[PER] DURABLES
Concevoir et s’approprier les « Lieux-Infinis » avec les usagers, un renouveau pour l’architecture ?
Quentin Pauli DSAA
préfixe
Concevoir et s’approprier les « Lieux-Infinis » avec les usagers, un renouveau pour l’architecture ?
Quentin Pauli DSAA
préfixe
en latin : persévérer, subsister, se prolonger
suffixe qui exprime la capacité, la possibilité de
L’indice * que vous pourrez rencontrer à la suite de certains termes dans l’argumentaire vous renvoie au glossaire en fin d’ouvrage.
A. Héritage et renouveau
B. Posture, éducation et responsabilité
C. Engagement collectif et Bien Commun
A. Une architecture d’anticipation : normes et flexibilité
B. Une architecture vivante : inachèvement et incrémentalité
C. Une architecture durable : enjeux contemporains et à venir
Ce travail de mémoire portera le regard sur les lieux qui participent à la fabrication de la ville en redessinant les contours des méthodes habituelles de projet.
L’idée m’est venue suite à la biennale de Venise de 2018, durant laquelle le pavillon français conçu par le collectif Encore Heureux a mis la lumière sur ces lieux infinis , définis comme des « lieux pionniers qui explorent et expérimentent des processus collectifs pour habiter le monde et construire des communs ». Ces lieux prennent presque toujours place dans un patrimoine bâti dormant, délaissé ou inaccessible à la population, qui existe dans chacun des territoires.
L’autre facteur d’intérêt pour ce sujet est le cas concret de Montluçon, ville moyenne d’Auvergne en perte de vitesse depuis la fin de son essor industriel dans les années 1950, où j’ai grandi avant de partir étudier dans les grandes métropoles (Bordeaux et Paris). Le centre-ville est doté d’un Château, emblématique, dont les portes demeurent fermées au public. Je suis convaincu qu’il a le potentiel pour devenir un lieu [per] durable moteur pour l’activité locale, s’il s’inscrit dans la lignée de ces initiatives singulières qui seront exposées tout au long de ce travail.
La création en 2017 du ministère de la Cohésion des territoires conforte l’idée qu’il est aujourd’hui indispensable de réfléchir à des alternatives pour lutter contre les fractures territoriales et d’accompagner les transitions nécessaires aux enjeux environnementaux et sociétaux. Reconsidérer la fabrication des lieux * et nos façons d’habiter * semble essentiel pour pallier le déséquilibre entre des territoires ruraux avec des villes moyennes en perte de vitalité (Blois, Bayonne, Montluçon, etc.) et des zones urbaines plus attractives (territoires périphériques et métropoles), ainsi qu’à l’accélération caractéristique de la société moderneA. Notre production et notre consommation actuelles de l’architecture se doivent d’être questionnées pour s’inscrire dans une réalité qui se veut plus durable et solidaire. Face à des taux de vacance toujours en hausse dans l’immobilier français B , ne faut-il pas alors tendre vers des nouvelles formes de programmation architecturale et de requalification des existants ? Tout au long de ce travail de synthèse, c’est autour d’alternatives à la fabrique de la ville que se portera le regard afin d’essayer d’en comprendre les méthodologies — si
B FRANÇOIS, Maxime, DENUIT, Delphine, « Plus de 400 000 biens inoccupés : les chiffres vertigineux des logements vacants en Île-de-France et Oise », Le Parisien, 2021
tant est qu’elles existent — et les limites. En effet, c’est surtout l’ambition que peuvent nourrir certains lieux où s’expriment des enjeux collectifs et publics qui sera l’objet de ce mémoire.
Afin de répondre à un impératif de durabilité, et ainsi éviter une obsolescence précoce du bâti, l’architecture doit se renouveler dans sa manière d’aborder les besoins futurs. Pour lutter contre la désuétude programmée d’un édifice ou même d’un lieu, il semble aujourd’hui essentiel d’intégrer des termes comme « flexibilité », « réversibilité », « adaptabilité », « transformation » ou encore « réutilisation » dans l’équation d’un projet. Malgré tout, la pertinence de ces anticipations sociétales pensées, conçues et imposées par des experts est perpétuellement remise en question. Pour cause, il paraît ambitieux de prévoir l’aveni et de conditionner notre environnement construit autour de ce que pourraient être les besoins et les usages de demain, « l’histoire n’étant qu’une grande improvisation » A.
Une meilleure intégration de la population dans les processus de création peut être un début de solution. En effet, associer et accompagner les principaux concernés dans la construction de leur environnement en leur donnant les clefs pour le faire évoluer dépasse de plus en plus l’idée d’une simple utopie sociétale. Ce postulat nécessite de remettre en perspective la posture de l’architecte, souvent méprisée ou incomprise. En s’inspirant d’idées passées, cette (ré)interprétation de la relation entre culture populaire et culture architecturale bouleverse l’ordre établi et laisse se propager de
A FRIEDMAN, Yona, Une ville-monde pour les vivants, a.p.r.è.s production / PCA Stream, 2017, (15 min).
nouvelles pratiques de fabrication des lieux. Ces derniers se veulent même, selon l’expression de l’agence Encore Heureux, « infinis » B.
Mais cela soulève plusieurs questions. Tout d’abord, une place active de l’usager dans l’élaboration des lieux peut-elle répondre aux problématiques de durabilité, ou n’est-elle qu’une lubie de quelques architectes populistes ? Ces « lieux infinis », ouverts et flexibles, redéfinissent-ils vraiment la posture de l’architecte ? Peuvent-ils être source d’inspiration à suivre pour répondre aux enjeux de demain, ou ne sont-ils encore que des utopies marginales ?
Nous nous hasarderons à éclaircir le sujet en postulant que ces lieux, dans lesquels des pratiques architecturales et organisationnelles singulières voient le jour, découlent d’une redistribution des rôles ; à la fois d’une implication différente de l’architecte dans le projet mais également de l’engagement collectif des usagers. Par ailleurs, l’ambition sociale et spatiale qui anime ces lieux est loin d’être originale puisqu’elle s’inspire fortement d’un héritage architectural laissé par des précurseurs dans les années 60. Ces initiatives fragiles mais porteuses d’espoir cherchent à perdurer en s’offrant un potentiel d’adaptation et de liberté fort. Cette architecture d’anticipation doit jouer de la norme et de la réglementation pour se rendre plus flexible et ainsi prétendre à une forme hybride plus durable. Pour prétendre s’adapter aux enjeux contemporains et à venir, concevoir l’inachèvement et permettre l’improvisation semblent essentiels dans la création de ces lieux vivants.
B Lieux protéiformes mis en avant par le Pavillon français à la Biennale d’architecture de Venise (2018), par l’agence pluridisciplinaire Encore Heureux.
A. Héritage et renouveau
B. Posture, éducation et responsabilité
C. Engagement collectif et Bien Commun
Ces dix dernières années, face aux enjeux majeurs de la société moderne, la population espère trouver des solutions dans des discours qui se veulent révolutionnaires et novateurs en prônant l’inclusion de tous, l’éco-responsabilité dans nos modes de vie, le partage des biens et des ressources, l’égalité, etc. La société du XXIe siècle se dessine autour du préfixe « co », et l’on voit apparaître de plus en plus de termes dans lesquels l’engagement collectif est de mise : covoiturage, coworking, colocation, collaboration, co-design et autres concept vertueux dans la recherche d’une société plus équitable. Ce n’est pas le fond de cette quête qui est remis en cause mais le discours qui se veut pionnier qui l’accompagne, car ces enjeux et engagements ne sont pas nouveaux. Dès la fin du XIXe siècle déjà, avec l’avènement de la révolution industrielle, la volonté d’améliorer les conditions de vie dans les villes et plus précisément dans les cités ouvrières est un enjeu pour certains. En effet, en 1898, Ebenezer Howard A développe le concept de « cité-jardins » B. Dans ces cités ouvrières nouvelles, l’amélioration des conditions de vie se traduit par un fort engagement en
communauté. Cette recherche d’un vivre-ensemble * organisée autour d’une place centrale inclut des espaces publics partagés, une omniprésence de la nature et une liberté offerte à chacun d’entreprendre tant que l’activité ne nuit pas à l’intérêt collectif. Cette idée fait écho aux maisons du peupleC au début du XXe siècle. Ces dernières étaient des espaces de partage, de culture et de débats, tournaient autour d’une éducation populaire et préalables à la volonté de transformer la société.
Mais c’est surtout dans l’après seconde Guerre Mondiale que les mouvements alternatifs contemporains prennent leurs racines. En effet, le mouvement
C Maison du Peuple de Clichy, conçu par Eugène BEAUDOUIN, Marcel LODS et aidé par Jean PROUVÉ, en 1935, précurseur des équipements polyvalents.
F 01. Plans de la Cité-jardins de Stains (93) qui reflètent l’organisation spatiale de l’ensemble et la place prépondérante de la végétation. ©Département de la Seine-Saint-Denis
moderne* des années 30 ne fait pas l’unanimité malgré la réponse apportée à l’exode rural causé par l’industrialisation, notamment sa standardisation et sa stigmatisation de l’individu. C’est justement cette vision de l’usager qui est remise en cause par certains architectes, notamment lors du CIAMA de 1954. Sous le nom de Team Ten, un groupement d’architectes veut rompre avec l’idéologie moderne et redonner un sens particulier à l’action de construire la ville, en s’inspirant de modes d’habiter différents (bidonvilles, habitats nomades et berbères) pour « permettre à l’architecture d’être organisation urbaine en même temps qu’habitat » B. L’usager revient au centre du débat et apparaît, non plus comme l’exploitant d’une architecture conçue sur des modèles standardisés, mais comme l’expert de son territoire, capable d’être actif sur son environnement. L’usager est de nouveau considéré comme un outil d’intellectualité plutôt qu’un consommateur d’une architecture finie et définie sur un stéréotype d’habitant.
L’après Seconde Guerre mondiale sera également marquée par un retour de l’importance du faire, au développement communautaire et à l’entraide. Dans les années 1950, face à la crise du logement, le mouvement des Castors C fait son apparition. Dans certaines
A Congrès Internationaux d’Architecture Moderne. La première édition s’est tenue en 1928 en Suisse.
B Christian de PORTZAMPARC (architecte) décrypte la Team Ten et ses notions de cluster (groupement de l’habitat en système communautaire vivant), de stem (issu de la Cité Radieuse de Le Corbusier, principe de rue intérieure) et le web (occupation libre d’un espace préalablement tramé par les habitants).
C Mouvement d’autoconstruction coopérative, organisé sous la forme de plusieurs associations en France.
villes de France telles que Lyon ou Pessac, des familles s’organisent autour du concept de l’apport-travail pour pallier l’incapacité de certains à financer l’achat ou la construction de leurs logements. Ce principe s’appuie sur un travail collectif d’auto-construction, sur les heures de loisirs de chacun. La population redevient actrice de son environnement et l’habitant participe à la création de la ville en construisant sa propre maison et celles de ses pairs. Ce procédé présente un avantage économique de taille puisqu’on estime en moyenne les économies liées à l’auto-construction à hauteur de 30 à 50 %. Les experts, tels que l’architecte, le menuisier ou encore le maçon ne sont plus indispensables. C’est le partage des savoirs et des outils qui permet le développement de ces quartiers.
Même si la pratique de l’auto-construction essaie de s’émanciper de la suprématie de l’architecte, ce dernier peut toutefois trouver sa place et faire valoir ses savoirs dans ce processus. Dans le Londres du début des années 60, l’architecte Walter Segal développe un système de logement auto-construit à faible coût. Initialement prévu pour sa famille, Segal a rapidement compris le potentiel et le bienfait que sa solution architecturale pouvait apporter à la population. Conçus sur les bases d’une grille modulaire, les futurs habitants pouvaient choisir l’aménagement de leur maison en fonction de leurs propres besoins.
L’architecte donne ici les clefs à l’usager pour s’imprégner de son habitat, en passant par la construction de celui-ci. La flexibilité et la liberté d’interprétation du système modulaire engendrent un fort sentiment d’appropriation, avant même d’habiter les lieux. Tout comme le mouvement des Castors, la méthode Segal A — une forme d’auto-construction guidée — crée un réel engouement communautaire dans les quartiers londoniens bénéficiant de cette nouvelle façon de faire la ville : maisons construites rapidement (deux à trois semaines de chantier), localement et à moindres coûts (moins de 1000£ en moyenne).
Les années 1960 seront également marquées par une grande vague d’architectures de papier, souvent qualifiées d’utopistes, qui théorise de nouvelles formes d’organisation de la ville. Ces réflexions amènent à repenser la place de l’usager dans les processus ainsi que le mode d’évolution des bâtiments dans le temps. Pour Cédric PriceA, un bâtiment n’est pas fait pour durer mais pour évoluer. Selon lui, l’architecte doit prévoir le changement et mettre en place des solutions à disposition de la société. C’est le concept d’ anticipatory architectB. Sa vision, qui rejoint celle de la Team Ten dans l’implication active de l’usager, révèle déjà une volonté de concevoir différemment l’architecture en remettant en question la place de l’architecte. Ce n’est pas la responsabilité dans l’acte de bâtir de ce dernier qui est critiquée, mais bien l’aspiration à intégrer une part plus ou moins libre d’interprétation dans le projet. C’est dans cette zone « floue » que l’usager pourrait s’exprimer et adapter l’architecture à ses besoins, faisant ainsi évoluer le bâtiment.
L’ambition de responsabiliser le non-spécialiste, l’usager, trouve de l’écho dans les théories plus récentes de l’architecte et théoricien Yona FriedmanC et sa ville-spatiale. Ce dernier envisageait une ville plus libre dans laquelle le citoyen serait libéré des contraintes du travail. Conséquences d’une automatisation croissante des méthodes de production, l’usager deviendrait plus
A Architecte britannique des années 60, dont la réputation est principalement due au radicalisme de ses projets, réalisés ou « de papier ».
B Paul BARKER (journaliste), « Cedric Price : Architect for life », Open Democracy [en ligne], 2003.
C Architecte et sociologue français d’origine hongroise dont les projets traitent d’urbanisme, d’infrastructure et d’autonomisation de l’usager.
autonome, avec un temps de loisirs décuplé, mis au profit du développement de ses espaces de vie. Dans une ville tramée et surplombée de structures légères, il serait acteur de son environnement en habitant et en s’appropriant ces installations, les faisant évoluer selon les besoins, et créerait ainsi un paysage infini. Ces différentes intentions mettent en avant le rôle important que peut jouer le citoyen-habitant-usager dans la fabrique de l’architecture et des villes, loin de la stigmatisation et de la standardisation des modernistes. Ces réalisations et ambitions passées font échos encore aujourd’hui dans des initiatives telles que les « Lieux-Infinis ».
F 04. Illustration de l’organisation modulaire de la ville-spatiale par Yona Friedman ©Philippe Migeat. ©Adagp, Paris
Malgré tout, ces dernières supposent toujours une opposition entre l’architecte qui conçoit et l’usager, aussi libre soit-il, qui aménage son environnement en s’appuyant sur des méthodes ou en se débrouillant par lui-même et en communauté. Cependant, dans les années 70, Simone et Lucien KrollA expérimentent une nouvelle forme de participation. En proposant une alternative à la conception monotone de l’époque, le couple franco-belge développe un processus de consultation avec les étudiants de l’université de médecine de Louvain. Cette méthode de co-conception fait naître une résidence, la Mémé, à l’aspect fragmenté car adaptée aux besoins évoqués par chacun des futurs résidents lors de réunion de concertation, sans souci d’esthétique particulier.
Par ailleurs, cette volonté de reconnecter avec la pratique de construction, du faire, se ressent depuis une vingtaine d’années. Initiés dès les premières années d’études d’architecture à une pratique manuelle avec le stage chantier-ouvrier B , 12 % des étudiants diplômés créent ou intègrent des agences aux profils hybrides ; architecte-constructeur, architecte-artisan, ateliers de fabrication et de prototypage, etc. Elles participent elles-mêmes à la construction de leur conception, dans la lignée des ateliers Jean Prouvé C. Ce
A Lucien KROLL est un architecte belge tandis que sa femme Simone est une paysagiste française. Ils s’opposent dès les années 60 à l’urbanisation massive et à l’industrialisation du logement.
B Immersion de 15 jours au sein d’entreprises liées à la construction nécessaire à la validation du 1er cycle en école d’architecture.
C Architecte et designer français du XXe siècle. Il débute comme ferronnier d’art avant de développer plusieurs concepts d’habitats préfabriqués, se spécialisant dans l’acier inoxydable.
retour à un architecte pluridisciplinaire, capable de construire ce qu’il conçoit, peut être le signe d’une ambition collective partagée avec les usagers, de retourner à une approche plus essentielle de l’architecture, qui passe par la compréhension, l’apprentissage et la pratique.
Cela va de pair avec l’émergence dans les années 2000, aidée par l’avènement du numérique, de nouvelles formes de partage de connaissances. L’apparition d’une architecture open-source*, dont l’exemple du Wikihouse d’Alastair Parwin A est l’une des plus évocatrices, souligne la volonté récente de pouvoir se débrouiller par soi-même et de partager ses outils à d’autres. Le développement de ces nouvelles formes de pédagogie — on trouve aisément des tutos pour construire sa maison de A à Z sur internet — favorise les actions individuelles ou collectives et renforce l’idée d’une autonomie vis-à-vis des experts. Cependant, la tendance actuelle d’une société du « co » — avec la promotion de la co-conception, du co-design, du coworking — qui tente de remplacer la notion de participatif * car trop connoté et usée par la politique, n’est donc en rien novatrice comme certains voudraient nous le faire croire. Depuis sa création en 2019, l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires promeut l’émergence de ces « nouveaux lieux du lien social, de l’émancipation et des initiatives collectives » avec son plan d’accompagnement « Fabriques de territoire » par exemple.
Or comme nous l’avons évoqué précédemment, ces lieux alternatifs contemporains où se construisent des réalités sociales différentes découlent d’un héritage rempli d’expérimentations. Ils questionnent nos modes de vie en communauté, ainsi que le rôle de l’architecte dans la création de ces espaces particuliers, et du lien qu’il peut ou doit tisser avec les usagers.
A Co-fondateur du projet de bibliothèque open-source Wikihouse, qui consiste à télécharger des maisons, fabriquée par une machine CNC et assemblée en une journée. Ce projet a été présenté en 2013 lors d’une conférence TED.
Chaque année, ce sont 1 000 Français, soit 3 % de tous ceux qui engagent la construction de leur maison, qui décident de se lancer par eux-mêmes. Le mouvement des Castors regroupent quant à lui 30 000 associations qui participent à des initiatives d’auto-construction et d’architecture open-source réalisés en communauté,. Ces chiffres soulignent le fait qu’aujourd’hui, la ville continue de se faire, même sans les architectes A. Afin de continuer à faire valoir leurs compétences, il est donc nécessaire pour ces derniers de changer de posture. Cette tendance à rapprocher le spécialiste des usagers dans les processus de création, s’oppose à l’idée de « starchitecte » qui émerge avec le postmodernisme dans les années 80. Cette remise en question considère l’architecte, non plus trônant et prônant sur un piédestal mais bel et bien faisant partie d’un travail collectif, dont l’usager n’est plus exclu. Cela signifie que l’architecte doit être pleinement conscient des savoirs qu’ils portent pour les faire valoir aux yeux des non-initiés et ainsi les accompagner dans la production de leur environnement.
A D’après une note de conjoncture de l’Ordre National des Architectes, les architectes ne sont à l’origine que de 4 % de la construction en mission complète de maitrise d’œuvre des maisons individuelles de moins de 170 m². Cette proportion s’élève à 18 % pour les maisons de plus de 170 m² de surface de plancher, où le recours à l’architecte est obligatoire pour l’établissement du permis de construire.
Pour souligner cela, Christian Marion, évoque la capacité que peut avoir le citoyen dans l’expression de son expérience vécue : « il est le seul à pouvoir dire où il a mal, il est l’expert de ses propres souffrances, mais pas l’expert de sa guérison » B. En d’autres termes, il est important de rappeler que dans certaines échelles de projet, la participation de la population quant à l’évocation des besoins est nécessaire pour produire de l’architecture plus efficiente. Cela n’induit pas forcément de radier l’architecte du processus, lui qui possède les compétences pour tenter d’apporter des pistes de solutions aux sujets évoqués par la population.
Pour ne plus seulement offrir la possibilité d’un recours aux riverainsA face à un projet qui prend place dans leur environnement proche, des dispositifs institutionnels ont été mis en place ces dernières années pour tenter d’ouvrir un peu plus la porte à la discussion entre les porteurs de projet et les futurs usagers.
Ainsi, pour tendre vers une plus grande horizontalité, l’enquête publique — aussi appelée concertation ou consultation — non obligatoire à ce jour, est régie par le code des relations entre le public et l’administration depuis 2015 qui en impose certaines obligations. En effet, « lorsque l’administration décide […] d’associer le public à la conception d’une réforme ou à l’élaboration d’un projet […], elle rend publiques les modalités de cette procédure, met à disposition des personnes concernées les informations utiles, leur assure un délai raisonnable pour y participer et veille à ce que les résultats soient […] rendus publics » B. La concertation prend souvent la forme d’un dossier composé de documents techniques consultables en mairie, et d’un cahier de consultation que la population peut remplir. Cependant, cette pratique comporte certaines limites, sa complexité et son manque de transparence entraîne une certaine résignation de la population. Les usagers semblent avoir le sentiment que tout est déjà décidé peu importe leurs retours, souvent très peu
A Lors d’un projet, dès l’affichage de l’autorisation d’urbanisme sur la parcelle, les riverains ont la possibilité de contester ce dernier. Soit en recours gracieux auprès du maire, soit en recours contentieux auprès du tribunal administratif. La plainte doit prouver que cela affecte directement les conditions d’occupation et d’utilisation de son propre bien sous peine d’une amende.
B Art. L131-1 à L135-2, Titre III du livre 1er du Code des relations entre le public et l’administration.
nombreux C. Par ailleurs, la réticence de certaines maîtrises d’ouvrage à rendre ces enquêtes vivantes renforce le sentiment d’inutilité in-fine de cette consultation, qui apparaît plus comme un acte pour faire bonne figure qu’un réel atout pour le projet.
On retrouve également l’instauration depuis 2002 des conseils de quartier, obligatoires dans les villes de plus de 80 000 habitants. Ces derniers ont pour vocation d’associer la population dans la gestion municipale en créant un dialogue plus direct avec le maire. Cependant, ce dispositif relatif à la démocratie de proximité connait un véritable reflux et pâti d’un manque d’indépendance et d’un aspect purement consultatif qui ne mène que très rarement à des réalisations concrètes.
Pour tenter de pallier cela, un nouvel acteur dans la hiérarchie de projet fait son apparition : la maîtrise d’usage (MUS)*. Dans une logique de démocratie ouverte, ce nouvel acteur vient prendre place aux côtés du binôme traditionnel, maîtrise d’ouvrage-maîtrise d’œuvre. Cette nouvelle forme d’intervention, plus longue, a pour objectif de créer au travers d’actions diverses, une discussion plus poussée avec les habitants sur leurs attentes, rêves ou refus. Une des formes possibles de cette MUS est l’urbanisme transitoire — ou urbanisme éphémère — qui consiste en l’occupation passagère de lieux publics ou privés, généralement comme préalable à un aménagement pérenne et qui englobe toute initiative qui vise, sur des terrains ou bâtiments inoccupés, à réactiver la vie locale de façon provisoire, lorsque l’usage du site n’est pas déterminé ou que le projet urbain tarde à se réaliserA. Ces expériences et rencontres mènent à la rédaction d’un dossier, qui sera joint au cahier des charges du projet.
Mais il arrive tout de même que le « gros » du projet soit déjà décidé avant même le début de la concertation, la population ne pouvant s’impliquer que sur des sujets plus légers — néanmoins essentiels — et peut se sentir lésée face au discours, souvent politique, d’un projet qui prône une démocratie ouverte. C’est ce dont j’ai pu faire l’expérience durant le projet « Faites Barbusse » à MalakoffB, qui durant 6 mois a préfiguré des amé-
:
nagements provisoires issus d’animations participatives et collaboratives dans un quartier de la ville inclus dans un plan d’aménagement urbain.
Face à ces nouvelles manières d’intégrer le public dans l’élaboration des lieux, l’architecte se doit d’endosser le rôle de médiateur au milieu des usagers et des institutions publiques ou privées. Cela rejoint l’idée de Patrick BouchainA qui veut que l’architecte « indique l’acte et non le commande » B. Si la notion de commander renvoie à une forme de pouvoir et d’autorité, étymologiquement, ce mot est issu du latin commendo qui signifie confier, transmettre, recommander. En ce sens, l’architecte peut alors « commander » l’usager, en l’accompagnant, mettant ses compétences à profit du collectif.
Dans ces processus participatifs, la figure de l’expert — qui suppose malgré tout une certaine responsabilité — incarne un support intellectuel sur lequel les autres acteurs peuvent s’appuyer. Ce rôle de pédagogue doit également permettre une responsabilisation du public, ne serait-ce que dans l’implication que ce dernier doit fournir. Une architecture participative n’existe qu’au travers d’un engagement mutuel entre l’individu et l’architecte. Par le biais de cet échange, de cette transmission, de ce partage de connaissances et d’expériences mutuelles, le destinataire du projet sera plus à même de prendre soin de l’environnement dans
lequel il va évoluer, s’il a lui-même conscience des efforts et des méthodes qui ont été engagées, et auxquelles il aura lui-même participé.
Cependant, bien que la consultation publique, la maîtrise d’usage ou l’urbanisme transitoire redéfinissent quelque peu la hiérarchie et la posture de l’architecte, en impliquant plus fortement la population, ce ne sont que des solutions qui interviennent en amont des projets. Toutefois, en s’appuyant sur les fondements d’une pratique architecturale alternative initiée par Simone et Lucien Kroll dans les années 70, l’instauration de permanence architecturale tente de répondre à cette problématique de distance entre l’architecte et l’usager : ne
plus faire la ville pour les habitants, ni même avec mais en tant qu’habitant. Lors de ce qui se revendique être la réunion manifeste de cette « méthode » en 2015A, il est évoqué le fait que le programme advient par le fait de vivre le projet. Elle permet une conception en temps réel, une médiation avec les usagers et une pertinence accrue par rapport aux besoins, désirs et initiatives quitte à faire évoluer le cahier des charges si besoin. Dans cette production d’une architecture didactique, le chantier apparaît comme lien et support de communication et de compréhension entre l’architecte, l’ouvrier et l’usager dans la création des lieux.
De cette nouvelle porte ouverte à la discussion découle une meilleure (re)considération des atouts possibles que peuvent proposer les individus dans la conception. Mais pour aller encore plus loin dans la participation et dépasser la simple médiation autour du projet, de plus en plus d’agences et de collectifs d’architectes, soutenus par des institutions publiques dans la production d’espaces publics mais également sous couvert d’initiatives privées, proposent une implication plus concrète, celle de construire et de donner formes aux lieux physiquement.
On a vu précédemment que certaines communautés construisent en autonomie leurs environnements, en s’appuyant ou non sur des supports réalisés par des architectes tels que The Segal Method . Mais il existe également une manière de produire des lieux avec la population comme « main d’œuvre », et source de
A Lors d’une discussion qui s’est tenue au Point Haut, à St Pierre des Corps, une centaine de personnes ont abordé cette notion encore floue dont l’agence Construire de P. Bouchain et L. Julienne était pionnière.
solutions. Il est par conséquent possible d’envisager des processus où la population participe activement à la production de l’architecture. Dans un contexte géographique différent, Francis Kéré B a par exemple construit une école primaire à Gando au Burkina Faso, en s’appuyant sur les connaissances locales et les pratiques de constructions traditionnelles. L’architecte, aidé de femmes, d’hommes et d’enfants issus des villages alentours, a donc pu construire en réduisant les coûts financiers et écologiques liés au projet.
B Architecte burkinabé qui a étudié en Allemagne, et dont chaque projet engage la communauté dans le développement de celui-ci.
F 10. Des femmes du village de Gando et des alentours participent à l’approvisionnement en ressources de construction pour l’école. ©Kéré Architecture
Ce type de chantier participatif s’emploient également pour le développement de nouvelles formes d’urbanisme, alternatifs, durables et engagés socialement dans la production des espaces. Le collectif Bellastock en fait régulièrement l’expérience en investissant différents espaces publics. En mobilisant toutes sortes d’acteurs (étudiants, associations, passants, etc.), l’agence réalise des installations éphémères et questionne l’aménagement des territoires par l’appropriation physique de ces lieux afin d’en faire éclore des nouveaux usages et ouvrir les débats, notamment autour du réemploi. Ces chantiers ouverts sont les lieux de rencontres de partage et d’animation — une autre mission de l’architecte sur ces évènements est de les faire vivre, le plus souvent en s’appuyant sur des ressources culturelles et associatives de proximité — pour la population locale.
Cette volonté de faire avec le destinataire du projet souligne un retour à l’architecte-constructeur évoqué en première sous partie et rejoint le propos du pavillon français de la biennale de Venise de 2006A. La question du faire, faire faire, savoir faire, laisser faireB était centrale et se déployait dans un lieu vivant, où les différents acteurs (architectes, scénographes, artistes et visiteurs) participent chaque jour à la construction du pavillon, en assumant le chantier comme source d’échange et de partage.
A Avec pour thématique “Métacité”, le pavillon français dirigé par Bouchain et le collectif EXYZT a proposé la “Métavilla”, pavillon expérimental, convivial et habitable.
F 11. Aménagement provisoire du futur site de l’éco-quartier fluvial de l’Île-Saint-Denis en 2017 qui interroge la construction en terre crue. ©Bellastock