MÉMOIRE DE RECHERCHES 2022_(PER)DURABLE (Partie 2)

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C. ENGAGEMENT COLLECTIF ET BIEN COMMUN

Une implication plus active de la population dans le projet dépend donc grandement de la posture que l’architecte choisit de prendre. Cet engagement, qui peut intervenir avant, pendant, en parallèle ou même après le projet, se remarque le plus souvent dans l’espace public A. Il est, par sa nature complexe , le lieu des rencontres et des conflits, où la population peut se retrouver pour en faire l’usage et le parcoursB.

L’espace public est également un lieu où la société s’exprime. Il est l’expression même d’un espace commun, partagé par tous ceux qui le parcourent. En donnant la possibilité à chacun de s’inscrire dans un collectif pour concevoir les lieux en collaboration, on en accroît l’appropriation. C’est ce que défendait déjà Henri Lefebvre en 1968 lorsqu’il publiait Le droit à la villeC. En effet, en postulant que les relations sociales structurent la ville, et que chacun a le droit de participer à la création

A Nous parlerons ici de l’espace public physique, bien que le virtuel soit omniprésent avec le développement des modes de communications.

B Ce dernier est complexe–du latin complexus–et renvoie, comme l’expose Edgar MORIN (sociologue et philosophe français), à « ce qui est tissé ensemble », dans « La stratégie de reliance pour l’intelligence de la complexité », dans Revue internationale de systémique, vol. 9, n° 2, 1995.

C LEFEBVRE, Henri (philosophe français du XXe siècle), Le droit à la ville, Paris, Anthropos, 1968.

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de l’espace urbain, il souligne cette volonté collective de permettre à l’habitant de « penser la vie de quartier et la vie de ville » pour sortir de ce système décisionnaire dans lequel les élites décident pour le compte de tous. Bien entendu, il parait nécessaire de s’inscrire dans une certaine forme de hiérarchie décisionnaire et donc institutionnelle pour faire société. Ici, c’est surtout l’espace d’expression qui se réclame car l’engagement collectif « devient fondamental pour exercer l’égalité et la liberté d’agir » D

F 12. A l’occasion de l’événement mondial Park (ing) Day, les places réservées aux véhicules habituellement sont investies par la population. Cela donne lieu à des expérimentations en tout genre, ici à Paris en 2012. ©Bruno Coutier

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D DEVILLE, D., « Redécouvrons le droit à la ville », The Conversation [en ligne], 2018.

Dans les démarches alternatives d’aménagement des territoires évoquées précédemment, l’activation de la population engendre couramment un engouement participatif contagieux, qui engage pleinement les habitants à se réapproprier leur environnement afin de le transformer. Ces initiatives ont pour but de rassembler et créer du lien entre les individus. En ce sens, on peut parler d’une activation de la société, des communautés ou des collectivités*, termes aux représentations polymorphiques et aux significations à la fois distinctes et imbriquées.

Bien évidemment, les débuts peuvent être poussifs et faire face à un rejet instinctif de la population pour des démarches qui sont ou s’apparentent à de la politique. C’est pourquoi il est important, voire primordial, de s’imprégner du contexte et sensibiliser les individus en amont du projet. Une fois adhérents à la démarche, les usagers, accompagnés par un ou plusieurs spécialistes (architectes, urbanistes, designer, constructeurs), éprouvent les lieux sans pour autant en être propriétaire d’un point de vue juridiqueA. Cette vision d’un patrimoine commun qui régirait l’espace public, s’inscrit pleinement dans la lignée des cités-jardins d’Ebenezer Howard, dans lesquelles le sol était une propriété publique ou administrée pour le compte de la communauté mais dans lesquelles les habitants pouvaient intervenir afin d’améliorer leur environnement.

A Au plan juridique « la propriété ‹ est » le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue « (article 544 du Code civil). Ce droit s’applique aux biens de toute nature, aux meubles comme aux immeubles.

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F 13. Le projet Parkcycle Swarm a été conçu comme un « outil d’urbanisme nomade » pour se réapproprier l’espace public en créant des « espaces verts » n’importe où et n’importe quand, 2013. ©N55

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Si l’on ne parle pas ici de propriété — même s’il serait intéressant de creuser l’idée théorique d’une certaine copropriété de l’espace public (mélange de propriété individuelle et collective) afin d’en accroître la responsabilité — c’est plutôt autour de la notion de bien commun que ces lieux s’organisent. Ce concept définit un mode de propriété singulier et fait son apparition dans l’Antiquité pour assurer l’harmonie collective. En effet, bien que Platon et Aristote aient des divergences d’opinion sur la définition exacte de ce termeA, il en découle tout de même une recherche d’intérêt général dans les actions menées par une diversité d’individus à l’égard de la cité.

La construction de l’homme contemporain prend paradoxalement racines dans une histoire profondément tiraillée entre sédentarité et nomadismeB ; l’architecture liée à ce dernier mode de vie nous a enseigné que la propriété n’est pas l’unique façon d’occuper les sols, il en existe aussi toute une symbolique. Être de passage, investir les lieux de façon éphémère, à la manière des peuples berbères, ou comme peuvent le faire les installations foraines et circassiennes en France par exemple, est une autre manière de s’approprier l’espace public. Cette architecture nomade, mobile est un terrain d’expérimentation pour de nombreux designers et architectes, puisqu’elle questionne l’empreinte de la

A Platon introduit l’idée d’une absence de possession en propre et d’un partage de l’habitat et des repas tandis qu’Aristote soutient que la communauté des biens génère plus de différends que l’appropriation privée. PLATON dans La République, vers 370, et ARISTOTE dans la Politique, IVe s. Av. J.-C.

B ATTALI, Jacques (écrivain et économiste français), L’homme nomade, Paris, Fayard, 2003, qui retrace l’histoire de la condition nomade de l’homme et des oppositions perpétuelles avec les sédentaires.

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F 14. Camper bike, USA, 2008. ©Kevin Cyr

construction sur les territoires, la temporalité des lieux ou encore l’adaptation permanente à de nouveaux environnements.

Pour intégrer cela, l’homme doit entretenir une relation amicale avec son milieu, prendre plaisir à participer aux changements et aménagements de ses espaces de vie, dont l’espace urbain fait évidemment partie. Ce mode de pensée renvoie à une définition des « lieux infinis » donnée par Encore Heureux. Ces derniers commencent toujours par « [une] rencontre entre des individus et un lieu dans lequel ils reconnaissent un potentiel » A. Comme le souligne Norberg Schulz, la notion de respectB du lieu est primordiale dans cette relation. Prendre soin du lieu est une condition sine qua non pour que ce dernier continue de vivre. Cela implique d’accepter les choses telles quelles sans s’interdire d’intervenir sur ce qui est donné, afin de collaborer au développement du lieu.

Il est important de noter que le collectif n’exclut pas pour autant les individualités. En effet, l’espace public possède une double nature. Il désigne un lieu d’intimité et de rencontre, un territoire d’épanouissement personnel mais également propice au regroupement collectif. Chaque usager perçoit et habite différemment l’espaceC selon son niveau de vie, son âge, son mode de circulation, etc. Si l’espace est partageable

A ENCORE HEUREUX, Lieux Infinis, construire des bâtiments ou des lieux ?, Paris, éditions B42, 2018, p.15-16.

B SCHULZ, Norberg (architecte, historien et théoricien de l’architecture norvégien), L’art du Lieu, Le Moniteur, Paris, 1997.

C Concept d’espace perçu et d’espace vécu, développé par H. Lefebvre dans Le droit à la ville, 1968.

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entre tous, l’expérience qui en découle est par nature individuelleD. Les individus existent alors indépendamment au sein d’une communauté, même s’ils en partagent des valeurs, ambitions, compétences, et se font leur propre usage du lieuE. Ce dernier est donc un commun partagé par tous et dans lequel chacun peut apporter sa contribution. À la manière du projet Inside Out de JRF, les individualités s’activent sous l’impulsion de l’artiste et « s’exposent » pour servir le

D « Fait d’acquérir, volontairement ou non, ou de développer la connaissance par la pratique et par une confrontation plus ou moins longue de soi avec le monde », CNRTL.

E SCHULZ, Norberg, L’art du Lieu, 1997.

F JR est un photographe français dont le projet Inside Out, a appelé à une mobilisation d’échelle mondiale. Les participants pouvaient afficher leurs portraits dans l’espace public. Quelques 415 000 portraits ont été collés dans 138 pays.

F 15. Inside Out Project. A Times Square en 2013, des centaines de portraits envahissent l’espace public. ©JR

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propos d’une œuvre collective visant l’appropriation de l’espace public. Chaque individu existe au sein d’une communauté d’ampleur internationale.

Cette liberté d’appropriation redessine perpétuellement cet « espace partagé » A, au fil des arrivées des individus. Le lieu apparaît alors comme une œuvre collaborative par nature, dont le dessin ne peut être figé dans le temps, puisque modifié en permanence. Autrement dit, parce qu’il est porteur d’expérience, l’usager est à la fois habité par le lieu mais il en conditionne également l’existence, peu importe la technicité ou l’esthétique de l’architectureB.

L’individu, nomade, donne sens à la ville lorsqu’il s’y perd, quand on ne lui impose pas un chemin, une manière de faire, comme l’évoque Yasmine Abbas dans Le néo-nomadismeC. Cette idée est parfaitement illustrée avec le phénomène de « lignes de désir » D. Il faut laisser la place à l’homme d’habiter les lieux, de se les approprier, de créer ses propres usages et programmes, au risque qu’il le fasse de force.

A TERRIN, J-J., (architecte), Le piéton dans la ville, l’espace public partagé, Marseilles, Parenthèses, 2011.

B LA CECLA, Franco (anthropologue italien), Contre l’architecture, Paris, Arléa, 2008, p.125.

C ABBAS, Yasmine (architecte et ethnographe urbaine), Le néo-nomadisme, Limoges, Fyp, 2011.

D Dans l’espace public, une ligne de désir est un tracé de la ville dessiné par les usagers qui signale un aménagement urbain inapproprié. Ces sentiers non-officiel naissent de l’érosion d’un passage répété d’usagers.

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F 16. Lignes de désir tracées au grès de l’usage et du temps à Saint-Etienne ©Alban Morin et au parc Guelfucci à Istres. ©L’Heureux Cyclage

Mais se rassembler, et exister au sein d’un collectif permet aussi de proposer une force d’opposition crédible, notamment face à des institutions (État, collectivité locale ou territoriale) souvent très éloignées des recommandations citoyennes. Partager des convictions et des volontés en communauté peut mener à des renversements de projets initiés par des instances, des politiques, et ainsi mettre à mal la figure de l’urbaniste et de l’architecte. Cela peut se traduire par des formes d’occupations spatiales variées, que l’on peut qualifier « d’urgence » ; de la très symbolique barricade à des « envahissements » plus conséquents tels que les camps de migrants à Calais A ou encore la ZAD Notre-Dame-Des-Landes B . Ces « lieux de vie » C sont développés, auto-construits et habités par des communautés, sans architectes. Ces « autonotopies » D soulignent le pouvoir — ou la détresse — des usagers dans une volonté de faire, de s’exprimer et de s’approprier même de force l’espace public. Ces lieux sont le reflet du monde « de la débrouille » et du « bricolage » mais doivent être évocateurs pour les architectes quant au potentiel des individus, parfois dans l’obligation de trouver des solutions pour s’en sortir et se faire entendre.

A En référence à la “Jungle de Calais”, qui désigne depuis les années 90 les différents espaces habités par les migrants tentant de passer en Angleterre.

B Expérimentation sociale de vie en société non marchande montée par les opposants au projet d’aéroport du Grand Ouest, à Notre-Dame-des-Landes, en Loire-Atlantique.

C Référence à l’œuvre photographique éponyme de Camille Gharbi réalisée en 2016 sur la « jungle de Calais ».

D Terme utilisé par Jade Lindgaard (journaliste) pour définir ces formes d’habitation particulière dans Lieux-Infinis, « Deviens le territoire que tu défends », 2018, p.109-116.

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F 17. Une habitation, une église et une boîte de nuit dans la “Jungle de Calais”, Lieux de vie 2016. ©Camille Gharbi

Ces exemples mettent en évidence l’engagement et l’implication des communautés qui peuvent s’exprimer par le faire . Passer par l’acte de construire pour concevoir ces lieux communs est un acte marquant pour les individus, puisqu’il engage le corps tout entier. L’appropriation est physique. Concevoir et construire en habitant permet aux acteurs de s’exprimer, de se rencontrer, puisqu’au travers de la construction, c’est le partage et la transmission de biens et de connaissances qui peut s’établir. Lors de la biennale de Venise de 2006, Patrick Bouchain et le collectif EXYZT ont échafaudé un pavillon qui a continué de se fabriquer devant les visiteurs. C’est par un travail manuel et collectif que l’on peut construire comme le souligne Pierre Schneider, cofondateur du collectif : « On a toujours besoin d’une troisième main, […] de se donner un coup de main pour réussir à construire ne serait-ce qu’une toute petite chose. Et on a très vite besoin d’une quatrième main, et d’une cinquième […]. Tout seul on ne vaut pas grand chose » A.

Mais créer collectivement suppose également le conflit. La discorde est inhérente à la vie de groupe. C’est au travers de ces divergences d’opinion que se crée la discussion, et de cet échange peuvent naître, ou pas, des solutions. Il n’y a pas d’obligation de trouver des réponses si la démarche satisfait et la « contrariété dans un groupe est obligatoire car elle reflète la liberté de créer à plusieurs » B , explique Patrick Bouchain au sujet de cette expérience. Par définition, « l’espace public est un lieu où se côtoient et se confrontent

B

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A SCHNEIDER, Pierre, Patrick Bouchain, Construire en habitant, 2006, p.61. Ibid, p.16.

différentes fonctions, […] il cristallise tous les conflits » C. La confrontation des idées de plusieurs individus au sein d’une communauté en fait apparaître de nouvelles, et permet de faire évoluer les situations et par conséquent les lieux qui les accueillent. C’est souvent dans ces instants que l’on peut se tourner vers l’architecte. Il se doit d’être attentif à ces discordes, pour en être le meilleur médiateur possible et ainsi essayer de faire avancer le groupe. Le travail collectif tend à responsabiliser chacun dans le projet, mais le statut de l’architecte reste primordial dans l’articulation de cet ensemble.

C TERRIN, J-J., Le piéton dans la ville, l’espace public partagé, 2011, p.17. F 18. Humeur n°5, Inauguration de chantier, 2021.
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II. (S’) ADAPTER POUR (S’) ÉTERNISER

A. Une architecture d’anticipation : normes et flexibilité

B. Une architecture vivante : inachèvement et incrémentalité

C. Une architecture durable : enjeux contemporains et à venir

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A. UNE ARCHITECTURE D’ANTICIPATION : NORMES ET FLEXIBILITÉ

Afin d’organiser au mieux la conception et la fabrication de ces lieux, l’architecte agit donc comme un stratège, au plus proche des usagers pour œuvrer en collectif. Mais un des enjeux majeurs de ces « lieux-infinis » réside dans la relation avec l’existant, le bâti, souvent délaissé ou tombé en désuétude. Il est donc essentiel d’en comprendre le contexte, l’histoire et ainsi saisir la relation qui préexiste entre le site et la population, en valorisant la matière présente.

Dans cette quête de construction collégiale d’un lieu où s’épanouir à la fois ensemble et individuellement, la question du déjà-là et du patrimoine sont inhérentes. La bonne intégration du projet dans un lieu passe par la compréhension du genius lociA de ce dernier. Pour Norberg Schulz, l’appréhension de la mémoire du lieu est « essentielle dans l’utilisation pleine et entière du lieu » B. L’identification du milieu, à savoir l’atmosphère perçue spontanément à travers des points de repère, raconte ce qu’est le lieu. Il est par conséquent important de bien connaître le comment du lieu pour en saisir l’identité et ainsi tenter de la faire revivre et

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A SCHULZ, Norberg, Genius Loci, paysage, ambiance, architecture, Bruxelles, Mardaga, 1997. B SCHULZ, Norberg, L’art du Lieu, 1997, p.47.

perdurer avec une communauté active à la tâche. Pour cela, il semble fondamental de permettre un minimum de flexibilité notamment dans la programmation de ces lieux, pour en favoriser les transformations.

Le sujet de la transformation en architecture sous-entend d’interroger les notions de réhabilitation, d’évolutivité et de réversibilité, distinguées dans le lexique de « faux amis » établi par Claire Henneguez et Patrick RubinC. Dans le premier terme, la transformation du lieu a pour but de le rendre conforme aux normes actuelles, le plus souvent en changeant sa destination et en intervenant majoritairement sur ses espaces intérieurs. L’évolutivité réside quant à elle, dans la « capacité d’évolution d’un ouvrage, anticipée dès sa conception ». Cette élasticité de l’architecture se hasarde à

C RUBIN, Patrick (Dir), FÈVRE, Anne-Marie, Construire Réversible, Paris, Canal Architecture, 2017, p.10-11.

F 19. Humeur n°6, Génie (incompris) du lieu, 2021.

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contrarier l’obsolescence d’un lieu en offrant des possibilités pour changer les affectations de ce dernier. Pour finir avec ce point lexical, la réversibilité est « la capacité d’un ouvrage neuf à changer facilement de destination ». Cette faculté repose sur un jeu de normes constructibles, qui définit des entre-deux standards comme des hauteurs sous-plafond idéales pour une activité de bureaux ou du logement par exemple.

Mais n’est-il pas envisageable de réhabiliter des lieux, existants donc, pour leur offrir une flexibilité assez large et ainsi leur permettre de changer de destination ? Il est bien évidemment plus simple de projeter cette éventualité dans certaines typologies de constructions plus que d’autres. L’ordonnancement d’un bâtiment industriel ou l’ossature poteau-dalle-poutre organisée à la manière de la maison Dom-ino de Le Corbusier, offrent plus de liberté d’aménagement. Ironique d’ailleurs, quand on sait que le Suisse avait réduit l’usager à un standard mais dont le principe apparaît comme une des solutions à la personnalisation de l’architecture.

En s’appuyant sur ces différentes notions, la transformation des lieux s’apparente plus à une « stratégie qu’à une composition finie et fermée » A. Cette architecture serait capable de produire des éléments flexibles et adaptables dans le temps pour répondre aux besoins de demain. La clairvoyance des architectes devrait alors permettre une meilleure anticipation de la périclitation du bâti et ainsi tenter de faire vivre les lieux plus longtemps. Faire revivre les délaissés ou ceux dont les

A MAZZANTI, Giancarlo, CONTAL, M.-H. (Dir), « Du projet social au sentiment de solidarité », Ré-enchanter le monde, l’architecture et la ville face aux grandes transitions, Paris, Gallimard, 2014, p.61.

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usages sont dépassés, en leur insufflant de nouvelles aptitudes pour s’adapter au fil du temps semble également un objectif à atteindre, notamment quand on sait qu’en 2020, 3 millions de mètres carrés de bureaux étaient vacants en région francilienneB.

Cependant, la réversibilité est régie par de nombreuses normes. Les « lieux-infinis » possèdent ce qualificatif car il est difficile d’imaginer ce à quoi ils ressembleront demain, bien que des thématiques fortes ancrent aujourd’hui ces lieux dans leurs environnements. Ils sont le fruit des transformations engagées par les communautés, soutenues par des architectes dans leur conception, construction et dans l’appropriation de ces derniers. Or, la norme impose aujourd’hui de nommer l’affectation d’un bâtiment lors d’un permis de construire, que ce soit pour une construction neuve ou pour une réhabilitation.

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B PETER, Cyril, « Bureaux en Île de France : un taux de vacances au plus haut depuis 2015 », Le Moniteur, 2021 [en ligne]. F 20. Humeur n°7, Désuétude, 2021.

Il serait peut être temps de revoir cette gymnastique entre normes et programmation si l’on veut tendre vers une architecture plus flexible et adaptable selon les besoins de demain, et ainsi changer de « tactique » A dans la réglementation de l’architecture. Ces dernières années, des évolutions notables dans la législation du bâti et de la construction ont permis d’ouvrir un peu plus ce débat. En effet, dans la perspective des Jeux Olympiques de Paris 2024, un décretB instaure le permis à double état dans l’optique de rendre plus simple la reconversion des infrastructures prévues. Ce permis permet d’indiquer la destination définitive des installations qui doivent faire effet dans un délai de 3 ans maximum après les jeux. Cette avancée souligne la volonté de tendre vers une architecture plus durable avec la possibilité de donner plusieurs vies à un bâtiment et ainsi éviter, dans le cas des Jeux Olympiques, de produire des sites qui tombent en ruines une fois les événements terminés.

Un des autres grands enjeux de la législation concernant la construction ces dix dernières années a été d’offrir plus de liberté aux architectes pour réaliser des réhabilitations. Il est souvent difficile d’appliquer les dernières normes en vigueur (sécurité incendie, accessibilité, relations avec des zones géographiques sensibles, normes écologiques, etc.) au patrimoine construit, également contraignant. C’est pourquoi des autorisations ont été accordée dans le cadre des permis de faire (2016), permis d’innover (2019) et permis

A RUBIN, Patrick, « tactiques, moyens et règles du jeu », Transformation des situations construites, Paris, Canal Architecture, 2020, p.104-105.

B Décret n°2018-512, 26 juin 2018, portant application des articles 10 et 15 de la loi n°2018-202 relative à l’organisation des jeux olympiques et paralympiques de 2024.

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d’expérimenter (2019), dont les prescriptions permettent de déroger à certaines contraintes juridiques dans le but d’intervenir malgré tout sur des sites plus complexesC. Ces évolutions législatives offrent plus de flexibilité pour construire ou réinvestir des lieux et permettent d’envisager un futur de l’architecture tourné vers des lieux multiprogrammés ou reprogrammables. Il est bien évidemment plus aisé de construire

C Permis de faire (art.88 de la loi LCAP, 2016) et Permis d’expérimenter (décret de loi LCAP, 2019) : permettent de déroger à certaines règles de construction et de sécurité sous réserve d’atteindre des résultats similaires à ceux garantis par ces normes. Permis d’innover (loi ELAN, 2018) : favorise l’innovation, en passant d’une logique d’obligation de moyens à une logique d’obligation de résultat. Il s’agit de mettre le projet avant la règle et ainsi permettre, par exemple, la réversibilité de certains projets.

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F 21. Ancien village olympique abandonnés à la suite des JO d’été de Berlin en 1936. ©John MacDougall

neuf, mais revaloriser et revitaliser un patrimoine en voie d’obsolescence doit constituer un potentiel créatif pour les architectes d’aujourd’hui et de demain.

Mais ne peut-on pas aller encore plus loin — ou plutôt revenir en arrière — en s’attardant un peu plus sur la théorie utopiste de Cédric Price des années 60 et son « non-plan », aussi appelé « non-programmation » A, dont le Fun Palace inspira Renzo Piano et Richard Rogers pour le Centre Pompidou à Paris. Cette idée, très critiquée à sa sortie car en opposition totale avec le mode de pensée de l’urbanisme de l’époque, voulait penser la ville comme une série de systèmes en perpétuelle évolution. Dans ce projet, les dispositifs offrent la possibilité aux usagers de déterminer, contrôler et façonner leur environnement plus facilement. Les bâtiments peuvent donc changer de destination au gré des besoins, et ainsi s’adapter aux évolutions permanentes de la population.

Il semble alors déterminant de concevoir des normes et des lieux plus ouverts aux changements, à l’appropriation physique, afin que les communautés, accompagnées d’architectes, soient en capacité de modifier leur environnement pour répondre à leurs besoins de demain. Un lieu dans lequel le destinataire a la possibilité de transformer, de moduler, d’adapter son milieu au fil du temps, serait pérenne puisque théoriquement moins contraint par l’évolution de la société. Mais pour atteindre une idée aussi « libre » de l’architecture, il est nécessaire que la législation fasse preuve d’assouplissement car les normes actuelles sont encore « trop frigides

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A PRICE Cedric, BARKER Paul, REYNER Banham et HALL Peter, « Non-plan : an experiment in freedom », New Society, n°338, 1969.

et pas adaptées au vivant » B . Il n’est, semble-t-il, plus uniquement question de chercher à anticiper les potentiels usages de la ville de demain, mais bel et bien de s’appuyer sur une logique plus libre et indéfinie dans la planification urbaine, pour que le patrimoine perdure au travers des transformations. Pour l’architecte et sociologue allemand Siegfried Kracauer, « la valeur des villes se mesure aux nombres de lieux qu’elle réserve à l’improvisation » C.

B KROLL, Lucien, « Ordres et désordres », Cité de l’architecture et du patrimoine, 2018.

C KRACAUER, Siegfried, Rues de Berlin et d’ailleurs, Paris, LesBellesLettres, 2013, p.77.

F 22. Humeur n°8, Polyvalence, 2021.

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F 23. Avant-après d’un projet de l’agence Elemental au Chili. En laissant du vide dans la construction initiale, les habitants peuvent agrandir leur maison quand ils en ont le besoin et les moyens. ©Cristobal Palma

B. UNE ARCHITECTURE VIVANTE : INACHÈVEMENT ET INCRÉMENTALITÉ

Le Corbusier exposait déjà cette idée qu’un lieu vit au travers des usages et des épreuves qui vont le constituer car l’architecture est une aventure qui nous échappe une fois qu’elle est livrée A . Pour que cette aventure puisse durer, il est nécessaire de laisser la place à l’improvisation. Le lieu doit avoir une part d’impersonnalité. Il faut qu’il soit ouvert, non fini, afin que l’usager puisse y entrer, s’en servir et le transmettre à son tour. L’histoire du lieu se construit ainsi, au travers des expériences vécues. L’architecture apparaît alors comme un livre vierge, support de l’histoire du lieu, dans lequel chacun pourrait en rédiger une partie, sans jamais signifier de point final pour ainsi laisser la possibilité à d’autres d’écrire indéfiniment une suite à cette dernière.

L’architecture doit offrir ce potentiel narratif aux usagers. En devenant une réelle « œuvre ouverte » B, elle est faite pour échapper aux normes et pour stimuler le spectateur, l’usager, qui est sollicité pour collaborer à son achèvement. Cette forme d’architecture inciterait encore plus les usagers à transformer les lieux qu’ils habitent — ils le font déjà par leur présence physique

A Voir LE CORBUSIER, Vers une architecture, Paris, éditions Crès, 1923.

B ÉCO, Umberto, L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1965.

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et leurs marquages visibles des espaces (graffitis, détournement d’usages) — pour devenir bel et bien les acteurs d’un lieu qui existaient avant leurs arrivée et perdurera après leurs départs. Cette dynamique fut l’objet de l’expérience menée à Nantes lors de l’exposition rétrospective autour de l’atelier KrollC. Le collectif ETCD, a conçu quelques jours avant l’inauguration un « appartement témoin » sans le terminer. Tout au long de la période d’exposition, différents groupes d’individus se sont succédé pour habiter l’installation, transformant à chaque relais ce lieu de vie.

D Collectif d’architectes, de constructeurs et d’artistes qui œuvre sur les champs de l’architecture et de la ville.

F 24. Planning des résidences de l’appartement témoin au Lieu Unique, Nantes. ©Collectif ETC

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C « Simone et Lucien Kroll, une architecture habitée », Le Lieu Unique, Nantes, 2013, organisée par P. Bouchain.
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F 25. Quatre aménagements de l’appartement témoin réalisé pour l’exposition dédié au couple Kroll à Nantes par Bureau Cosmique, ETC, Filegrain et MIT. ©Collectif ETC

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Mais ce perpétuel renouveau de l’architecture ne remet-il pas en question la pertinence, au XXIe siècle, de l’architecture pérenne ? Cette architecture, qui contrairement à un jardin, commence à mourir dès lors qu’elle est livréeA. N’est-il pas plutôt temps de tendre vers une architecture éternellement renouvelable et éphémère ? Dans « éphémère », on peut entendre démontable, recyclable, réutilisable. Bien évidemment cette architecture transitoire, « temporaire », questionne ce qui a été dit précédemment concernant la mémoire du lieu , ce qui traverse le temps. Cependant, l’ambition d’offrir plusieurs vies à un lieu à travers une passagèreté de sa forme physique et spatiale, n’empêche en aucun cas d’en transmettre la mémoire. Dès lors que ces modifications périssables s’attellent au respect du lieu, alors l’âme de ce dernier perdurera aussi longtemps qu’il y aura de transformation.

L’éphémère n’exclut pas une absence de contexte ou d’attachement à l’histoire. La mémoire du lieu persiste dans la pierre, dans le sol et se transmet entre les usagers qui l’habitent ou le parcourent. L’exemple — démesuré mais néanmoins explicite — d’une ville éphémère en IndeB illustre parfaitement l’idée développée ici. À l’occasion d’un pèlerinage hindou qui s’effectue tous les 12 ans, 100 millions de personnes se rejoignent au confluent de deux fleuves sacrés et bâtissent ensemble une ville entière, avec des habitations pour 7 millions d’entre eux, un commissariat, un hôpital et autres

A CLÉMENT, Gilles (jardinier, écrivain), « L’inconnu à venir », Lieux Infinis, 2018, p.127-130.

B Lors de la fête du Kumbh Mela, exposée dans la conférence de Rahul MEHROTRA (architecte), « Les villes éphémères, une merveille architecturale », TED, 2019 (consulté le 22-08-2021).

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F 26. Ville éphémère lors du Kumbh Mela. Hôpitaux, commissariat, habitations et même des ponts y sont construits pour rejoindre les rives afin d’habiter le lieu. ©R.M. Nunes

commodités que l’on retrouve dans une réelle mégalopole. Construite en 10 semaines, avec une durée de vie de 55 jours avant d’être démontée en 10 jours seulement, cette ville souligne cette volonté de faire perdurer un lieu, par le biais d’infrastructures volatiles mais qui s’inscrivent dans une histoire forte.

Cette forme d’architecture peut inquiéter car elle semble hors des cadres, incontrôlable et instable par nature. Historiquement, la sédentarisation a toujours été plus réconfortante que la figure de l’étranger et du nomade A. Mais dès lors que l’on s’accorde à dire que tout lieu est voué à tomber en désuétude, voire à disparaître (démolition), alors il faut penser l’architecture comme le théâtre des possibles, où le videB permettrait la projection de chacun dans l’espace. L’architecture devient vivante car, en offrant la possibilité de l’habiter, elle se transforme. Il est par conséquent important de penser le vide, le rien, pour que l’on « […] s’empresse de mettre quelque chose, une pratique, une fonction, un manque […] » C à l’intérieur.

Le vide crée un désir à combler et active ainsi implicitement la population. Cette architecture « organique », qui suit les formes vivantes (les usagers), peut ainsi s’adapter plus aisément aux métamorphoses de la société. Cette flexibilité laisse la possibilité aux individus de prendre possession du lieu, de se l’approprier

A ATTALI, Jacques, L’homme nomade, 2003.

B Dans L’espace vide, écrits sur le théâtre, Paris, Seuil, 1968, 1977 (version française), Peter BROOK (metteur en scène et écrivain britannique) théorise une nouvelle conception de la scénographie, en renonçant au décor pour offrir une liberté spatiale aux comédiens pour jouer et créer.

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C PEREC, Georges, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 2000.

pour éveiller leur curiosité et ainsi faire valoir leur droit de faire . L’architecte se doit de mettre en place une situation d’éveil pour attiser cette attitude de l’usager — intégrer ce dernier dans la construction intellectuelle et physique la renforce encore plus — à travers des installations capable d’expérimenter l’autoréalisation du lieuD.Ce fût le cas à Auch avec la réha-

D SCHULZ, Norberg, L’art du Lieu, 1997.

F 27. Théâtre, danse, skate, jonglerie. Les visiteurs s’approprient les espaces vides centraux du Centquatre à Paris. ©Paul Fargues ©Atelier Novembre

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bilitation d’un site délaissé, communément appelée la Convention, par de futurs résidents, dont 3 architectes. Outre l’avantage économique que ces 15 000 heures d’auto-construction ont permis (en moyenne 30 à 50 % d’économies par rapport à du neuf), c’est bien la relation qui existe aujourd’hui entre les habitants et le lieu qui est inspirante.

Les lieux se construisent et se déconstruisent donc au fur et à mesure que les besoins s’en font sentir. Cette architecture progressive et incrémentale * suppose encore une fois de s’extraire des normes actuelles. Ces lieux ne sont jamais finis car toujours en perpétuelle construction, il paraît donc paradoxal de vouloir en faire la livraisonA. Cette méthode de projet implique pleinement l’individu dans la réalisation de son environnement, puisqu’il va l’investir par étapes, seul, ou au sein d’un collectif. C’est ce qui rend ces lieux complexes et qui ne permet pas de les qualifier avec exactitude. Il s’agît plutôt ici de les « in-définir car ils supposent une ouverture sur l’imprévu pour construire sans fin le possible à venir » B . Ces « lieux infinis » se rejoignent le plus souvent sous l’étiquette de « lieux culturels » car ils incarnent et accueillent une idée plus large de la culture.

L’appropriation de l’espace peut être difficilement anticipé et planifié car, par définition, laisser de la liberté aux habitants engendre des formes spatiales infinies.

A Acte par lequel l’ouvrage est remis à l’acquéreur. La réception des travaux, aussi appelée livraison de chantier, s’effectue en plusieurs étapes de contrôle avant de pouvoir habiter les lieux.

B ENCORE HEUREUX, Lieux Infinis, construire des bâtiments ou des lieux ?, 2018, p.16-17.

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Sans ce vide laissé par les architectes, il serait alors beaucoup plus difficile pour les individus de s’exprimer dans les lieux qu’ils habitent. Ce non-finito C en architecture, permet aux usagers de se projeter et ainsi dépasser les attentes initiales. Les usages d’un lieu dépendent de la volonté des individus qui le parcourent et l’habitent. C’est ce qui s’est produit à Bordeaux avec des appropriations surprenantes de la place du Miroir d’eau. « Les gens l’ont adopté de façon assez phénoménale. On l’avait un peu anticipé, mais ça nous a dépassé. Ils en ont fait un lieu urbain comme il en

C « Expression italienne qui désigne l’état d’inachèvement d’une œuvre d’art », Universalis [en ligne].

F 28. La Place de la Bourse et son Miroir d’eau est un véritable lieu de vie, que les enfants s’empressent d’investir par beaux temps. ©C. Bouthé

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existe peu » A s’étonne même Michel Corajoud, paysagiste chargé du projet face aux nombreux skateurs, danseurs, chanteurs et aux groupes d’enfants qui s’y baladent en maillot de bain.

Dans ces lieux où l’on expérimente et où l’on improvise, le caractère « éphémère » (abordé précédemment) des interventions spatiales permet d’accepter plus facilement l’erreur. Car ce qui semble être le plus important n’est pas le résultat final, mais bel et bien les interactions humaines et sociales qui en découlent. Laisser place à l’improvisation dans ces endroits particuliers, sous-entend d’accepter l’idée d’expérimentation. En effet, en donnant des outils aux individus, on leur accorde la possibilité de saisir des opportunités. Offrir ces espaces d’épanouissement, dans lesquels une communauté peut tenter de, se risquer à, s’exercer et entreprendre, rend possible la sérendipité B . Le droit à l’erreur est également moteur pour ces projets, puisqu’il accompagne une implication plus audacieuse et solidaire. Cette architecture vivante, indulgente, inachevée et construite par étapes, est par conséquent capable de « produire des comportements et une nouvelle dynamique » C d’interactions. Elle semble alors propice au développement d’un environnement social différent, enthousiasmant et porteur d’innovations.

A AFP, « À Bordeaux, les grandes ondes inattendues du Miroir d’eau », [en ligne] L’express, 2014.

B « Le nom sérendipité est […] un emprunt de l’anglais serendipity : don de faire par hasard des découvertes fructueuse », Académie Française [en ligne], 2014.

C MAZZANTI, Giancarlo, CONTAL, M.-H. (Dir), « Du projet social au sentiment de solidarité », Ré-enchanter le monde, l’architecture et la ville face aux grandes transitions, 2014, p.55.

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