archi tecture, Rebecca Ginsburg décrit ces schémas comme étant “multicouches” et “fragmentés”. Ils représentent des niveaux multiples et conceptuels de la ville, dont les bâtiments, les rues, l’écologie, les aires de jeux et les populations sont imparfaitement imbriqués10 Les cartes mentales des enfants ne sont pas à l’échelle et elles ne correspondent pas non plus parfaitement aux plans des cartographes. Elles sont davantage le reflet de leur propre expérience, de leur développement cognitif, ainsi que de leur sens progressif du monde qui les entoure. Pendant la ségrégation, ces schémas fournissaient un “ordre imagi naire” au monde des jeunes filles noires, ils les aidaient à développer une “conscience [grandissante] du caractère racialisé de cet espace 11”. Cette conscience de la “race”, de la géographie et du lieu est claire dans les souvenirs

du Mississippi africain-américain de la dramaturge et militante Endesha Holland : “Bien que je ne le sache pas à l’époque, se souvient-elle, les maisons de Greenwood m’ont offert ma première leçon raciale. J’ai appris que la couleur de peau et l’argent allaient de pair, que les maisons avaient une peau, tout comme les gens, et que, comme eux, elles étaient ségréguées en fonction de ces deux caractéristiques12.”

À l’instar d’Endesha Holland à Greenwood dans le Mississippi, pour se définir, les enfants de La NouvelleOrléans se positionnaient, ainsi que leur maison et leur corps, sur une carte mentale, tout comme ils définissaient leur place dans la ville. Herbert et Ruth Cappie, tous deux adolescents néo-orléanais dans les années 1930 et au début des années 1940, expriment clairement cette notion de “place”, complexe et en perpétuel mouvement, à laquelle ils ont été confrontés en grandissant sous les lois Jim Crow. Herbert Cappie remarque que “la chose la plus difficile avec la ségrégation était de savoir quelle était la place de chacun. À La Nouvelle-Orléans, la mienne était peut-être par ici, et dans l’Alabama elle se trouvait ailleurs, par là-bas. Nous devions savoir comment nous comporter dans des endroits différents”. Ruth Cappie insiste même, en ajoutant : “C’est comme dans les pays étrangers13.” […] En effet, leurs semblables blancs n’avaient pas besoin de conceptualiser l’espace urbain de cette manière. Par exemple, les mémorialistes blancs se souvenaient géné ralement d’avoir visité les rues de La Nouvelle-Orléans en toute liberté et désinvolture, sans peur aucune14 Comme le montre l’entretien avec les Cappie, dans les villes léga lement ségréguées, la place qu’ils devaient occuper était extrêmement complexe pour les enfants noirs ; il fallait constamment apprendre et réapprendre la place et le comportement appropriés aux citoyens “de couleur”, autrement ils risquaient d’être arrêtés ou persécutés par les employés municipaux, les agents de police, les shé rifs ou encore les citoyens blancs surveillant les rues de manière non officielle. Il était d’autant plus difficile de comprendre quelle était la place de chacun que les codes

84 Black Indians de La Nouvelle-Orléans

De la résilience

La recherche sur les Black Indians de La Nouvelle-Orléans État de l’art et perspectives

Si La Nouvelle-Orléans a pu être décrite comme le “masque culturel” que tendent les ÉtatsUnis au reste du monde1 cela tient en grande partie à la longévité de ses traditions festives, de son carnaval en particulier. Comme l’a rappelé Rebecca Snedeker (p. 69) celui-ci est d’une richesse et d’une diversité sans égales sur le sol étasunien. Là où la confrérie festive Rex, principalement constituée de notables blancs, déploie depuis cent cinquante ans un imaginaire monarchique inspiré de la Renaissance européenne, à base de chevaux caparaçonnés, de chars miroitants et de costumes de velours ou de satin finement brodés, la fête du Mardi gras voit également défiler des groupes aux frontières plus floues ou à l’itinéraire plus improvisé comme la Société de Sainte-Anne, le Zulu Social Aid and Pleasure Club, ou encore les hommes, femmes et enfants que l’on désigne communément comme les “Black Indians” (ou “Mardi Gras Indians”). Issus en majorité d’un milieu modeste et des quartiers historiquement noirs de La Nouvelle-Orléans, les Black Indians tirent parti de ce rituel civique qu’est le carnaval pour se réinventer en Big Chief  (grand chef), Big Queen  (première reine), Spy Boy  (éclaireur), Flag Boy  (porte-étendard) ou Wild Man  (homme sauvage), combinant ainsi pratiques afro-diasporiques et vocables autochtones. Soutenus par une foule d’amis, de voisins et de curieux, ils arpentent les rues du Seventh Ward, de Tremé, de Central City ou d’Algiers (sur la rive opposée du Mississippi) dans l’espoir de se mesurer à d’autres tribus (gangs) et de faire reconnaître leur chef comme le plus beau (prettiest) (page en regard)

Dans cette confrontation esthétique, leurs armes sont généralement au nombre de trois : la musique (chants et polyrythmie percussive), le mouvement (qui va de la manœuvre d’intimidation à la danse proprement dite) et le costume (suit) , dont l’opulence et la complexité

fascinent les habitants, les touristes et les ethnologues du monde entier.

L’intérêt des chercheurs pour les traditions Black Indians n’est pas récent. Il remonte en réalité aux années 1930, lorsque des écrivains et photographes travaillant sous l’égide de la Works Progress Administration, créée par le gouvernement Roosevelt, collectent un vaste maté riau ethnographique et le diffusent dans une série d’ou vrages qui font aujourd’hui figure de “classiques” : The WPA Guide to New Orleans (1938), Louisiana: A Guide to the State et Gumbo Ya-Ya: A Collection of Louisiana Folk Tales (1945). Les clichés pris à l’époque, dont on retrouve une sélection sur le site de la Louisiana Digital Library, surprennent par la relative simplicité des costumes (p. 120 bas)  : on est encore loin de l’“explosion des plumes” (feather explosion) des années 1970.

Dans les années 1970-1990, une deuxième vague d’études sur les Black Indians contribue à faire connaître la tra dition au-delà des frontières louisianaises, au moment même où sa spectacularité croissante lui ouvre les portes des festivals et des studios d’enregistrement. De David Draper (1973) à Michael P. Smith (1994), en pas sant par Maurice Martinez (1977), Joan Martin (1978), Jason Berry (1986), George Lipsitz (1988), Kathryn Van Spanckeren (1989), Jerry Brock (1989), Samuel Kinser (1990), Joseph Roach (1992) et Reid Mitchell (1995), nombreux sont ceux qui se penchent alors sur les origines de la tradition ou qui tentent de la circonscrire d’un point de vue sémiotique.

Plus récemment, la dévastation causée par l’ouragan Katrina puis la diffusion de la série Treme sur hbo (20102013) ont attiré une nouvelle génération de chercheurs2 captivés autant par les prouesses artistiques des Black Indians que par la polysémie fondamentale de leurs rituels. On a, de fait, pu observer un quasi “engorgement” du terrain entre 2005 et 2020, que l’épidémie de la Covid19 a temporairement suspendu. Le présent article vise à mettre en évidence les principaux apports des travaux susmentionnés, les points de désaccord qui subsistent

2012

Photographie 57 × 85,2 cm

Musée du quai Branly –Jacques Chirac, Paris 70.2019.27.1

Au-delà de la diversification formelle des enquêtes, les questionnements se sont eux aussi renouvelés. Les chercheurs continuent, bien sûr, de s’interroger sur le sens profond des rituels Black Indians : faut-il y voir une manifestation de résistance souterraine à un ordre social racialisé, une authentique “contre-culture” ? Un spec tacle que la communauté africaine-américaine se donne à elle-même ? Ou bien une action de grâce, un rite de pos session, une transe de nature quasi religieuse ? Ces inter rogations sont cependant en passe d’être remplacées par de nouvelles : quel rôle la tradition Black Indian attribuet-elle aux femmes (p. 130, 131, 134, 135) ? Quelle conception de la masculinité construit-elle ? Quel statut les Mardi Gras Indians occupent-ils aujourd’hui dans la hiérarchie culturelle de la ville ?

Parallèlement, la volonté de beaucoup de Black Indians de se définir comme artistes, susceptibles en tant que tels d’être rétribués pour leur “performance”, a obligé les chercheurs à abandonner le paradigme de l’authenticité qui dominait autrefois les études sur les “Indiens noirs” et à mettre en avant les notions de flexibilité et de rési lience. Là où certains membres de la communauté s’in surgent contre la marchandisation de la culture qui préside à la destinée de La Nouvelle-Orléans depuis le déclin de son activité portuaire dans les années 1970, d’autres ont fait le choix de s’en accommoder. On peut ainsi légitimement se demander si la montée en puis sance du discours multiculturaliste dans la rhétorique touristique de la ville à partir des années 1980 n’a pas permis aux Black Indians de conforter leur place dans le patrimoine culturel de La Nouvelle-Orléans, et ainsi de résister aux désastres économiques, environnementaux et (plus récemment) sanitaires qui auraient pu vouer la tradition à l’extinction.

Parmi les questions qui mériteraient un traitement plus poussé, je mentionnerai ici la question de la muséifica tion et de ce qu’elle “fait” à la tradition. En “encadrant”

les costumes et en les présentant comme autant d’œuvres d’art statiques, ne s’éloigne-t-elle pas de ce qui fait la vita lité de la tradition Black Indian, à savoir sa dimension processionnelle et (é)motionnelle ? À moins peut-être d’imaginer de nouvelles formes muséographiques mieux à même de refléter l’expérience carnavalesque, comme l’a fait Claire Tancons à la Tate Modern en 2014 (Up Hill Down Hall: An Indoor Carnival) ou, dans un genre très différent, Sylvester Francis et Ronald L. Lewis dans leurs musées de quartier (le Backstreet Cultural Museum et la House of Dance and Feathers, respectivement20) (p. 132)

Un travail ethnographique approfondi sur la matérialité des costumes paraît également crucial. Le trajet de la perle, de sa fabrication en Chine jusqu’à son apparition sur la table à manger d’un Big Chief pour une séance de broderie tard le soir, en dit long en effet sur l’articulation du local et du global, l’insertion des acteurs culturels dans des réseaux économiques à l’échelle mondiale et la déter ritorialisation des identités qui en résulte21

Une autre interrogation concerne l’articulation entre la tradition Black Indian et d’autres pratiques culturelles locales (Baby Dolls, Skull and Bone, Zulu), ainsi qu’avec les traditions des nations indiennes de Louisiane : doit-on parler de complémentarité, solidarité ou de compétition performative ? Comme souvent, les frontières du groupe s’avèrent fluctuantes, et il serait bon de se pencher sur ces configurations à géométrie variable (p. 135)

Je conclurai ce texte en plaidant pour une approche fon damentalement interdisciplinaire du “système cultu rel” Black Indian, à l’image de celle qui irrigue le champ des études festives (festive studies) . De même que la dimension mnémonique des costumes que cousent et assemblent les Black Indians abolit la frontière entre pré sent et passé, entre “archive” et “répertoire22”, les cher cheurs qui écrivent sur ces traditions doivent accueillir les méthodes, concepts et questionnements issus d’autres disciplines (anthropologie, sociologie, histoire, études théâtrales, etc.) s’ils veulent tenter d’en saisir toute la complexité, à défaut d’en percer totalement le mystère.

Cherice Harrison-Nelson, Big Queen des Guardians of the Flame, et l’anthropologue Jeffrey David Ehrenreich19
126 Black Indians de La Nouvelle-Orléans

Victor Harris ou l’art d’être un Big Chief

“Victor Harris a permis à la tradition des Black Indians de revenir à ses racines africaines. Les costumes qu’il crée avec des figures animales et des coquillages de cauris sont un retour aux thèmes ancestraux, un retour vers un esprit africain. Vous pouvez maintenant voir d’autres Black Indians l’imiter, mais Victor est le premier à véritablement avoir perçu les implications d’un retour aux traditions originelles. Personne avant lui n’a procédé avec autant de force.”

Parlez-nous de la violence

Nous rencontrons plus de violence avec les officiers de police qu’il n’en existe entre nous. Dès le départ, ils ne voulaient pas de nous dans les rues avec nos costumes et tout le reste.

Mais entre les tribus Black Indians, cette sorte de vio lence n’existe pas. En règle générale, les gens interprètent mal nos rituels, nos attitudes, qui peuvent sembler bru tales : notre façon de nous rencontrer et de courir l’un vers l’autre, cette manière de nous chahuter et tous les comportements de cette nature. Les gens pourraient penser que c’est violent, mais ce n’est pas vraiment le cas.

En cinquante-sept ans de défilés, je n’ai jamais véritable ment eu de problèmes avec qui que ce soit. En revanche, nous en avons eu avec la police, qui nous a persécutés et malmenés en permanence, en nous rassemblant comme si nous étions du bétail, en nous mettant en prison uni quement parce que nous faisions ce que nous faisions. Si nous essayions de résister, ils nous arrêtaient.

La plupart des problèmes que nous rencontrions avec la police ont été réglés le jour où nous nous sommes ren dus à une réunion du conseil municipal, en juin 2005, où il y avait le maire, le chef de la police et le procureur de la République. Lors de cette rencontre, tous les chefs de tribus étaient présents. À un moment, Big Chief Allison

“Tootie” Montana s’est adressé au conseil, il leur a raconté les mauvais traitements que nous devions endurer et la

façon dont la police se comportait avec nous. Je ne sais pas vraiment comment il se sentait, mais avant de venir au micro il avait l’air d’aller bien. Tout à coup, pendant son discours, il a fait une crise cardiaque et s’est effondré. Ce fut un moment très important dans ma vie, parce qu’en le voyant se battre pour notre culture, j’ai plus que jamais ressenti du respect pour mon chef.

Quand êtes-vous devenu un Black Indian ?

Disons que je suis né dans cette culture, parce que je viens d’un quartier où celle-ci a toujours existé. J’ai commencé à suivre les Black Indians dès que j’ai su marcher. Lorsque j’ai atteint ma quinzième année, je suis devenu un Black Indian. L’un de mes cousins confectionnait des costumes pour d’autres personnes et m’a demandé de l’aider. Il m’a invité chez lui et je lui ai prêté main-forte pour des choses simples, comme découper des étoffes ou enfiler les fils dans les aiguilles. À cette époque, je n’y connaissais pas grand-chose en couture. Au bout d’un an ou deux, il m’a dit qu’il était temps que je commence à coudre. J’ai répondu : “D’accord, si c’est ce que tu veux.” Il a alors posé plusieurs petites pièces de tissu sur le carton. Je l’ai observé pendant un long moment et c’est comme ça que j’ai appris. Nous étions en 1964, et pour pouvoir faire partie de la tribu je devais obtenir l’accord du chef, j’ai donc défilé pour la première fois l’année suivante.

Comment êtes-vous devenu l’Esprit de Fi Yi Yi ?

Eh bien, disons qu’il y a eu un incident, quelqu’un a raconté un mensonge qui m’a fait du tort, ainsi qu’à un bon ami à moi : Coach (Collins Lewis, alias “Coach”, décédé en 2011). La tribu a cru ce que cette personne a dit sur nous, alors ils nous ont exclus des Yellow Pocahontas. J’ai passé vingt ans avec eux, ils étaient la seule tribu que j’aie jamais connue. Ils étaient mon quartier, mes compagnons, mes amis, mes cousins, mes voisins, ma copine, tout. Tous ont voté pour que mon ami et moi soyons bannis. Je ne

Propos recueillis par Steve Bourget en mars 2022 Victor Harris en Esprit de Fi Yi Yi, Uptown, La Nouvelle-Orléans 2022 Photographie Jeffrey David Ehrenreich
136 Black Indians de La Nouvelle-Orléans

comprenais pas. Je n’arrivais pas à y croire, vous savez. Alors je suis allé voir chacun d’entre eux, puis je suis allé parler au chef, Big Chief Allison “Tootie” Montana, qui m’a dit ne plus rien pouvoir pour moi. Ainsi, toute ma communauté m’a tourné le dos. Ce fut l’un des moments les plus terribles de ma vie. J’ai vécu beaucoup de choses, mais rien n’a été plus dévastateur que cet épisode. Je ne savais pas ce que j’étais censé faire. Pour être honnête, savoir que je ne pourrais plus jamais me costumer aux côtés des personnes avec lesquelles j’avais défilé et vécu toute ma vie, cela m’a fait encore plus mal qu’une crise cardiaque. En perdant ma tribu, j’ai tout perdu. Je n’étais pas seulement en train de devenir fou, j’étais également bouleversé et furieux. J’avais en moi de la rage et je voulais me venger. Je savais que ce n’était pas bien, mais je ne pouvais rien y faire.

J’ai essayé de comprendre, mais tout seul je n’y arrivais pas. Alors, j’ai pensé que je devais prier Dieu pour qu’il m’aide à contenir toute cette rage et cette folie. Ce soir-là, seul chez moi, j’ai éteint toutes les lumières de la maison, j’ai débranché tous les équipements électriques, même ceux qui fonctionnaient à piles, comme l’horloge, car je ne voulais pas entendre son tic-tac. Le réfrigérateur bour donnait, alors je l’ai aussi débranché. Mes oreilles étaient tellement aux aguets que, si un cafard avait marché sur le sol, je l’aurais entendu et j’aurais été obligé de l’écraser. Je ne voulais aucun bruit, je voulais être dans le noir avec l’Esprit. Juste avec Lui. Alors, j’ai demandé à Dieu de m’ai der à comprendre pourquoi cela m’arrivait, ce que j’avais fait de mal ? Pourquoi moi ? Je disais simplement à Dieu : “S’il te plaît, aide-moi.” Mon cœur et mon âme étaient tellement absorbés par ma prière, que je voulais qu’Il me parle, comme si nous avions une conversation. J’espérais que Dieu me dirait : “Victor !”, ou quelque chose qui expli querait ce qui m’arrivait. Mais il ne s’est rien produit. Alors, j’ai attendu et j’ai dit : “S’il te plaît, Dieu, donne-moi une réponse.” Mais Il est resté silencieux. J’ai pensé qu’Il n’avait pas dû m’entendre. J’ai simplement gardé la tête baissée, jusqu’à ce que je commence à pleurer. Les larmes

se sont mises à jaillir de mes yeux. J’étais dans ma cuisine, le dos contre le mur, je me suis laissé glisser jusqu’au sol, en pleurs. C’est la seule chose dont je me souviens, que les larmes coulaient. Je pense d’ailleurs que j’ai pleuré jusqu’à ce que je m’endorme.

Le lendemain matin, en me réveillant, je me suis levé et je me sentais mieux. Vous savez, comme quand de bon matin vous vous sentez simplement bien. J’avais besoin de faire disparaître les raideurs de la nuit ; alors, j’ai commencé à étirer un peu mes bras. Je faisais des petits bruits, comme des “hee” et des “haa” (il imite les sons de l’étirement), puis d’autres “haa” et d’autres “hee”. J’ai ensuite entendu un “ya”. De simples sons, “haa hee ya ya”. Je me suis donc levé et j’ai dit : “Fa hee ya ya… ouah !” Je l’ai ensuite répété une troisième fois, puis j’ai serré les poings et étiré mes bras et j’ai dit : “Fi Yi Yi !” Puis je l’ai crié. C’est à partir de cet instant que je suis devenu l’Esprit de Fi Yi Yi. Je n’en avais jamais entendu parler.

J’ai ensuite compris que ce sentiment était très agréable, l’Esprit me faisait du bien.

Lorsque j’ai prononcé ces sons, des frissons parcouraient tout mon corps. Quand je les ai répétés pour la troisième fois, j’étais véritablement sûr de qui j’étais et qu’il s’agis sait de la bénédiction de Dieu et de l’Esprit de Fi Yi Yi.

Je ne connais personne qui soit devenu chef de cette façon. D’ailleurs, à l’époque, je ne prétendais pas être chef. Je disais : “Dieu m’a donné ce nom, l’Esprit de Fi Yi Yi.” Je ne pouvais pas être un chef, parce que j’étais seul. J’étais un Esprit, celui de Fi Yi Yi. C’était ce dont j’avais besoin pour continuer à effectuer la mission que j’avais accom plie toute ma vie, celle d’aider les autres, par exemple. Devenir l’Esprit de Fi Yi Yi m’a permis d’être en position de pouvoir rassembler les personnes de ma communauté, celles qui étaient laissées-pour-compte et qui avaient foi en qui j’étais.

Victor Harris en Esprit de Fi Yi Yi, La NouvelleOrléans 2012 Photographie Jeffrey David Ehrenreich
138 Black Indians de La Nouvelle-Orléans

Chief (grand chef) peut nécessiter des mètres de rubans de marabout (étoffe légère de soie ou de coton) ou plu sieurs kilos de plumes. Ces dernières coûtent cher, envi ron 350 euros le kilogramme. Le chef, qui a le costume le plus élaboré de toute la tribu, peut facilement dépenser plus de 4 500 euros. La coiffe, ou couronne, peut peser jusqu’à 45 kilos et mesurer 2,50 à 3 mètres de hauteur. Au début du xxe siècle, les Black Masking Indians utili saient des plumes de dinde, des pierres précieuses récu pérées sur les robes de soirée des femmes, des rubans achetés dans des merceries tenues pas des Américains originaires de Sicile, des capsules de bouteille et d’autres objets qu’ils trouvaient. Ce costume était suffisamment léger pour permettre à celui qui le portait de “faire” l’In dien, quand il pourchassait d’autres tribus à travers les quartiers lors de Mardi gras. En 1976, lorsque Maurice Martinez commença à tourner son film d’avant-garde, Black Indians of New Orleans les costumes étaient plus élaborés, structurellement complexes et décorés avec encore plus de plumes aux couleurs éclatantes. Par ail leurs, il était clairement apparu un style dit de “down town” , incarné par Allison Montana alias “Tootie”, Big Chief des Yellow Pocahontas, qui était composé de motifs symboliques tridimensionnels ; ainsi qu’un style inverse, dit de l’“uptown” comprenant des éléments visuels plans en perles, représentant le plus souvent des vignettes héroïques amérindiennes. Il ne s’agissait pas uniquement d’une évolution d’ap parence. En effet, dans les années 1960, certains Black Masking Indians, en quête d’inspiration culturelle, tour nèrent leurs regards vers l’Afrique pour exprimer leurs opinions politiques. De plus, certains, notamment Donald Harrison Sr., Victor Harris, Derrick Magee et Ferdinand Bigard, commencèrent à remettre en question les stan dards, en cousant de nouvelles images qui utilisaient à la fois la spiritualité chrétienne et africaine. Influencée par le mouvement Black Power et un intérêt croissant pour les religions traditionnelles africaines, cette nou velle expression visuelle engendra de vives critiques de

la part de certains leaders de la communauté, qui désap prouvaient ces perturbations des formes convention nelles. Néanmoins, ces représentations inspirées de la spiritualité et du Black Power se multiplièrent au cours des décennies suivantes, devenant un élément important des tenues des Black Masking Indians de La NouvelleOrléans. Ces derniers portent également des armes de guerre symboliques : des fusils, des tomahawks, des bou cliers, des épées, des haches à double tranchant et des lances, le tout richement décoré, qui font toujours partie des accessoires du costume. Mais la véritable bataille se tient toute l’année, pendant que les tribus élaborent et couvrent sans relâche de perles ces magnifiques pièces et œuvres d’art abstraites qui sont exhibées lors du “ras semblement des tribus”. Les fourreaux des épées sont finement ornementés et utilisés de manière cérémo nielle pour indiquer le statut du guerrier africain dans la société. Parmi les Black Masking Indians, le Wild Man (homme sauvage) apparaît de manière impétueuse pour évaluer l’énergie des autres tribus afin de déterminer si des ennuis approchent et, si c’est le cas, il les règle. Des machettes, des pelles, des bâtons décorés ont pour fonc tion, lors des performances, d’éloigner la foule et de lais ser place aux Big Chiefs

Le son des tambours, les chants et les danses font partie intégrante du costume africain-américain. Les rythmes, les mouvements et les thèmes de leurs représentations remontent à ceux de la place Congo, lorsque les esclaves africains vénéraient leurs dieux, jouaient leur musique et réalisaient des danses, telles que la bamboula et la calinda. Ces dernières étaient étroitement liées à la reli gion vaudoue et beaucoup plus athlétiques et spontanées que les danses de salon, comme le cotillon et la valse, alors populaires à La Nouvelle-Orléans. La place Congo était le lieu où les influences de la culture de l’Ancien Monde et celle du Nouveau Monde se croisaient, où la culture africaine est devenue la culture africaine-américaine. L’héritage de la musique et des danses de la place Congo fait partie intégrante de la tradition des Black Masking

Big Chief Donald Harrison Jr., “The Transcendent Chief” 2010 Photographie Don Har Music Double page suivante Big Chief Dow Michael Edwards, “Shango” 2018 Photographie Eric Waters Big Chief Dow Michael Edwards, “The Taking” 2019 Photographie Eric Waters

Les squelettes sont en marche : le gang du Northside Skull and Bone

“Nous sommes le Northside, ce vieux gang des Skull and Bone. Nous sommes venus pour te rappeler, avant que tu ne meures, que tu devrais reprendre ta vie en main, car la prochaine fois que tu nous verras, il sera trop tard pour pleurer2.”

Le gang du Northside Skull and Bone est un groupe carnavalesque de La Nouvelle-Orléans, uniquement composé d’hommes d’origine africaine. Nous sommes connus sous les noms des “Skeletons3”, “The Bonemen4” ou “The Skull and Bone Gang”, et nos âges varient du jeune garçon au septuagénaire. Contrairement à de nombreux autres groupes qui défilent dans la ville, le gang du Northside a toujours fonctionné davantage comme une société secrète, comptant seulement quelques membres dévoués, et non comme une troupe de grande ampleur.

Le nom du groupe est lié à la géographie du quartier Tremé, le premier à s’être développé au nord de l’ancien Quartier français. Au début des années 1800, la commu nauté a initialement été constituée d’esclaves africains ou d’hommes libres de couleur. Selon l’histoire orale de notre gang, celui-ci a vu le jour en 1819, lorsqu’un marin venu d’Afrique ou d’Amérique du Sud s’est déguisé pour la première fois en squelette dans notre quartier, le jour de Mardi gras. Pendant toute une journée, il a pu exprimer dans les rues de la ville qui il était – ce qu’il pensait de luimême – et il a incité d’autres hommes d’origine africaine à le rejoindre. On raconte que, par le passé, des squelettes ont erré par centaines dans les rues de la ville ; mais en 2022, nous sommes le seul gang connu de l’ancienne tra dition à encore revêtir ces tenues.

L’histoire des origines du Northside est transmise de chef en chef. Mon parcours a commencé lorsque le Big Chief Albert Morris, décédé en 2011, m’a invité à participer. Luimême avait porté son costume pendant de nombreuses années sous la tutelle du Big Chief Arthur Regis. J’ai ainsi défilé en costume de squelette en 1999, et j’assume la

mission de Big Chief depuis 2010. En tant que chef, j’es time qu’il est très important de préserver le style et l’ap parence que notre gang a maintenus au cours de ces deux derniers siècles ; en y ajoutant, malgré tout, progressive ment, quelques éléments nouveaux.

Le Northside crée des costumes de squelettes à partir de survêtements ou bien de sous-vêtements longs, sur les quels nous peignons des os. Nous portons des têtes réali sées en papier mâché à partir de farine, d’eau, de journaux et de fils de fer. Nous ajoutons souvent à celles-ci des cornes d’antilope ou des bois de cerf africains, pour les rendre plus spectaculaires. Nous tenons, en guise de gourdins, des os longs de vaches, de chevaux ou d’autres animaux. Ils nous aident à susciter l’intérêt de ceux que nous rencontrons. Nous portons aussi des tabliers qui rappellent ceux des bouchers, afin d’inspirer la peur et d’attirer l’attention des membres de notre communauté, pour qu’ils surveillent leur comportement. Nous y pei gnons les images et les mots de ce qui peut accélérer la venue de la mort ou écrivons le message : “Tu es le sui vant !” Les tabliers servent aussi de support pour se sou venir et commémorer les noms de ceux qui sont décédés, récemment ou depuis de nombreuses années. Notre groupe se compose de cinq à treize membres. Bien avant que nous prenions possession des rues du quartier, je me prépare à créer de nouvelles énergies spirituelles qui me guideront et me permettront de mener le gang tout au long de la journée. Bien souvent, c’est en confectionnant de nouveaux costumes de squelettes que la conscience, la connexion et la pensée ancestrales s’intensifient. Pendant la méditation nécessaire à l’achèvement de ces ouvrages, les images qui m’apparaissent en rêve me rapprochent de ceux qui se trouvent dans le royaume des esprits. Ils sont mes parents, mes grands-parents, mes arrière-arrièregrands-parents et de nombreux amis. Toutefois, cela ne se limite pas aux proches dont nous avons encore le souve nir. Nous invoquons également les esprits de nos ancêtres d’Afrique, ainsi que ceux du Nouveau Monde, pour qu’ils s’incarnent en nous et nous guident tout au long de la

184 Black Indians de La Nouvelle-Orléans

Les Baby Dolls de La Nouvelle-Orléans : une tradition de Mardi gras devenue iconique

la question “Qui sont ces femmes et pourquoi s’habillent-elles ainsi ?”, la grand-mère de Lynette Dolliole, journaliste au New Orleans Times-Picayune, a choisi de répondre en partageant avec elle ses souvenirs préférés, de la tradition des Baby Dolls2 (poupées). Johnson décrit sa grand-mère, qui était une adolescente à la fin des années 1930, comme une femme qui aimait danser, se parer de tenues voyantes, chanter et bouger sur ses styles de musique préférés tels que le sucki sucki et le boogiewoogie. Ses amies et elle suivaient les Baby Dolls lors des Mardis gras, Johnson pense d’ailleurs que “sa façon d’aborder la vie avec plaisir et confiance lui a été insufflée” par ceux qui se costumaient. “Cette tradition porte sur la persévérance et le dépassement de soi. Les temps étaient difficiles pour elles, la ségrégation était alors à son paroxysme. Elles ont été pour nous un exemple pour que nous soyons qui nous sommes. Elles étaient fières de ce qu’elles étaient.”

Millie Charles se souvient que “les Baby Dolls accompa gnaient les Indiens. Elles étaient costaudes et avaient un air très sérieux. Elles portaient de beaux costumes, bien faits, composés de jupes à volants. Ceux-ci leur étaient utiles pour leur danse du shake down”, m’a-t-elle raconté en 2013, alors qu’elle me montrait avec espièglerie cer tains de leurs pas3.

Dans un entretien sur YouTube, pour son exposition au Musée africain-américain de La Nouvelle-Orléans, le peintre Charles Simms, natif de la ville, se souvient des Baby Dolls comme d’une “spécialité de La NouvelleOrléans”. “Dans ma jeunesse, l’un des thèmes populaires du carnaval était les Baby Dolls, les filles de joie. Des femmes jeunes et moins jeunes s’habillaient ainsi. Elles portaient ce qu’elles appelaient des culottes bouffantes, entourées de franges et assorties d’une jupe cancan.”

Leurs accessoires se composaient d’une bourse ou d’un panier, d’un biberon et d’une tétine. “Elles marchaient sur la pointe des pieds dans la rue [en chantant] Tra la la Boom Der é4.”

L’origine d’une tradition

De très nombreuses histoires circulent sur la manière dont la tradition des Baby Dolls est née. Beatrice Hill était une prostituée dans le Storyville “noir”, qui regroupait quelques pâtés de maisons entre les rues Gravier et Perdido. Ici, les jeux d’argent, l’alcool et les rapports sexuels rémunérés étaient aisément accessibles aux hommes de couleur et aux Blancs de la classe ouvrière. Hill disait que la tradition des Baby Dolls avait commencé à la suite d’une rivalité entre sa bande de l’uptown (au-dessus de Canal Street) et un groupe de femmes issues de downtown , qui travaillaient dans le quartier de Storyville à proprement parler5. Une autre femme qui se costumait a rapporté à Robert McKinney,

Baby Doll Clara Marcelin Camel, La NouvelleOrléans

Non daté Collection Janice R. Manuel

Baby Doll Henrietta Warwick Hayes, La Nouvelle-Orléans

Non daté Collection Jenestaer Horne

Baby Dolls, Mardi gras, La Nouvelle-Orléans 1942

State Library of Louisiana, Louisiana Collection, La Nouvelle-Orléans

chercheur de terrain pour le wpa6 qu’elle avait l’habitude de s’habiller comme une poupée et que d’autres femmes ont commencé à l’imiter 7. Miriam Batiste Reed réfute, elle, l’idée que les Baby Dolls étaient des prostituées ; elle persiste à dire que la tradition a débuté avec sa mère, Alma Trepagnier Batiste.

“Ma mère a commencé avec son club, disaitelle. Elles étaient les premières Baby Dolls de downtown à être apparues.

Chaque année, le tout jeune clan des Batiste était au centre des activités du carnaval, explique Reed, et les maisons ouvertes, les concerts improvisés, ainsi que les défilés festifs étaient la norme. Le jour de Mardi gras, à 6 heures du matin, les femmes prenaient les rues d’assaut, vêtues de leurs culottes bouffantes et de leurs bonnets, aux côtés de la Dirty Dozen Kazoo Band, composée des sept garçons Batiste, ainsi que des membres de la famille et des amis. Il n’était pas inhabituel, se souvient-elle, que les distinctions de genre disparaissent8.”

Souvenirs des Baby Dolls

Il est possible que les Baby Dolls aient été également composées d’hommes. Willis Rey a grandi dans les rues Annette et Galvez, au cœur du 7e quartier Un matin de Mardi gras, il a entendu des chants et une guitare. Il a regardé par sa fenêtre et a vu un homme en train de jouer et chanter : “I got a big fat momma, she call me her lollipop… She’s a red hot momma, men love her both night and day. Well now I’m so scared my lollipop gonna melt away9”, une chanson de Roy Brown, natif de La NouvelleOrléans. Un autre homme dansait sur la musique, habillé en Baby Doll. Bien que ce soit le matin, tous deux étaient clairement soûls. Willis a dit qu’il n’a jamais vu de femmes habillées en poupée, uniquement des hommes 10. James Monque’ D se souvient aussi que “la première bande d’Indiens de Mardi gras que j’ai vue dans ma vie était les

190 Black Indians de La Nouvelle-Orléans À
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