La saveur du Bresil

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MINISTÈRE DES RELATIONS EXTÉRIEURES

Textes du Brésil

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Nº 13 La saveur du Brésil

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Ministère des Relations Extérieures www.mre.gov.br 2008

Ministery of External Relations

www.mre.gov.br Ministre d’État Ambassadeur Celso Amorim Secrétaire Général des Relations Extérieures Ambassadeur Samuel Pinheiro Guimarães Neto Sous-Secrétaire Général de Coopération et de Promotion Commerciale Ambassadeur Ruy Nunes Pinto Nogueira Département Culturel Embassadeur Paulo César Meira de Vasconcellos Coordination de la Divulgation Secrétaire Mariana Lima Moscardo de Souza Secrétaire Evandro de Barros Araújo Organisation Secrétaire Bruno Miranda Zétola Andréa Milhomem Seixas Traduction Flávia Medeiros de Carvalho Révison Daniel Ribeiro Merigoux

La saveur du Brésil

Projet Graphique et édition d’art : Priscilla Campos - Formatos Design Gráfico Illustration de couverture : Marché à Bahia. Jean León Pallière, 1812.

Imprimé par :



La saveur du BrĂŠsil


Index Préface, 4 Eddy Stols

Le métissage des aliments, 7 Paula Pinto e Silva

La cuisine à l’époque coloniale, 15 Ricardo Martins Rizzo

Politique, littérature et alimentation : José de Alencar et les saveurs dissonantes de la nation, 21 Carlos Kessel and Mônica Tambelli

La gastronomie au temps du Baron, 26 Rodrigo Elias

Feijoada : histoire brève d’une institution comestible, 33 Vinicius de Moraes

La feijoada à ma façon, 40 Bruno Miranda Zétola

Racines du Brésil, 43 Alexandre Menegale

Une douce Histoire du Brésil, 52 Adriano Botelho

La géographie des saveurs ou Essai sur la dynamique de la cuisine brésilienne, 61 João Rural

Les sentiers de la saveur, 71


Tião Rocha

La saveur de Minas Gerais, 78 Alice Mesquita de Castro

La saveur du cerrado: Humez, goûtez, sucez, aimez., 95 Robério Braga

La saveur de l’Amazonas, 102 Carlos Roberto Antunes dos Santos

La saveur du Paraná, que la fête commence : le Barreado, expression artisanale de la cuisine du Paraná, 111 Carolina Cantarino

Baianas do acarajé : une histoire de résistance, Mariana (Mainha) et Cleusa Oliveira, Baianas do Acarajé

Entretien, 123 Alex Atala

Entretien, 129 Ricardo Luiz de Souza

Caipirinha, autrement dit cachaça, citron et sucre : brève histoire d’une relation, 139 Comment faire une caipirinha traditionnelle, 147 Demóstenes Romano

Savoir reconnaître une bonne cachaça, 151 Carlos Eduardo Corrêa Nogueira

Entretien, 157

Glossaire général, 166


Préface “D

ites-moi ce que vous mangez et je vous dirai qui vous êtes.” Cette célèbre maxime de Brillat-Savarin exprime avec à-propos le rapport entre les individus et l’alimentation. S’alimenter est bien un acte biologique, mais manger est un acte social et culturel. Les diverses procédures qui accompagnent le manger, depuis la préparation des ingrédients jusqu’à l’ingestion, dépouillent les aliments de leur apparente neutralité pour révéler les particularités culturelles où ils sont insérés. L’acte de manger englobe, d’une part, les influences de structures résultant de processus historiques complexes, d’autre part la nature idiosyncrasique de chaque individu. La sélection des aliments, la façon dont ils sont cultivés, préparés et servis, ainsi que les modèles de comportement à table, les conceptions entourant l’alimentation et les repas, s’insèrent dans des manifestations culturelles et des structures sociales plus amples. La mémoire gustative est un trait majeur de la relation nourriture-culture. L’association entre une certaine saveur et une circonstance spécifique se noue le plus souvent au niveau individuel, mais, comme cette relation se produit aussi dans le champ

d’une société, elle forme un tout. Les Brésiliens qui habitent loin de leur pays, de même que les étrangers ayant séjourné au Brésil, ont certainement en mémoire un souvenir lié à la dégustation d’une feijoada, d’un acarajé, d’une caipirinha ou d’une bonne cachaça. Tout comme il y a une “nostalgie des petits plats de grand-mère”, il y a aussi une “nostalgie de la nourriture brésilienne”, autrement dit une mémoire gustative, à la fois individuelle et collective, constituée en élément essentiel de la consolidation des liens de l’identité. Qu’est-ce que la cuisine brésilienne ? Rien qui puisse se résumer à un inventaire de produits typiques, comme le manioc. Il s’agit d’une culinaire complexe et dynamique, caractérisée par l’absorption de certains produits, ainsi que par certaines techniques et normes de consommation, qui ont forgé les diverses habitudes alimentaires typiques du pays. L’appétissante diversité d’un pays aussi vaste et riche en culture que le Brésil ne pourrait être réduite à une seule habitude alimentaire ou à quelques stéréotypes. Aussi nous considérerionsnous comblés si la présente édition de Textes du Brésil pouvait donner ne serait-ce qu’un aperçu

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de cette diversité d’habitudes alimentaires. Ce recueil se voudrait une sorte d’apéritif, une invitation lancée aux amoureux de la bonne table, pour qu’ils approfondissent leur connaissance du monde délicieux de la culinaire brésilienne. Cette revue se présente en quatre parties. En guise d’entrée, nous vous offrons un ensemble de réflexions sur la formation de la cuisine brésilienne, où nous abordons le mélange entre aliments, tel qu’il s’est produit au Brésil, et la formation des habitudes alimentaires du peuple brésilien, à travers quelques-uns de ses développements dans la société. Nous vous convions ensuite à découvrir certaines de nos préférences nationales culinaires, autrement dit les aliments communément appréciés par les groupes sociaux brésiliens les plus divers : la feijoada, le manioc et quelques sucreries brésiliennes. Dans la troisième partie, nous arrivons au plat de résistance de la diversité culinaire brésilienne : les spécialités régionales. Le vaste répertoire de plats et d’habitudes alimentaires typiques de chaque région du pays dévoile un peu de la richesse gastronomique incrustée dans la diversité culturelle brésilienne. Et, pour finir, quelques boissons

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brésiliennes, comme la caipirinha, la cachaça et le vin brésilien. Si la caipirinha et la cachaça n’ont plus besoin plus d’être présentées à la communauté internationale, la qualité des vins brésiliens, bien qu’elle ait gagné en prestige, demeure peu reconnue hors de nos frontières. Les textes qui suivent offrent donc une vision d’ensemble de la culinaire dans la culture brésilienne. Nous souhaitons que cette édition puisse provoquer, autant que possible, la saudade - c’est-à-dire la nostalgie - de la nourriture du Brésil, chez tous ceux qui ont eu le privilège d’y goûter, qu’ils soient Brésiliens ou non. Pour ceux qui n’en ont pas eu l’occasion, puisse cet avant-goût les inciter à entrer dans l’univers gastronomique brésilien. Il aurait été irresponsable de notre part d’éveiller l’appétit chez le lecteur sans lui donner les moyens d’assouvir l’envie de manger ; vous trouverez donc en annexe à cette revue un livre de recettes. Bonne lecture, et bon appétit !

La coordination de la divulgation


Fruits. Marché Ver-o-Peso. Belém / PA. Photo : Mônica Tambelli

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Eddy Stols

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Le mĂŠtissage des aliments


L

a purée de mandioquinha, une racine du genre manioc, vient de réussir aux tables parisiennes, sa consécration gastronomique par des chefs renommés, en même temps, à Bruxelles, lors des réceptions des technocrates européens, circulent des plateaux pleins de empadinhas ou chaussons aux crevettes fournis par d’anonymes cuisinières brésiliennes. La réédition des travaux pionniers sur l’histoire de l’alimentation de Luís da Câmara Cascudo et Eduardo Frieiro et des publications gastronomiques, couronnées internationale-

La cuisine brésilienne naît comme une pratique très hybride, qui incorpore par un métissage continu non seulement les produits et les préparations portugaises et indigènes, mais aussi africaines et asiatiques. Comme tel, elle se développe très tôt comme une des plus globalisées, en incluant toutes les régions et les couches sociales, sans pour autant céder en originalité aux cuisines les plus renommées des Amériques, la mexicaine et la péruvienne. Sans doute, celles-ci ont eu une meilleure réputation, puisqu’il s’agit de cultures plus structurées

ment comme la série A Formação da Culinária Brasileira (La Formation de la Cuisine Brésilienne) du Senac (Service National d’Apprentissage Commercial), confirment que l’art culinaire brésilien revendique désormais sa place dans la cuisine mondiale. En réalité, déjà au XIXe siècle, les menus européens présentent des ‘consommés à la tapioca’ (bouillon épaissi avec de petites perles de farine de manioc) et des ‘brésiliennes’ (tourtes ou glaces garnies de noix du Brésil- castanhas-do-Pará). Si l’on veut bien remonter aux premiers siècles de la période coloniale, on doit bien constater que les terres du Brésil mènent la danse de la mondialisation des aliments, dès qu’on considère l’échange de l’Amérique non seulement avec l’Europe, mais aussi avec l’Asie et avec l’Afrique. Par l’entremise des Portugais, le manioc devient une substance de base en Afrique, la noix de cajou se familiarise aux caris de l’Inde, la patate douce s’implante à l’île japonaise de Kiushu, en même temps que les broas du Nord du Portugal inaugurent la substitution des céréales européennes par la farine de maïs, comme dans la polenta de Veneto. En revanche, les côtes brésiliennes s’enrichissent avec les cocotiers, bananiers, manguiers, jaquiers, jambosiers, poivres, palmiers de dendé. De plus, le pays se peuple aussi de bétail et de volaille, non seulement d’origine européenne, mais aussi des pintades africaines ou des zébus.

et par conséquent, bien mieux décrites par les chroniqueurs de la conquête. Bernardino de Sahagún et Bernal Díaz del Castillo s’enchantent à la vue de la richesse des marchés indigènes et la magnificence des festins de Montezuma. Ils y découvrent des produits surprenants comme le cacao. Même les tapisseries flamandes intronisent dans leur décoration prestigieuse le majestueux dindon et le lama, “l’agneau des Andes”. Cependant, les conquérants espagnols ont organisé plus systématiquement le transfert de leur agriculture et de leur élevage au Nouveau Monde. Le grand festin organisé en 1538 par le conquérant Hernán Cortés dans la capitale de la NouvelleEspagne illustre à souhait cette autosuffisance. À ce moment-là, il y a déjà là-bas la première taverne de style espagnol. Un peu plus tard, de grands couvents féminins mettent au point des recettes sophistiquées pour recevoir leurs visiteurs masculins. En comparaison, la culinaire luso-brésilienne fait figure de modeste et presque banale. Si en Espagne l’édition des recettes de cuisine est aussi précoce et abondante comme en Italie ou dans les Flandres, il est attendu au Portugal jusqu’à 1680 l’Arte da Cozinha (l’Art de la Cuisine), de Domingos Rodrigues et jusqu’à 1780 O Cozinheiro Moderno (le Cuisinier Moderne), de Lucas Rigaud, les deux seules livres de culinaire publiés pendant toute la période coloniale. Si le maïs mérite auprès des jésuites espagnols dans la peinture et sculpture baroque un statut eucharistique de pain divin, le manioc ne gagne jamais ce prestige dans l’iconographie et reste rejeté comme

Condiment indien fait à partir de mélanges de diverses épices, le safran en particulier. Connu aussi sous le nom anglais curry.

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Fruits. J. B. Debret.

une racine presque diabolique, bonne à alimenter la paresse. Des chroniques générales du Brésil demeurent presque inconnues et manuscrites, se sont elles qui explorent les richesses comestibles de sa généreuse faune et flore brésilienne comme o Tratado Descritivo do Brasil (1587) (Le Traité Descriptif du Brésil), de Gabriel Soares de Souza, ou les Diálogos das Grandezas do Brasil (1618) (Dialogues des Grandeurs du Brésil), de Ambrósio Fernandes Brandão. Ce manque d’égards pourrait être attribué à la politique controversée du secret du Portugal, puisqu’il ne convenait pas à la Couronne portugaise de révéler encore un plus le riche potentiel nutritif des capitaineries brésiliennes, célébré dans les publications de voyageurs français comme Thevet ou Léry ou aux lettres jésuitiques. La valeur stratégique du manioc, qui offre des vivres bon marché et sains, aussi bien pour les soldats, que pour les esclaves, ne doit pas être éventée aux quatre coins. Une autre explication possible c’est que le Portugal portait

des élites et une plus grande participation populaire, principalement féminine, africaine et même indienne. Dans Grandeza e Abastança de Lisboa em 1552 (Grandeur et Aisance de Lisbonne en 1552), João Brandão présente sa ville comme une immense place d’alimentation. Il y raconte, en plus des taverniers, confiseurs, bouchers, pâtissiers, “cinq cent fours pour cuire le pain et mille femmes boulangères, qui font le pain ou vivent de sa vente”, et encore des centaines de cuscuzeiras, farteleiras, tripeiras, qui vendent du couscous, des biscuits et des tripes. D’autres femmes vendent du fromage frais, beurre cru et cuit, des vermicelles, des fèves et des prunes cuites, de darnes de poissons frits, des canards, des lièvres et d’autre gibier, des crevettes et des escargots, alféloas , gergilada , pinhoada , des fruits confits, des marmelades et orangeades aux personnes qui s’embarquent pour l’Inde et la Guinée. À la même Ribeira, au bord du Tage, il y a encore celles, qui grillent des sardines. Propres, riches, avec leurs

alors plus d’attention aux épices et aux fruits des Indes orientales, en permettant que ce soit imprimé à Goa, en Inde, os Colóquios dos simples e drogas da Índia (1563) (les Colloques des simples et drogues de l’Inde), de Garcia da Orta. Rien de similaire n‘est imprimé à propos de la culinaire luso-brésilienne. Sa moindre visibilité ressort en bonne partie de son propre processus création d’élaboration plus lente et diffuse, avec une présence moins évidente

“chaînes au cou, bijoux, bracelets”, plusieurs sont Africaines, esclaves ou affranchies. Elles préfigurent les negras do tabuleiro du Brésil .

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Pâte de sucre ou de melasse, à point grossier, qui écrasée avec les mains devient blanche. Utilisée pour faire des bonbons. Douceur faite avec les grains du sésame. Douceur faite avec du miel et des pignons Note du traducteur : negras do tabuleiro – les femmes noires qui vendent sur le plateau des fruits, pains, biscuits, douceurs,etc.dans la rue.


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Sur les centaines de petits navires qui partent des ports du nord du Portugal vers les côtes africaines ou brésiliennes, les marins improvisent là-même une bonne partie de leurs provisions. Des compagnons étrangers, comme le Vénitien Cadamosto (1455) ou le Flamand Eustache Delafosse (1479), racontent avec quelque fierté comment ils ont expérimenté le vin de palmier, les oeufs d’autruche, la viande de tortue coupée et salée comme si s’était du lard, ou encore de l’éléphant, bien moins savoureux. Tandis que les marins de la Compagnie des Indes

Leurs fruits varient de la délicatesse nordique des pommes, poires et cerises à l’exubérance méridionale des figues, melons, grenades, amandes. Ils ne méprisent aucune viande, surtout l’abattage rituel du cochon et la charcuterie de sarabulho et de boudins. Préférant plutôt les porcelets, les agneaux et les chevreaux, ils mangent rarement du veau et de la génisse, sans doute parce qu’ils destinent leurs bovins plutôt à la traction et à la traite du lait pour les fromages. En mer, aucun poisson ne les échappent, du thon jusqu’aux sardines sans oublier tous

Oriantales hollandaise mangent en groupes de sept, dans un seul bac, des aliments strictement réglementés, les navires portugais partent surchargés de grande variété de mets fins. Chacun y cuisine son propre repas selon son goût, mais toujours prêt à le partager. À bord, ils passent leur temps à la pêche; à terre, ils chassent ou collectent. Cette diète, gourmande de diversité, peut, ensemble avec les fruits citriques et les confiseries qui évitent le scorbut, expliquer une plus petite mortalité chez les navires portugais. Dès le début des découvertes, l’alimentation portugaise se caractérise déjà par un rare éclectisme équilibré entre les produits du monde atlantique et méditerranéen. Sur des terres hautes et basses, avec des climats différents, plusieurs fleuves et la mer très proche, les Portugais combinaient l’agriculture, l’élevage et la pêche avec la chasse et le ramassage. Leur cuisine alterne des pots-au-feu et des guisados avec des rôtis, le four avec le gril, le saindoux de porc avec l’huile d’olive ou le beurre. Ils compensent les céréales chères par les châtaignes, les légumineuses et les racines bon marché. Peu de diètes européennes consomment tant de plantes potagères, des choux, des courges, des navets et des oignons. Leurs assaisonnements mélangent les épices précieuses comme le safran de castela et le clou de girofle avec l’ail, les coriandres, l’anis, le romarin et d’autres herbes cueillies dans le plein champ.

les mollusques. Avec cette “gastronomie de l’eau”, ils devancent leurs contemporains européens pour substituer les excès carnivores médiévaux par la nouvelle mode piscivore de l’époque moderne. En outre, l’influence du Moyen-Orient par la longue présence arabe et juive, les familiarise avec le riz, sucré ou frit au poêlon, avec la pâte feuilletée et la conserve de fruits dans le miel et le sucre, en profitant des produits presque fades comme les cédrats et les coings. La reconquête, plus rapide qu’en Espagne, facilite la circulation interne et les foires, tandis que la longue façade maritime pousse à la navigation. Tout naturellement les Portugais se trouvent parmi les premiers marchands à négocier de grandes charges comestibles, au lieu de se dédier au commerce des étoffes. Leurs fruits secs, figues, raisins, amandes, leurs citrons et oranges, leurs vins et leur sel se valorisent à merveille dans le commerce avec l’Europe du Nord et s’échangent contre des harengs secs de la Mer du Nord, du lard et des fromages flamands, peut-être moins savoureux, mais de bonne conserve lors des voyages au long cours. Grâce à cette gourmandise sans tabous, les omnivores Portugais étaient plus préparés pour s’aventurer de nouveaux mondes aux surprises alimentaires. Pour la survie, mais aussi par curiosité, ils expérimentent tous les produits comestibles, similaires et susceptibles de servir à l’application de leurs techniques culinaires. Ainsi, ils ne se contentent pas

Ragoût qui est préparé avec les ingredients à la braise.

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Fricassé d’abattis et sang de mouton ou de porc.

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Travailleurs ruraux. Di Cavalcanti (1940).

seulement des substituts de la nourriture familière au Portugal, mais ils osent aussi goûter les nouveautés, sans développer des sentiments de culpabilité au milieu de tant d’abondance paradisiaque. Certes, pas tous apprécient les délicatesses du Brésil. Le marquis de Lavradio réclame déjà, au moment de son arrivée, en 1768, des aliments indigènes du pays “insupportables, pepinos-de-são grégorio” . Luis do Santos Vilhena, un illustré de Bahia, méprise quelque peu les “viandas ennuyeuses, comme sont les mocotós, les carurus10, les vatapás11, le mingau, la pamonha, la canjica, c’est-à-dire, bouillies de maïs, l’acaçá12, l’acarajé, le bobó, le riz au noix de coco, les haricots au noix de coco, le angu ou la polenta, le pão-de-ló de riz, le même de maïs, des sucettes de canne à sucre, des sucreries d’infinies qualités”, si bien que sa liste dévoile un premier inventaire de la cuisine brésilienne.

Connu aussi sous le nom de «pepino-do-diabo» , c’est une plante native de la Méditérranée. N’importe quel type de nourriture ou friandise 10 Plat afro-baiano à base de gombo, crevette sèche et cacahouète. 11 Plat traditionnel de la cuisine afro-baiana, avec poisson ou crustacés mélangés dans une bouillie de farine de manioc, sauce de l’huile de palme et poivre. 12 Espèce de gâteau de riz ou de maïs, très commun dans la nourriture afro-baiana.

Pire encore serait la boisson: “c’est une eau sale faite avec le miel et certains mélanges appelés aluá13, qui sert parfois comme une limonade pour les Noirs”. Heureusement il ne manque pas d’observateurs plus perspicaces comme Frei Cristóvão de Lisboa dans son História dos animais e árvores do Maranhão(1627) (Histoire des animaux et arbres du Maranhão), le soldat saxon Zacharias Wagener dans son Zoobiblion, livros de animais do Brasil (c. 1634-1776) (Zoobiblion, livres des animaux du Brésil) ou le jésuite João Daniel dans Tesouro Descoberto no máximo Rio Amazonas (Trésor Découvert sur le Haut-Amazonas - autour de 1758-1776). Leurs descriptions des pratiques alimentaires font monter l’eau à la bouche. Leurs boulangères savent tirer tous les profits du manioc pour des farines fines, des gâteaux de carimã14 et des beijus15. Du cajou, de l’ananas ou du genipayer ils distillent des vins et des liqueurs. Le jus du fruit de la passion en vinaigre va bien avec

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Boisson rafraîchissante faite avec de l’ananas ou du riz, sucre et citron, vendue d’habitude par les femmes noires des villes coloniales. 14 Gâteau préparé avec une pâte épaisse de manioc, sous forme de disques aplatis, sechés au sol. 15 Espèce de biscuit de manioc ou de tapioca, rôti et enroulé sous forme de paille. 13

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le poisson, selon une recette récupérée et remise à jour quatre siècles plus tard par des chefs étoilés de Pernambuco. Des oiseaux échassiers offrent une bonne viande blanche, en grande quantité comme les chapons et aussi fine que les perdrix. Pour peu le guaiamum, un type de crustacé, vaudrait le dazha, un crabe exalté par les poètes et peintres chinois. Le beurre se fait avec la graisse du lamentin, “qui remplit trente pots ou plus et dont la queue livre encore beaucoup d’huile”. De sa chair, pareille à celle du porc, “il se fait des saucisses, des boudins et des

porc. Avec quelques mois, lorsqu’un peu plus grandes, les tortues sont coupées au milieu et nettoyées pour ensuite être remplies d’épices, de vinaigre, d’oignons et rôties elles deviennent une pure merveille”. De chaque grande tortue ils font “sept plats ou plus: le premier le sarapatel17, le second le sarabulho, en troisième la poitrine rôtie, en quatrième le fricassé18, en cinquième le pot-au-feu, en sixième la soupe, en septième le riz. Tout ceci est à peine le plus usuel, car chez les grandes maisons privées ils font encore plus de ragoûts. Des tortues plus gran-

gros saucissons, qui salpresos16 ou en saumure ont le même goût que les meilleurs jambons de Lamego”. Ces salaisons de lamentin finissent par être envoyés au Portugal. Frei Cristóvão démontre encore un sens peu commun pour distinguer entre les préférences alimentaires des Indiens et des Africains. D’ailleurs, il les considère comme des partenaires de confiance pour ses expériences gustatives. Les Noirs, par exemple, apprécient le yoroti, une espèce de ramiers de la brousse, qui comme les pigeons du vieux continent, sont fidèles au compagnon pour toute la vie. À cause de cette qualité vertueuse, les Africains les donnent à manger à leurs femmes “pour ne pas avoir de quoi parler avec un autre homme”. Exilé dans sa prison portugaise, le jésuite Daniel se met à rêver de son tacacá, “un peu d’eau épaissie au feu avec de la farine de carimã, du tucupi et de la pimenta malagueta”, de l’açaí, de la maniçoba, “mieux que le pot-au-feu de choux” et de la confiture du fruit de la passion, qui se délectent “comme des oeufs chauds”. Les oranges brésiliennes sont si grosses que “les plus grandes de l’Europe y balanceraient dedans”. Les noix de cajou “rissolées, se moquent des châtaignes de l’Europe”, se mélangent aux légumes ou “aux amandes et aux confiseries, recouvrant les tartines de sucre”. Collectant dans la brousse, les Brésiliens se font un festin des petites tortues, qui à peine sorties des oeufs, “sont rissolées comme des torresmos, aussi bon que les rillons de

des, une seule peut nourrir toute une communauté”. Comme n’importe quel Portugais, ils aiment à l’excès les jaunes de l’oeuf et plus particulièrement les oeufs de tortues, “presque entièrement jaunes, avec seulement un petit cercle de blanc, excellents pour faire les oeufs mollet”. Les nourritures brésiliennes se valorisent lors de ces évocations nostalgiques et souvent leur bonne mémoire ne doit céder en rien aux fameux mots de Marcel Proust, célébrant la madeleine de la pâtisserie française. Au défaut de livres de recettes spécifiques, cette abondante littérature coloniale peut racheter l’histoire de la culinaire luso-brésilienne. Ce sont autant de textes indispensables pour rehausser l’auto-estime et les plaisirs d’une cuisine brésilienne, naguère trop soumise à la xénophilie ambiante des temples gastronomiques de São Paulo et de Rio, ou trop culpabilisée par les problèmes de sous-alimentation et les écrits sur la faim.

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Viandes conservées au soleil.

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Eddy Stols

Docteur en Histoire, Professeur émérite de l’Université de Louvain (Kuleuven), Belgique. Article publié originairement dans la revue Nossa História (Notre Histoire), Année 3/ n° 29 de mars de 2006, p.14 à 19.

Plat fait avec le sang et abattis de porc ou d’un autre animal, condimenté avec le persil, feuille de laurier, oignon, ail, cumin, clou de girofle et jus de citron. 18 N’importe quel plat culinaire fait de viande, poisson ou poulet coupés, cuits à petit feu avec de l’oignon, persil, piment, noix muscade et d’autres condiments. 17

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Boulangerie. J. B. Debret (1820-1830). Source : Musées Castro Maya – IPHAN/Minc – MEA 0305

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Paula Pinto e Silva

La cuisine à l’époque coloniale “T

out ce qu’on y plante pousse”. Ainsi les voyageurs

étrangers décrivaient-ils, dans leurs chroniques et leurs récits, les «nouvelles terres», comme on les appelait alors. Des terres riches en espèces alimentaires délicieuses, de toutes sortes, plantées, cultivées, ou même indigènes, pouvant pousser n’importe où, au gré des vents, de la générosité du sol ou du climat. Les voyageurs allaient porter sur cette société d’accueil, avec laquelle ils n’avaient aucune attache, un regard unique : en même temps que l’étrangeté aiguisait leur perception des différences, elle les amenait à chercher des ressemblances avec le monde qu’ils connaissaient déjà.

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Ces terres leur offrent d’innombrables vergers, chargés d’avocats, d’açaís , d’ananas, de cajás , d’ingas, de jaques et de coings, sans parler des divers types de bananes, d’oranges et de mangues, éparpillés sur tout le territoire. Les potagers y débordent d’herbes et de condiments, comme l’ail, l’oignon, la ciboulette, le persil, la coriandre, le laurier ou la noix de muscade. Les piments y pullulent : piments jaunes, rouges ou verts, pimenta-castanha, pimenta-cumarim, pimenta-malagueta (pili-pili) ou pimenta-fidalga. Il y pousse quantité de légumes et plantes potagères diverses, tels que courges, asperges, maxixe (concombre des Antilles, alias Cucumis anguria), navets, palmistes, concombres, gombos, sans oublier les racines et tubercules indigènes, comme le manioc, la patate douce, le cará (igname de Chine, alias Dioscorea batata), l’igname et les délicieux mangaritos (taros violets). Toutes ces espèces ravissaient les yeux des voyageurs et leur donnaient l’eau à la bouche. Les viandes, enfin, ne manquaient pas non plus au menu : on y trouvait une énorme variété de poissons, coquillages et crustacés, des oiseaux à profusion, ainsi que des insectes comestibles, ou encore de la viande de cochon domestique. Au regard de tant d’abondance, comment expliquer les griefs constants, dans la correspondance des habitants du Brésil de l’époque, contre le manque d’aliments et la pénurie de nourriture, comme l’ont noté Capistrano de Abreu et Sérgio Buarque de Holanda : La recherche d’aliments et de pratiques alimentaires en Amérique portugaise se confond avec la colonisation et le peuplement de celle-ci, suivant quatre voies : celle de la colonisation côtière, au Pernambuco et à Bahia, principalement marquée par la monoculture de la canne à sucre ; celle des fronts d’expansion et de reconnaissance du terri N. D. T. : Nom scientifique du palmier dont le fruit est l’açaí : Euterpe oleracea. N. D. T. : Nom scientifique de l’arbre dont le fruit est le cajá : Spondias lutea.

Ces terres leur offrent d’innombrables vergers, chargés d’avocats, d’açaís, d’ananas, de cajás, d’ingas, de jaques et de coings, sans parler des divers types de bananes, d’oranges et de mangues, éparpillés sur tout le territoire. toire, qui avancent vers le nord, renforçant la ruée ver les “drogues du sertão” ; celle de la colonisation de l’intérieur du pays, qui part de la Vila de Piratininga (São Paulo), pour arriver dans la région de Minas ; enfin, à l’intérieur même du Brésil, où l’élevage fait son apparition. Dès les années 1530, le littoral des «nouvelles terres» devient l’objet de disputes. Cette région, qui s’étend de la capitainerie de Pernambuco jusqu’à celle de São Vicente, est la première à accueillir les boutures de canne à sucre et les experts en fabrication sucrière. En dépit des particularités du système de production, fondé sur l’esclavage, c’est dans les cuisines des casa-grande (maisons des maîtres), et autour d’elles – dans les potagers, les vergers et les basses-cours –, que vont s’opérer la transformation et l’adaptation des habitudes alimentaires plus intimes des femmes portugaises. Celles-ci délaissent les fours et cheminées de style français pour commencer à cuisiner hors de l’enceinte de la maison, dans une annexe, à l’instar des habitudes indigènes et africaines. La viande est parée et coupée sur le

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N. D. T. : Sertão - zone semi-aride qui correspond grosso modo à l’arrière pays de la partie nord-occidentale du Brésil, et qui s’étend au plateau central brésilien.

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Moulin à manioc. Butler. Lithographie, 1845.

jirau (armature en bois), puis rôtie et fumée selon la méthode du moquém (gril fait de baguettes de bois). Les documents de l’époque laissent entendre que la cuisine pouvait occuper des espaces variables selon le temps et le menu. En général, la cuisine “salissante” se faisait à l’extérieur de la maison : parage et découpe des viandes, ou cuisson de sucreries longues à préparer, comme la goiabada (pâte de goyave) et la marmelada (pâte de coing) ; la cuisine à l’intérieur des murs, ou “propre”, était réservée à la préparation des sucreries plus raffinées. Le fait que toute la force de travail ait été mobilisée par la production du sucre suffit aisément à expliquer les plaintes constantes concernant la pénurie d’aliments, du moins pour les plus connus, comme le sel, la farine de blé, l’huile d’olive douce ou le vin. La nourriture quotidienne des moulins à sucre était donc plus sobre, plus monotone et moins savoureuse que ce qu’en disaient les voyageurs. C’était une diète basée sur les produits “de la terre”, enrichie par de la farine de manioc, des poissons et des viandes de chasse, presque toujours secs, à l’exception de la viande de porc, cuite ou rôtie, des haricots au jus clairsemé et des tubercules cuits. La consommation de fruits secs était peu répandue chez les privilégiés, malgré l’énorme quantité d’arbres dans la région, indigènes ou plantés. Le plus précieux des produits - le sucre blanc – était mélangé avec des ananas, des potirons, des

tes, des fruits secs ou en sirop. Ces modes originaux de conservation des fruits dans un climat tropical, initiaient aussi à des saveurs nouvelles, toutes en douceur, les palais encore nostalgiques des sucreries à base d’œufs, de farine de blé, de cannelle et de châtaignes. La rapadura (sucre en cassons), friandise rustique dure comme de la brique, substituait à merveille les sucreries d’outre-mer, de même qu’elle servait comme provision, facile à produire, à transporter et à conserver. Le melaço (mélasse extraite de la canne), mélangée à la farine de manioc ou de maïs, pouvait aussi bien faire office de dessert chez les maîtres blancs, que de plat de résistance des esclaves noirs. L’alimentation des esclaves était basée sur des quantités énormes de manioc, cuit ou avec de la farine, du maïs pilé, broyé ou en farine, des haricots et quelques autres tubercules natifs, en plus de bananes et d’oranges. Dans les plantations de canne, la production d’aliments à consommer était soumise à la monoculture. Elle était cantonnée aux interstices d’un grand système, subordonné aux exigences d’un marché externe, qui produisait une grande quantité de farine de manioc, de haricots divers, de patates douces, de maïs et d’igname de Chine, mangés sans rigueur, à côté d’une culture de la sucrerie, cristallisée dans le mélange des fruits avec le sucre raffiné, dont la rapadura était le symbole le plus populaire. La région frontalière la plus au nord, nom-

oranges et des papayes, pour produire des compo-

mée Grão-Pará, a eu un parcours un peu différent.

La saveur du Brésil

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Marché et foire. Edgar de Cerqueira Falcão. Aquarelle.

Toujours dans l’intention de défendre leurs terres, les colons portugais s’infiltrèrent dans la région amazonienne, tirant profit de l’absence des jésuites expulsés par Pombal et des infrastructures des anciens villages. Ils organisèrent des expéditions en quête de “drogues du sertão”, en s’appuyant sur une main d’œuvre indigène, pour trouver des clous de girofle, de la cannelle, des châtaignes, de la salsepareille et de l’anis. L’accès à la forêt et à ses produits dépendait exclusivement, lui aussi, de la connaissance indigène. Dans ce cas de figure, plus que dans les autres, les colons ont eu une alimentation fondée sur la chasse et la pêche d’espèces peu connues, agrémentée de fruits sylvestres. C’est dans la région amazonienne qu’une petite parcelle de la population coloniale a développé un penchant durable pour la graisse de tortue, le lamentin rôti dans des feuillages, le caïman au moquém, les légumes cuits et les piments narcotiques. Le cas de la villa de Piratininga est lui aussi très singulier. A l’inverse des régions littorales, cette agglomération se tourne vers des formes internes d’approvisionnement et trouve dans les produits

N. D. T. : Premier ministre, Sebastião de Carvalho e Melo, du roi dom José I (1750-1777) qui dirigea l’économie et la politique portugaise, nommé le Marquis de Pombal.

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agricoles de subsistance le moteur de son progrès économique. D’abord, la culture sur de grandes étendues y était impossible, à cause du sol marécageux de la mangrove. Le noyau humain qui allait développer Piratininga a donc été poussé vers le plateau, à la recherche d’or, d’Indiens et de pierres précieuses, mais il a développé, parallèlement, les cultures vivrières, que les grands propriétaires terriens de l’endroit avaient délaissées jusqu’alors. Ce modèle d’agriculture a permis à une population, qui était constamment en mouvement, de domestiquer et occuper la terre, en s’établissant sur des régions moins fertiles, plus à l’intérieur du territoire. Dans ce décor aux espaces improvisés et précaires, les étrangers ont adopté des habitudes propres aux populations indigènes et aux esclaves, avec qui ils cœxistaient la plupart de leur temps. Dans le sertão, les explorateurs et leurs esclaves avaient pour tout approvisionnement le gibier et la pêche, rôtis à la braise et passées à la farine. Afin d’assurer leur subsistance, ils plantaient, en chemin, du maïs, des haricots, du manioc, des bananes, des patates douces et du cará (igname de Chine), aménageant ainsi des garde-manger de campagne, à partir des cultures indigènes des peuples de langue tupi-guarani habitant le plateau. Ils mangeaient, avec les mains, un mélange de farine de maïs, de haricot sans jus Textes du Brésil . Nº 13


Angolaise avec la houe (c.1660).

et, éventuellement, un morceau de viande ou du poisson sec. Citons enfin, dans les produits destinés à l’alimentation, la viande de bétail. L’insertion de l’homme blanc et du métis dans le sertão, liée au développement de l’élevage, a été décisive pour que le consommateur final trouve dans son assiette de la viande fraîche, une viande maigre et dure, presque en décomposition. La pratique du séchage la viande coupée en fines tranches, au soleil et à l’air libre, comme le permettait le manque d’humidité naturelle du sertão, allait fournir une viande meilleure à consommer et à stocker. A l’instar des compotes sucrées, qui conservaient les fruits dans le sucre, ou de la transformation en farine des céréales et des racines, la carne seca (viande séchée) s’est imposée comme un excellent aliment, adapté au climat et aux besoins en approvisionnement, dans une contrée marquée par la précarité du commerce et des produits de première nécessité. Dans ce panorama, la répétition continue d’un certain type d’alimentation perméable aux différents contextes étudiés saute aux yeux. Il s’agit d’une nourriture tirée d’un modèle de production de subsistance, adaptée au milieu ainsi qu’à un palais plus humide, comme l’était celui du Portugais, habitué aux plats cuits et en sauce. La saveur du Brésil

C’était une nourriture sans raffinement, sans cérémonie ni rituel, faite pour être mangée seul ou en présence de groupes formés au hasard ; un menu ordinaire et commun, composé de farine de maïs, de manioc, de poisson ou d’un morceau de viande séchée, le tout mélangé et entièrement immergé dans le bouillon de haricot, des fèves ou des légumes, lesquels fournissaient chacun des appuis du trépied culinaire du Brésil colonial. Ce système recèle un mode particulier de faire à manger et de manger, qui, au-delà de l’aliment lui-même, nous en dit long sur les manières originales de conserver les aliments sous les tropiques, de se plier aux exigences de la subsistance et de la survie, et de transiger avec des valeurs comme la hiérarchie, l’inégalité et la faim.

Paula Pinto e Silva

Docteur en Antropologie Sociale à l’USP (Université de São Paulo) et auteur du livre “Farinha, feijão e carne-seca. Um tripé culinário no Brasil colonial.” (Farine, haricot et viande séchée. Un trépied culinaire dans le Brésil colonial). São Paulo: Maison d’édition du Senac, 2005. Article publié à l’origine dans la revue Nossa História (Notre Histoire), Année 3 / n°29 de mars 2006. p. 20 à 23.

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Un dîner brésilien. J. B. Debret (1827).

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Textes du Brésil . Nº 13


Ricardo Martins Rizzo

Politique, littérature et alimentation :

José de Alencar

José de Alencar et les saveurs dissonantes de la nation

O

n admet fréquemment l’idée qu’une nation est une “communauté imaginée”. L’apparition des États nationaux, l’instauration du monopole de l’usage légitime de la force, sur un territoire et sur un peuple donné, est un fait politique et culturel, dont le sens a toujours dû faire appel à l’imagination pour s’affirmer. L’imagination était nécessaire pour prouver qu’à chaque nation correspondait une unité. Plus encore : la tâche culturelle et politique d’imaginer une nation – c’est-à-dire projeter un idéal d’unité sur une réalité le plus souvent diversifiée et conflictuelle – est aussi une tâche collective. La communauté imaginaire doit être pensée chaque jour, par toute la collectivité, sous peine de se désagréger. Pour cette raison même, l’imagination de la nation est subjective et collective à la fois. Elle­ convertit les images en valeurs sociales partagées. Pour que ces valeurs deviennent communes, il est nécessaire de chercher activement des images reconnaissables par tous. Il n’est pas possible d’imaginer La saveur du Brésil

la nation à partir d’un vide. Pour que cette image apparaisse, il est nécessaire de “la monter” en utilisant des éléments qui se trouvent déjà “prêts”, en quelque sorte – comme la langue, l’histoire, les habitudes, la culture, les traditions, les coutumes, les saveurs. Imaginée, la nation n’est pas pour autant une création arbitraire. Elle est assurément un “artefact” politique, mais “l’art” investi dans sa création concerne l’identification des éléments communs à la collectivité et à leur projection en une narration qui soit une espèce de “biographie collective”. Cette narration doit avoir le don de conduire - imaginairement – toute la collectivité sur la voie d’un destin historique commun. Ce n’est pas un hasard si l’art, en particulier la littérature, a toujours eu un rôle de premier plan dans la tâche d’imaginer les communautés et les destins des peuples. La narration littéraire a la liberté d’organiser et d’imaginer le passé, en lui donnant de nouvelles formes et significations. Au Bré-

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sil, avec l’indépendance, les écrivains romantiques, dont plusieurs étaient liés à la politique, se sont souciés de la récupération/invention d’une histoire nationale. Ils se sont donné pour tâche de recueillir les éléments de la naissante nationalité brésilienne et de construire avec eux une image cohérente et évolutive du pays. José de Alencar (1827-1877) peut être considéré comme le plus typique de ces écrivains, bien que cet intellectuel, porteur d’un projet politique et culturel très personnel, ait exercé son activité de façon très indépendante. Dans ses nombreux romans et pièces théâtrales, il a produit des images qui ont traversé plus d’un siècle en portant des symboles nationaux. Il a recherché les éléments de la nationalité dans l’ethnographie indigène, dans les noms des fruits, des oiseaux, des arbres, des lieux, et il n’a pas eu son pareil pour leur donner une forme spéciale – la forme d’une unité vivante – à travers laquelle le Brésil, avec toutes ses différences raciales et régionales, était perçu et se reconnaissait luimême comme une seule nation. Dans le grand panorama national dépeint par José de Alencar, la langue ressort comme un élément majeur, socle de la construction symbolique et littéraire. Alencar a donné à la langue portugaise des tonalités brésiliennes, des sons indigènes, des manières populaires, parfois même “artificiels”. Il a relevé des sonorités originales, innové dans la syntaxe et le lexique. Pour toutes ces raisons, il fut durement critiqué par ceux qui voyaient en lui un ennemi de la pureté de la langue. Son intention était justement de montrer en quoi la manière brésilienne de se parler et d’écrire le portugais se démarquait. Une langue devrait naître avec la nation, différente de celle parlée dans l’ancienne métropole. Pour expliquer pourquoi la langue portugaise du Brésil devrait être différente, Alencar s’appuie sur la science du XIXe siècle. Il trouva dans la philologie de l’Allemand Jacob Grimm l’explication qui corroborait son souhait nationaliste : sous l’influence du milieu tropical, la propre bouche brésilienne 22

deviendrait avec le temps différente de la bouche portugaise. À commencer par le fait que la bouche brésilienne serait exposée à une alimentation exubérante. Dans la préface de son roman Sonhos d’Ouro (Rêves d’or), de 1872, Alencar s’interroge : “le peuple qui mange des cajous, des mangues, des cambucás et des jaboticabas, peut-il parler une langue avec une prononciation égale et le même esprit que le peuple qui mange des figues, des poires, des abricots et des nèfles ?” Ce n’est pas un hasard si l’écrivain, pour marquer la différence de la façon brésilienne de parler le portugais, cite des fruits brésiliens aux noms aussi particuliers que le cajou, le cambucá et la jaboticaba, dans sa divertissante métaphore de l’influence du milieu sur la langue. Il veut garnir son propos de mots dont la prononciation sonore et franche évoque puissamment les fortes saveurs nationales. Le romantique José de Alencar, créateur du personnage de l’indien Peri, de héros et d’héroïnes arrachés à leur sort (métaphore et métaphysique de l’histoire), a aussi été un réaliste, qui a recherché et décrit ce qu’il jugeait être les éléments quotidiens et historiques de la nationalité – toujours des éléments présents dans la vie concrète de la collectivité. Soucieux d’enregistrer la vie nationale, Alencar a décrit des coutumes et des histoires, ainsi que les traditions et les particularités culinaires des différentes régions, classes et groupes sociaux. Les diverses saveurs de la nation intègrent l’atmosphère sensible de ses romans, et jouent un rôle décisif dans l’évocation de notre exubérance nationale. L’alimentation est elle aussi un élément qui définit la nationalité, à côté de la nature, dont elle descend. Alencar s’inscrit dans la tradition de l’écrivain Pero Vaz de Caminha lorsqu’il identifie, dans la terre fertile du Brésil, le caprice d’une nature qui a prévu de satisfaire les goûts les plus osés, au point de créer le melon, “ce concombre sucré, cette indigestion naturelle que la terre, mère affectueuse, a eu le soin de préparer pour les estomacs désireux de fortes émotions”. Textes du Brésil . Nº 13


Le plus fameux des héros de Alencar, l’Indien Peri de O Guarani (qui a fêté ses 150 ans en 2007), symbolise une communion complète avec la “nature américaine”, tout comme “la vierge aux lèvres de miel”, Iracema, nom donné à un autre de ses plus célèbres romans. Les qualités de ces personnages reflètent les attributs de cette nature-là, dont les valeurs élevées trouvent dans la richesse naturelle leur plus fréquente métaphore. Alencar portait dans son Indianisme un projet littéraire et historiographique qui le poussait à reconstruire, avec un scrupule presque scientifique, les aspects de la vie des Indigènes brésiliens ; non sans une dose d’idéalisation, qui, au-delà des conventions esthétiques du Romantisme, correspondait à ses croyances politiques. Le registre indianiste d’Alencar est un effort de description des éléments concrets qui animent la vie narrée des Indiens. L’alimentation y apparaît comme un trait marquant et révélateur, tant du penchant pour la description que pour l’idéalisation. Dans O Guarani, par exemple, c’est lors d’un repas qu’a lieu l’approximation du couple romantique principal – l’Indien Peri et la jeune blanche Ceci, fille du gentilhomme portugais D. Antônio de Mariz. Après un terrible incendie, qui détruit la maison du gentilhomme, attaquée par des Indiens aimorés, la jeune Ceci erre dans la forêt guidée par son fidèle protecteur Peri, qui tente de la ramener saine et sauve à Rio de Janeiro. Dans son périple, le couple vit son idylle, alimenté par le festin que la nature offre à celui qui, comme Peri, saura le cueillir. Pendant ce temps, l’Indien préparait le repas simple que la nature leur proposait. Il dispose sur une large feuille les fruits que Ceci a cueillis : araçás, jamboses rougeoyants, ingás à la douce pulpe, noix de coco de plusieurs espèces. Sur une autre feuille, il pose les alvéoles d’une petite abeille, qui avait fait sa ruche dans le tronc d’une cabuíba, de sorte que son miel pur et clair exhale des parfums délicieux, qui s’égalent au La saveur du Brésil

miel de fleur. L’Indien remplit une feuille concave d’un jus d’ananas, dont le parfum est comme l’essence même de la saveur : c’est le vin de ce festin frugal. Dans un autre extrait, l’Indien Peri, dans sa lutte contre ses ennemis aimorés (aussi ennemis de la famille de son aimée Ceci), boit du curare, un puissant venin, et offre aux cannibales aimorés son propre corps envenimé. Comme son plan échoue, il absorbe un antidote en suçant la sève d’un arbre. Cet extrait sert en fait à décrire les habitudes alimentaires des “natifs”, en l’occurrence, le cannibalisme, qui distingue les Indiens nobles des Indiens barbares. Dans Iracema, c’est le thème de l’hospitalité indigène qui approche le couple romantique – l’Indienne tabajara et le colonisateur portugais Martim : “Iracema avait allumé le feu de l’hospitalité et avait amené ses provisions pour assouvir leur faim et leur soif ; elle avait apporté le gibier qui lui restait ; de la farinha d’água (farine de manioc épaisse, fermentée), des fruits sylvestres, des alvéoles de miel et du vin de cajou et d’ananas”. L’intimité entre Peri et Iracema se manifeste à travers la nature brésilienne, comme on peut l’observer dans leur alimentation. Iracema est la gardienne du “secret de Jurema”. De la même façon que Peri connaît les effets du curare, Iracema sait préparer la boisson extraite de la Jurema, espèce d’arbre “de taille moyenne, au feuillage épais”, dont les effets hallucinogènes assurent des rêves agréables et emplis de signification spirituelle. C’est Alencar lui-même qui explique l’imbrication des habitudes alimentaires avec la culture et la religion indigènes, dans des notes explicatives. Il explique, par exemple, que le fruit de la jurema est “excessivement amer, a une forte odeur, et que les indiens préparent avec ses feuilles et quelques autres ingrédients, une boisson qui a les effets du hachisch, produisant des rêves si vifs et intenses qu’on les ressent avec délice, comme si les hallucinations agréables de la fantaisie excitée par le narcotique étaient réelles.”

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L’entrelacement entre la description des habitudes alimentaires et la vie sociale des indigènes est une constante de l’Indianisme d’Alencar, que l’on retrouve aussi dans son roman régionaliste. Son projet littéraire, en plus de récupérer la mémoire historique et ethnique de la nationalité, voudrait aussi souder l’unité du vaste territoire de l’Empire brésilien, morcellé de par le continent et menacé, pendant la première moitié du XIXe siècle, surtout entre 1831 et 1848, par des révoltes et des insurrections séparatistes. Le plus long et menaçant de ces soulèvements fut la Revolução Faroupilha , qui eut lieu dans l’état du Rio Grande do Sul entre 1835 et 1845. L’œuvre littéraire d’Alencar a donc, entre autres projets, celui de couvrir complètement la nation dans le temps et dans l’espace, en établissant des références, des valeurs et des symboles. En 1870, Alencar écrit, dans le roman O Gaúcho, qui dépeint les coutumes du sud du Brésil : “sur la page immense du sol national, l’imagination populaire écrit la chronique intime des générations” par l’intermédiaire de l’étymologie topographique. Alencar décrit aussi, à la page des coutumes, les traits de la société qu’il prétend fixer. Le héros gaúcho Manuel incorpore les vertus de l’homme de la Région Sud du Brésil et vit sa vie typique. La description de son dîner bref et improvisé présente les éléments qui forment la culinaire typique du sud : Manuel a rapidement achevé les préparatifs pour sa sieste ; tandis que la viande rôtissait sur le feu, il est allé à la rivière pour se laver les mains et le visage. Le repas fut expéditif. Un gros bout de viande avec quelques poignées de farine ; de l’eau bue à même l’étrier, dont le jeune homme eut le soin de laver la partie concave avant de s’en servir comme récipient.

N. D. T. : La ‘Revolução Faroupilha» ou «Guerra dos Farrapos», a été la plus grande révolte brésilienne (1835-1845) qui a eu lieu au Rio Grande do Sul. N. D. T. : Le gaúcho est l’habitant du Rio Grande do sul.

Dans une autre description, le moment du repas aide à fixer les positions sociales : À l’une des extrémités de la longue table étaient disposées deux assiettes avec des couverts en argent réservés au propriétaire de la maison et à son hôte. Devant eux fumaient un grand assado de couro (viande rôtie avec son cuir) et un poisson, qui occupait entièrement l’immense poêle en argile. Il y avait en plus des herbes et des légumes. Voilà pour ce qui concerne l’intérieur de la maison du propriétaire. Il y a par ailleurs le repas des subalternes : “C’était un repas frugal : un barbecue, plat classique dans les campagnes du sud, du fromage, des origones (tranches de pêches sèches, mangé cuites ou au naturel). Manuel mangeait rapidement, la tête basse”. Dans la caractérisation de la société gaúcha devait immanquablement figurer le chimarrão , dont la consommation quasiment rituelle suggère un certain apaisement domestique : Le repas fini, Jacintinha prépara le chimarrão ; pendant que Manuel aspirait la boisson avec le petit tuyau à cet effet, les trois membres de la famille ont échangé quelques mots, calmes et posés, sans effusions, mais aussi sans le moindre ressentiment. A l’instar des notes explicatives qui accompagnent Iracema, un glossaire vient s’ajouter au roman régionaliste de Alencar, glossaire où l’on découvre qu’un “assado de couro” gaúcho est la “viande rôtie avec son cuir, qui tient lieu de casserole”. On retrouve, dans d’autres romans régionalistes de cet auteur, comme O Sertanejo, la description d’habitudes similaires à celles des gaúchos. Là encore, c’est dans le cadre des habitudes alimentaires que sont fixées les inégalités et l’échelonnement de

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N. D. T. : Le chimarrão est un maté vert sans sucre, ou n’importe quelle autre boisson sans sucre, typique du Sud du pays.

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la société. Le héros de O Sertanejo s’appelle Arnaldo. Dans un passage analogue à celui sur Manuel, il est aussi question d’un repas qui, malgré sa frugalité, n’en est pas moins représentatif de la sécheresse du nord-est brésilien : “Il était composé d’un bout de carne-de-vento (viande légèrement salée et séchée au soleil) et de quelques poignées de farine, qu’il gardait dans sa besace. En dessert, un morceau de cassonade, mouillé avec l’eau de sa gourde”. Dans ce roman, les descriptions “culinaires” accentuent l’expression des traits de la société. A ce propos, on notera la différence entre le repas du Capitaine Marcos Fragoso et celui des travailleurs ruraux, les deux étant également représentatifs des éléments qui composent l’alimentation du NordEst brésilien : Le capitaine Marcos Fragoso était attablé avec ses hôtes. Les viandes déjà partiellement consommées indiquaient que le souper touchait à sa fin ; les pages ne tardèrent pas à servir le dessert, composé de figues, de raisins secs et de noix du Portugal, apportées de Recife avec les bagages, en plus de grands bocaux avec les premiers lait caillé et requeijões de la saison des pluies. D’un autre côté: Les bûcherons revenaient de la forêt en portant des fagots, pendant que les compagnons portaient à la meule des paniers de maniocs plantés l’année précédente, pour les moudre en farine pendant la veillée. Quelques femmes, libres ou esclaves, pilaient le maïs pour faire du xerém . L’impétuosité réaliste du roman d’Alencar fait émerger le monde de la production qui gouverne les relations sociales dans le Brésil rural du XIXe siècle, bien que la peinture des repas brésiliens tra-

N. D. T. : Le requeijão (pl. requeijões) est un fromage industrialisé ou artisanel préparé avec de la crème coagulée sous l’effet de la chaleur. N. D. T. : Xerém - maïs pilé sans être tamisé.

hisse des couleurs idéologiques propres à l’auteur. Avec le monde de la production rurale, émerge le thème du travail esclave. Enfin, Alencar, comme on l’a vu, s’est aussi chargé d’enregistrer les nourritures socialement typiques, la nourriture urbaine, rurale, historique, régionale, la nourriture du maître et celle des esclaves. Dans son roman sur le monde des plantations, dont Til, de 1872, est un exemple, il décrit minutieusement une intense séance de jongo dans la senzala (logement des esclaves) de la ferme. Alencar reproduit les chants des esclaves entonnés au son des percussions énergiques de la samba : Je ne mange pas d’igname cuit Je n’aime pas le maïs rôti Si vous voulez me faire fondre Alors donnez-moi du mendubi . C’est dans le contexte quelque peu clandestin des activités de la senzala qu’un élément des plus caractéristiques de la culinaire brésilienne fait son inévitable apparition : “De temps en temps la bonbonne de cachaça circulait entre eux. Chacun des esclaves, après mille déhanchements, feignait une moue de dégoût et avalait une grande rasade, puis, en faisant claquer la langue, recommençait à se trémousser.” Dans le jeu fictionnel, la beauté des fruits tropicaux évoque la fertilité impressionnante du vaste territoire national, tandis que l’aspérité de la cachaça traduit le délire et la violence d’une formation sociale forgée à rebours, par la faim et la soif de liberté.

Ricardo Martins Rizzo

Diplomate, titulaire d’une maîtrise en Sciences Politiques de l’Université de São Paulo et auteur de “Cavalo Marinho e outros Pœmas” (Hippocampe et d’autres poèmes) São Paulo: Maison d’édition Nankin, 2002..

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N. D. T. : Jongo – danse en ronde, qui péfigure partiellement la samba. N. D. T. : Mendubi – cacahouète

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Baron de Rio Branco Chancelier du Brésil entre 1902 et 1912. Source : Caricatures du Baron – Collection de Coupures de l’Archive Historique de l’Itamaraty.

Carlos Kessel and Mônica Tambelli

La gastronomie au temps du Baron 26

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L

a transition entre la fin de l’Empire et le début de la République a été une époque marquée par la richesse et le développement du café. Les jeunes de l’élite brésilienne allaient conclure leurs études à Paris. Le raffinement était synonyme d’habitudes et de coutumes françaises. La vie urbaine qui s’intensifiait changeait les normes. À São Paulo, les femmes de la haute société commençaient à fréquenter timidement les rues en dehors des horaires de la messe. Elles défilaient dans des robes de soie très recherchées, coiffées de chapeaux cloche, portaient des gants et des éventails. Sarah Bernhardt, après l’une de ses représentations très disputées au Théâtre São José, avait affirmé que São Paulo était la tête du Brésil et que le Brésil était la France américaine. La ville de la bruine a vu arriver le XXe siècle pendant qu’elle modernisait ses constructions. La métropole du café possédait un important commerce d’objets importés, d’innombrables bibliothèques et des librairies, comme la Casa Eclética, rue São Bento, et la fameuse Garreaux, située à l’origine rue de l’Impératrice. Dès 1900, la modernité circulait sur les lignes de tramways électriques de la ville. Dans les premières années du XXe siècle, l’édification de la Pinacothèque (1905), du Conservatoire d’Art Dramatique (1907) et du Théatre Municipal (1911) annonçait de nouvelles vogues artistiques et musicales. Le centre de “Paulicéia” était un grand espace où la vie sociale se concentrait. Les demoiselles affichaient une l’élégance d’inspiration européenne en faisant leur footing sur la rue 15 Novembre. Rio de Janeiro, la capitale de la République fraîchement proclamée, bouillonnait. La Place Tiradentes débordait de bars et de théâtres. Vous, lecteur, qui aimez sans doute la vie de bohème, seriez certainement devenu un habitué de la confiserie Paschoal, sur le parvis de la Carioca, lieu de rencontre et de flirt de la jeunesse du temps du poète Bilac… avant que celui-ci ne se brouille avec le gérant, et n’élise comme nouveau repaire la toute nouvelle confiserie Colombo, installée rue Gonçalves Dias. Outre Bilac, Martins Fontes et José do Patrocínio étaient eux aussi des habitués de l’endroit... La rue du Ouvidor, avec ses innombrables cafés, était surnommée le Cafédrome. Pour atténuer la chaleur de l’été carioca , c’était à la mode de boire une blonde , généralement de marque

N. D. T. : Paulicéia est le nom populaire donné à la ville de São Paulo. N. D. T. : Carioca – relatif à la ville de Rio de Janeiro ; désigne l’habitant de Rio. N. D. T. : Virgem loura – surnom de la bière.

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étrangère, de marque Heineken, Carlsberg ou Guiness, mais il y avait aussi la Gabel, locale. Les plus habitués aux rêveries poétiques étaient les adeptes de l’absinthe, la «récompense du ciel», connue et commandée sous le nom de fée verte. Certains sujets de conversation de comptoir sont immuables, le préféré étant de réclamer du maire, Pereira Passos, le foldingue qui s’était lancé dans des travaux inutiles... Pas si inutiles que ça, tout compte fait. Avant les transformations, Rio était un endroit à éviter. Les élites en avaient honte. Plusieurs personnes abritaient leurs familles dans d’autres villes afin de protéger leurs enfants contre les épidémies qui hantaient la capitale fédérale. Olavo Bilac applaudissait les changements dans la rubrique qu’il publiait dans la Gazeta de Notícias : Qui a connu la ville de Rio, il y trois ans, sale et négligée, avec ses jardins taciturnes, murés et sans fleurs, ses ruelles tristes, peuplées de chiens errants – et qui la voit, maintenant, avec ses nouvelles avenues en construction, ses jardins qui poussent ouverts et fleuris, ses rues élargies qui se parent d’édifices élégants, avec sa nouvelle chaussée que l’on vénère tant – reconnaîtra sans mal que dans ce court espace de temps, on a fait ici bien plus d’améliorations qu’on n’en a fait à São Paulo en trois à quatre fois plus de temps. Les yeux humains n’ont point de mémoire vivace. Nos yeux ne se souviennent déjà plus ce qu’étaient la Prainha, la rue Treze de Maio, la Rue du Sacramento, la plage de Botafogo – et surtout, la Place de la Glória, avec son affreux Marché ! sont autant d’agonies de mes jours, cauchemars de mes nuits, tortures et supplices de ma vie! D’ici peu, dans deux ans, quand l’avenue Centrale et l’avenue du Bord de mer seront achevées, quand Rio de Janeiro se remplira de carrosses et d’automobiles, quand on entammera une vie civilisée et élégante comme celle que Buenos Aires arbore depuis si longtemps – on aura alors tout oublié de notre vie ennuyeuse et vide, sans 28

théâtres, sans promenades, dont la seule distraction est la commérage des hommes dans la rue du Ouvidor et l’air niais des dames aux fenêtres. Rio, ses cafés et ses botequins, que João do Rio décrivait comme des “gargotes infâmes, endroits bizarres, inconcevables boui-bouis.” Un jour, l’attention de ce même João do Rio fut attirée par une enseigne rue du Catete : “Café B.T.Q.” . Le propriétaire des lieux lui expliqua que le nom étrange était formé des consonnes de botequim . Créativité carioca ! Les établissements de Rio d’autrefois ne manquaient pas de noms inusités. Il y avait le Dépôt d’Oiseaux de Plumes, rue du Senhor dos Passos, le magasin Planète Provisoire... C’était la ville de Rio de la Belle Époque, où l’on suivait les conseils de Binóculo : chapeau sur la tête et bottes aux pieds. Le Baron de Rio Branco avait connu ses années de gloire précisément dans le Rio de Janeiro du temps de Rodrigues Alves et de Pereira Passos. Ces deux derniers furent respectivement le président et le maire qui entreprirent les travaux d’aménagement qui, à partir de 1902, devaient moderniser la ville et transformer définitivement la vie de ses habitants. Les travaux comprenaient l’ouverture de rues et d’avenues, la démolition des logements insalubres, la construction d’immeubles publics aux formes architecturales d’inspiration française, l’extension et l’électrification des lignes de tramway, ainsi que l’application d’un code de bonne conduite interdisant de cracher en public et de marcher pieds nus. Tout cela affirmait la volonté et la force João do Rio : “A alma encantadora das ruas”(L’âme enchanteresse des rues), Gazeta de Notícias, 28 janvier de 1907. João do Rio : “Tabuletas”(Enseignes), Gazeta de Notícias, 07 mars de 1907. N. D. T. : Botequim – nom populaire donné aux petits bars qui servent des boissons et des plats simples, bistrot. “O Binóculo”(La Jumelle) était le nom de la rubrique de Figueiredo Pimentel, dans le journal carioca Gazeta de Notícias, dans les années 1890. Les expressions telles que “ Rio est en voie de se civiliser!” et la “dictature du smartisme” sont imputées à Pimentel.

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Caricatures du Baron – Collection de Coupures de l’Archive Historique de l’Itamaraty.

du pouvoir républicain qui se consolidait après des années de crises militaires et économiques. Tout était engagé pour transformer la capitale du Brésil en une ville moderne, qui tournait la page de l’ancienne ville coloniale, sombre et insalubre. Certaines mesures civilisatrices visaient l’alimentation. On interdit de vendre le lait trait directement de vaches amenées devant la porte du client, dans la rue. On fit la chasse au commerce florissant d’abats de viande sur les trottoirs. Tout cela au nom de l’hygiène et du combat des épidémies qui ravageaient depuis le XVIe siècle la ville de Rio de Janeiro et provoquaient une mortalité effrayante. Oswaldo Cruz, directeur général de la Santé Publique, a dû s’attaquer à peste bubonique, à la variole et la fièvre jaune, en instaurant la chasse aux rats, l’extermination des moustiques et la vaccination obligatoire. “Rio est en train de se civiliser!” était devenue la phrase de prédilection de la presse La saveur du Brésil

de l’époque, c’était le slogan qui symbolisait la prise d’assaut des anciennes habitudes caractéristiques du Rio colonial. Avant les grands travaux, la famille carioca achetait sa viande, son lait, ses légumes et ses fruits aux marchands ambulants qui passaient de porte en porte. Dans la Paris Tropicale idéalisée par Rodrigues Alves, ce commerce précaire n’avait plus lieu d’être. Des maisons sophistiquées de vente au détail se sont établies tout autour de la rue du Ouvidor. Les principales maisons de denrées alimentaires et de boissons, généralement possédées par des Portugais, se trouvaient aux alentours de la Place 15 de Novembre. Quant aux denrées, c’était un vrai festival de produits importés. Les aliments cuits ou en jus, les haricots et la farine, entre autres plats d’inspiration portugaise, adaptés aux conditions du Brésil, ont peu à peu cédé la place à des créations gastronomiques plus complexes. Avec

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Baron de Rio Branco. Source : PARANHOS, José Maria da Silva. Barão do Rio Branco : uma biografia fotográfica. Brasília : FUNAG, 2002, p. 43 et 95.

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l’accroissement des flux migratoires au XIXe siècle, qui amènent au Brésil des Italiens, des Français et des Anglais, São Paulo et Rio de Janeiro ont pu bénéficier de pâtissiers qui ont raffiné la cuisine locale et introduit une gamme plus large d’ustensiles domestiques adéquats aux nouveaux plats et à la cérémonie du dîner. Le thé, autrefois considéré comme un remède, fut promu au rang de boisson élégante, grâce aux Anglais. Peu à peu, les chefs de cuisine occupèrent l’espace réservé aux marchands ambulants. À la Belle Époque, le Brésilien découvre les plaisirs de la sortie gastronomique. Les innombrables petits cafés et casas de pasto (autre dénomination du restaurant, encore en usage de nos jours parmi les Portugais) offraient les hors d’œuvres et les amuse-gueules les plus variés. “O Gambá do Saco de Alferes”, une casa de pasto renommée de la région portuaire carioca, annonçait : “tous les jours et à toute heure, grande variété de plats, aussi bien

tugais et en anglais. Il servait des rafraîchissements acides et offrait des journaux étrangers – un luxe suprême en des temps encore très éloignés de l’Internet ! La boulangerie Aurora, rue de Lapa, vantait ses “empanadas très bien faites, son pain au lait, ses biscuits et tout ce qu’un établissement de cet ordre se doit d’offrir à ses clients”. Le Baron avait son restaurant favori, le Rio Minho, qui passera à la postérité avec sa soupe Leão Veloso (mais ça, c’est une autre histoire, un autre diplomate, d’une autre époque... Peut-être pour un prochain texte !). Fondé en 1884, ce restaurant est demeuré jusqu’à nos jours au même numéro 10 de la rue du Ouvidor. C’était là que le Baron allait s’asseoir, sur la chaise qui lui était réservée, pour dîner copieusement après le travail. Parmi ses plats favoris, poissons et fruits de mer. Le restaurant a gardé dans son menu un plat en hommage au Baron gourmand : la morue assaisonnée avec du vin de Porto, des olives et des poivrons. Il arrivait que

du poisson que de la viande, préparés avec propreté et célérité ; café simple ou au lait, confiseries au sirop ou en pâte. Beignets de Santa Clara et beignets de toute sorte.” Les réclames de l’Hôtel Universo, Place du Palais impérial, étaient bilingues, en por-

le chancelier change ses habitudes pour aller dîner chez Britto, où son appétit dévastateur n’était pas moins célèbre. Voir le petit livre de recettes en annexe.

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Sous Rio Branco, les réceptions à l’Itamaraty étaient bien plus qu’un moment de socialisation, elles jouaient le rôle d’un véritable instrument de politique extérieure. Très occupé la journée, Rio Branco avait l’habitude de déjeuner dans son bureau, fameux pour son désordre. Pascoal, un employé très dévoué du Ministère des Relations Extérieures (Itamaraty), étendait une nappe sur les innombrables livres et papiers qui jonchaient la table et y servait de généreuses parts de fricassée de crevette avec des gombos. Notre Jucas Paranhos adorait ces plats, malgré les conseils de son médecin qui lui prescrivait de la soupe de volaille. Le glouton avait une réponse toute trouvée : “Docteur, ne vous inquiétez pas, les crevettes sont la volaille de la mer !” Quand il avait un peu plus de temps, Rio Branco courrait jusqu’au Brahma. “J’ai vingt minutes pour déjeuner !” lançait-il. Quand l’horloge ne l’aidait pas, il faisait patienter son appétit en buvant des litres de café. Sous Rio Branco, les réceptions à l’Itamaraty étaient bien plus qu’un moment de socialisation, elles jouaient le rôle d’un véritable instrument de politique extérieure. Lima Barreto, dans ses chroniques pour les journaux de l’époque, avait remarqué les changements à la “Cour de l’Itamaraty” : Alors vint le Baron do Rio Branco, et le vulgaire palais de la rue Marechal Floriano s’est transformé en l’un des centres de notre vie, en un foyer qui irradie grâces et privilèges. Avec lui sont venus les banquets, les réceptions, que les hebdomadaires ne manquaient jamais d’évoquer avec les La saveur du Brésil

adjectifs les plus flatteurs. Le protocole fut remanié ; des règles de préséance furent établies ; les titres furent inscrits sur des plaques solennelles ; et tous les pauvres de la ville, la masse des ouvriers, des petits employés, des fonctionnaires, commencèrent à entendre parler tous les jours du tapis d’Aubusson, de l’argenterie, des tableaux, etc. C’est un fait. Les archives de l’Itamaraty de Rio de Janeiro conservent aujourd’hui encore des pages et des pages d’annotations, parfois écrites de la main du Baron lui-même, avec des listes d’invités, l’ordre de préséance, l’organisation cérémonielle, les plans de table, les menus - toujours en français ! De vrais banquets, avec bœuf bourguignon, foie gras, cassoulet, bouillabaisse... et des desserts qui donnent l’eau à la bouche. Colombo et Pascoal comptaient parmi les fournisseurs de l’Itamaraty. Ils étaient tous deux déjà très connus depuis les temps de la Monarchie. Au Bal de l’Île Fiscale10, par exemple, Pacoal avait fournit les mets fins, servis sur des assiettes ornées de fleurs et de fruits exotiques, en quantités surprenantes : plus de huit cent kilos de crevettes ; trois mille plateaux de sucreries, dix mille litres de bière et presque cinq cents caisses de vin. Qu’est-ce qu’on mangeait bien, à l’époque du Baron !

Carlos Kessel et Mônica Tambelli

Ils ont déjà fait beaucoup d’études. Lui, il faisait de l’Histoire et elle, des Lettres. Aujourd’hui, il sont devenus diplomates, mais ce qu’ils apprécient pardessus tout c’est une table pleine d’amis et bien arrosée, avec beaucoup de vin.

LIMA BARRETO. “A Corte do Itamaraty” (La cour de l’Itamaraty). In: Lima Barreto Toda Crônica, volume 1 (18901919). Rio de Janeiro, Ed. Agir, 2004, p.394 à 397. 10 Dernière grande fête de l’Empire Brésilien, en hommage aux officiers du navire Almirante Cochrane, ce bal fut connu comme le “Baile da Ilha Fiscal” (Bal de l’Île Fiscale). Sans le savoir, la Monarchie faisait ses adieux extravagants au pouvoir, le 9 novembre de 1889. Le 15 novembre de la même année la République fut proclamée.

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Feijoada et caipirinha. Source : Rio Convention & Visitors Bureau (Embratur)

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Rodrigo Elias

Feijoada : histoire brève d’une institution comestible “L

e palais n’est pas aussi universel que la faim”, disait en 1968 l’illustre Luís da Câmara Cascudo, ethnographe et folkloriste majeur de notre pays. Il faisait référence à un plat brésilien, probablement le plus typique des plats brésiliens : la feijoada. Selon l’auteur, il fallait un don particulier pour apprécier toutes les saveurs de ce plat, tout comme pour apprécier toutes les nuances de certains vins. En d’autres mots, la culinaire – et même la “simple” appréciation de celle-ci – suppose l’éducation d’un sens important, le goût. Penchons-nous donc sur la trajectoire de ce plat qui, en plus d’être l’une de nos institutions nationales les plus pérennes, a aussi l’avantage d’être comestible. On admet par convention que la feijoada a été inventée dans la senzala . Les esclaves, dans leurs rares pauses de travail à la plantation, y cuisaient des haricots, plat qui n’était destiné qu’à eux seuls, auquel ils ajoutaient des restes de viandes et certains abats de porc, glanés N. D. T. : Senzala – logement des esclaves, par opposition à la casa grande, où logeaient les maîtres.

La saveur du Brésil

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chez le maître. Après l’abolition de l’esclavage, le plat inventé par les Noirs aurait conquis toutes les classes sociales, pour finalement arriver, au XXe siècle, aux tables des restaurants huppés. Ce n’est pas exactement comme ça que cela s’est passé. L’histoire de la feijoada – pour qui voudrait aussi en goûter l’histoire – nous ramène d’abord à l’histoire du haricot. Le haricot noir, celui de la feijoada traditionnelle, est d’origine sud-américaine. Les chroniqueurs des premières années de la colonisation mentionnent déjà ce plat dans la diète indigène. Les groupes guaranis le nommaient soit comanda, soit comaná, ou bien encore cumaná, noms qui identifiaient également certaines variétés et sous-espèces. L’utilisation du haricot par les natifs du Brésil au XVIe siècle avait été décrite par le voyageur français Jean de Léry et le chroniqueur portugais Pero de Magalhães Gândavo. La deuxième édition revue et augmentée de la fameuse Historia Naturalis Brasiliae, de 1658, du hollandais Willen Piso, consacre un chapitre entier à la noble graine du feijœiro, qui donne le haricot. Le mot “feijão”, cependant, est portugais. Lorsque les Européens sont arrivés en Amérique, au début de l’Âge Moderne, d’autres variétés du même végétal étaient déjà connues dans le Vieux Monde : la première occurrence écrite de feijão au Portugal remonte au XIIIe siècle (c’est-à-dire trois cent ans environ avant la Découverte du Brésil). C’est seulement à partir de la moitié du XVIe siècle que d’autres variétés de haricots ont été introduites dans la colonie. Certaines étaient africaines, d’autres étaient consommées au Portugal, comme le feijão-fradinho (de couleur crème, encore très populaire aujourd’hui au Brésil, utilisé dans les salades et comme pâte pour d’autres plats, comme le fameux acarajé). Les chroniqueurs de l’époque ont comparé les variétés natives à celles venues d’Europe et d’Asie. Leur choix, unanime, corrobore l’opinion du Portugais Gabriel Soares de Souza, qui affirmait en 1587 que le haricot du Brésil, le noir, était le plus savoureux de tous. Il a été adopté par les Portugais. Les populations indigènes, bien sûr, l’appréciaient, mais ils avaient un penchant particulier pour un autre végétal, le manioc. Cette racine, qu’ils mangeaient sous diverses formes – et qu’ils transformaient même en boisson fermentée, le cauim –, a également conquis Européens et Africains. Le manioc était l’aliment principal des Lusoaméricains de la capitainerie de São Paulo, les paulistas . La farine de manioc, qu’ils mélangeaient à de la viande cuite pour en faire une sorte de bouillie épaisse, leur servait de provision tout du long de leurs interminables raids où ils capturaient des Indiens pour les ré N. D. T. : Paulista – qui se rapporte à la ville de São Paulo et à ses habitants.

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Haricots. Delfim Martins / Pulsar Imagens

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Absolument tous les voyageurs qui ont décrit les mœurs des Brésiliens du début du XIXe siècle ont souligné l’importance centrale du haricot dans l’alimentation nationale.

duire à l’esclavage. Mais ils mangeaient aussi des haricots. Des haricots noirs. Le feijœiro, quelle que soit sa variété, a donc contribué lui aussi à la fixation des populations sur le territoire luso-américain. Il été cultivé essentiellement de façon domestique, par l’épouse et les filles du chef de famille, lequel s’occupait des autres plantations et du bétail. La culture du haricot, en raison de sa maîtrise facile et de ses coûts relativement bas, s’est rapidement propagée au XVIIIe siècle chez les colons. Selon Cascudo, la plantation de haricots, nommée roçadinho, s’est répandue dans les toutes les résidences humbles de l’intérieur du pays, la “cueillette” ou “l’arrachage” des haricots étant une attribution presque exclusivement féminine. La dispersion de la population des XVIIIe et XIXe siècles (les zones colonisées se bornaient jusqu’alors au littoral), soit du fait des élevages de bovins de la région Nord-Est, soit du fait de l’or et des diamants de la région Centre-Ouest, ou encore des questions frontalières avec les possessions espagnoles au Sud, s’est largement appuyée, pour son approvisionnement, sur le prestigieux végétal. Là où il y avait des colons, il y avait des haricots. Conjointement avec le manioc, le haricot permettait à l’homme de se fixer sur le territoire et composait, avec la farine, le binôme qui “gouvernait le menu du Brésil ancien.” Absolument tous les voyageurs qui ont décrit les mœurs des Brésiliens du début du XIXe siècle ont souligné l’importance centrale du haricot dans l’alimentation nationale. Henry Koster affirmait, en 1810, à Recife, que le haricot cuit avec du jus de pulpe de noix de coco était délicieux. Le prince Maximilien de Wied-Neuwied avait aimé manger des haricots avec la noix de coco à Bahia, en 1816. Le Français Saint-Hilaire affirmait, à Minas Gerais, en 1817 : “le haricot noir est un plat indispensable à la table du riche et ce légume est pratiquement le seul mets fin du pauvre”. Carl Seidler, militaire allemand, dans son récit sur la ville de Rio de Janeiro du Premier Règne, décrivait, en 1826, comment le feijão 36

était servi : “accompagné d’un morceau de viande bovine séchée au soleil, avec du lard à volonté”. Il énonçait une maxime qui allait traverser les siècles puisqu’elle est restée une vérité incontournable pour le commun des Brésiliens : “il n’existe point de repas sans haricots, seul le haricot assouvit la faim”. Son appréciation différait cependant de celui d’autres chroniqueurs : “le goût est âpre, désagréable”. Selon lui, le goût européen mettait longtemps à s’habituer à ce plat. Les naturalistes Spix et Martius, qui ont accompagné le cortège de la première impératrice du Brésil, l’archiduchesse autrichienne Leopoldina, évoquaient “la cuisine grossière avec des haricots noirs, de la farine de maïs et du lard” de Minas Gerais. Ils ont aussi cité le haricot comme aliment de base des baianos , y compris des esclaves. Le Nord-américain Thomas Ewbank, en 1845, avait écrit que “les haricots au lard sont le plat national du Brésil”. C’est néanmoins au peintre français JeanBaptiste Debret, neveu et disciple de Jacques-Louis David, et fondateur de la peinture académique au Brésil, que l’on doit le portrait le plus vif de la préparation courante du haricot – qui n’est pas encore la feijoada –. Voici sa description du dîner familial

N. D. T. : Baiano – qui se rapporte à la ville de Bahia et à ses habitants.

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Magasin de viande séchée. J. B. Debret (1825). Source : Musées Castro Maya – IPHAN/Minc – MEA 0178

d’un humble commerçant carioca pendant le séjour de la cour portugaise à Rio de Janeiro : il “se compose à peine d’un misérable morceau de viande séchée, de seulement trois à quatre pouces carrés et un demi-doigt d’épaisseur, cuit à grande eau avec une poignée de haricots noirs, dont la farine grisâtre, très substantielle, a l’avantage de ne pas fermenter à l’estomac. Une fois l’assiette remplie de ce jus, où nagent quelques haricots, on y jette une grande pincée de farine de manioc, qui, une fois mélangée aux haricots écrasés, forme une pâte consistante, que l’on mange avec la pointe arrondie d’un couteau à large lame. Ce repas simple, répété invariablement tous les jours et soigneusement caché des passants, est préparé dans l’arrière-boutique, dans une pièce qui sert aussi de chambre à coucher”. Professeur à l’Académie Royale des Beaux Arts, Debret, qui a vécu au Brésil entre 1816 et 1831, s’est également distingué par la réalisation d’une véritable chroniLa saveur du Brésil

que picturale du pays au début du XIXe siècle. Il a surtout représenté la vie à Rio de Janeiro, avec des tableaux comme Armazém de carne seca (Magasin de viande séchée) et Negros vendedores de lingüiça (Noirs marchands de saucisse), en plus de la scène de repas citée. Les hommes ne vivaient pas exclusivement de haricots. Les Indigènes avaient une diète très variée, et le haricot n’était même pas leur aliment préféré. Les esclaves mangeaient aussi du manioc et des fruits, bien que les haricots aient été la base de leur nourriture. Reste la question de la combinaison des aliments, abordée par Câmara Cascudo – encore lui – dans sa très belle História da Alimentação no Brasil (Histoire de l’Alimentation au Brésil). A l’Époque Moderne, il y avait chez les habitants de la colonie (surtout chez ceux d’origine indigène et africaine) des tabous alimentaires qui ne permettaient pas un mélange complet du haricot et des

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Ce que l’on sait, concrètement, c’est que les références les plus anciennes à la feijoada n’ont aucun rapport ni avec les esclaves ni avec les senzalas où ils étaient confinés, mais concernent les restaurants fréquentés par l’élite esclavagiste urbaine. viandes avec d’autres légumes. Nombreux étaient les Africains, par exemple, d’origine musulmane ou influencés par cette culture, à qui il était interdit de consommer de la viande de porc. Comment auraient-ils pu faire la feijoada que nous connaissons ? En Europe, surtout en Europe d’héritage latin, méditerranéenne, il y avait – et il y a toujours, selon Cascudo – un plat traditionnel qui remonte au moins jusqu’aux temps de l’Empire Romain. Il s’agit fondamentalement d’un mélange entre plusieurs types de viandes et des légumes. En dépit des variations locales, c’est un genre de plat assez populaire et traditionnel. Au Portugal, c’est le cozido ; en Italie, la casœula et le bollito misto ; en France, le cassoulet ; en Espagne, la paella, faite à base de riz. Cette tradition est arrivée au Brésil, essentiellement par le biais des Portugais. Et, avec le temps, à mesure que le palais des européens d’ici s’adaptait, l’idée de préparer ce plat avec l’omniprésent haricot noir a fait son chemin - idée inacceptable, au départ, pour les normes européenes. Ainsi est née la feijoada.

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Selon Câmara Cascudo, “le haricot avec de la viande, de l’eau et du sel, ça reste du haricot. Le haricot clairsemé, c’est le haricot du pauvre, le haricot de tous les jours. Il y a un fossé entre la feijoada et le feijão. La feijoada contient tout un cortège de viandes, de légumes, de plantes potagères”, combinaison laquelle ne se produit qu’au XIXe siècle, loin des senzalas où logeaient les esclaves. Le prêtre Miguel do Sacramento Lopes Gama, connu comme le “Prêtre Carapuceiro”, publia un article dans le journal de Pernambuco O Carapuceiro, le 3 mars 1840, où il condamnait la “feijoada assassine”. Il était scandalisé que ce plat fût spécialement appréciée par les hommes sédentaires et les dames délicates de la ville – dans une société profondément marquée par l’idéologie de l’esclavage. Il faut rappeler que les parties salées du porc, comme les oreilles, les pieds et la queue, étaient fort appréciées en Europe, où elles n’ont jamais été considérés comme des restes. L’aliment de base des esclaves était quant à lui du haricot mélangé à de la farine. Ce que l’on sait, concrètement, c’est que les références les plus anciennes à la feijoada n’ont aucun rapport ni avec les esclaves ni avec les senzalas où ils étaient confinés, mais concernent les restaurants fréquentés par l’élite esclavagiste urbaine. La citation la plus ancienne de la feijoada se trouve dans le Diário de Pernambuco du 7 août 1833, où l’Hotêl Théatre de Recife annonce qu’il servirait, les jeudis, la “feijoada à la brésilienne” (référence au caractère adapté du plat ?). À Rio de Janeiro, la première mention à la feijoada servie dans un restaurant apparaît pour la première fois dans le Jornal do Commercio du 5 janvier 1849, dans le titre La belle feijoada à la brésilienne: “ Un restaurant près du bar Fama do Café com Leite, annonce que sera servie toutes les semaines, les mardis et les jeudis, l’excellente feijoada, pour répondre à la demande pressante de ses clients. Ce même restaurant continuera de servir déjeuners, dîners et buffets à l’extérieur, avec la plus grande propreté possible, et il y aura tous les

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jours de la nourriture variée. Le soir, un délicieux poisson est servi pour le souper.” Dans ses mémoires, en 1893, Isabel Burton, épouse de l’aventurier, voyageur, écrivain et diplomate anglais Richard Burton, décrit la période où elle a vécu au Brésil, entre 1865 et 1869, y compris les mets raffinés. Isabel Burton écrit (son mari gagna l’amitié de l’empereur D. Pedro II, et elle entra dans le cercle raffiné de la marquise de Santos, amante notoire du père de ce dernier, D. Pedro I) que l’aliment principal du peuple du Brésil – l’équi-

climats et aux productions locales. Pour Câmara Cascudo, la feijoada n’est pas un simple plat, mais un menu tout entier. Au Rio Grande do Sul, comme nous le rappelle le chercheur Carlos Ditadi, elle est servie comme plat d’hiver. À Rio de Janeiro, elle est servie toute l’année, tous les vendredis, depuis les troquets bon marché jusqu’aux restaurants les plus raffinés. Au fond, ce qui compte, c’est de commémorer, de réunir des amis, de prendre une avance sur le week-end dans le centre financier carioca, ou même de faire une simple réunion entre amis le dimanche,

valent de la pomme de terre chez les Irlandais – est un savoureux plat de “feijão” (en portugais dans le texte) accompagné d’une “farinha” (sic) très épaisse, généralement saupoudrée sur le plat. Après avoir goûté trois ans durant à ce qu’elle dénomme déjà la “feijoada”, l’anglaise regrette d’avoir passé deux décennies sans plus jamais en sentir l’arôme, et en livre une appréciation très positive : “C’est un délice, et je m’en contenterais bien moi-même comme dîner, comme je m’en suis presque toujours contentée.” Voici la liste d’emplettes de la Maison Impériale – non celle des esclaves ou des pauvres – à la boucherie de Petropolis, le 30 avril de 1889 : de la viande fraîche, de la viande de porc, de la saucisse, du boudin, des reins, de la langue, du cœur, des poumons, des tripes, entre autres viandes. Même si D. Pedro II n’a peut-être touché à aucune de ces viandes-là – on connaît sa préférence pour la canja de galinha (soupe de volaille, avec des légumes et riz) -, il est possible que d’autres membres de sa famille en aient mangé. Le livre O cozinheiro imperial (Le cuisinier impérial), de 1840, signé par R.C.M., contient des recettes de tête et de pied de porc, ainsi que d’autres viandes – avec la recommandation de les servir à de “grandes personnalités”. Il n’y a pas, de nos jours, une recette unique de feijoada. Il semble au contraire que ce soit un plat en construction, comme l’a d’ailleurs affirmé notre folkloriste majeur de la fin des années 1960. Il en existe des variantes, de-ci de-là, adaptatées aux

à condition que ce soit autour d’une feijoada. Un chroniqueur brésilien de la deuxième moitié du XIXe siècle, França Júnior, a fini par conclure que la feijoada ne devenait un plat à part entière que s’il était associé à un festin, à une noce, à une occasion particulière pour manger tous ces haricots. Comme dirait Chico Buarque dans sa chanson Feijoada completa : “Femme/ Tu vas apprécier / J’ai amené quelques amis pour bavarder”. La saveur et l’occasion, c’est ce qui garantit le succès de la feijoada. En plus, bien sûr, d’une certaine dose de prédisposition historique (ou mythique) pour la comprendre et l’apprécier, tout comme l’ont fait les Brésiliens au long des siècles.

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Bibliographie: CASCUDO, Luís da Câmara. História da Alimentação no Brasil. 2ème édition. Belo Horizonte ; São Paulo: Maison d’édition Itatiaia ; Maison d’édition de l’USP, 1983 (2 vols.). DITADI, Carlos Augusto da Silva. “Feijoada completa”. In: Revista Gula. São Paulo, n°67, octobre de 1998. DÓRIA, Carlos Alberto. “Culinária e alta cultura no Brasil”. In: Novos Rumos. Année 16, n° 34, 2001.

Rodrigo Elias

Maître en Histoire Moderne et Contemporaine par l’Université Fédérale Fluminense et en Doctorat en Histoire Sociale à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro.

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La feijoada à ma façon Vinicius de Moraes Hélène Sangirardi, ma mie Un certain jour je t’ai promis Je ne sais plus où, je l’avoue Et si tardivement – pardonne-moi !

Une fois les haricots cuits (Environ quatre heures, à feu moyen) Alors, baillant d’ennui Nous viendrons à la cuisinière

Tandis qu’à côté, à petit feu Renversé de plaisir Le lardon délicieux Doit être aussi mis à frire

(Mieux vaut tard que jamais!) le poète comme l’éthique le souhaite T’envoie enfin la recette (poétique) De sa feijoada complète.

Et, courbés élégamment Un pied en avant et le bras dans le dos Nous goûterons la riche noirceur Où flotteront quelques morceaux

Dont la graisse, du reste (Jamais il n’y a eu de meilleure graisse !) Servira à faire revenir le chou haché, à feu vif, vite.

Nonobstant cette longueur, En un clin d’œil, Le haricot devra déjà nous attendre, Trié et heureux, dans l’eau d’une bassine.

De carne seca succulente, De saucisses replètes, de lard luisant (Jamais les oreilles de goret ne la rendent opulente en excès !)

La farofa ? – elle a ses jours... Mais alors, frite dans le beurre! L’orange glacée, en tranches (Seleta ou de Bahia) – et voilà.

Et la cuisinière, en honneur À notre maîtrise de l’art Aura déjà entammé Les préparatifs, et mis de côté

Et – crucial! – un modeste secret Qui est le mien, quant à la feijoada : Une langue fraîche, bien pelée Cuisant avec tout le reste.

Seulement à la dernière cuisson Avant de servir à table, on laisse Couler un peu de graisse de chipolata Sur ce mets délicat– et on mélange.

Tous les éléments constitutifs D’une saveur rissolée Tels que : oignons, tomates, gousses d’ail Et autres codiments opportuns

Puis on retire des fèves Suffisamment. Bien écrasées, Remettons-les à mijoter Pour faire un beau jus bien épais

Quel plaisir le corps voudrait-il en plus de manger de pareils haricots ? - Un hamac, évidemment Et un chat à caresser...

Le tout haché fin, dès le matin Afin de toujours épargner À nos nobles mains d’aède Tout contact plus... vulgaire.

De retour aux casseroles Où il est de bonne augure que le poète Jette quelques feuilles de laurier D’un geste classique et païen.

Promesse tenue. Jamais elle n’est vaine La parole d’un poète... – jamais ! Embrasse-la, en Brillat-Savarin Ton Vinicius de Moraes

Contentons-nous de parachever Ce qui n’a pas pleinement satisfait Et surveillons la cuisson En sirotant un whisky on the rocks

Entre-temps, il va sans dire, Sur une flamme à part de ces ébats Doivent frire, heureuses De belles rondelles de chipolatas

Texte tiré du livre “Nouvelle Anthologie Poétique de Vinicius de Moraes”, sélection et organisation, Antonio Cícero et Eucanaã Ferraz, São Paulo, Cia das Letras, Maison d’édition Schwarcs Ltda., p.99, 2003.

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Vinícius de Moraes Acervo VM

Feijoada à Minha Moda

Enquanto nós, a dar uns toques No que não nos seja a contento Vigiaremos o cozimento Tomando o nosso uísque on the rocks

Inútil dizer que, entrementes Em chama à parte desta liça Devem fritar, todas contentes Lindas rodelas de lingüiça

Amiga Helena Sangirardi Conforme um dia prometi Onde, confesso que esqueci E embora — perdoe — tão tarde

Uma vez cozido o feijão (Umas quatro horas, fogo médio) Nós, bocejando o nosso tédio Nos chegaremos ao fogão

Enquanto ao lado, em fogo brando Dismilingüindo-se de gozo Deve também se estar fritando O torresminho delicioso

(Melhor do que nunca!) este poeta Segundo manda a boa ética Envia-lhe a receita (poética) De sua feijoada completa.

E em elegante curvatura: Um pé adiante e o braço às costas Provaremos a rica negrura Por onde devem boiar postas

Em cuja gordura, de resto (Melhor gordura nunca houve!) Deve depois frigir a couve Picada, em fogo alegre e presto.

Em atenção ao adiantado Da hora em que abrimos o olho O feijão deve, já catado Nos esperar, feliz, de molho

De carne-seca suculenta Gordos paios, nédio toucinho (Nunca orelhas de bacorinho Que a tornam em excesso opulenta!)

Uma farofa? — tem seus dias... Porém que seja na manteiga! A laranja gelada, em fatias (Seleta ou da Bahia) — e chega

E a cozinheira, por respeito À nossa mestria na arte Já deve ter tacado peito E preparado e posto à parte

E — atenção! — segredo modesto Mas meu, no tocante à feijoada: Uma língua fresca pelada Posta a cozer com todo o resto.

Só na última cozedura Para levar à mesa, deixa-se Cair um pouco da gordura Da lingüiça na iguaria — e mexa-se.

Os elementos componentes De um saboroso refogado Tais: cebolas, tomates, dentes De alho — e o que mais for azado

Feito o quê, retire-se o caroço Bastante, que bem amassado Junta-se ao belo refogado De modo a ter-se um molho grosso

Que prazer mais um corpo pede Após comido um tal feijão? — Evidentemente uma rede E um gato para passar a mão...

Tudo picado desde cedo De feição a sempre evitar Qualquer contato mais... vulgar Às nossas nobres mãos de aedo.

Que vai de volta ao caldeirão No qual o poeta, em bom agouro Deve esparzir folhas de louro Com um gesto clássico e pagão.

Dever cumprido. Nunca é vã A palavra de um poeta...— jamais! Abraça-a, em Brillat-Savarin O seu Vinicius de Moraes

Les droits d’utilisation du poème ont été autorisés par la VM EMPREENDIMENTOS ARTÍSTICOS E CULTURAIS LTDA, en plus de: © VM et © CIA. DAS LETRAS (MAISON D’ÉDITION SCHAWARCZ).

La saveur du Brésil

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Manioc. André Thevet, 1555.

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Bruno Miranda Zétola

Racines du Brésil “I

ls ne labourent la terre, pas plus qu’ils n’élèvent d’animaux. Il n’y a ici ni bœuf, ni vache, chèvre, brebis ou poule, ni aucun autre animal habitué à vivre avec l’homme. Ils ne mangent rien d’autre que cet igname, qu’il y a en abondance [...] Malgré cela, ils ont une démarche bien plus droite et une peau bien plus luisante que les nôtres, nous qui mangeons tant de farine et de légumes.” En dépit de certaines licences de style, Pero Vaz de Caminha, écrivain-en-chef de la première brigade lusitanienne à accoster les terres brésiliennes, a su montrer avec beaucoup de sensibilité, dans une lettre au roi D. Manuel I à propos de la “découverte” du Brésil, la relation de l’indigène avec le manioc, qu’il dénomma igname. Pour un Brésilien de quelque époque que ce soit, les différences entre le manioc et l’igname sont évidentes, soit par l’aspect, soit par le goût. Nonobstant, pour un Portugais qui voulait décrire le manioc à ses compatriotes , l’igname était le référentiel le plus proche. Un barreur anonyme de cette même brigade avait rédigé un rapport où il est question d’une “racine appelée igname, qui leur sert de pain”. Ni lui ni Caminha n’avaient goûté ledit igname, c’est-à-dire le manioc, connu sous des dénominations aussi diverses que aipim, macaxeira, maniva, macamba, entre autres, selon la région du pays. Mais tous deux avaient Aliment crucial pour les Lusitains, l’igname n’est pas arrivé sur les terres brésiliennes à Porto Seguro, en 1500, avec les Portugais. Originaire d’Afrique, il est devenu, toutefois, un aliment très courant en Amérique Portugaise, apporté par les colonisateurs de leurs marchés au Cape Vert et à São Tomé. CASCUDO. L. C. História da Alimentação no Brasil (Histoire de l’Alimentation au Brésil). v. 1. São Paulo : Itatiaia, 1983.p. 92 Rapport du Pilote Anonyme. In : História da Colonização Portuguesa do Brasil (Histoire de la Colonisation Portugaise du Brésil), II, 115, Porto, 1923.

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compris que cette racine, qui allait devenir cruciale pour le succès de l’entreprise colonisatrice, constituait la base de la nutrition des indigènes de la côte brésilienne. Tandis que l’igname est d’origine africaine, le manioc est natif du sud-ouest du bassin amazonien, au Brésil. Selon les spécialistes, le manioc a été domestiqué en Amazonie il y a quatre ou cinq mille ans, à l’aide de techniques raffinées, ce qui contredit les représentations d’une culinaire indigène réduite à une simple activité d’extraction. Avant que les Européens n’arrivent sur le territoire américain, le manioc était déjà disséminé dans l’Amérique du Sud et Centrale, y compris au Mexique. Toutefois, à l’inverse du maïs, le manioc n’a pas abouti en Mésoamérique et dans les autres cultures du Pacifique à un complexe alimentaire, pas plus qu’il n’y a produit des boissons ou d’autres dérivés. C’est seulement chez les Indigènes de la côte est de l’Amérique du Sud que le manioc est devenu un élément indispensable et constitutif de la vie sociale. L’importance du manioc chez les Indigènes brésiliens est attestée dans les mythes étiologiques, où il possède une origine sacrée, à l’instar des autres aliments de base des cultures rurales. Dans

A propos de la domestication du manioc, voir RIBEIRO, B. O índio na cultura brasileira (L’indien dans la culture brésilienne). Rio de Janeiro : Revan. 1987. p. 34 et suiv. MACIEL, M. E. en Uma cozinha à brasileira (Une cuisine à la brésilienne). In : Estudos Históricos (Études Historiques), Rio de Janeiro, n, 33, 2004. CPDOC/FGV p. 06. Ce dernier auteur signale qu’il est commun de parler de “cuisine indigène” en termes génériques et transformer les peuples indigènes en “indiens génériques”, indifférenciés et atemporels. “Dans ce processus, il est naturalisé, c’est-à-dire vu comme quelqu’un qui est proche de la nature et dont les contributions renvoient surtout aux activités de bûcheron, cueillette, pêche et chasse, et à certaines techniques”.

Câmara Cascudo affirme que “l’intelligence des anciens péruviens égalaient le manioc au maïs au même niveau glorificateur. Un vase en céramique, trouvé dans un cimetière précolombien de Sechura, représente le dieu de l’agriculture du pérou avec un pousse de maïs dans une main et une de manioc dans l’autre, avec les tubercules pendants”. op.cit. p.108.

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Tandis que l’igname est d’origine africaine, le manioc est natif du sud-ouest du bassin amazonien, au Brésil. Selon les spécialistes, le manioc a été domestiqué en Amazonie il y a quatre ou cinq mille ans. le plus fameux de ces mythes, la fille d’un chef indigène tombe enceinte sans contact masculin. Le chef, qui veut punir le responsable du déshonneur de sa fille et réparer l’offense, commence par la supplier de dénoncer le coupable, puis il la menace et enfin la punit sévèrement, en vain. Elle résiste aux châtiments, et continue de soutenir qu’elle n’a jamais eu de relation avec personne. Le chef décide alors de la tuer, mais il fait un rêve, où un homme blanc apparaît et lui demande de renoncer à la punir, parce qu’elle dit la vérité. Après neuf lunes, naît une fillette magnifique, dont l’extraordinaire blancheur surprend la tribu, ainsi que les peuples voisins, qui se pressent pour voir ce bébé d’une race nouvelle et inconnue. La fillette, appelée Mani, marche et parle précocement, mais elle meurt après sa première année, sans présenter de signe de maladie ou de souffrance. On l’enterre dans la maison où elle était née, comme le veut la coutume de son peuple. Passé un certain temps, une plante poussa sur sa tombe, une plante complètement inconnue, qu’on se garda d’arracher. La plante a poussé jusqu’au jour où une fente s’est ouverte dans la terre, dévoilant à la tribu des racines blanches et fortifiées, à l’endroit où gisait la fillette. D’où le nom de «Mani-oca» attribué à

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Hutte des Apiaká. Avril 1828. Hercules Florence.

la racine, autrement dit «maison de Mani», puisque oca signifie maison en tupi-guarani. Le manioc était à la base de deux éléments incontournables de l’alimentation indigène : la farine et les beijus. La farine était le produit principal et essentiel qui accompagnait tout ce qui était comestible, de la viande jusqu’aux fruits. Les beijus produisaient des boissons, en plus de servir comme provision pour les voyages, les guerres, la chasse et la pêche, ainsi que de monnaie de troc et d’offrande aux amis. Gabriel Soares de Souza, voyageur portugais qui rédigea en 1587 un “Traité descriptif du CASCUDO, L. C. Dicionário do folclore brasileiro (Dictionnaire du folklore brésilien). São Paulo : Global, 2000. L’auteur signale l’existence d’autres légendes sur l’origine du manioc. CASCUDO. História da Alimentação no Brasil (Histoire de l’Alimentation au Brésil). op. cit. p. 104. Selon l’auteur, cette pratique a survécu au XXe siècle, car Rondon, lors de son voyage dans l’intérieur du Pays, aurait reçu, en 1928, un morceau de beiju d’une vielle femme pianokoto.

La saveur du Brésil

Brésil”, raconte comment on préparait ces racines : “une fois lavées, elles sont râpées sur une pierre ou une râpe à cet effet, et après avoir été dûment râpées, elles sont pressées dans une presse à palmier, nommée tapitim, afin d’enlever toute l’eau. Il en résulte une pâte sèche, à partir de laquelle est faite la farine. La farine est cuite dans un récipient spécial, sur lequel ils étendent la pâte, qu’ils mettent à sécher sur un feu, pendant qu’une indienne la retourne avec une sorte de cuillère, comme si elle préparait une confiserie, jusqu’à ce que la pâte soit sans la moindre humidité et alors seulement, elle prend un aspect semblable à celui du cuscuz, en plus blanc, et c’est sous cette forme qu’on la mange. C’est très sucré et savoureux.”

SOUZA, Gabriel Soares de. Tratado descritivo do Brasil em 1587 (Traité descriptif du Brésil en 1587). 4ª ed. São Paulo, Companhia Editora Nacional et Maison d’édition de l’USP, 1971.

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Les qualités du manioc ont très vite conquis les colonisateurs portugais, pour qui la racine est devenue tellement indispensable qu’ils en faisaient un usage quotidien. Le manioc était synonyme de réserves, de provisions, de ressources. Parmi les dérivés du manioc très utilisés par certaines tribus, celle des tupinambás, par exemple, on citera le cauim, une boisson fermentée, utilisée à l’occasion des fêtes et des rituels. Certains voyageurs Européens goûtèrent au cauim, comme le prêtre français Yves d’Evreux, qui en but au Maranhão, au début du XVIIe siècle. Lorsqu’ils découvrirent que la fabrication du cauim passait par la mastication du manioc par les femmes tupinambá, puis par sa fermentation dans des pots, la plupart des européens ont renoncé à en consommer. Mais c’était le rituel de consommation du cauim, plus encore que sa production, qui indignait les Européens. Il était consommée à l’occasion des “cauinages”, fêtes rituelles où les Indiens ivres de cauim commettaient, aux yeux des colonisateurs, de graves péchés, comme la luxure et l’anthropophagie. Les religieux Européens se sont donc efforcés de combattre cette manifestation culturelle indigène, en se concentrant surtout sur l’évangélisation des

La salive de la mastication aide à transformer l’amidon en sucre, par fermentation, causant la production de gaz et la sensation d’élévation de température de la boisson.

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femmes, puisque c’était elles qui plantaient, cultivaient et mâchaient le manioc, et fabriquaient les récipients pour le stockage du cauim, qu’elles-mêmes distribuaient lors des cérémonies. Les qualités du manioc ont très vite conquis les colonisateurs portugais, pour qui la racine est devenue tellement indispensable qu’ils en faisaient un usage quotidien. Le manioc était synonyme de réserves, de provisions, de ressources. Dans le troisième quart du XVIe siècle, Pero Magalhães Gandavo érit : “on y mange, en lieu et place du pain, la farinha-de-pau. C’est une farine fabriquée à partir de la racine d’une plante, nommée manioc, qui est comme l’igname.” Son utilisation s’est répandue, y compris chez les plus riches, comme chez les trois premiers gouverneurs-généraux du Brésil, Thomé de Souza, D. Duarte da Costa et Mem de Sá, qui tenaient à avoir de la farine de manioc fraîche, préparée tous les jours, en remplacement de la farine de blé, pour produire leur pain.10 La culture de farine de manioc a eu un tel succès auprès des Luso-brésiliens qu’ils en ont tiré quantité de mets délicats comme la farine, la mingau, le beiju et le tucupi. Elle s’est développée surtout sur le littoral, puisque les conditions sur le plateau étaient moins favorables pour en produire à une échelle suffisante11 au ravitaillement d’un centre de peuplement plus stable que ne l’étaient les noyaux primitifs indigènes. L’Européen au Brésil étendait ses plantations de manioc et faisait broyer les racines dans des moulins à farine, où des machines de fer remplaçaient celles en bois.12 Mais la technique de culture indigène demeurait –et demeure toujours, d’une certaine façon– la même. Une partie de la forêt nati Pero de Magalhães Gandavo, Tratado da terra do Brasil (Traité de la terre du Brésil), História da Província Santa Cruz (Histoire de la Provence de Santa Cruz), Anuário do Brasil (Annuaire du Brésil), Rio de Janeiro, 1924. 10 CASCUDO. História da Alimentação no Brasil. op. cit. p. 104. 11 Ibid. p. 205. 12 Ibid. p. 105.

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ve était rasée, généralement par le biais d’incendies, et le manioc était planté à l’arrivée des premières pluies. Après avoir utilisé la terre durant quelques années, celle-ci était abandonnée pour faire une nouvelle plantation ailleurs. Selon Sérgio Buarque de Holanda, “dans la fabrication du manioc, qui fut le produit natif le plus rapidement adopté par une majorité de la population européenne de la colonie, au point de remplacer le pain de blé, il n’y aurait aucun autre progrès sensible que l’emploi de la presse à raisin aux côtés du tipiti (panier de paille).13 Contrairement à ce qu’avait suggéré Fernand Braudel, qui, en étudiant les plantes américaines, avait affirmé que le manioc ne servait de base qu’aux “cultures primitives et régulièrement médiocres”, des spécialistes ont souligné la contribution du manioc à l’économie coloniale durant ses premiers siècles. Exporté vers les colonies africaines, le manioc et ses dérivés souhaitaient “la bienvenue” aux Noirs captifs, bien avant qu’ils ne soient embarqués sur les navires négriers qui croisaient l’Atlantique Sud, reliant les parties africaine et américaine de l’Empire portugais. En plus de nourrir les marins, le manioc permettait d’augmenter la ration alimentaire distribuée aux Africains, diminuant ainsi la mortalité des esclaves pendant la traversée. Luiz Felipe de Alencastro rapporte que chaque esclave recevait chaque jour 1,8 litre de manioc durant les traversées au XVIIe siècle, la même quantité que celle consommée par les indiens rameurs de l’Amazonie. Il s’agissait, par conséquent, d’un probable modèle alimentaire dans l’univers du travail obligatoire de l’Atlantique portugais. Vers la fin du XVIe siècle-début XVIIe, l’exportation du manioc brésilien vers l’Afrique avait 13

HOLANDA, S. B. Caminhos e Fronteiras (Chemins et Frontières). Rio de Janeiro : José Olympio, 1957. p. 205. En contrepartie, on observe à partir du XVIIe siècle, la dissémination de la culture du blé sur les plateaux du sud et du sud-est brésiliens.

La saveur du Brésil

une double fonction dans l’entreprise coloniale. De ce côté-ci de l’océan, elle favorisait le désenclavement économique des régions de Rio de Janeiro et de São Vicente, au point que plusieurs cultivateurs sont devenus propriétaires de moulins à sucre, grâce au travail forcé indigène. De l’autre côté de l’Atlantique, l’exportation du manioc permettaient aux prédateurs et trafiquants d’Africains d’étendre leur rayon d’action. Toujours selon le même historien, c’est à cette époque que “Luanda se transforme en un énorme port de commerce négrier, parce qu’elle produit, importe et stocke les aliments nécessaires à l’approvisionnement de lots continus de gens capturés dans l’intérieur du pays pour être déportés outre-mer”. Les exportations de manioc, nonobstant, déclinent au long du XVIIe siècle, à cause de la mobilisation contre l’occupation hollandaise du Nord-Est brésilien et le transfert de la culture du manioc vers l’Afrique. Vers la même époque, dans la région américaine de l’Empire Lusitanien, se développaient les bandeiras, entradas et monções – expéditions qui visaient à «domestiquer» l’intérieur du continent américain. Cette tâche herculéenne n’aurait pu aboutir si ces explorateurs n’avaient pas incorporé les mœurs indigènes leur permettant de s’adapter à l’environnement. En ce sens, l’inclusion du manioc à leur menu quotidien a été décisive. Dans leur marche vers l’ouest, les bandeiras, qui remontaient les fleuves à partir de São Paulo, dépendaient pour se nourrir de la farine produite par leurs cultures de manioc. Les expéditions assuraient leurs arrières, en conservant derrière elles des campements, garnis de quelques blancs et d’une patrouille indigène. Ceux-ci plantaient du manioc et en faisaient de la farine, avec laquelle ils approvisionnaient les compagnons qui continuaient leur avancée. Ces lieux de production de manioc allaient devenir des points de repère relativement connus dans l’entrelacs des chemins des explorateurs. La farine était consommée par tous, Portugais et Indiens, quel

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que fut leur grade.14 L’importance du manioc dans l’imaginaire alimentaire du Brésilien du XIXe siècle est bien résumée par l’épisode suivant : deux voyageurs Européens, fatigués et assoiffés, perdus à proximité du fleuve São Francisco, croisent un habitant de la jungle brésilienne, et lui demandent où ils pourraient se désaltérer. Celui-ci répond: “Làbas ! On y trouve tout ce qu’il faut : de la farine et de l’eau !”15 L’ancien système colonial, modèle économique où les métropoles européennes possédaient

Portugaise stipulait, dans la charte royale du 11 janvier 1701, que les maîtres devaient donner congé à leurs esclaves les samedis, pour que ces derniers puissent travailler à leurs propres cultures et subvenir à leurs besoins.17 Là où la production des éléments de base nécessaires à l’agro-exportation n’était ni possible, ni rentable, le maître pouvait se soustraire à son obligation de nourrir ses esclaves. Il fallait trouver la nourriture ailleurs, d’où l’expansion de la culture du manioc, surtout dans ces régions à la périphérie

l’exclusivité des exportations et importations de leurs colonies, a été la cause de diverses crises d’approvisionnement de vivres dans l’Amérique Portugaise. La législation imposée aux colonies dénote bien le souci de favoriser les activités rentables, qui servent à justifier l’entreprise de type commercial fondée sur la monoculture16 . La production vivrière destinée à la colonie en propre n’a préoccupé les autorités lusitaniennes que lors des crises de vivres, où la responsabilité de l’approvisionnement retombait sur les conseils municipaux et les élites locales. De nombreux moulins à sucre possédaient donc des cultures vivrières annexes, qui leur permettaient de s’auto-approvisionner. La Couronne

du centre dynamique de l’économie coloniale brésilienne. Les zones du Brésil sans activités agro-exportatrices s’inséraient dans la division du travail déjà mondialisée, par l’intermédiaire de la production de biens de consommation et de leur fourniture aux régions plus puissantes. C’est le cas, par exemple, de la production de farine de manioc dans la région de Paranaguá, qui était vainement exportée vers São Paulo, Santos, Rio de Janeiro, le Nord du Brésil et la colonie de Sacramento, “au détriment des habitants de Paranaguá [...], car on craignait que la farine, déjà rare, ne se fasse plus rare encore”, selon un dirigeant local.18 En effet, à cause de la fluctuation des prix des denrées alimentaires de première nécessité, il y avat des signes fréquents d’agitation populaire, qui préoccupaient les dirigeants. Dans ce contexte, le Juge (également dénommé Inspecteur Almotacé) avait une importance capitale. Ce magistrat aux privilèges et aux pouvoirs étendus, élu par le Conseil municipal, veillait à l’approvisionnement de sa circonscription. Il fixait les prix, contrôlait leur application, de même qu’il inspectait la qualité des produits et l’étalonnage des mesures. Encore au XIXe siècle, la technique rudimentaire de culture du manioc était pratiquement identique à celle héritée des Indiens, qui n’était possible d’ailleurs qu’en raison de l’immensité des terres

CASCUDO. História da Alimentação no Brasil. op. cit. p. 108. Sérgio Buarque de Holanda, nonobstant, affirme que lors des “premières expéditions dans le sertão sauvage, il était totalement impossible de transporter les pousses de manioc nécessaires à la culture dans les campements où il n’existait pas déjà des tribus de cultivateurs. Premièrement, en plus des difficultés du transport du manioc, à cause de la place qu’il occupait dans les bagages, les pousses perdent évidement très vite leur capacité à germiner. Ensuite, parce qu’une fois la culture établie, il était nécessaire d’attendre au minimum un an pour obtenir une récolte satisfaisante. D’un autre côté, le maïs, sous forme de grains, prenait beaucoup moins de place, et était donc plus facile à transporter sur de longues distances. Il offrait en plus l’avantage de commencer à produire à peine cinq ou six mois - voire moins -, après la semence”. op. cit. p. 222.

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CASCUDO. História da Alimentaçao no Brasil. op. cit. p. 106. LINHARES, M. Y. ; TEIXEIRA SILVA, M. C. História da agricultura brasileira (Histoire de l’agriculture brésilienne). São Paulo : Brasiliense, 1981. p. 117.

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LINHARES, M. Y. ; TEIXEIRA SILVA, M. C. op. cit. p. 120. WESTPHALEN, C. M. As farinhas de Paranaguá (Les farines du Paranaguá). Rio de Janeiro ; APEC, 1976. P. 74.

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Manioc – Libre-Marché. Alexandre Tokitaka / Pulsar Imagens

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Manioc frit. Alexandre Tokitaka / Pulsar Imagens

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En dépit de toutes ces transformations, le manioc n’a jamais été supplanté en tant qu’ingrédient essentiel aux habitudes alimentaires des Brésiliens de toutes les régions. Sa farine accompagne le churrasco gaúcho jusqu’au gibier et poisson dans le Brésil central et de l’Amazonie, en passant par le pirão du littoral. disponibles au Brésil. A la publication de la «Lei de Terras» (Loi sur les Terres), en 1850, l’État s’octroie à lui-même la propriété des terres dévolues. La terre, principalement la terre fertile, se transforme alors en marchandise hautement valorisée. Cette loi doit être appréhendée dans le cadre de la tentative de “modernisation” du pays. Dans la perspective de l’abolition de l’esclavage, cette mesure permettait au Gouvernement de distribuer les terres aux immigrants européens, dont le «travail et les mœurs» étaient jugés très supérieurs à ceux des Africains par les élites locales. Le projet de modernisation du milieu du XIXe siècle opère une transformation significative dans la structure agroalimentaire nationale, puisqu’il inaugure une nouvelle forme de propriété (la petite unité de production), une nouvelle unité économique (la famille), un nouveau type de rapport de production (entre le cultivateur indépendant et l’État) ainsi qu’un nouveau mode La saveur du Brésil

de production (par le biais des techniques apportées par les immigrants étrangers).19 En dépit de toutes ces transformations, le manioc n’a jamais été supplanté en tant qu’ingrédient essentiel aux habitudes alimentaires des Brésiliens de toutes les régions. Sa farine accompagne le churrasco gaúcho jusqu’au gibier et poisson dans le Brésil central et de l’Amazonie, en passant par le pirão20 du littoral. Le manioc n’est absent d’aucun marché du Brésil, quelle que soit la région. Transformé en produit de consommation de masse, on le mange sous la forme de bâtonnets frits, servis en amusegueule, dans tous les bars du pays. Récupéré par les grands chefs, le manioc figure aussi au menu des restaurants huppés, soit comme garniture, soit comme l’ingrédient de recettes sophistiquées. Dégusté sous des formes nouvelles ou traditionnelles, partout dans le pays, le manioc –“le roi du Brésil” comme l’appelle Câmara Cascudo– est l’aliment qui fait la liaison dans la cuisine brésilienne. Gilberto Freyre donne une belle définition de cette contribution majeure des indigènes à la formation des habitudes alimentaires du Brésilien : “Nombreux sont les produits qui étaient préparés jadis par les mains rougies de la femme indienne, et qui continuent toujours d’être préparés aujourd’hui, par les mains blanches, métisses, noires et mulâtres de la femme brésilienne, toutes origines et sangs confondus. La femme brésilienne a appris avec l’indienne à faire avec le manioc quantité de mets délicats”. On peut donc affirmer que c’est dans le manioc que se trouve une partie significative des racines de la culture alimentaire brésilienne.

Bruno Miranda Zétola

Diplomate ; Docteur en Histoire de l’Université Fédérale du Paraná (UFPR). Santos, C. R. A. História da Alimentação no Paraná (Histoire de l’Alimentation au Paraná). Curitiba, Fondation Culturelle, 1995. 73. 20 N. D. T. : Bouillie épaisse de farine de manioc grillée. 19

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Alexandre Menegale

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Une douce Histoire du Brésil

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Douceurs en compote. Iolanda Huzak / Pulsar Imagens

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L

es sucreries brésiliennes naissent pratiquement en même temps que le pays, avec la culture de la canne à sucre, les moulins à sucre et les senzalas . A l’image des miettes de pain semées dans la forêt par les personnages du petit Poucet, notre Histoire est saupoudrée de tant de quindins, confitures, compotes et fruits cristallisés, que nos sucreries permettraient à elles seules de retracer un panorama chronologique complet de notre peuple, depuis les débuts jusqu’aux aux plus récentes manifestations

plus sucrée et la plus douce de l’histoire brésilienne était sédimentée, pour fonder une culture qui allait se perpétuer au cours des siècles à venir. Plutôt que simplement décrire des recettes consacrées, ou des goûts qui peuplent nos souvenirs, ou encore discuter l’origine d’une certaine alchimie, j’ai décidé de tourner les pages caramélisées par le temps. Je me suis laissé surprendre par la communion anthropologique-gastronomique des saveurs. Avant même d’avoir un empereur, on s’était déjà rendus aux compotes, aux gâteaux

de la pâtisserie nationale la plus raffinée. Ainsi l’empereur D. Pedro II préférait-il la compote de figue fraîchement préparée aux obligations et affaires de la Cour. Quant à Rui Barbosa, il ne résistait pas à une bonne cuillerée de compote de patate douce. Et que dire de João Goulart, et de Jorge Amado, amateurs invétérés des confiseries à la noix de coco ? Ou de l’ancien président Juscelino Kubitschek, qui ne refusait jamais une baba-de-moça, ou encore des compositeurs Roberto Carlos et Chico Buarque, qui ont sans erreur possible puisé leur inspiration entre deux portions généreuses de compote de potiron ! Quelle est donc l’origine de cette facette fortement sucrée de notre mélange, en matière de gastronomie, et qui marque vigoureusement le métissage brésilien ? Les historiens affirment que le sucre, obtenu après l’évaporation du jus de la canne à sucre, a été découvert en Inde, aux environs du IIIe siècle. Mais ce sont les Arabes qui l’auraient introduit à grande échelle dans l’alimentation, en créant les amandes et les noix sucrées, en plus des compotes de figue et d’orange. Déjà, au XVe siècle, ayant conquis la Péninsule Ibérique, les mêmes Arabes ont inclus la canne à sucre parmi les aux boutures de plantes qui allaient produire les fruits utilisés des futures sucreries. Après être passée par l’Espagne et le Portugal, la canne à sucre arrive en Amérique, grâce à nos découvreurs. Et voilà : l’invasion la

et aux friandises, avec leurs formes et adaptations locales que leur avaient données les premiers Portugais débarqués sur ce littoral. Bien des sucreries considérées aujourd’hui comme brésiliennes sont en fait d’origine portu-

N. D. T. : Senzala – logement des esclaves, par opposition à la casa grande, où logeaient les maîtres.

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gaise. Écoutons une savoureuse histoire à ce propos. Il était courant dans les couvents d’outre-mer d’amidonner les habits des sœurs avec du blanc d’œuf. Mais que faire de tout le jaune qui restait ? Les religieuses, imaginatives, ont alors commencé à en faire des quindim, des bom-bocado, des flans, du papo-de-anjo et du manjar, afin de résorber cette abondance bénie en ingrédients. Après des générations, nous en sommes toujours à nous gaver des mêmes sucreries, bien que les brésiliens soient nombreux à se croire pionniers dans le doux art de la confiserie. Sans même parler des autres invasions européennes et de leurs contributions respectives à l’enrichissement de notre confiserie, nous avons récupéré la communion de la tradition lusitanienne à travers les fruits brésiliens. Un chaînon essentiel dans la production de sucrerie nous vient alors immédiatement à l’esprit : les confiseuses noires, tirées de la senzala pour être placées dans les cuisines des sinhás (maîtresses de maison). Elles apportaient avec elles la farine de manioc, le fubá, la citrouille et le cará. La région géographique concernée par nos propos correspond en gros à Pernambuco, à Alagoas et à l’arrière-pays de São Paulo.

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Rapadura versée dans le moule. Photo : João Rural

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Dans les moulins de canne à sucre de l’intérieur de Pernambuco, de Paraíba, d’Alagoas et du

Maranhão, ainsi que dans les

maisons de Recife, São Luiz et Maceió, les cuisinières Noires deviennent les véritables

alchimistes d’une cuisine régionale en formation.

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Vendeuses de génoises. J. B. Debret (1826). Source : Musées Castro Maya – IPHAN / Minc – MEA 0203

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Nous savons que les fruits formaient depuis très longtemps la base des desserts –depuis la lointaine Babylone jusqu’aux cours françaises et italiennes. On peut imaginer à quel point les Portugais, qui mélangeaient le miel aux fruits avant que l’utilisation du sucre ne devienne courante, ont été enchantés par les possibilités de nos pulpes, partout généreuses dans ce pays à peine découvert : ambrosias, compotes de potiron, banane et orange, cocada, meringue, tapioca et bien d’autres nectars. A l’époque coloniale, la cajuada (pâte de cajou) ou la goiabada (pâte de goyave) reçoivent leur lettres de noblesse, puisqu’elles sont considérés chez le maître d’esclaves comme les deux plus beaux desserts. C’est au même moment que les arômes de bananes frites, roulées dans la cannelle, commencent à envahir les demeures, et que la mélasse est fondue avec la farine de macaxeira (manioc). Dans les moulins de canne à sucre de l’intérieur de Pernambuco, de Paraíba, d’Alagoas et du Maranhão, ainsi que dans les maisons de Recife, São Luiz et Maceió, les cuisinières Noires deviennent les véritables alchimistes d’une cuisine régionale en formation. Sans parler de l’état de Bahia, où la tradition blanche est à peine perceptible aujourd’hui dans les ragoûts salés, tant elle a été supplantée par les condiments africains des cuisinières Noires. On assiste au couronnement de la mélasse, alliée à la farine, au cará ou au fruit de l’arbre à pain. La recette portugaise très traditionnelle du riz au lait gagne une version nationale en devenant riz au lait de coco. La tapioca inaugure son règne à l’heure du thé chez le patriarche : seule ou accompagnée de pamonha, de beiju, de couscous et de cocada (gâteau de coco). On note aussi l’apparition du pé-de-moleque (à la noix de cajou), de la canjica et des boulettes de maïs. Bien que l’on ait déjà identifié les origines de la majorité de ces sucreries, de nombreuses recettes se disputent encore âprement l’authenticité du gâteau «Souza Leão» – qui règne toujours en maître au Pernambuco. 58

Les gâteaux, toujours eux : les premières recettes de gâteau de mariée et les fameuses pyramides de sucre qui trônent au centre des plus nobles tables viennent tout droit du Portugal. Il en va de même pour l’art de la décoration : on voit apparaître des lettres et des dessins tracés avec de la cannelle, des broderies sur les nappes et les serviettes, ainsi que différents formats de boîtes, d’ornements et de découpes de papier. A ce propos, citons encore une tradition du Brésil Colonial : lors des processions religieuses, les fidèles portaient des plateaux entiers de sucreries, qu’ils offraient gratuitement à ceux qui représentaient les figures bibliques. C’est de là que viendrait l’une des premières suspicions et accusations de judaïsme au Saint Office : a cours d’une procession, un homme aurait offert des bonbons qui représentaient des figures juives. Au fil du temps naquit l’un des alliés les plus enchanteurs de la culinaire et, disons-le, des habitudes de la civilisation moderne : le glaçon. Dès lors, les fruits brésiliens présents dans les gâteaux, les confitures et les flans, servis encore chauds, intègrent de nouvelles saveurs et techniques pour se transformer en glace. Consommés sous forme de crème les jours de grande chaleur, ils ravissaient la vue autant que le palais. Débordant les frontières des riches demeures des plantations et des moulins à sucre, les glaces sont devenues l’emblème des premières confiseries des grandes villes du Brésil. Cette gourmandise a failli entraîner la disparition des fumants et déjà classiques desserts patriarcaux, en plus de discréditer les bouillantes tasses de thé servies avec du fromage du sertão sur du pain grillé. Selon les historiens, les journaux de la première moitié du XIXe confèrent aux glaces un aura de péché: l’accès aux pâtisseries, jusqu’alors restreint à la clientèle masculine, s’ouvre aux premières jeunes filles.

N. D. T. : Sertão – zone semi-aride qui correspond grosso modo à l’arrière pays de la partie nord-occidentale du Brésil.

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Fromage et goiabada (pâte de goyave). João Prudente / Pulsar Imagens

Les années se suivent, et l’arrivée d’immigrants de tous les coins d’Europe répand comme du pollen les gènes des traditions pâtissières anglaise, française et allemande, pour ne citer que celles-là, qui incorporent, modifient et adaptent d’une façon nouvelle et brésilienne leur talent pour le sucré. A l’heure actuelle, le sucre blanc raffiné est le plus consommé, mais c’est le sucre candi, sans raffinage, qui l’emporte s’agissant de préparer sucreries et compotes. Le sucre roux et la rapadura (cassonade) sont également utilisées dans certaines recettes traditionnelles. Nous vivons enfermés un dogme qui nous impose une dichotomie entre le plaisir et la culpabilité. Les bonbons, les tourtes, les biscuits, les confitures, les compotes, les mousses, les glaces et les gélatines font parties de notre imaginaire gustatif. Nos souvenirs sont faits d’images, mais aussi d’arômes. Qui ne s’est jamais abandonné à la rêverie après s’être barbouillé les doigts d’un morceau de pâte de goyave fait maison ? Qui ne s’est jamais La saveur du Brésil

senti le plus heureux des hommes en mordant sans timidité dans la crème d’une boule de berlin, si bien nommée sonho (rêve) au Brésil ? Ou encore, qui n’a jamais débordé d’un fier chauvinisme en savourant des gourmandises préparées avec des fruits bien brésiliens ? Quelle qu’en soit la raison, l’origine de la pâtisserie nationale réside par-dessus tout dans l’anthropologie, l’histoire et l’élucidation. Arrivé(e) à la fin de ce texte, restez avec nous : fermez les yeux et rappelez tous vos souvenirs les plus chers ; vous pouvez être sûr(e) que vous y trouverez au moins une friandise, dont l’image reviendra en mémoire pour exprimer toute l’émotion ressentie en cet instant.

Alexandre Menegale

Journaliste

Article publié à l’orgine dans la revue Sabor do Brasil (Saveur du Brésil), MRE, 2004.

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La partie sud de l’Amérique du Sud avec la rose des vents. Diogo Homem, 1560.

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Textes du Brésil . Nº 13


Adriano Botelho

La géographie des saveurs

ou Essai sur la dynamique de la cuisine brésilienne

L

a culinaire d’un pays fait partie du style de vie de son peuple. Elle exprime aussi bien les facteurs physiques de sa géographie que ses aspects humains, économiques, sociaux et culturels. On peut, au moyen d’un processus “d’ingénierie inverse”, “déconstruire” une recette, pour retrouver les produits agricoles, les techniques de culture, les condiments utilisés et le type d’élevage dominants dans une région. On ne peut pas, cependant, réduire un plat à ses seuls aspects matériaux. On doit également entreprendre une “archéologie des saveurs”, c’est-à-dire déduire quels étaient les principaux types de climats et de sols, les groupes ethniques en présence, les flux migratoires, les influences extérieures, ainsi que les caractéristiques culturelles. Les recettes représentatives d’une culinaire permettent ainsi de découvrir de nombreux éléments de la géographie physique et humaine d’une région. Et, comme dans une voie à double sens, la connaissance préalable des facteurs géographiques qui configurent une société donnée peut aider à expliquer ses habitudes alimentaires. Comme disait Sophie Bessis : “Dites-moi ce que vous mangez, je vous dirais quel Dieu vous vénérez, sous quelle latitude vous vivez, dans quelle culture vous êtes né et à quel groupe social vous appartenez. Lire une cuisine, c’est partir dans un formidable voyage dans la con Citation de Sophie Bessis extraite de l’article de Maria Eugenice Maciel, “Uma cozinha à brasileira” (Une cuisine à la brésilienne), Estudos Históricos, n. 33, Rio de Janeiro, 2004.

La saveur du Brésil

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science que les sociétés ont d’elles même, dans la vision qu’elles ont de leur identité”. Quand on parle de cuisine brésilienne (ou de cuisine italienne, française, chinoise, etc.), on fait référence aux formes culturellement établies d’un système alimentaire, composé d’un ensemble de techniques, de produits, d’habitudes et de comportements relatifs à l’alimentation. Ces formes ne sont nullement statiques, étant donné que les échanges, de plus en plus fréquents et intenses entre les différents peuples, modifient au fil du temps les sociétés où sont générées les culinaires. Comme le rappelle l’anthropologue Maria Eunice Maciel , une cuisine ne peut ni être réduite à un simple inventaire ou répertoire d’ingrédients, ni convertie en formules et en combinaisons d’éléments cristallisés dans le temps et dans l’espace. Depuis ses débuts, la cuisine brésilienne est très dynamique. Elle est le fruit de l’influence des différents groupes sociaux qui se côtoyaient, et se côtoient toujours (pas toujours de façon harmonieuse, dit au passage), au fil de notre histoire. Etant donné l’étendue du pays, la diversité de ses climats, de ses reliefs et de ses sols, ou encore la différence de peuplement de ses diverses régions, on peut affirmer d’emblée que la culinaire brésilienne est marquée par une grande diversité, qui se traduit, au plan géographique, par des “plats régionaux typiques”. Paradoxalement, notre culinaire est également marquée par une relative homogénéité, avec de légères variations régionales, de l’alimentation quotidienne de la majorité des brésiliens, qui est dominée par le couple riz-haricots et son accompagnement : farine de manioc, salades et viande (bœuf, porc, volaille ou poisson). Une géographie des saveurs du Brésil demande la prise en compte des aspects culinaires qui relèvent aussi bien des plats typiques (diversité) que de l’alimentation quotidienne (homogé Maciel, Maria Eunice. “Uma cozinha à brasileira”, Estudos Históricos, n. 33, Rio de Janeiro, 2004.

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néité). En outre, comme on ne saurait envisager la cuisine brésilienne sous les seuls traits des recettes traditionnelles, sans contrarier les propos cités plus haut, nous la présenterons aussi en tant que manifestation socioculturelle et partie intégrante d’un processus dynamique qui reflète les transformations de toute une société. Ainsi nous proposonsnous d’analyser la géographie culinaire du Brésil.

Les plats typiques: La géographie de la diversité Si l’on feuillette un livre de cuisine brésilienne, on est immédiatement frappé par la diversité régionale qui s’exprime dans les différentes recettes typiques de chaque cuisine. En voici des exemples : le barreado et le Arroz-de-carreteiro du Sud ; la moqueca (capixaba, avec des bananes «de la terre»), le tutu de feijão, la feijoada, le feijão-tropeiro du Sud-Est ; la tapioca, la carne-de-sol avec baião-dedois, la paçoca de viande salée, la buchada de bode, la galinha à cabidela, le bobó de camarão, le sarapatel, le vatapá et l’acarajé du Nord-Est ; le pato no tucupi, la maniçoba, le tacacá du Nord ; le riz au pequi, le tutu aux saucisses, la guariroba, la mojica et le pacu rôti du Centre-Ouest. Chacune de ces recettes révèle un style de vie, un type de relation entre l’homme et son le milieu géographique, qui se sont développés au fil des siècles et qui ont reçu les influences diverses de groupes ethniques distincts. La proximité des mers et des fleuves, le caractère méditerranéen, le type de climat, l’intensité de la présence des cultures indigène, africaine et européenne, l’activité économique et le degré de développement des moyens de communication, sont autant d’éléments sociogéographiques qui contribuent à la formation d’une cuisine régionale. Une observation : à partir de l’étude des cuisines régionales du Brésil, on peut conclure à l’existence d’une grande diversité physique et culturelle à l’intérieur de chacune des cinq macrorégions adTextes du Brésil . Nº 13


Baiana préparant l’acarajé. Christian Knepper (Embratur)

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ministratives définies par l’IBGE (Institut Brésilien de Géographie et de Statistique). Notre concept de région s’écarte donc de sa définition classique, élaborée par la tradition française de la Géographie, qui a fait de cette unité d’analyse un élément fondamental de la discipline. Quand on parle de cuisine nordestina , par exemple, il faut rappeler que la région compte au moins deux culinaires biens distinctes : celle du littoral et celle de l’intérieur des terres. La première de ces culinaires a son origine dans la civilisation du sucre du XVIe siècle. Elle a comme fondement les contributions des groupes sociaux présents sur le littoral du Nord-Est, à savoir, surtout, les esclaves africains et leurs maîtres portugais, propriétaires des moulins à sucre et des plantations, ainsi que les fonctionnaires de la couronne et les commerçants. La forte intensité des contacts avec l’Europe, par l’intermédiaire du commerce du sucre, doit aussi être prise en compte dans l’analyse des caractéristiques de la culinaire du littoral au Nordeste. Les recettes traditionnelles du vatapá, de l’acarajé, du cururu – préparées avec des condiments venus d’Afrique – révèlent à la fois la forte présence africaine dans cette culinaire, et l’intensité des échanges commerciaux de produits entre le Brésil et le continent africain à l’époque coloniale. La deuxième culinaire, celle de l’intérieur des terres du Nordeste, est issue de l’élevage extensif de bovins et de caprins. Elle est marquée par le climat semi-aride et le régime intermittent des cours d’eau. Le poids de l’esclavage, moindre par rapport au littoral, a laissé place à une plus forte influence indigène, aux côtés de la portugaise. Largement présentes, la carne-de-sol, préparée selon une technique de conservation portugaise, et la farine de manioc, vestige indigène dans l’alimentation du Brésilien, forment la base de l’alimentation à l’in N. D. T. : nordestina – relatif à la région du Nordeste brésilien.

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térieur du Nord-Est. La paçoca de carne-de-sol, viande salée et séchée au soleil, mélangée à de la farine de manioc- est un exemple emblématique de cette combinaison. La cuisine du Centre-Ouest révèle quant à elle les influences des flux de population établis dans cette région, presque toujours originaires d’autres parties du pays, et qui se sont mêlés aux éléments régionaux. On peut relever l’influence de la culinaire des états du Minas et de São Paulo dans l’état du Goiás, celle des régions Nord-Est et Nord dans l’état du Tocantins, et celle de l’état de São Paulo dans celui du Mato Grosso do Sul. La Région Nord fonde sa culinaire sur les poissons et le manioc, et sur des fruits typiques, comme l’açaí et la noix du Brésil, abondamment employés. L’omniprésence du réseau hydrographique et la forte présence de la culture indigène expliquent en partie les particularités de cette cuisine. Le tucupi, par exemple, est un élément typique de la culinaire du Pará, fait avec du manioc sauvage et du jambu (Wulffia stenoglossa), verdure typique aux propriétés anesthésiantes, qui provoque un léger tremblement de la langue. Le tucupi et le jambu se retrouvent dans deux mets fins et typiques : le tacacá (plat à base de crevettes) et le pato no tucupi (canard au tucupi). La cuisine typique du Sud-Est du Brésil est, elle aussi, d’une grande diversité. Dans l’état d’Espírito Santo, ce sont les poissons et les fruits de mer qui forment la base de cuisine traditionnelle, dont le plat le plus connu est la moqueca capixaba. La cuisine caractéristique de Minas Gerais et de São Paulo a, quant à elle, été fortement influencée par l’activité commerciale interne de sa population, à la période coloniale . Le feijão-tropeiro est son expression la plus caractéristique : des haricots mélangés à de la farine de manioc, des lardons, des saucisses, des œufs, de l’ail et de l’oignon agrémentés de quelques condiments. C’était l’aliment de base des conducteurs de troupeaux de mules, qui assuraient le flux commercial entre la région centrale du pays, Textes du Brésil . Nº 13


le littoral de Rio de Janeiro et le Sud, ceux-là même qui fournissaient traditionnellement le bétail, sur pieds ou sous forme de viande salée prête pour l’exportation. L’utilisation de légumes, de fruits et de tubercules natifs est très marquée dans la culinaire de Minas Gerais, de même que la viande de bœuf, de porc et de volaille. A l’inverse, la culinaire de Rio est marquée par l’influence portugaise, principalement dans la consommation de morue. Un des points forts de la cuisine de Rio est la feijoada complète, devenue plat d’exportation et symbole de la cuisine brésilienne. Le Sud du Brésil dévoile, dans sa culinaire, l’élément humain qui a caractérisé son occupation : la présence portugaise à l’extrême sud et sur le littoral, l’allemande et l’italienne dans la zone montagneuse du centre-nord, ainsi que la slave dans l’état du Paraná. Dans l’extrême sud, frontière nord de la Pampa, que Fernand Braudel dénommait la “civilisation de la viande”, l’élevage extensif a déterminé la consommation généralisée de viande bovine sous la forme de churrasco (viande grillée). Les origines portugaises de la culinaire du littoral des états de Rio Grande do Sul, Santa Catarina et Paraná ressortent dans les plats à base de poissons et fruits de mer et aussi dans le barreado, plat typique du littoral du Paraná, composé de viande longuement mijotée dans une casserole en terre glaise et servie avec du riz et de la farine de manioc. La présence d’immigrants allemands et italiens, le climat subtropical de la région montagneuse de Santa Catarina et du Rio Grande do Sul ont, ensemble, donné à la cuisine locale le vin, le blé, et de nombreuses recettes européennes. La diversité culinaire à l’intérieur même des régions et des macro-régions est due à la combinaison, au long de l’histoire, d’éléments géographiques, sociaux et culturels. Elle est l’expression élaborée de l’identité des Brésiliens qui vivent aux quatre coins du pays. Au delà de la culinaire régionale, expression d’une diversité, la cuisine brésilienne est aussi un facteur d’unité nationale, à travers l’identificaLa saveur du Brésil

La diversité culinaire à l’intérieur même des régions et des macro-régions est due à la combinaison, au long de l’histoire, d’éléments géographiques, sociaux et culturels. tion du binôme feijão com arroz (riz-haricots) au plat quotidien typique du Brésilien, autrement dit, à un composant de l’identité nationale.

Le riz-haricots quotidien Au delà des différences régionales, le plat quotidien présent sur presque toutes les tables du pays est constitué par le binôme riz-haricots, accompagné d’une salade, d’une viande quelconque et de farine de manioc. Le dictionnaire de langue portugaise Aurélio défnit le couple feijão-com-arroz comme “celui de tous les jours ; le commun ; l’habituel”. Il s’agit d’un véritable pilier de l’identité nationale, sur lequel s’appuie tout le peuple du pays, du nord au sud. Le haricot est un aliment de base pour le Brésilien. La culture de ses diverses variétés était déjà connue, aussi bien dans le Brésil d’avant Cabral qu’en Europe ou en Afrique. Aussi son assimilation par la cuisine brésilienne a-t-elle rencontré peu d’obstacles. Selon des chiffres de l’EMBRAPA (institut brésilien de recherches agricoles), la moyenne actuelle de consommation de haricot par Brésilien est de 12,7 kg par an. Selon une enquête réalisée par DataFolha dans la commune de São Paulo, 34% des personnes interviewées ont spontanément répondu que leur plat préféré était le riz-haricots, et 76% ont affirmé qu’ils en mangeaient assidûment. La préférence du consommateur varie selon la région et,

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Le binôme riz-haricots est la base de l’alimentation du brésilien,

au delà de toutes les différences régionales et sociales.

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principalement, en ce qui concerne la couleur et le type de grain. Le riz-haricots fournit une alimentation riche en protéines. C’est l’ingrédient principal de la diète des plus défavorisés. Comme le haricot commun est cultivé toute l’année, dans la majeure partie des états brésiliens, il est constamment offert sur le marché. On le plante en permanence, que ce soit avec une technique rudimentaire, comme dans les cultures de subsistance, ou bien plus développée. Il est important de noter que la culture du haricot est

Riz, haricots, oeuf et steack. Delfim Martins / Pulsar Imagens

La saveur du Brésil

assez accessible aux petites exploitations familiales, puisqu’elle se satisfait de peu de technologie et d’une main-d’œuvre familiale. Elle se situe donc à l’opposé de la monoculture latifundiaire traditionnelle de la canne à sucre ou du soja. La région Sud vient en tête dans la production nationale de haricots, suivie des régions Sud-Est, Nord-Est, Centre-Ouest et Nord, par ordre décroissant. Le fait que le haricot soit largement disséminé, utilisé dans tout le pays, et constamment offert à un prix accessible, contribue à expliquer l’importance de cette graine dans les habitudes alimentaires des Brésiliens. Quant au riz, il est venu remplacer la farine de manioc comme principal accompagnement du haricot. La farine de manioc continue d’être, dans certaines régions (surtout au Nord, Nord-Est et Centre-Ouest), le troisième ingrédient indispensable de la table. Le riz a été introduit au Brésil par les Portugais pendant les premiers siècles de la colonisation. Il s’est imposé petit à petit dans les habitudes alimentaires brésiliennes jusqu’à devenir un élément essentiel de notre culinaire quotidienne. C’est l’un des aliments les plus équilibrés au plan nutritionnel, fournissant 20% de l’énergie et 15% des protéines per capita nécessaires à l’homme. Sa culture, extrêmement acclimatable, s’adapte aux conditions de sol et de climat les plus variées. On le cultive du nord au sud du pays, et il a même été acclimaté aux zones moins humides (riz de culture sèche). Malgré la relative dispersion de la rizicultu-

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re dans le territoire national, environ 60% de la production du Brésil vient de la Région Sud. Le pays se détache comme le plus grand producteur en dehors du continent asiatique et compte parmi les dix plus grands producteurs mondiaux. La relative homogénéité de l’alimentation quotidienne du brésilien peut donc être expliquée par les influences culturelles des groupes sociaux distincts qui ont formé la société, c’est certain, mais les conditions agricoles et agraires du Brésil ont aussi leur importance. Aliment de subsistance, riche en substances nutritives, adapté aux climats et aux sols de presque tout le pays, pouvant être cultivé dans de petites exploitations, et offert en permanence à des prix accessibles, le binôme riz-haricots est la base de l’alimentation du brésilien, au delà de toutes les différences régionales et sociales. Cependant, la croissante urbanisation de la société, les transformations dans la structure socioéconomique et culturelle, ainsi que l’intensification des flux et des échanges internationaux, amènent sur le devant de la scène de nouvelles habitudes.

De nouvelles habitudes alimentaires chez le Brésilien ? Dans les années 1940, seulement 30% de la population du pays était urbaine. Actuellement, 80% des Brésiliens habitent la ville. L’urbanisation marque une transformation dans les habitudes culturelles traditionnelles de la société brésilienne. De nouvelles mœurs apparaissent, sous l’effet des moyens de communication et des migrations internes de population ; les rapports sociaux traditionnels laissent place à d’autres types de rapports, en général plus dynamiques ; les idées circulent plus vite, transformant des modes de vie régionaux qui s’étaient constitués des siècles durant. Parmi ces changements, les nouvelles façons de s’alimenter gagnent de l’espace dans notre société. Le rythme de la vie urbaine, plus intense, aussi bien pour les hommes que pour les femmes, explique en partie 68

les diverses transformations des pratiques alimentaires des Brésiliens. Parallèlement à la forte urbanisation, à partir des années 1950, on assiste au développement de l’industrie alimentaire en réponse aux nouvelles structures familiales et aux nouveaux besoins des habitants du milieu urbain. L’industrialisation des aliments consommés dans les foyers augmente ; les aliments surgelés et déshydratés, les biscuits, les pâtes, les sauces et les plats préparés, etc, prolifèrent. Le secteur de l’alimentaire industriel ne se contente pas de répondre aux besoins du monde contemporain, il va bien au delà en créant chez le consommateur de nouveaux besoins, à travers l’utilisation de stratégies agressives de marketing. À côté de l’industrialisation des aliments, on assiste aussi, aux cours des dernières décennies, à la prolifération de la restauration rapide, qui vise la tranche de la population qui n’a pas le temps de rentrer chez elle pour préparer son repas. Les fastfood s’imposent dans l’alimentation quotidienne du Brésilien, soit à travers les établissements de self-service, soit dans les bars qui vendent des plats “tout prêts” ou des sandwiches, ou bien encore à travers les chaînes internationales de junk-food. Parmi les aspects de l’industrialisation et de la massification des aliments, il y a aussi la valorisation des cuisines régionales et étrangères. Le goût du “différent” et de “l’exotique” est une des caractéristiques de la culture post-moderne des grands centres cosmopolites du monde entier, et les métropoles brésiliennes ne font pas exception à la règle. On pourrait parler d’une “disneylandisation” de la culinaire mondiale, au fur et à mesure que des simulacres des différentes cuisines mondiales Référence à l’aspect innovateur de l’un des parcs Disney, Epcot Center, qui, en simulant différentes zones de capitales comme Mexico, Paris, Rome, Tokio ou Pékin, permet de vivre “artificiellement” ces villes, et même savourer les gourmandises typiques de chacun de ces pays. La pratique du simulacre des autres cultures est l’une des caractéristiques de la culture postmoderne.

Textes du Brésil . Nº 13


Parmi les aspects de l’industrialisation et de la massification des aliments, il y a aussi la valorisation des cuisines régionales et étrangères. Le goût du “différent” et de “l’exotique” est une des caractéristiques de la culture postmoderne des grands centres cosmopolites du monde entier, et les métropoles brésiliennes ne font pas exception à la règle. prolifèrent à travers le globe. L’intensification des relations commerciales et financières, ainsi que la révolution des moyens de communication et de transport, ont contribué à renforcer la sensation de proximité que le consommateur éprouve à l’égard des différentes parties du monde. La culinaire, expression socioculturelle des diverses sociétés, ne peut échapper à toutes ces transformations qui ont lieu à l’échelle mondiale. Enfin, l’acte de s’alimenter en lui-même a depuis longtemps cessé de suffire à nos seuls besoins physiologiques. L’alimentation, en plus d’être une expression culturelle, comme on l’a évoqué, est de plus en plus insérée dans ce contexte que Baudrillard a nommé “la société de consommation”. La cuisine est successivement touchée par

les modismes et les règles du marché, qui subordonnent l’authenticité culturelle à l’impératif de l’homogénéisation des goûts, dictés de plus en plus par les mass média et des nécessités extérieures aux consommateurs. La “grande cuisine” se transforme en une sorte de différenciation sociale, une marque de standing, tandis que la nourriture annoncée par les grands réseaux de fast-food ou les corporations de l’industrie alimentaire se rapporte plus à un style de vie qu’à l’aliment en lui-même. En témoigne la croissance des lignes de produits alimentaires light, qui vendent un style de vie sain et la recherche d’un corps aux normes de la société dominante. Avec tous ces changements, un nouveau chapitre de la cuisine brésilienne va bientôt s’ouvrir. Serions-nous en train de marcher droit vers une homogénéisation appauvrissante, qui pourrait signifier la fin des cuisines régionales ? Les habitudes alimentaires du Brésilien seraient-elles en train de souffrir une transformation fondamentale, où le riz-haricots quotidien serait détrôné par d’autres plats ? Ou bien les cuisines régionales vont-elles faire l’objet de redécouverte et de revalorisation, pour devenir plus accessibles aux Brésiliens et aux étrangers ? Seul le temps pourra répondre à toutes ces questions. Il faut cependant garder clairement à l’esprit que la cuisine brésilienne est marquée, historiquement, par la diversité, par l’influence des possibilités humaines et naturelles distinctes que le pays embrasse. Les changements dans notre alimentation et dans notre culinaire font partie de transformations sociales, économiques et culturelles plus amples, qui composent, rappelons-le, un processus dynamique. La direction de ces changements dépendra des chemins que la population brésilienne donnera à son mode de vie.

Adriano Botelho

Diplomate, Docteur en Géographie Humaine à l’Université de São Paulo.

Baudrillard, Jean. La société de consommation.

La saveur du Brésil

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Campeiros, propriétaires de troupeaux à la province de Rio Grande. J. B. Debret (1823). Source : Musées Castro Maya – IPHAN / Minc – MEA 0138

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JoĂŁo Rural

La saveur du BrĂŠsil

Les sentiers de la saveur 71


L

a nourriture typique de São Paulo existe encore dans un certain nombre de recoins perdus de la vallée du Paraíba. Elle est simple et savoureuse, en plus d’être “substantielle”, comme on dit dans la culture paysanne. Elle est née à l’arrivée des Européens et des Noirs, qui, avec les Indigènes, ont créé une bonne partie des plats nationaux. Au cours des siècles, de nombreuses recettes ont été modifiées par l’inclusion de nouveaux ingrédients. Dans certains cas, le plat s’est amélioré, dans d’autres la tradition historique s’est perdue. La contribution des divers peuples a débouché sur des recettes variées, en particulier celles qui contiennent du manioc, du maïs, de la canne à sucre et de la viande de porc. Ainsi sont apparus le virado ou feijão-tropeiro (que l’on pourrait traduire par «haricots à la convoyeur»), les paçocas, les confiseries, vendues en magasin ou de fabrication familiale, l’assaisonnement avec du piment ou du poivre, et le “fogado”, plat typique de la vallée du Paraíba, à São Paulo. Comment ces saveurs pouvaient-elles voyager du nord au sud du Brésil, il y a au moins quatre siècles de cela ? Elles étaient transportées par les tropeiros, ces convoyeurs de marchandises qui, au XVIIe siècle, se frayaient un chemin dans la forêt pour acheminer les cargaisons transportées à dos de bête. Avec l’essor du commerce de biens d’Europe et de l’or entre Minas Gerais et les ports de la côte brésilienne, ces trains d’animaux sont devenus un moyen de transport vital pour l’économie. Au début, la plupart des ânes et des mules étaient fournis par des élevages situés dans la région Sud du Brésil, qui pratiquaient la technique du croisement entre les chevaux et des ânes, donnant naissance à des animaux hybrides. Aux alentours de 1850, le commerce de mules entre le Rio Grande do Sul et la ville de Sorocaba, à São Paulo, était très intense : 50.000 animaux environ étaient commercialisés chaque année. A l’arrivée du cycle du café, ce sont les tropeiros qui, une fois encore, achemineront les 72

Au long de leurs déplacements, les tropeiros ont répandu des saveurs à travers tout le pays, en échangeant des produits et en faisant le mélange que l’on fait, aujourd’hui, dans nos cuisines. Plusieurs plats, comme le virado-de-feijão – ou le virado paulista – datent de leur époque. marchandises vers les ports. Selon des données du port de Ubatuba, à São Paulo, vers 1860, au moins 2.000 animaux arrivaient quotidiennement pour décharger le café. Un train comptait généralement dix animaux. Un garçon, monté sur un cheval, ouvrait la marche ; c’était presque toujours le cuisinier du troupeau. Le premier animal, dénommé “marraine”, portait des petites cloches à la poitrine, les cincerros, qui tintaient pour appeler le troupeau. Certains chercheurs expliquent que les autres bêtes suivaient la marraine parce qu’il prenaient le tintement des cloches pour un bruissement d’eau. Ensuite venaient les animaux de bât, toujours avec un harnachement en bois, portant malles, paniers, corbeilles de liane ou bambou tressé, et sacoches de cuir ou sacs à provisions. Chaque animal portait au moins 120 kg. Le propriétaire du troupeau, monté sur un cheval, occupait la position médiane. La bête dénommée “coup de sabot”, suivie d’un homme toujours à pied, qui aiguillonnait les animaux, fermait la marche. Textes du Brésil . Nº 13


District de la Chapada. Juin 1827. Aimé-Adrien Taunay.

Au long de leurs déplacements, les tropeiros ont répandu des saveurs à travers tout le pays, en échangeant des produits et en faisant le mélange que l’on fait, aujourd’hui, dans nos cuisines. Plusieurs plats, comme le virado-de-feijão – ou le virado paulista – datent de leur époque. Lors des expéditions qui partaient de São Paulo pour explorer l’intérieur du pays, certains convoyeurs plantaient le long des sentiers des aliments qui pouvaient être cueillis en à peine trois mois. Dans certains cas, un groupe d’hommes restait pour s’occuper des plantations de maïs, de haricot et de manioc, et, une fois la récolte finie, les aliments étaient apportés aux autres convoyeurs ; dans d’autres cas, le groupe chargé des plantations partait devant et attendait les autres avec la récolte déjà prête. Quand les expéditions arrivaient sur le lieu de la plantation, ils cuisaient les haricots avec la viande des animaux chassés en chemin, et y ajoutaient le maïs, transformé en une fine farine. Voilà comment était préparé le virado-de-feijão, plat substantiel et apprécié des voyageurs. C’est de cette coutume que vient le conseil donné à celui qui veut s’aventurer dans les forêts du Brésil : “Pour manger, débrouille-toi (en portugais: «se vira») comme les paulistas”. L’expression s’est transformée avec le temps pour donner La saveur du Brésil

“virado paulista” (littéralement: la «débrouillardise paulista»), préparé actuellement avec de la farine de maïs, des lardons et de la saucisse. Le feijão-tropeiro, fait avec de la carne-seca (viande séchée), de la saucisse, des lardons frits et de la farine de maïs, date de la même époque. C’était un aliment calorique qui fournissait aux hommes l’énergie nécessaire pour tenir pendant leurs longs voyages à travers le Brésil. Mais le convoyeur, qui était un homme pétri de sagesse, n’avançait que de 24 km par jour, ce qui explique comment nos villes sont nées : ils construisaient, à chaque halte, une cabane pour ceux qui veillaient aux approvisionnements. En peu de temps, les camps se sont transformés en villages, puis en villes, éloignées en moyenne de 25 km les unes des autres. Chaque convoi possédait son pilon. La paçoca était le principal aliment, puisqu’il y avait toujours de la farine de manioc et de maïs dans la cargaison. En chemin, les convoyeurs chassaient ou pêchaient. La viande obtenue était boucanée à la façon des Indiens, qui, à l’époque, travaillaient comme porteurs. C’étaient eux qui enseignaient aux européens les secrets de la chasse et de la pêche dans la forêt. Après séchage, les viandes étaient pilées avec la farine jusqu’à avoir la consistance d’une

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Le fogado ancien. Photo : João Rural

pâte épaisse. Une fois sèche, la viande rôtie pouvait se conserver pendant plusieurs jours. Un grand nombre de personnes pouvait être nourri avec seulement deux kilos de carne-seca et dix kilos de farine. La paçoca était mise dans les gibernes, de sorte que les hommes pouvaient en manger n’importe quand, à pied ou à cheval. Au dessert, un casson de sucre faisait leur régal. Il leur était impossible de ne manger que de la viande, contrairement à ce que l’on voit dans certains films, car ils ne pouvaient consacrer beaucoup de temps à la chasser. Il fallait être constamment en marche. Celui qui se risquait à voler de la viande était puni de mort. Dans la région de la Vallée du Paraíba et dans les montagnes gaúchas, ce sont les pignons qui ont été un aliment crucial pour les voyageurs. Les pignons se conservent au moins pendant quatre mois avant de devenir impropre à la consommation. C’est dans cette même région que s’est développée la tradition de manger du içá (fourmis champignonnistes grillées), comme l’a souligné l’écrivain Monteiro Lobato, qui ne pouvait se passer de ce mets délicieux. Au XVIIIe siècle, pendant le cycle de l’or, la nourriture était devenue encore plus précieuse. Comme une grande quantité de la population avait 74

été accaparée par l’activité minière, la production agricole et l’élevage étaient devenus insuffisants dans la région. C’est dans ce contexte de rareté que sont apparus les tropeiros de São Paulo. Ces convoyeurs se sont enrichis en transportant tout ce qui pouvait être transporté. Certains produits comme le sel ou le sucre pouvaient être jusqu’à quatre fois plus chers qu’à São Paulo. Une bonne partie des tropeiros allaient chercher ses marchandises dans la Vallée du Paraíba, à São Paulo. De nombreuses villes du Sud de Minas Gerais ont été fondées par des hommes de cette région. En s’appuyant sur l’étude des tropeiros, certains spécialistes de l’alimentation au Brésil considèrent que la nourriture de Minas Gerais est un avatar de celle en provenance de São Paulo, qui possédait des plats déjà bien établis. Parmi les changements survenus, on citera le virado-de-feijão, qui se transforme en tutu. Eduardo Frieiro, dans son livre “Feijão, Angu e Couve” (Haricot, polenta et chou), affirme qu’il “y a une nourriture typique de Minas, reconnaissable par la constance de préférences alimentaires”, mais il ajoute cependant que “ces préférences ne sont pas exclusives” de la population du Minas. Il faut rappeler que lorsque le Textes du Brésil . Nº 13


Minas Gerais a entammé son expansion, la Vallée du Paraíba et d’autres régions de São Paulo étaient déjà très actives depuis au moins deux siècles. C’est dans ce scénario que se détache notre tropeiro, disséminant sur son passage les coutumes et les traditions qui étaient les siennes. Le convoyeur emmenait du manioc et rapportait du maïs. Il plantait la canne à sucre. Il a su comment conserver la viande de porc. Il planté les haricots, découvert le riz et révélé les fruits tropicaux. C’est au tropeiro que l’on doit ce méli-mélo qui constituera la base de l’alimentation brésilienne pour plusieurs siècles. Naturellement, petit à petit, de nouveaux produits furent introduits, au fur et à mesure de l’arrivée de nouveaux immigrants, mais cette base perdure aujourd’hui encore, dans n’importe quelle cuisine brésilienne digne de ce nom. On ne peut parler de cuisine brésilienne sans évoquer la paçoca, la farofa, le torresmo, les farines, les haricots, le sucre ou le riz. Il s’agit en somme d’une cuisine assaisonnée au gré des aventures du tropeiro.

Le menu du tropeiro Le manioc Les premiers voyageurs arrivés au Brésil ont décrit les nombreuses merveilles et curiosités trouvées sur les nouvelles terres. Dans leurs écrits, il manifestent une attention particulière à l’égard de l’alimentation des Indiens natifs, qui consommaient une racine blanche, désignée tantôt par “igname”, tantôt par cará. Il s’est avéré ensuite que manioca était le nom donné par les Indiens à cette racine, connue aujourd’hui sous le nom de manioc. Les indigènes fabriquaient, à partir de ce tubercule, de la farine, des bouillies et même une boisson alcoolisée, que les Européens ont appris à savourer. Ces derniers, avec leurs équipements et leur savoirfaire, ont perfectionné la préparation du manioc, pour le transformer notamment en cette fameuse farine, telle qu’on l’utilise encore de nos jours, et qui constitue l’un des piliers du trépied de base de l’alimentation au Brésil. La saveur du Brésil

Le maïs En plus du manioc, les explorateurs ont découvert une autre nouveauté : le maïs. Tous les voyageurs ont été émerveillés par cet aliment millénaire, principalement sous forme de pop-corn : jeté dans le feu, le grain de maïs se transformait en “fleur” ! Broyé sur les fameuses “pierres à râper”, le maïs était simplement concassé ou réduit à une farine épaisse, puis cuit et savouré. D’habitude, les Indiens ne mélangeaient pas les aliments. Ils boucanaient la viande, cuisinaient le maïs, fabriquaient la farine de manioc, puis les mangeaient séparément, en jetant les aliments directement dans leur bouche. On trouve encore dans le fin fond du Brésil des individus qui arrivent à jeter une pleine poignée de farine dans leur bouche, sans en faire tomber une miette.

La canne à sucre Les Européens ont introduit au Brésil la canne à sucre et la technique de fabrication du sucre par nécessité. La production de sucre en cassons, de sucre roux et de mélasse est rapidement devenue une affaire juteuse, surtout pour les moulins à sucre du Nord-Est, dont la production était expédiée au Sud. Petit à petit, les moulins à sucre se sont répandus, de sorte que chaque région avait sa production. L’abondance en sucre a popularisé les sucreries, privilège réservé jusqu’alors aux seuls maîtres. Elle a également favorisé la naissance d’une nouvelle saveur brésilienne : il a suffi pour cela de réunir les fruits tropicaux, abondants eux aussi, de les jeter dans un chaudron et de les recouvrir de sucre. Parmi les innovations brésiliennes figure également la cachaça, qui a fait la fortune de plusieurs moulins à sucre et qui, de nos jours, conquiert une place toujours plus importante sur les marchés étrangers.

Le porc Les colonisateurs ont apporté avec eux leur bétail : moutons, chèvres, poules, oies, chevaux, bœufs, etc. Le porc, cependant, est celui qui s’est

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Le tropeiro prépare le déjeuner à la chevrette. Photo : João Rural

le mieux adapté au climat humide et à la rareté de pâturages. Il n’y avait qu’à le lâcher dans un bois et il survivait par ses propres moyens, fouillant les marécages et mangeant des racines. De cette façon, le porc est très rapidement devenu, dans l’alimentation quotidienne, la principale source de graisse, laquelle était déjà extraite par les Indiens des porcs sauvages, des tapirs ou d’autres grands animaux. Le saindoux, en plus de servir de condiment, faisait également office de “glacière” à aliments, puisqu’il permettait de conserver tout type de viande. D’où le fameux plat nommé “viande au saindoux”, présent dans plusieurs petites villes de l’intérieur du pays.

Le haricot Les Indiens avaient leurs haricots tropicaux ; quant aux Portugais, ils ont toujours apprécié le haricot, surtout le blanc ; et les Noirs, eux, adoraient le haricot noir. Tous ces haricots ont envahi nos cuisines pour former plusieurs plats, encore appréciés aujourd’hui. Ajoutés au riz, apporté par les Européens, les haricots ont donné naissance au plat le plus connu du Brésil : le riz-haricots.

Carne-seca (viande salée) Le tropeiro emportait toujours avec lui de la viande et du lard salés pour s’approvisionner au fil 76

des déplacements de son convoi. Ce que beaucoup de gens ne savent pas, c’est comment le cuisinier dessalait le lard. Il utilisait en fait un artifice très simple : il coupait l’aliment en morceaux, le mettait dans une casserole et y ajoutait une poignée de sel supplémentaire. Quand l’eau commençait à bouillir, il remuait bien et éliminait tout le liquide, enlevant ainsi tout le sel du lard. L’expression “être le maître de la carne-seca”, qui signifie être riche, désignait à l’origine les tropeiros qui possédaient cet aliment, en l’occurrence ceux qui étaient rattachés aux grandes propriétés. A l’inverse, ceux qui travaillaient à leur compte, nommés jornadeiros, en avaient rarement le privilège. L’expression s’est étendue à quiconque jouit d’une situation confortable.

Le fogado séculaire Le afogado, ou plus communément “fogado”, est l’un des plats les plus caractéristiques de la région de la vallée du Paraíba. Il date de plus d’un siècle. Selon les anciens cuisiniers, fermiers et chercheurs, ce plat a vu le jour de façon très simple. Les fermiers abattaient les vieilles vaches pour en faire la carne-seca, dont le mode de préparation aide à conserver et à amollir la viande endurcie par l’âge. Les pattes étaient délaissées par les propriéTextes du Brésil . Nº 13


taires, mais elles étaient récupérées par les esclaves, d’abord, puis par les employés des fermes. Ces parties étaient coupées et plongées dans de grandes casseroles, seulement avec de l’eau et du sel, durant une nuit entière, cuites à petit feu, pour ramollir. Le nom du plat est probablement dû à ce que les pattes étaient noyées - noyé se dit afogado en portugais. Un détail : le plat ne contenait pas de graisse, uniquement le pied de vache et la mœlle, qui lui donnaient un goût spécial. Il était accompagné d’une sauce à base de rocou, d’ail, de fines herbes, de basilic et

on ajoutait en complément de la farine de maïs, de façon à faire un bon feijão-tropeiro, bien épais. C’était leur petit-déjeuner. Le reste du haricot cuit, sans condiments, était mis dans un chaudron pour être consommé à midi. Pendant la halte, le convoyeur de tête faisait frire quelques lardons de plus, en enlevant l’excès de graisse. Pour faire un nouveau feijão-tropeiro, il ajoutait les haricots déjà cuits aux condiments et à la farine de maïs. Les tropeiros plus aisés mettaient de la carne-seca et de la saucisse fumée avec les haricots. Quant au riz, il pouvait être

de menthe poivrée. Ces deux derniers ingrédients faciliteraient la digestion, selon les Noirs, qui les ont ajoutés à la recette. Le témoignage de Sebastião Benjamim, décédé à 103 ans, confirme ces informations sur l’origine du plat : “Mon père, José Antonio Cassiano, prenait les jambes du bœuf, les brûlait et raclait bien le cuir, pour enlever les poils. Il retirait les sabots et coupait les pattes en morceaux. Après, il jetait les morceaux dans une grande casserole en fer, avec de l’eau et du sel, et les laissait “noyer” toute la nuit. Le jour suivant, il retirait les morceaux d’os et assaisonnait le tout avec du poivre rouge en poudre, de l’ail, de la menthe et du basilic, et c’était prêt. On le mangeait avec une pâte épaisse de farine de manioc frite, faite maison”.

pur ou bien, s’il était mélangé à des lardons frits, il devenait alors un riz tropeiro. Pour terminer, le café : la poudre de café et le sucre étaient versés dans l’eau en ébullition ; une fois prête, la boisson était retirée du feu, et l’on y jetait deux morceaux de charbon, qui décantaient la poudre, de sorte qu’ils pouvaient se passer de chaussette. Le tropeiro possédait un ustensile de cuisine fondamental, le “jacá de caldeirão”, fait de bambou. Il y plaçait une paire de récipients (un chaudron et petite casserole) en fer, des assiettes, des gobelets, des cuillères et un thermos de café. Cet ensemble comprenait aussi une chevrette, dotée de trois fers: deux d’entre eux étaient destinés à être enfoncés dans la terre, et l’autre servait de support pour accrocher les casseroles. Dans certains cas, cet équipement était improvisé avec du bois vert et utilisé une fois seulement. Il y avait aussi le “sac de train”, grande sacoche blanche remplie de sacs plus petits, où étaient gardés les haricots, le riz, la farine de manioc, le sel, le sucre, l’ail, le lard salé et la poudre de café. Cette alimentation, dénuée de la moindre sophistication, comblait néanmoins les besoins des dures journées de voyage. A titre d’exemple, le trajet entre São Paulo et Rio de Janeiro durait quinze jours.

La nourriture du tropeiro Malgré l’immense quantité et variété d’aliments disponibles soit dans la nature, soit dans les bivouacs et les fermes où les tropeiros s’arrêtaient, ces derniers s’alimentaient au quotidien avec une nourriture aussi simple que pratique, mais très “substantielle” selon leur propre expression. Pendant le voyage, les haricots, le riz, la carne-seca et le lard constituaient l’alimentation de base. Il y avait aussi certaines garnitures, comme les farines de maïs et de manioc, le sel, l’ail, le sucre et le café en poudre. Tôt le matin, au réveil, le convoyeur de tête, généralement un jeune homme, faisait cuire les haricots, tandis que les autres sellaient et chargeaient les bêtes. Une fois le haricot cuisiné, le lard était frit, et La saveur du Brésil

João Rural

Journaliste. Auteur du livre de recettes Sabores do tempo dos tropeiros (Saveurs de l’époque des tropeiros).

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Tião Rocha

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La saveur de Minas Gerais

Textes du Brésil . Nº 13


Production de viande séchée brésilienne – J. B. Debret (1829). Source : Musées Castro Maya – IPHAN / Minc – MEA 0113

S

i l’on souhaite parcourir les mêmes sentiers et chemins que les habitants de Minas Gerais, les mineiros, pour découvrir leurs us et coutumes, alors il faut en connaître les carrefours et les détours ; ce qui nous ramène inévitablement à la fin du XVIIe-début du XVIIIe siècle. La Couronne Portugaise ne renonça jamais à l’idée de trouver des métaux précieux sur ses terres en Amérique. Son espoir était alimenté par les légendes séduisantes de la ville de Manôa, de la Montagne d’Émeraudes et de Sabarabuçu. Si la découverte de l’or dans l’intérieur des terres la colonie a été jusqu’aux moindres détails le pur fruit du hasard, sa concrétisation, elle, se devait surtout à une longue persévérance. La saveur du Brésil

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Bien que cette découverte ne puisse pas être attribuée à quelqu’un en particulier, elle a été le résultat d’efforts et de rêves ininterrompus de générations successives. Ces efforts commencent dès 1532, à l’arrivée des premiers Portugais, avec Martim Afonso de Souza. L’une des ses premières mesures a été d’envoyer une expédition, forte de 40 hommes, partant de São Vicente (São Paulo) pour remonter vers le sertão , à la recherche de mines d’or et d’argent... Personne n’en est jamais revenu ! La nouvelle de la découverte de l’or se propagea rapidement partout dans le monde. La ruée commença. Des aventuriers en tout genre affluèrent : hommes, femmes, jeunes vieux, blancs, métis, noirs, nobles, pauvres, ecclésiastiques et membres d’ordres religieux les plus divers. Tous déterminés à s’enrichir vite, sans se soucier ni des obstacles sur leur chemin, ni de la dureté du travail qui les attendait, ni des dangers encourus. Ils avaient tout laissé derrière eux, sur leur terre d’origine. Ils avaient vendu leurs biens, abandonné femmes et enfants s’ils en avaient, rompu leurs fiançailles… Le départ vers les mines était déjà un drame en soi, et le cours du voyage allait en être un autre, pénible, voire mortel. Chacun partait, avec ses maigres vivres dans une sacoche, confiant, enflammé par le mirage de l’or. Souvent la pire des souffrances les attendait : la faim. La pénurie de vivres fut si intense qu’il y plusieurs grandes famines : une en 1698, une deuxième en 1700 et la troisième en 1713. Les ressources alimentaires sylvestres des plaines et des montagnes, comme la chasse, avaient été exploitées jusqu’à épuisement. De nombreux aventuriers sont partis dans la forêt pour chasser ou sont retournés dans leur village d’origine ; d’autres encore se sont perdus en chemin. Tout ce qui pouvait passer à leur portée, n’importe quel gibier, tapirs, daims, cabiais, singes, coatis, jaguars, cerfs ou oiseaux, ou bien ser N. D. T. : Sertão - zone semi-aride qui correspond grosso modo à l’arrière pays de la partie nord-occidentale du Brésil.

pents, lézards, fourmis, voire même “les animaux très blancs qui vivent dans les bambous et dans le bois pourris”. Ils mangeaient aussi du miel d’abeille, des porcs, des palmiers, des bourgeons de fougère, des ignames sauvages... et toute autre nourriture inventée par la nécessité. Les poissons aussi figuraient à leur menu : le menu fretin était cuit dans des baguettes de bambou creux, et les gros étaient rôtis. Une fois que la découverte de l’or s’est ébruitée, un déferlement migratoire quasiment sans pareil dans l’histoire de l’humanité a commencé à s’installer dans la région de Minas Gerais. Des hordes humaines y ont accouru de toutes parts. La nouvelle, ébruitée jusqu’au moindre recoin du Brésil, a également eu des répercussions qui ont profondément modifié la quasi-totalté du système démographique du pays. D’où le peuplement rapide et gigantesque de la région minière. Il n’a pas fallu longtemps pour que cette ruée devienne une calamité publique. Le nombre d’ambitieux partis à la recherche de l’or était tellement élevé qu’il risquait de provoquer le dépeuplement du Royaume. Les villes du littoral du Brésil étaient elles aussi menacées. Les mines, d’abord considérées comme une bénédiction du ciel, allaient être étaient perçues au bout de deux siècles de fouilles anxieuses comme une source de malheurs et de maléfices. Les interdictions et les restrictions aux déplacements de population vers les mines ne tardèrent pas à faire leur apparition, dès 1709, puis en 1711. En plus des restrictions à l’entrée dans la région, d’autres mesures interdisaient l’ouverture de nouvelles routes et sentiers conduisant aux mines. Mais rien ne pouvait empêcher la population de Minas Gerais de croître à un rythme effroyablement élevé et désordonné, en dépit des distances et des obstacles de l’époque.

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Lettre anonyme de 1717, citée par par Afonso de E. Taunay.

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Plus les procédures d’extraction du métal précieux étaient compliquées et coûteuses, plus les mineurs se sédentarisaient en s’agglomérant dans des campements devenus permanents, avec des constructions solides, faites pour résister au temps. Les bourgades minières ont crû si vertigineusement que, en quelques d’années, plusieurs d’entre elles sont devenues des chefs-lieux. Les villes historiques de Minas Gerais, gardiennes des édifications coloniales, se posèrent en marque permanente de leur époque. Une chaîne commerciale très active s’est installée d’emblée entre les villes du littoral et le Minas Gerais. La fréquentation des chemins existants devenait plus régulière avec le passage des marchands, des tropeiros, des comboieiros, qui guidaient les convois, et des boiadeiros, qui conduisaient les troupeaux. Ceux-là allaient et revenaient, au contraire de ceux qui, happés par la fièvre de l’or, ne pensaient qu’à l’aller. Les bourgs et les villes du littoral n’étaient pas préparés pour faire face aux besoins des mineurs de Minas Gerais. A cause de la fièvre de la spéculation, tout l’approvisionnement destiné aux agglomérations côtières était envoyé vers les mines. Parallèlement à une hausse des prix, il y eut une pénurie de produits alimentaires et de vivres. La situation a été si dramatique pour la ville de São Paulo que son Conseil municipal, lors d’une session tenue le 19 janvier de 1705, a statué que personne ne vendrait aucun produit vivrier hors de ses limites, “que ce soit de la farine de manioc ou du blé, des haricots, du maïs, du lard ou du bétail”. La vie dans les mines, dans les premières années qui ont suivi la découverte de l’or, aurait été pratiquement impossible sans les vivres et produits de toute sorte, fournis par les bourgs et les villes de São Paulo, Rio de Janeiro et Bahia : les troupeaux de bœufs, le lard, l’eau-de-vie, le sucre, la farine, les haricots, le maïs, les tissus, les chaussures, les médicaments, le coton, les bêches, et les produits importés comme le sel, l’huile, le vinaigre, le blé, le fer, la La saveur du Brésil

La population apprit lors des famines du XVIIIe siècle à mieux tirer parti des aliments disponibles, pour aboutir à la cuisine actuelle de Minas Gerais, à la fois variée et abondante, simple et sophistiquée. poudre, les vitres, le vin, les armes, sans oublier les esclaves africains, par milliers. La population apprit lors des famines du XVIIIe siècle à mieux tirer parti des aliments disponibles, pour aboutir à la cuisine actuelle de Minas Gerais, à la fois variée et abondante, simple et sophistiquée. Afin de remédier au manque de viande bovine, les habitants de Minas Gerais ont pris l’habitude d’élever des porcs partout où c’était possible, jusque dans les arrière-cours des maisons, coutume laquelle a persisté. La consommation de viande de porc est devenue une habitude alimentaire tellement enracinée chez les habitants du Minas, que la longe de porc est devenue le mets typique le plus coutumier de la région, où il est omniprésent et adulé. Du temps des mines, les mineurs et les autres habitants de la région n’ont jamais connu l’abondance en alimentation. La nourriture des bandeirantes de São Paulo n’était guère fournie, elle non plus. L’aliment de base de la majeure partie de la population était les haricots, le maïs et le manioc. Mais les plantations de manioc étaient insuffisantes, et la canjica ne contenait même pas de sel car celui-ci n’était pas accessible à tous.

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avec bonheur). La nuit, le lait avec de la farine (farine de maïs ou de «moulin») est apprécié pour le dîner. Le café avec de la farine de maïs et du fromage est un sacré repas. La canjica délicieuse, les pop-corn et, en rafraîchissement, de l’aluá ; le fubá avec de l’eau et de la rapadura, qui, après fermentation, a des propriétés alcooliques, était la boisson que les Noirs buvaient lors des caxambus (variété de samba), entre deux danses. Ces divers emplois du maïs dénotent le caractère composite de la cuisine de Minas Gerais.

Le manioc était le principal aliment, la pitance quotidienne de ces populations. Ensuite, il y avait le maïs. Un chroniqueur anonyme de 1717, cité par Afonso de Taunay, énumérait plusieurs plats ou dérivés obtenus avec du maïs : “popcorn, curau, pamonha, farine, cuzcus, biscuits, gâteaux, alcamonias (sucreries généralement faites de mélasse et de farine) , catimpuera (espèce de boisson fermentée, faite avec du maïs ou du manioc cuit ou écrasé, mélangé à de l’eau et à du miel) , aluá (boisson rafraîchissante du Nord-Est, faite avec de la farine de riz ou de maïs grillée, fermentée dans des pots en argile et, au Minas Gerais, avec de l’écorce d’ananas, suivant le même procédé) ou encore bière de maïs vert, eau-de-vie et canjica. Enfin, la polenta de farine de maïs ou de riz, cuite en grandes quantités dans de grands chaudrons d’eau chaude, que “les riches mangent par goût et les pauvres par nécessité”. Le style de la cuisine de Minas Gerais se révéle, principalement, à travers le complexe du maïs. Depuis le maïs vert, cuit, rôti, ou en bouillie, jusqu’au fubá (sous forme de angu, de bouillie, de galette, de biscuit, etc), le maïs arrive grand vainqueur dans tous les repas et domine même le manioc natif. L’habitant de Minas Gerais n’a jamais utilisé le pain de farine de manioc, ce pain des premiers siècles de la colonisation du Brésil : il lui a toujours préféré la bouillie de farine de maïs, les gâteaux consistants de fubá et le cobu, biscuit rôti et présenté dans une feuille de bananier. L’habitant du Minas a toujours privilégié, pour la mélanger aux haricots, la farine de maïs (maïs mouillé, pilé puis grillé), le angu, la farine dite de moulin (fubá grillé). Les classes défavorisées ont toujours consommé la “canjiquinha” (sousproduit du dépulpage du maïs, qui remplace le riz

L’alimentation a constitué un grave problème pendant toute la phase minière du Brésil, non seulement pour les esclaves (mal vêtus et mal alimentés), mais aussi pour les hommes libres. Et ceux qui habitaient la ville ont souffert plus sévèrement encore que ceux qui vivaient sur les exploitations aurifères. Les conséquences de l’occupation accélérée et désordonnée de la région minière ont donc été de divers ordres. Certains historiens, pour qui le motif principal de la Guerre des Emboabas (1709) était la lutte pour la possession des mines d’or, font ressortir que les paulistas ne voulaient pas partager les mines avec des étrangers. Il y eut en effet, à l’origine de cette guerre, une jalousie des paulistas suscitée par la concurrence du Portugal et de Bahia, et une rivalité pour contrôler l’or. Ces motifs sont secondaires, cependant, comparés au monopole de certaines denrées indispensables à la vie dans le Minas Gerais, comme les contrats de viande de boucheries, ou la spéculation sur tous les articles de première nécessité et leur contrebande, promus

TORRES, João Camilo de Oliveira. História de Minas Gerais (Histoire de Minas Gerais), vol.I. Belo Horizonte. p. 161. Guerre des Emboabas – Conflit armé qui a eu lieu au Brésil de 1707 à 1709. Il a opposé les paulistas et les Portugais, pour le contrôle de l’or. Emboabas est un nom d’origine tupi donné par les paulistas aux Portugais.

FERREIRA, Aurélio Buarque de Holanda. Nouveau Dictionnaire de la Langue Portugaise. Rio de Janeiro: Nova Fronteira, 1975. 14е impression. idem. idem, ibidem.

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Textes du Brésil . Nº 13


Friture des lardons. Photo : João Rural

par les habitants de la métropole, alliés à ceux de Bahia. On peut donc considérer qu’à l’origine de ce qui caractérise les mineiros, où cette culinaire s’impose, il y aurait entre autres la Guerre des Emboabas, présentée dans les manuels scolaires comme étant l’une des premières manifestations de “l’esprit nativiste” du peuple brésilien. Un autre fait historique contient en filigrane le problème du ravitaillement de la capitainerie : le soulèvement de 1720, à Vila Rica, connu sous le nom de Rébellion de Felipe dos Santos, contre l’installation de fonderies dans la région aurifère. Cette révolte populaire était accompagnée de la volonté d’abolir les contrats concernant l’eau-de-vie et le tabac.

“Memória Histórica da Capitania das Minas Gerais” (Mémoire Historique de la Capitainerie de Minas Gerais) In.: Revista do Arquivo Público Mineiro, vol. II. p. 425.

La saveur du Brésil

Par sa gravité, le problème de l’approvisionnement des zones minières a formé le terreau des principaux événements politiques du Minas Gerais, dans le premier quart du XVIIIe siècle. Il se répercute sur la formation socioculturelle de notre peuple, manifestée dans notre savoir et dans notre faire, d’où s’élèvent, fumantes, des chaudières en cuivre, chaudrons en fer fondu et casseroles en pierre, les odeurs, les couleurs et les multiples saveurs de nos nourritures. Les réponses et les solutions que le Minas Gerais a apportées à la nécessité de survivre ont engendré des usages personnels et familiaux qui, peu à peu, cuits au bain-marie, se sont transformés en habitudes locales qui, à leur tour, cuites à petit feu, se sont généralisées en coutumes régionales, jusqu’à ce qu’elles éclatent comme du pop-corn ou des lardons dans la graisse chaude, pour enfin aboutir à nos traditions culturelles.

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Troupeaux de cargaison. Photo : João Rural

De cette façon, et suivant ce processus, l’habitant de Minas Gerais a survécu à la faim pour consolider une tradition culinaire une riche et variée, entièrement au profit des produits les plus élémentaires – haricots, maïs, manioc, viande – trouvés ou disponibles dans la région. La faible variété des ressources de la période coloniale a été la condition de l’apparition et du développement d’une culinaire créative et innovatrice, caractérisée par la recherche de la saveur et la combinaison des goûts, avec le peu de produits dont il disposait. John Mawe, premier voyageur étranger à pouvoir entrer dans le territoire de Minas Gerais, sur autorisation du Prince Régent, affirmait en 1809 : “Tiens donc ! Tant qu’il y aura du maïs et de l’eau, les habitants d’ici ne mourront pas de faim”. “Viagem ao interior do Brasil, particularmente aos distritos de ouro e do diamante, em 1809/1810” (Voyage à l’intérieur du Brésil, particulièrement dans les districts de l’or et du diamant, en 1809/1810).

Saint Hillaire10 observa le penchant des habitant du Minas Gerais pour les sucreries et les confitures, et leur passion pour les préparer. Il critiqua néanmoins l’utilisation abusive du sucre, qui annulait le goût des fruits. Beaucoup d’étrangers qui goûtent à nos sucreries partagent la même opinion. Certains voyageurs français ont trouvé étrange que l’on puisse manger une sucrerie avec du fromage, ce qui est une véritable hérésie culinaire selon ces grands connaisseurs. Ils ne savent pas ce qu’ils perdent : de la pâte de goyave avec du fromage de Minas, miam-miam ! Pendant ce temps, des familles entières de confiseurs étalaient (et continuent d’étaler) dans les rues des plateaux couverts de gâteaux sucrés à la noix de coco, des rouleaux de fromage, des brevidades et des pés-de-moleque. D’autres familles arron-

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“Viagem pelas Províncias do Rio de Janeiro e Minas Gerais” (Voyage à travers les Provinces de Rio de Janeiro et de Minas Gerais).

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Selon un diction populaire, “la faim des pauvres est vengée par l’indigestion des riches”. Les habitants de Minas Gerais ont toujours été très grignoteurs, amateurs de sucreries et de friandises, comme la plupart des Brésiliens d’ailleurs, connus pour leur “sensualisme apicole”

dissaient leur fin de mois en vendant des gâteaux de haricot très poivrés, et d’autres encore, fabriquaient dans des bassines de cuivre les amandes pour les cornets de la Semaine Sainte. La quitanda, ne l’oublions pas, est une pâtisserie installée chez un particulier, où sont préparés les biscuits, la broa, les roscas, les sequilhos (petits gâteaux secs), les gâteaux, le tout présenté sur des plateaux. La quitandeira est celle qui fabrique ou vend ces produits. Les femmes d’Ouro Preto avaient la réputation d’être d’excellentes de pâtissières. Les femmes noires et métisses avaient beau s’atteler à la préparation de pâtisseries, il n’y en avait jamais assez pour satisfaire la gourmandise des travailleurs des mines. Une multitude de femmes noires et métisses, esclaves ou libres, sillonnaient les collines et les bordures des rivières avec leurs plateaux, en incitant les Noirs à dépenser l’or qui ne leur appartenait pas avec les pâtisseries. Un des premiers gouverneurs de la région s’était décidé à résoudre le problème : ...il est interdit : aux femmes de se rendre sur les mines d’or, avec des beignets, des gâteaux, des sucreries, du miel, de l’eau-de-vie et d’autres boissons, parce qu’elles sont envoyées par certaines personnes sur les mines et les lieux d’extraction de l’or dans le but de détourner le métal de ses propriétaires, à qui il est destiné, pour le remettre à des mains qui ne versent pas le quint à sa Majesté... “Les batées les plus riches des mines” étaient celles qui ont continué à appartenir aux “femmes noires qui portaient des plateaux de pâtisseries”11, ce qui conduisit à l’interdiction du 11 septembre de 1729 ; une de plus, qui, comme les précédentes, resta sans effet.

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FIGUEIREDO, Luciano. Mulheres nas Minas Gerais (Les Femmes à Minas Gerais). In: História das Mulheres no Brasil (Histoire des Femmes au Brésil). São Paulo: Contexto. p. 151.

La saveur du Brésil

Selon un diction populaire, “la faim des pauvres est vengée par l’indigestion des riches”. Les habitants de Minas Gerais ont toujours été très grignoteurs, amateurs de sucreries et de friandises, comme la plupart des Brésiliens d’ailleurs, connus pour leur “sensualisme apicole”.12 Qu’elles soient mises sur un plateau pour être vendues en magasin ou dans la rue, nos sucreries sont toutes des célébrités : doce de leite (les plus authentiques du Minas Gerais sont enroulés dans la paille de maïs) à la bergamote, au citron et à l’orange, brevidade, gelées, pâtes de goyave et de banane, pé-de-moleque, pamonha enveloppée dans une feuille de bananier, queijadinha, mãe-benta, quebra-quebra, broinha de farine de maïs ou de cacahouète, biscuit de tapioca, et bien d’autres, toutes issues de notre confiserie luso-brésilienne. Leurs noms suggèrent la tendresse et la gentillesse du siècle du flirt, du romantisme (XVIIIe) : le suspiro (littéralement: un soupir ; meringue, en français), les 12

MÂNTUA, Simão. Cartas de um chinês (Lettres d’un chinois).

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melindres (gentilesses), les arrufados (crissements), les esquecidos (oubliés), les beijos-de-freira (baisers de bonne-sœur), les papos-de-anjo (gorjes d’ange), la baba-de-moça (bave de jeune fille), les quindins-deiaiá (pétulance de iaiá)... Il y avait toujours dans le garde-manger un compotier rempli de mélasse, à manger avec de la farine de maïs ou des morceaux de fromages. Dans les boutiques et les bars, on pouvait être sûr de trouver des carafes d’eau-de-vie, des pão de queijo, des biscuits fourrés à la crème, du pop-corn et enfin de

lard, de maïs, de haricots, de fromages et d’huile d’olive, vendus à des prix assez raisonnables”.13 La cuisine du Minas Gerais doit aux anciens tropeiros (convoyeurs) le plat nommé feijão-de-tropeiro en hommage, justement, à ces valeureux explorateurs de la jungle brésilienne. Le centre des activités marchandes n’était autre que les boutiques. On pouvait y trouver (mais le plus souvent on n’y trouvait pas) de la cachaça, du sel, du sucre, des haricots et de la carne seca (viande salée), du tabac en cordes, des fers à cheval, des

la rapadura (casson de sucre), ingrédient indispensable à toute pâtisserie familiale digne de ce nom. Peu à peu, le péril de la famine s’est dissipé, mais les prix restaient très élevés. Nombreux furent les ambitieux, venus à Minas Gerais pour s’enrichir avec l’or, qui découvrirent que tout comte fait, il était plus facile d’en obtenir par le commerce, une fois qu’il avait été extrait par d’autres. Et voilà le chemin tout tracé pour que les habitants des mines se mettent à commercer, deviennent de fins négociants, marchands, chefs de convoi ou tropeiros, pour enfin se transformer en redoutables banquiers et usuriers. Grâce au système de ravitaillement organisé et assuré par les trains d’animaux convoyés par les tropeiros, plus rien ne manqua aux habitants de Minas Gerais. Vers la moitié du XVIIIe siècle, l’or abondait. On racontait partout que les mineiros payaient généreusement leurs fournisseurs. Des liaisons régulières s’établirent par le biais des convois. La crainte de la famine et de la disette disparut pour toujours. L’abondance de produits et de vivres s’installa. Vila Rica “abondait en vivres et ses terres produisaient beaucoup de plantes maraîchères, comme les choux, les choux pommés et les oignons. Il y avait aussi une profusion de fruits, surtout des pêches, des coings, des oranges, des pommes. Bien que la terre fût peu cultivée, rien ne manquait à ses habitants, grâce aux arrivages quotidiens de vivres, apportées à dos de bête par les convois chargées de

gousses d’ail, des armes à feu et des missels. L’extraction de l’or et des diamants était très absorbante. L’abondance de la production minière n’a pas laissé d’espace à l’apparition d’une agriculture ou d’un élevage intenses. A l’apogée de la phase de l’or, il était impossible pour l’agriculture de se développer puisqu’elle ne pouvait pas rivaliser avec les mines s’agissant d’acheter les esclaves. Le prix qu’un un mineur payait pour un esclave noir était complètement hors de portée pour un cultivateur. Les parcs à bétail s’implantèrent lentement dans la Capitainerie, se disséminant sur les étendues de terre aux abords du Fleuve São Francisco, comme un prolongement naturel de l’élevage développé à Bahia. En dépit des nombreuses adversités, la Capitainerie de Minas Gerais se dirigeait lentement vers l’autonomie alimentaire. La Vila de Sarabá produisait du maïs, des haricots, du riz et de la canne à sucre ; Vila Risonha et Bela de Santo Antônio da Manga de São Romão fournissaient du bétail, des poissons et des fruits du sertão. Vila Nova da Rainha cultivait les “fruits délicats de notre Portugal”, comme les pommes, les pêches, les raisins et les prunes ; Serro Frio exportait du maïs, des haricots et du fromage ; et Vila de São José do Rio das Mortes (actuelle Ti-

ROCHA, José Joaquim da. Memória Histórica da Capitania de Minas Gerais (Mémoire Historique de la Capitainerie de Minas Gerais), relatif à l’année de 1778.

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radentes), qui était la mieux pourvue de toutes les villes de la Capitainerie, approvisionnait la plupart des circonscriptions avec son lard, son bétail, ses fromages, son maïs, ses haricots et son riz. La population de Minas Gerais consommait la viande de bœuf, en grosses tranches salées (carne-seca, charque, carne-de-sol, carne-de-vento ou jabá). A l’exemple de la viande de porc et du lard, le bœuf était conservé au moyen de fumage, de sel, de sa transformation en paçoca et de la conservation dans de la graisse (toujours pratiquée). Au nord de Minas Gerais, le repas courant de la population rurale demeure les haricots avec de la farine et du jabá. Le plat, servi avec de la sauce de cumari, du piment pili-pili et de l’huile de palme, est tellement corsé qu’il faut quelques bonnes rasades de cachaça avec de la junça ou des feuilles de figue pour arriver à le déguster. Le déclin des mines d’or et de diamant, qui s’est amorcé à la fin du XVIIIe siècle, a été la principale raison du changement d’activité du Minas Gerais. L’industrie minière a été relayée par l’élevage, les manufactures et l’agriculture. Les cultures se sont multipliées sur le lieu même des exploitations. Les mines agonisantes ont commencé à s’appuyer sur les cultures, qui ont avidement occupé les terres fertiles des alentours des mines. Au début du XIXe siècle, le panorama économique de Minas Gerais contrastait avec celui du siècle précédent. Grâce au développement de l’agriculture, de l’élevage et des manufactures, la Capitainerie accédait à l’autonomie sous divers aspects. Non seulement elle s’émancipait d’une grande partie de ses fournisseurs externes, mais elle commençait aussi à ravitailler à son tour des régions dont elle dépendait auparavant. En somme, la situation économique s’inversait. Le naturaliste allemand Hermann Burmeister, qui a voyagé à travers le Minas Gerais en 1851, a consigné quelques curieuses impressions à propos des sites, des paysages, de la faune et des coutumes des habitants des diverses régions qu’il a visitées. La saveur du Brésil

Le commun de la table mineira (chez ceux qui peuvent se le permettre, bien entendu) suit une tradition demeurée quasiment identique dans la majorité des cas, avec peu de variations selon les différentes zones de l’état actuel du Minas.

À Mariana et à Ouro Preto, il fait un rapport intéressant sur les horaires des repas et sur ce qui était mangé habituellement : À dix heures, déjeuner : des haricots, du angu, de la carne seca, de la farine, du lard, du chou, du riz, et parfois du poulet. On mangeait à volonté, mélangeant tout dans une même assiette (usage toujours d’actualité). Entre 3 et 4 heures de l’après-midi, on répétait le même menu, avec des produits frais. Durant le repas, on buvait de l’eau, un peu d’eau-de-vie et, à la fin, une tasse de café. Chez certaines familles, un troisième repas était consommé entre 7 et 8 heures du soir, mais ce n’était pas la coutume générale. À cette heurelà, on servait des plats plus légers (sic), comme la canjica avec du lait et du sucre, du thé à l’orange avec du lait, accompagné d’un biscuit ou d’un gâteau plus raffiné, comme le pão-de-ló ou le pain de maïs. Il trouva le thé à l’orange très agréable... Le commun de la table mineira (chez ceux qui peuvent se le permettre, bien entendu) suit une tradition demeurée quasiment identique dans la majorité des cas, avec peu de variations selon les

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Pão-de-queijo. Daniel Augusto Jr. / Pulsar Imagens

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différentes zones de l’état actuel du Minas, du sud jusqu’aux proximités de Bahia. On y mangeait, et on y mange toujours, principalement, des haricots, du angu, de la farine de maïs ou de manioc, du riz, de la longe de porc, des saucisses, de la viande de bœuf, boucanée ou fraîche, du poulet, et comme légume, du chou. Les haricots règnent en maître. “Le haricot est le pilier de la maison”, dit le refrain populaire. Il occupe la première place, principalement le haricot mulatinho, mais d’autres variétés sont également consommées : le haricot chumbinho, le haricot manteiga, le haricot roxinho et le haricot noir. A ses côtés viennent la bouillie de maïs, puis les lardons frits. Le riz rivalise actuellement avec les haricots. Le riz blanc, cuit à notre façon, bien décollé, ne peut être absent d’aucune table de Minas Gerais. Et, pour finir, le chou. Les haricots avec du angu, des lardons frits, de la farine et du chou en lanières ou haché – voilà la nourriture quotidienne du foyer, sous sa forme la plus simple et la plus commune. On appelle “feijão-de-tropeiro”, “feijão-dasonze” ou “feijão-de-preguiça”, le haricot cuit presque sans jus, non écrasé, et mélangé à des lardons frits et à la farine de manioc. Un autre plat incontournable pour le palais des habitants de Minas Gerais, considéré le plus mineiro de tous les plats, c’est le tutu de feijão, fait avec du haricot mulatinho. Après la cuisson, les haricots sont épaissis avec de la farine de manioc ou de maïs et servi avec des lardons frits, de la saucisse ou des œufs durs, coupés en rondelles... Miam-miam ! Tout comme la simple feijoada, parfois préparée avec de la viande de porc salée, ou de la viande séchée, le tutu de feijão est un plat consistant, qui appelle un apéritif, en l’occurrence un bon verre de cachaça. À la fin du repas, rien de mieux qu’une tasse de café fort. Les petits gâteaux au haricot sont très appréciés pour grignotter un peu, avant le dîner ou

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Vers la fin du XIXe siècle, dans toutes les fermes du Minas Gerais régnait le plat quotidien suivant: haricots avec du angu et des lardons grillés, longe de porc rôtie, saucisses, chou et la typique farine de maïs de Minas Gerais. Les dimanches, il y avait invariablement du poulet. le souper, accompagnés d’une excellente cachaça fabriquée à partir de canne à sucre de Cayenne. L’alimentation journalière de l’homme rural, du paysan ou de l’habitant du sertão, se résume presque toujours à des haricots, du angu, du riz cuit, un légume quelconque et, dans le meilleurs des cas, des œufs et de la volaille. La farine de manioc n’est absente d’aucun repas... Le angu de farine de maïs ou de manioc est un plat très consistant, indispensable à l’alimentation des paysans, mais on le retrouve également sur les tables des citadins. Le mineiro le prépare habituellement sans sel, tradition héritée du XVIIIe siècle, quand le sel était un produit cher et rare. Ce plat-là gagne beaucoup en goût si on y ajoute des lardons frits ou des saucisses. Et si on rajoute, en plus, quelques herbes hachées, à l’étouffée, quel délice !...On obtient alors la triade traditionnelle : haricots, angu et chou. En l’absence de farofa, on ajoute généralement de la farine simple, grillée ou non, aux haricots et à leur jus, pour leur donner de la consistance.

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Avec le fubá de maïs, on fait du mingau, bouillie très populaire, simple ou sucré, saupoudré de cannelle. On peut le manger avec des morceaux de fromage, du lait ou même le miel, au petit-déjeuner, ou, comme dernier repas du soir... Il y aussi le mingau de maïs vert et le angu au lait. Vers la fin du XIXe siècle, dans toutes les fermes du Minas Gerais régnait le plat quotidien suivant: haricots avec du angu et des lardons grillés, longe de porc rôtie, saucisses, chou et la typique farine de maïs de Minas Gerais. Les dimanches, il y avait invariablement du poulet. Comme dessert, on servait des sucreries dans des moules et des compotes, avec du fromage, ou de la mélasse avec de la farine ou du manioc. Après le souper, sur la traditionnelle véranda des fermes, on servait du thé de congonha ou bien du café sucré avec de la rapadura. Ainsi l’agriculture s’est-elle petit à petit répandue, de même que l’élevage. Le sud du Minas Gerais offrait les meilleures conditions à leur expansion. L’industrie de produits laitiers fit ses débuts. Le mineiro éleveur de bétail fit son apparition. Bien que sa consommation de lait fût modeste, il est à l’origine de l’un des traits les plus marquants du Minas Gerais typique : l’industrie du fromage. Celle-ci a donné le “fromage de Minas”, un fromage blanc, rond, savoureux, dont la présence est indispensable sur nos tables à l’heure du café, accompagné de sucreries... Les circonscriptions de l’ouest du Minas sont de gros producteurs de porcins. La viande de porc, surtout le lard, est consommée dans toute la région et constitue le condiment indispensable de tous les plats de la cuisine régionale. A la fin du XIXe siècle, le commun des tables plus modestes se réduisait à des haricots avec de la farine et du angu, complétés par quelque verdure ou autre produit potager : chou, gombo, chayotte, laiteron, igname, potiron ou taro violet. Parfois la nourriture de base pouvait se limiter à des haricots, des lardons frits et du riz. La viande manquait presque Textes du Brésil . Nº 13


toujours au menu, mais elle n’était pas indispensable, à l’inverse des haricots ! En lieu et place du pain, on utilisait souvent du beiju (galette de tapioca), de la farine de maïs ou des biscuits de polvilho (tapioca). Le pain était pour ainsi dire un produit étranger dans la cuisine de Minas Gerais traditionnelle. Pour leur part, les classes plus aisées pouvaient se régaler avec une grande variété de pâtisseries, friandises et autres gourmandises : • Petit-déjeuner : une assiette de bouillie de fubá, simple, saupoudré de cannelle ou ac-

herbes ; des haricots seuls ou du virado avec de la farine ; du ragoût de viande avec des gombos ou des aubergines, du manioc ou de la patate douce ; du riz avec des œufs frits. Dessert: pâte de fruit avec fromage ou requeijão frais. • Souper : canjica avec ou sans cacahouètes, ou fromage ; ou bouillie de fubá. • En boisson : un petit verre de cachaça, comme apéritif (réservé aux hommes). • Condiments : oignons, ciboulette, ail, laurier,

compagné de mélasse et de morceaux de fromage ; ou bien du café au lait avec des pâtisseries ou des tartines beurrées (avec du beurre étranger) ; • Déjeuner : des haricots, sous forme de tutu de feijão, avec des lardons frits, des saucisses ou de la longe de porc ; ou seulement des haricots et, parfois, du chou, ou du virado de farine de manioc ou de maïs, du angu, simple ou garni de lardons frits et de gombo ; du riz blanc décollé, de la viande de bœuf séchée ou du porc frais ou salé, et, plus rarement, de la viande de bœuf fraîche. La viande de bœuf, séchée ou fraîche, rôtie, en ragoût ou en dés, avec soit du riz, soit du manioc, soit du chou, ou avec de l’igname ou des haricots verts ; ou bien du bœuf, effiloché, ou frit avec des

rocou, piment pili-pili, poivre, coriandre. • Graisse : saindoux de porc. Cette nourriture quotidienne des familles riches du XIXe siècle - abondante et bon marché, variée et saine, facile à digérer et, plus important encore, savoureuse - , a perduré jusqu’à nos jours, avec peu de variations, pour devenir le menu traditionnel de la cuisine de Minas Gerais. Le secret est passé de mère en fille, comme un bijou de famille - une pépite d’or ou un diamant, dirait-on au pays des mines - : la façon bien mineira de faire la cuisine, de “hacher et noyer” les ingrédients disponibles, comme disaient nos anciennes cuisinières. Même si les maîtresses de maison de Minas Gerais ne connaissaient pas la science de l’alimentation, elles excellaient toutefois dans l’art de l’alimentation, ce qui comptait (et compte) bien

œufs brouillés, ou bien encore cuit avec des légumes. La volaille, en sauce de préférence, avec du angu et des gombos. Peu de légumes : du chou, de la laitue, du chou pommé, du laiteron ou du taro. En dessert : de la pâte de coing ou de goyave, de la mélasse ou une autre sucrerie “en boîte”, accompagnée de fromage blanc ou de requeijão frais. Pour finir : bananes, oranges ou papaye. • Goûter : un café, accompagné ou non de pâtisseries. • Dîner : une soupe de légumes ou de viande, avec de la farine de maïs, de cará ou d’igname, de manioc, de haricot blanc, de fubá aux

plus.

La saveur du Brésil

Minas Gerais... est une petite synthèse, un carrefour. Il y a au moins plusieurs Minas Gerais, il y en a tellement à la fois et un seule en même temps. Comme l’écrivait Guimarães Rosa : Il y a la forêt, par delà la montagne, encore suintante des vents marins, agricole ou sylvicole, densément fertile ; il y a les pacifiques et les belliqueux. Il y a le Sud, caféier, sis sur la terre mauve pentue ou sur des collines que des européennes apprêtent, qui sait l’un des plus sages refuges de la joie en ce monde ; il y a les timides, et les audacieux jusqu’à l’imprudence. Il y le Triangle,

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Poulet avec du gombo. Maison d’édition Peixes (Embratur)

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région développée, forte et franche ; il y a les esprits routiniers, et les aventuriers. Il y a l’Ouest, taciturne, aux manières courtaudes, mais éleveur et politique, pétri de ruse ; il y a les légalistes et les révolutionnaires. Il y a le Nord – sertão aux habitants chauds, bucoliques, tantôt baianos sur les bords, tantôt nordestins dans l’aridité intraitable de la caatinga, qui écopent du polygone de la sécheresse ; il y a les naïfs et les finauds à l’extrême. Il y a le centre chorographique de la vallée du Rio das Velhas, calcaire, clément, clair, ouvert à la joie de toute nouvelle voix ; il y a les avares et les prodigues. Il y a le Nord-Ouest, avec ses plateaux aux immenses étendues dégagées qui rejoignent Goiás et Bahia sur la gauche puis remontent jusqu’aux ondulants Piauí et Maranhão. Je crois que la légitimité de Minas Gerais s’est faite à travers le mélange, ou la cœxistence entre certains de ces défauts et qualités, avec la permanence des caractéristiques essentielles à notre identité. Existe-t-il, finalement, une nourriture de Minas Gerais ? Voilà la réponse – bien typique de chez nous – : oui et non à la fois ! Oui, parce qu’on peut identifier une constante dans l’équation des préférences alimentaires du peuple qui habite le Minas. Et non à la fois, parce que ces préférences ne sont pas exclusives de ce même peuple. La constante se définit, bien sûr, par la cuisine de tous les jours, basée premièrement sur le trinôme haricot, angu et chou, suivi par le riz, ensuite la viande (porc de préférence ) et, enfin, modérément, les légumes et autres plantes potagères. Les plats considérés typiques de Minas Gerais sont : le tutu de feijão avec des lardons frits ou des saucisses, la longe de porc rôtie et le chou haché fin. On peut encore citer le poulet au sang avec du angu et des gombos. Ces plats sont considérés comme étant légitimes de Minas Gerais, sans être pour autant exclusivement de cette région. La saveur du Brésil

Mais comment ces plats-là ont-ils accédé au statut de plat de Minas Gerais ? Par la façon mineira de les cuisiner, qui est comme un rituel. Par la façon mineira de les servir, semblable à une liturgie. Par la façon mineira de les savourer, pareille à une communion ! “Il n’y a rien de meilleur dans la cuisine universelle”, affirmait Guimarães Rosa, non sans quelque patriotisme exacerbé. “Et pourquoi pas ?” répondait-il lui-même, en ajoutant : “le vrai patriotisme est dans la sensualité gustative de la table, le couvert, le dessert et la desserte. Le pétrole ne sera pas autant à nous ; de chez nous, bien de chez nous, sont les doce-deleite et l’effiloché de viande salée. Pardonnez-moi – mon plat à moi c’est le plat du Minas véritablement principal ; poulet en sauce avec des gombos, de la citrouille (ad libitum l’aubergine) et du angu, plat en aquarelle, qui coule, visqueux comme la vie elle-même, et ruisselant de piment”.

Bibliographie ZEMELLA, MAFALDA P. O Abastecimento da Capitania das Minas Gerais no Século XVIII (Approvisionnement de la Capitainerie du Minas Gerais au XVIIIe s.), Boletim 118, História da Civilização Brasileira nº 12, Universidade de São Paulo, SP - 1951. FRIEIRA, EDUARDO. Feijão, Angu e Couve - Ensaio sobre a comida dos mineiros ; (Haricots, angu et chou - Essai sur la nourriture des mineiros) Centro de Estudos sobre Minas Gerais, Universidade Federal de Minas Gerais, Belo Horizonte/MG - 1996. ANDRADE, CARLOS DRUMMOND DE. Brasil, Terra & Alma - Minas Gerais (Brésil, terre et âme - Minas Gerais), Maison d’édition de l’auteur, Rio de Janeiro/RJ, 1967. ROCHA, TIÃO. (org.) Afinal, o que é ser mineiro? (Qu’estce qu’être mineiro, en fin de compte ?) Service Social du Commerce de Minas Gerais, Belo Horizonte/ MG, 1995.

Tião Rocha

Anthropologue et folkloriste

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Fleur du pequi. Photo : Nivaldo Ferreira da Silva

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Alice Mesquita de Castro

La saveur du cerrado Humez, go没tez, sucez, aimez.

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our aborder la cuisine méconnue du cerrado il faut être dispos et dénué de préjugés. Celui qui s’y risquera ne le regrettera pas. Les arbres tourmentés, qui semblent avoir poussé sans la moindre eau, dans l’une des régions semi-arides du Nordeste, peuvent donner l’impression d’une terre desséchée, orpheline de vie, de couleurs et de saveurs. Il n’en est rien. La flore du cerrado, cette savane qui occupe 25% du territoire national, est l’une des plus riches du Brésil. Du fait de sa situation centrale, le cerrado abrite des spéci-

et leur pulpe jaune, qui est la partie utilisée en cuisine, fournit la base aux plats les plus populaires de la culinaire de Goiás : le riz au pequi, le poulet au pequi et la guariroba. Le pequi possède des caractéristiques uniques. Il contient à l’intérieur des milliers d’épines minuscules. Il exige donc de sérieuses précautions pour être consommé : il faut gratter sa pulpe avec les dents. Si par malheur le fruit est mordu directement, les épines se plantent dans toute la bouche d’une façon pour le moins désagréable.

mens présents dans la majeure partie des biomes brésiliens (que ce soit la Forêt Amazonienne, la caatinga ou la Forêt Atlantique). Sa biodiversité est si variée et particulière qu’il nous donne une irrésistible envie de dévoiler ses secrets, qui, en matière de la culinaire, sont étonnamment nombreux. Dans le Nordeste, il y a des fruits exotiques comme la graviola (Anone muricata) et l’umbu (Spondias tuberosa). Dans le Sud, c’est la diversité des raisins et des coings qui attire l’attention. Au Nord du pays, l’açaí (Euterpe oleracea) est devenu un produit d’exportation à succès, à cause de son goût particulier, de sa texture et de sa belle couleur. Dans la région du Brésil central (qui comprend les états de Goiás, Tocantins, Mato Grosso, ainsi que l’ouest et le nord de Minas Gerais, l’ouest de Bahia et le District Fédéral), il semble que les fruits locaux soient encore plus méconnus qu’ailleurs. Ceux qui ont entendu parler de pequi auront probablement appris autre chose : si on ne mord pas ce fruit comme il faut, on risque d’avoir la langue couverte de boutons jusqu’à la gorge. N’empêche que la liqueur de pequi s’exporte déjà vers le Japon. Et l’amande de baru (baru, quelqu’un sait ce que c’est ?) est un objet de convoitise en Allemagne. Le Caryocar brasiliense Camb, ou pequizeiro, l’arbre qui donne le pequi, peut atteindre dix mètres de haut. Ses fruits sont recouverts d’une peau verte,

J’en sais quelque chose. Dans les années 80, lors d’un déjeuner chez une amie, j’ai été victime des épines du pequi. On m’avait bien averti qu’il fallait gratter la pulpe avec les dents, sans mordre le fruit directement, mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Je croyais avoir pris toutes les précautions nécessaires, lorsque j’ai soudain senti ma langue brûler comme si j’avais bu de l’acide. J’ai été de chez mon amie directement chez le dentiste – qui a passé une heure et demie à enlever les épines une à une, muni d’une loupe. Les effets de ma négligence se sont fait sentir deux mois durant. De temps à autre, je me réveillais avec une sensation bizarre dans la bouche. C’était le pequi. On raconte que les habitants du Goiás aiment bien faire le coup du pequi aux étrangers qui ignorent cette particularité désagréable du fruit. Ils s’amusent en regardant votre réaction dès des premières morsures, puisqu’ils ne tarderont pas à savoir si le fruit vous est familier (ou non !). Si vous êtes victime des épines du pequi, les spécialistes conseillent généralement l’ingestion d’une cuillère d’huile d’olive, qui aurait la faculté d’amollir les épines, qui peuvent alors être retirées plus facilement, et avec bien moins de souffrances. Il y a d’innombrables façons de préparer le pequi. L’une des plus intéressantes est la liqueur faite avec du sucre caramélisé et l’infusion du fruit dans de l’alcool de céréales. Mais le cerrado ne vit pas seulement du pequi. L’araticum (Anona crassiflora), le palmier buriti (Mau-

N. D. T. : cerrado – Type de végétation assimilé à la savane, caractéristique du Plateau Central brésilien.

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Pequi. Photo : Nivaldo Ferreira da Silva

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Buriti . Photo : Nivaldo Ferreira da Silva

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ritia vinifera), le murici (Byrsonima), le cajá (Spondias lutea), la mangaba (Hancornia speciosa) et la cagaiteira (Eugenia dysenterica) ont aussi des teneurs en vitamines du complexe B, telles que les vitamines B1, B2 et PP, équivalentes ou supérieures à celles trouvées dans les fruits comme l’avocat, la banane et la goyave, traditionnellement considérés comme de bonnes sources de ces vitamines. Le Ministère de la Santé encourage la mise en place de programmes d’éducation alimentaire pour stimuler la consommation de produits riches en vitamine A et

La dernière coqueluche du cerrado brésilien s’appelle castanha do baru, connue aussi sous les noms de cumbaru, barujo, coco-feijão et cumarurana. Le baru est produit dans des quantités de 500 à 3000 fruits par arbre (Dipteryx pterota). Sa taille varie de 5 à 7 cm de longueur et de 3 à 5 cm de diamètre. La couleur du fruit mûr est brunâtre, comme sa pulpe. Chaque fruit possède une amande de couleur marron, riche en calories et en protéines. J’utilise couramment le baru dans des recettes comme le Doce de Leite au baru et le pesto de baru. Son goût est

en d’autres substances nutritives. Voilà les fruits du cerrado promis à une large utilisation ! La cagaita (Eugenia dysenterica), qui appartient de façon distante à la même famille que la pitanga (fruit du cerisier de Cayenne, alias Eugenia uniflora), est un fruit typique du cerrado, en voie d’être connu. Elle est de forme arrondie, de couleur jaune clair. Ce fruit succulent au goût acide a une peau est fine, et contient environ 90% de jus. Malgré ses nombreuses vertus, la cagaita doit être consommée avec modération, autrement elle rend ivre comme l’alcool. La gueule de bois en moins. Incroyable, n’estce pas ? Et le palmier buriti ? À Brasília, le siège du gouvernement du District Fédéral a reçu le nom de Palais du Buriti en hommage à cet arbre typique de la région. Ses feuilles luisantes ressemblent à d’énormes éventails. Ses fruits sont consommés surtout sous forme de jus et de gourmandises faites maison. Sa pulpe, fraîche ou surgelée, est utilisée pour préparer des sucreries, des sorbets, des crèmes et des compotes. L’huile de la pulpe sert de condiment dans la cuisine et comme produit de base dans la fabrication de savon. Arrivées à maturité, ses feuilles sont utilisées pour recouvrir les toits des maisons dans l’intérieur du pays, et les nouvelles jeunes servent à la confection de hamacs, de chapeaux et de paniers.

semblable à celui de la cacahouète, en un peu plus doux au palais. Les fruits du cerrado nous surprendront toujours ! Il y a quelque temps de cela, j’ai acheté de la farine de jatobá (Hymenaea courbaril) dans une ferme de l’intérieur de Goiás. Je l’ai rangée dans un placard, chez moi, pour plus tard en faire du pain et des biscuits. Après quelques jours, une odeur si forte avait envahi la cuisine qu’on n’osait même pas y mettre les pieds. J’ai appris à mes dépens que la farine de jatobá ne se conserve qu’au frigo et pendant un temps très court. Son odeur caractéristique tend à augmenter avec la fermentation naturelle. Les habitants de la région apprécient beaucoup le jatobá, aussi bien sous forme de bouillie que de pain. Dans la même famille que le cachiment (Anona reticulata), le corossol (Anona muricata) et la pomme cannelle (Anona squamosa), il y a aussi l’araticum (Anona crassiflora), qui a une peau plus dure et un goût bien plus prononcé. J’ai déniché la recette du gâteau à l’araticum dans la ville de Pirenópolis, dans l’état de Goiás. Pour ceux qui n’ont pas encore goûté à ce fruit merveilleux nommé guariroba (à ne pas confondre avec gororoba, la tambouille), il ne savent pas ce qu’il perdent ! La guariroba est une espèce de palmier qui peut atteindre 20 mètres de haut. Ses feuilles peuvent avoir jusqu’à trois mètres de longueur. Ses fruits, qui poussent en grappes, sont de couleur vert-jaunâtre. Il possède une amande blanche oléa-

La saveur du Brésil

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Araticum. Photo : Nivaldo Ferreira da Silva

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Baru. Photo : Nivaldo Ferreira da Silva

gineuse comestible, qui est le principal ingrédient avec lequel sont farcis les délicieux empadão de Goiás. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, one ne trouvait au Brésil que de la farine de blé importée. Mais l’empadão était déjà considéré comme l’un mets fins du pays. Sa pâte était préparée à l’origine avec du fromage, du saindoux de porc, du sel et des œufs. La farce comprenait du fromage, des œufs cuits, des olives, du poivre, de la viande de porc en morceaux, des cuisses de poulet entières, des morceaux de saucisse et des guarirobas. Tous les ingrédients étaient mis à dorer au feu jusqu’à ce qu’ils aient la consistance d’une sauce. Le plat était cuit dans des moules en argile de 38 centimètres de diamètre.

cette de l’empadão date des années 30. En plus des pommes de terres, on y ajouta des tomates. Selon les textes historiques, c’est la guariroba qui a fourni aux bandeirantes l’énergie suffisante pour qu’ils explorent le Goiás. C’est à l’un deux que reviendrait l’idée d’ajouter la guariroba à la farce de l’empadão. La guariroba est également connue sous le nom de palmite amer, pour faire plus raffiné. Après douze ans passés à travailler, goûter, manger, aimer et vanter les fruits du cerrado, j’ai suffisamment d’expérience pour vous le dire : plongez-vous dans la cuisine du centre ouest ! Elle est encore peu connue, peu exploitée, mais, à l’image d’un pays lointain, elle est pleine de secrets et de surprises. Toujours je m’y aventure, et je ne le re-

À l’époque, personne ne se hasardait à épaissir ce mélange avec des pommes de terre. Cette re-

grette jamais.

N. D. T. : empadão – Espèce de grande quiche sèche garnie de viande de poulet, de fromage, etc.

La saveur du Brésil

Alice Mesquita de Castro

Propriétaire du Restaurant Alice, à Brasília.

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Robério Braga

La saveur de l’Amazonas

Tacacá. Photo : Luiz Braga (Embratur)

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La saveur du BrĂŠsil

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L

a saveur de l’Amazonas compte parmi les divers brésils éparpillés sur le continent Brésil. Elle séduit et enchante. Elle est présente dans les fruits, dans les liqueurs, dans les plats et simples et les gourmandises de la forêt. Tous servis sans aucun des raffinements des grands banquets. Les plats que les mains indiennes ou métisses élaborent avec simplicité, sans touche ni retouches, sont toujours très particuliers. Il y en a qui demandent des années de connaissance et d’expérience, et

viar amazonien fait avec les œufs du poisson pirarucu (Arapaima gigas), mis à macérer dans une terrine nommée alguidar, avec du vin ou du vinaigre. La pâte qui en résulte est égouttée dans une passoire en arumã puis fumée dans un four en bois, en bois résistant de préférence et sans acidité. Finalement, la pâte peut être mise dans des boîtes de conserve, pour attendre les fêtes, lorsqu’elle sera passée au bain-marie et consommée. Certaines saveurs plus urbaines ont acquis un goût et des condiments qui donnent l’eau à la

qui sont aussi raffinés dans leur préparation qu’ils sont simples dans leur présentation. Le pachicá, espèce de sarapatel fait avec de la tortue, nous séduit par son goût de nostalgie, puisqu’il n’est pas servi chez n’importe qui. Coupé en morceaux, assaisonné avec de la chicorée, de la pimenta-murupi, du sel et du citron, il est servi dans une carapace de tortue. En garniture, de la farine suruí, que les citadins appellent farinha-d’água. Si vous avez une envie folle de connaître des plats faits avec de la tortue, vous adorerez le picadinho (viande finement coupée), le ragoût et le sarapatel de tortue. Ces plats spéciaux sont servis dans les grandes occasions. Dire que sous l’Empire, ces plats faisaient partie de la table des gens simples, qu’ils s’achetaient dans la rue, sur les marchés ! De nombreux plats servis avec du piracuí (farine de poisson) sont considérés comme un repas complet. La farine, presque toujours fabriquée à partir du poisson acari ouvert, salé, séché, effiloché et déshydraté, peut être servie seule ou comme garniture aux pouvoirs spéciaux. La pêche offre d’autres mets délicieux, comme le poisson rôti sur un gril tapissé de feuilles de bananier. Ceux qui n’en seraient toujours pas convaincus pourront découvrir et savourer le ca-

bouche. C’est le cas du poisson tambaqui (Colossoma bidens), servi en tranches frites ou cuites, dans une sauce succulente assaisonnée avec du persil, de la ciboulette, de l’oignon, de l’ail, de la tomate et du rocou. Le tambaqui est également très apprécié lorsqu’il est cuit à la braise, selon le procédé indigène nommé moquém. Ah, les plats appétissants de pirarucu ! Ce poisson peut cependant avoir des conséquences néfastes pour le sang – il est donc interdit aux femmes qui viennent d’accoucher – ou causer du prurit. Selon l’époque, on peut en manger dans n’importe quel restaurant de la région. Le pirarucu peut être préparé frit, en galette, cuit, et de façon sophistiquée, comme le pirarucu de casaca (littéralement : pirarucu en veston), servi mélangé à une farofa très spéciale, lors des grandes commémorations. C’est un poisson très polyvalent. Le pirarucu, séché ou frais, est digne des tables les plus nobles et, à côté du tambaqui finement coupé, il assurera le succès des festins les plus huppés ou des interminables dîners d’affaires. Ceux qui ont la chance d’y goûter se régaleront aussi avec les croquettes de pirarucu. Si l’on veut dûment savourer le goût de l’Amazonas, il faut être patient et avoir du temps libre, surtout au moment d’enlever les arêtes des poissons locaux. Tout un art ! Mais le gourmet ne devra faire montre de réelle habilité que s’il est en présence d’un jaraqui, d’un matrinxã, d’une bran-

Ntd : mets préparée avec du sang, du foie, du mou, les tripes et le cœur de certains animaux comme le porc et le mouton, accopagné d’une sauce abondante bien piquante (d’Après Aurélio do Século XXI).

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N. D. T. : arumã – Plante qui sert à la fabrication de paniers.

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Poisson pirarucu pêché dans le fleuve Juruá, en novembre 1212. Source : A ciência a caminho da raça: imagens das exposições científicas do Instituto Oswaldo Cruz ao interior do Brasil entre 1911 e 1913. Fondation Oswaldo Cruz – Maison Oswaldo Cruz, Rio de Janeiro, 1991.

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quinha ou d’une sardine, soit, en définitive les plats les plus appréciés par les indigènes de la région. Si une épine vous reste en travers de la gorge, faites-vous secourir par un indigène qui vit au bord du fleuve. Il entamera une prière pour que l’arête vous soit extirpée de la gorge, en implorant Jésus de Nazareth ou en évoquant les pouvoirs de Saint Blaise, puis il procédera à de nombreux rituels, comme celui de faire passer les assiettes entre convives, ou remuer de fond en comble, avec un tison, le feu où le poisson a cuit. L’indigène vous servira certai-

oreilles et du nez coutumières chez les indigènes. Ses fibres ont une multitude d’utilités. Son fruit est singulier : drupe arrondie, normalement de 4 à 6 cm, de couleur vert-jaunâtre et orangé ; sa pulpe est dense et oléagineuse. Ce fruit possède presque cent fois plus de vitamine A que l’avocat et trois fois plus que la carotte. Ses noyaux font le bonheur des enfants, qui jouent au football de table avec, choisissant pour chaque équipe les meilleurs arrières et avants-centres. La pitomba (Talisia esculenta), qui jonche les

nement aussi un peu de farine ou de banane pour mieux vous soulager de ce désagrément. Pour déguster un plat bien savoureux, vous n’aurez qu’à choisir parmi des centaines de mets, comme l’effiloché de pirarucu garni de riz de pupunha (Bactris gasipae), la mojica de tambaqui, le pirão spécial, la pescada (sciénidé) au four farcie de farofa de manioc, laquelle, pour certains, n’arrive même pas à la cheville du jaraqui frit, des sardines farcies dans la feuille de bananier ou du pacu (metynnis) au four. Le tout accompagné de pain d’açaí. Et, pour finir, de la crème de cupuaçu, de l’araçá-boi et du gâteau de banane. Et la saveur des fruits ? Fraîchement cueillis et aussitôt servis nature, ils semblent transpirer l’odeur de la forêt. La pupunha, qui fait office de pain chez l’indigène, est présente au petit-déjeuner, au goûter. On trouve parfois sur quelque berge perdue du fleuve l’arbre ce fruit à mésocarpe couleur orange, de forme variable et dont la taille varie de 2 à 5 cm environ. On peut le manger cuit, sous forme de farine laminée ou au naturel. Il contient de la vitamine A à en revendre ! Et le tucumã (Astrocaryum tucuma) ? Délicieux. L’arbre qui donne ce fruit est utile aussi bien pour la guerre, la chasse ou la pêche que pour s’alimenter. Il sert même à distraire les enfants ! Le stipe de ce palmier est utilisé par les habitants de la forêt pour fabriquer des arcs, des lances et certaines pointes des flèches destinées à la chasse. Ses épines servent aussi à faire les perforations des lèvres, des

rues des villes et les champs, avec son goût acide bien particulier, s’unit aux fruits du jenipapo (Genipa americana) dans un monde de délices. Le génipa, dont on extrait la teinture bleu foncée utilisée pour peindre le corps, sert aussi à préparer des boissons rafraîchissantes, du vins et des compotes. Le cupuaçu (Theobroma grandiflorum) avec lequel on prépare du sorbet, des boissons rafraîchissantes, des compotes, du salami, du vin, de la liqueur et du chocolat, et dont les grains contiennent de la caféine et de la théobromine, s’est déjà répandu à travers le monde. On dit même que le fruit a été breveté à l’étranger. Il est servi dans des bols, dans des verres en fer-blanc ou en aluminium, dans des calebasses ou des coupes raffinées Son arôme et sa saveur sont bien amazoniens, bien brésiliens. Le guaraná de l’Amazonas est l’élixir de longue vie par excellence. Les Indiens mawé, pour qui il a grande importance religieuse et sociale, le servent dans des calebasses, passées de bouche en bouche. C’est ainsi depuis la création du monde. Prenez donc du vin d’açaí, du jus de graviola, d’aluá de fête. Terminez sur une liqueur de génipa, en infusion de huit jours, de fin sirop de sucre et légèrement mélangé avec la cachaça de bonne qualité. Vous pouvez y ajouter des abricots, à manger frais ou servis dans du vins et du soda. Et aussi de la noix du Brésil, inflammable, qui flambe, illuminant les cabanes indigènes lors des longues fêtes qui durent des jours et des nuits. Cette noix est mangée telle quelle ou utilisée dans la cuisine typique et la Textes du Brésil . Nº 13


Noix de cajou. Marché Ver-o-Peso. Belém / PA. Mônica Tambelli

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Fruits régionaux. Photo : Luiz Braga (Embratur)

confiserie. Elle remplace l’huile d’olive, lubrifie les mécanismes des montres les plus délicates et est employée en pharmacie et en parfumerie. L’arbre qui donne cette noix peut atteindre une hauteur entre 40 à 60 mètres environ. Il a déjà fait verser du sang, de la sueur et des larmes dans l’arrière-pays. Si votre souhait est d’avoir une pleine table de sucreries, imaginez donc : du cupuaçu sous forme de gâteau, flan, pâte, confiture, compote, crème, mousse, ou de salami ; de la pupunha en farine, gâteau, flan ; du buriti et de l’arabu, mets préparé avec des œufs de tortue, de la farine de manioc et du sucre, servi avec du café bien chaud. Tout cela compose la nourriture du peuple et la saveur de la forêt. Elle sert autant comme enseignement qu’à se moquer, rêver, raconter des histoires de revenants, de la même façon qu’elle nourrit les poètes et les chanteurs, ou se transforme en mythes, en passions, en anecdotes, en danses de salon ou folkloriques. La saveur devient alors plus amusante. La saveur de l’Amazonas – tout à fait brésilienne – donne des rimes, de la musique, des chocs électriques de piraquê (anguille électrique). Elle peut ronger, blesser, couper, ou donner une raclée si c’est une raie, ce poisson qui se déplace dans les eaux 108

avec des mouvements de ballet. Cette saveur demande un glossaire pour expliquer ce qu’est un arubé, une atura, un beiju, une curimata, un tipiti et tant d’autres choses qui truffent le langage si typique de la région. Et qui explique également l’origine du feu par le manioc, l’origine du tabac, de la fête du miel, de l’histoire de la vieille femme qui recueillait des noix, du chasseur de jaguar, du mythe du timbó. Si vous voulez avoir chaud, sentir votre langue brûler, essayez donc l’un de ces assaisonnements divers et variés pour relever le goût de vos plats : la malagueta (pili-pili), olho-de-peixe, pimenta de cheiro (Capsicum chinense Jacquin), piment Josefa, murupi, matafrade, rosa, chumbinho, camapu, cajurana, acari, murici, olho de pombo (Rhynchosia phaseoloides), comari, tous aussi magnifiques dans leur couleur que dans leur forme. Le goût piquant peut être soulagé par certains fruits sylvestres déjà connus à la ville, et d’autres naturels des bords des fleuves : la cacahouète, l’ananas, l’araçá (Psidium littorale ou goyave-fraise), le bacuri (Platonia insignis), le biribá (Annona lanceolata), le cacau-azul (Theobroma sylvestre), l’ingá (Inga), le pajurá (Couepia bracteosa), le pequiá (Caryocar villosum), la purunga (Lagenaria vulTextes du Brésil . Nº 13


La saveur de l’Amazonas est présente dans les mythes et dans les histoires de poissons, dans la commémoration des saints, dans les promesses et exvoto, dans les récoltes garis), le taperabá (Spondias lutea) et la sova à pulpe sucrée et agréable. La saveur de l’Amazonas est présente dans les mythes et dans les histoires de poissons, dans la commémoration des saints, dans les promesses et ex-voto, dans les récoltes ; elle est présente dans la vie sociale des pêcheurs, des guérisseurs ; dans la médecine de la forêt, la farine, les bords du fleuve, l’étiage ; dans la solitude des veillées funèbres, les superstitions qui entourent l’imaginaire indigène, les labyrinthes des igapós (forêts inondées) ; présente dans les fêtes raffinées, dans les garrafadas (potions curatives), dans les bains à vertus curatives diverses, dans les rondes d’enfants, sur les étagères des magasins huppés, le comptoir des épiceries ; elle est présente sur la dalle froide des marchés, les étalages des rues, les couverts en argent et les verres en cristal. Si après tout cela, notre hôte décide de devenir pêcheur sur les rivières et les fleuves de l’Amazonie, afin de mieux savourer sa victoire, il ne doit pas omettre de glisser dans sa poche une dent de caïman, qui le protègera des attaques des anacondas.

Glossaire: Aluá – Boisson faite avec de l’eau-de-vie, de l’infusion de café et du gingembre. Arubé – Espèce de moutarde fabriquée avec de la pâte du manioc, du sel et du poivre. La saveur du Brésil

Aturá – Panier pour amener à la maison les produits de la terre, en particulier le manioc. Beiju – Biscuit de l’Amazonas. Gâteau de fécule de manioc. Nourriture régionale. Il existe divers types de beiju : le beiju-assu, le beiju-puqueca, le beiju-coruba ; le beiju-cica et le beiju-menbeca. Tout dépend de la consistance, du degré de cuisson et de l’humidité du biscuit. Caboco – Homme de la région amazonienne, originaire de la forêt. Forme régionale de dire et d’écrire le vocable “caboclo”. Pimenta-murupi – Une des nombreuses variétés de piment de la région amazonienne, comme la pimenta de cheiro, l’olho de peixe, la mata frade, et la pimenta malagueta. Sarapatel – Espèce de soupe de tortue faite avec les tripes de l’animal cuites dans son propre sang. Tipiti – Cylindre de nervures de feuille de palmier, bien tissées ensemble. Tendues aux extrémités, elles compriment la pâte pour en extraire un liquide avec lequel on prépare le tucupi, le vin de cacao et aussi la farinha d’água.

Bibliographie: ARAUJO, André Vidal de. Sociologia de Manaus (Sociologie de Manaus). FCA. Manaus, 1973. BRAGA, Robério. Manaus 1870. Fondation Lourenço Braga,/Grafima, Manaus, 1997. MORAES, Raimundo. O Meu Dicionário de Cousas da Amazônia (Mon dictionnaire de choses d’Amazonie). 2v. Alba. Rio de Janeiro, 1931. PERET, José Américo. Amazonas: História Gente e Costumes (Amazonie : Histoire et coutumes). Senado Federal. Brasília, 1985. PEREIRA, Nunes. Alimentação Indígena (Alimentation indigène). Livraria São José ; Rio de Janeiro, 1974.

Robério Braga

Avocat et historien, actuel Sécrétaire d’État de la Culture du Gouvernement de l’État de l’Amazonas.

Article publié à l’origine dans la revue Sabor do Brasil (Saveur du Brésil), MRE, 2004.

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Barreado. Photo : Priscila Forone - Secrétariat d’État au Tourisme de Paraná

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Carlos Roberto Antunes dos Santos

La saveur du Paraná

Que la fête commence : le Barreado, expression artisanale de la cuisine du Paraná

L

es cuisines se transforment en permanence. Les cultures alimentaires, quel que soit l’époque et le lieu, sont confrontées à des situations qui peuvent causer des ruptures, comme la mise en place de nouvelles techniques et de formes de consommation, et l’introduction de leurs produits, rencontre et fusion, à partir de l’innovation et de la créativité. Ces transformations de la cuisine finissent par être absorbées ou “digérées” par la tradition, qui, à l’étape suivante, crée de nouveaux modèles adaptés aux précédents modèles conventionnels. En provoquant une certaine révolution culinaire, la rupture apporte dans son sillon les traits de la transition, qui demeurent cependant marqués par la tradition. Les cuisines locales, régionales, nationales et internationales sont les produits du métissage culturel, qui fait en sorte que chaque cuisine révèle

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Barreado. Photo : Priscila Forone - Secrétariat d’État au Tourisme de Paraná

les vestiges des échanges culturels. Aujourd’hui, les études sur la nourriture et sur l’alimentation envahissent les sciences humaines, à partir de la prémisse que la formation du goût alimentaire n’est pas due, exclusivement, à l’aspect nutritif ou biologique. L’aliment constitue une catégorie historique, car les normes de permanence et de changement des habitudes et pratiques alimentaires ont des références dans la dynamique sociale même. Les aliments ne sont pas uniquement des aliments. S’alimenter est un acte nutritionnel, manger est un acte social, puisqu’il est constitué d’attitudes liées aux us et coutumes, aux protocoles, aux conduites et aux situations. Aucun aliment qui entre dans nos bouches n’est neutre. La dimension historique de la sensibilité gastronomique explique les manifestations culturelles et sociales qui sont le modèle d’une époque, tout comme elle s’explique à travers 112

elles. En ce sens, ce que l’on mange est aussi important que quand, où et comment on mange, et avec qui. L’alimentation a enfin trouvé sa place dans l’histoire. Au Brésil, historiquement, on a cultivé la diversité alimentaire, dans une synthèse entre les cultures primitives, avec la superposition d’ethnies de différentes cultures, qui, en symbiose, ont forgé nos habitudes alimentaires et constitué une culinaire riche. La mémoire gustative, conjointement avec les savoirs, saveurs, techniques et pratiques culinaires, ont été les créateurs et les fondateurs des cultures régionales. Pour résister aux cuisines compartimentées et cosmopolites, la société cherche de plus en plus à récupérer et valoriser, au nom de la qualité, les cuisines locales et régionales, chargées de cultures. De cette façon, le local et le régional précèdent le national et l’international, et la gastronomie déTextes du Brésil . Nº 13


La cuisine du Paraná offre des mets fins de la cuisine typique locale et des plats qui utilisent des aliments incorporés à l’histoire et à la culture de l’alimentation du Paraná voile l’identité de cet ensemble de “Brésils”. Il est fréquent que cette valorisation attribuée soit suffisamment forte pour instaurer une permanence, une tradition, qui impliquent, de façon artisanale, non seulement la reproduction du plat, mais, souvent, la recréation des processus et des conditions de préparation du plat. Ainsi, l’acte de préparer un plat régional comme “autrefois” gagne un statut national, principalement stimulé par le contexte touristique. En ce qui concerne le littoral de l’état du Paraná, on peut mentionner le Barreado, un aliment mémoire, comme exemple de ce processus. Les thèmes de la cuisine et de la table régionale du Paraná dévoilent l’époque de la mémoire gustative, dans laquelle la préparation du Barreado se double d’une certaine ritualisation, de même que la séquence et les façons de le servir à table. De cette façon, l’étiquette de la table se réfère à la représentation symbolique régionale, car cette cuisine exprime le langage qui traduit ses relations sociales. Tout un chacun trouve sa place dans la diversité gastronomie du Paraná. C’est à partir de toute une richesse ethnique et culturelle que toute une cuisine a pu être inventée, avec des plats produits par les peuples locaux ou bien apportés par les divers migrants et immigrants, dans un processus permanent d’adaptation et de réadaptation.

En réalité, il n’existe pas de cuisine typiquement paranaense , car sa trame constitue un mélange des saveurs les plus variées, qui va de la cuisine locale (luso-brésilienne) jusqu’à la cuisine des paysans et des immigrants. De cette manière, le savoir gastronomique local et régional, ajouté aux savoirs externes, a permis les permanences autant que les changements : certains plats n’ont pas changé et d’autres ont été adaptés aux circonstances du goût et des pratiques alimentaires. Tout ceci est le produit de l’historique dynamique des diverses régions de l’état du Paraná. La cuisine du Paraná offre des mets fins de la cuisine typique locale et des plats qui utilisent des aliments incorporés à l’histoire et à la culture de l’alimentation du Paraná, comme le pignon, le maïs, les haricots de diverses couleurs, le manioc, le riz, la viandes de bœuf, de porc et de volaille, les lardons frits, le tapioca ou la banane, qui donnent des plats comme : le barreado, la paçoca de pignon, la quirera lapiana, le porc avec de la quirera de maïs, le Arroz-de-carreteiro, le feijão-tropeiro, la polenta avec du poulet, la longe de porc au pignon, la côtelette à la campeira, le mouton à la farofa, le churrasco (barbecue) du Paraná, et aussi le dessert du Bar Palácio à Curitiba, connu comme “Mineiro de Botas” (le mineiro botté). L’acte de préparer un plat régional doté d’une tradition et d’une histoire, gagne un statut national lorsqu’il s’insère dans un contexte touristique. C’est le cas du barreado, un aliment mémoire, considéré l’unique plat typique de l’état du Paraná. Préparé depuis la deuxième moitié du XVIIIe siècle sur le littoral du Paraná, le barreado est un plat fait à base de viande de bœuf cuite avec des condiments, pendant douze heures environ, dans une casserole en argile hermétiquement close à l’aide d’une espèce de pâte de farine de manioc. Le nom du plat vient de l’expression en portugais “barrear a panela”, qui désigne justement le scellage d’une casserole avec

La saveur du Brésil

N. D. T. : paranaense – Relatif au Paraná, habitant de cet état.

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Le barreado est un aliment lié directement au littoral du Paraná. Sa consommation est notoire pendant les fêtes religieuses, les festivités publiques, les commémorations, les jours fériés et les divertissements populaires. de la pâte de farine de manioc. Après la cuisson, la viande est entièrement effilochée et servie avec de la farine de manioc, de la banane et de la cachaça de banane. La recette, transmise par tradition orale, possède certaines variations, principalement en ce qui concerne les condiments utilisés dans la viande (certains y ajoutent seulement du lard, d’autres des gerbes de fines herbes retirés avant de servir ; d’autres encore y mettent des tomates pour “améliorer” la couleur du plat ; d’autres encore disent que la viande doit être cuite seule, sans addition d’eau). Il y a également des variations dans la manière de préparer le plat, car plusieurs personnes allèguent que le barreado “authentique” est celui où la casserole, une fois scellée, doit être enfoncée dans un trou avec des feuilles vertes, avec un brasier allumé dessus. Cette technique a était nommée “biaribi” ou “biaribu” aussi bien par les Amérindiens que par les Africains, dès la fin du XVIIIe siècle. Les origines du barreado sont obscures, car les communes de Antonieta, Morretes et Paranaguá, qui revendiquent toutes trois la “paternité” du plat, en donnent des versions constamment différentes. Les habitants de Antonieta, qui possèdent

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la plus forte tradition du carnaval du Paraná, ont tendance à associer le barreado au “entrudo”, une fête profane, païenne, qui a précédé le carnaval. L’entrudo au sens premier remonte aux vieux rites romains, puis il a été pratiqué au Portugal, toujours caractérisé par une certaine permissivité, un esprit critique par rapport aux autorités, à l’ordre et à la morale en vigueur. En outre, les habitants de Morretes ont tendance à identifier l’origine du barreado à leur ville, en répandant que les tropeiros – personnages qui intégraient une espèce de système privé de transport de marchandises dans la région Sud du Brésil –, lorsqu’ils descendaient le chemin de la Graciosa, de retour du plateau central, apportaient un pot-au-feu bien assaisonné et qui se conservait pendant de longues journées. Le barreado est un aliment lié directement au littoral du Paraná. Sa consommation est notoire pendant les fêtes religieuses, les festivités publiques, les commémorations, les jours fériés et les divertissements populaires. Il faut souligner que, tous les week-ends, les villes du littoral du Paraná s’embellissent pour recevoir les touristes qui arrivent de toute part pour déguster ce plat. À Curitiba, certains restaurants de nourriture typique ne servent le barreado que certains jours de la semaine. Sous l’impulsion du barreado, les villes du littoral se sont constituées en capitales gastronomiques. On aura compris que le terme capitale ne signifie pas forcément, ici, un espace politico-administratif, mais un réseau, un territoire constitué symboliquement par la “Sainte Alliance” entre l’alimentation, l’histoire, la tradition et le tourisme. Le “réseau” du barreado, qui constitue un lieu de l’histoire, ouvre un espace de consommation qui stimule le développement de la région, en même temps qu’il confère à celle-ci une identité et la renforce. Pour cette raison, les cuisines régionales du littoral du Paraná jouent le rôle d’instruments de valorisation culturelle et de drainage de ressources.

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La permanence des habitudes alimentaires “du littoral” est directement liée à une territorialité gastronomique démarquée par le barreado, créant des espaces de loisir, de sociabilité et, surtout, de convivialité gastronomique. Dans la logique du territoire créé, défini et occupé par le barreado, l’identité construite se propage de manière à différencier une spécificité, une typicité. Plus ce territoire ou ce réseau est typique, plus il apportera de bénéfices aux villes. En ce sens, la fête du barreado et le territoire où ce plat est produit font partie d’un vaste réseau touristique qui, nourri par l’histoire et par la tradition, transforme les villes de Morretes, de Antonina et de Paranaguá en véritables capitales gastronomiques. Puisque la cuisine est un microcosme de la société et une source inépuisable d’histoire, il est important de souligner que plusieurs de ses productions sont considérées comme un patrimoine gustatif de la société. Par tout ce qu’il représente, du point de vue de l’originalité et de la créativité, le barreado est devenu un plat typique, artisanal et chargé de symbolisme, d’identité locale et régionale, se constituant en monument, en bien culturel, en patrimoine immatériel.

Références Bibliographiques: ARMESTO, F.F. Comida: uma história (Nourriture : une histoire). Rio de Janeiro: Record, 2004. BONIN, A.M. & ROLIM, M.C. Hábitos alimentares: tradição e inovação (Habitudes alimentaires : tradition et innovation). Curitiba: Boletim de Antropologia, SCHLA, UFPR, 1991. BOUDAN, C. Géopolitique du goût. La guerre culinaire, Paris, PUF, 2004. CASCUDO, L.C. História da Alimentação no Brasil (Histoire de l’alimentation au Brésil), S. Paulo, USP 1983. FLANDRIN, J. L. & MONTANARI, M. História da Alimentação (Histoire de l’alimentation), S. Paulo, Liberdade, 1998.

La saveur du Brésil

Barreado. Photo : Priscila Forone Secrétariat d’État au Tourisme de Paraná

GIMENES, MARIA Henriqueta S.G. Cozinhando a tradição: a degustação do barreado no litoral paranaense (Comment faire revenir la tradition : dégustation du barreado sur le littoral du Paraná). Curitiba: projet de Doctorat en Histoire et Culture de l’Alimentation, SCHLA, UFPR, 2006. HOBSBAWN, E. RANGER, T. A invenção das tradições (L’invention des traditions), Rio de Janeiro, 1997. NOVAIS, F.A. História da vida privada no Brasil (Histoire de la vie privée au Brésil), S. Paulo, Cia.das Letras, 1998. SANTOS, C.R.A História da alimentação no Paraná (Histoire de l’alimentation au Paraná). Curitiba, Fundação Cultural, 1995. _____________. Por uma história da alimentação (Pour une histoire de l’alimentation). In História: Questões & Debates. Curitiba, Ed. UFPR, n° 26/27, jan/dez, 1997. ______________. A alimentação e seu lugar na História: os tempos da memória gustativa. In História: Questões & Debates. Curitiba, Ed. UFPR, n° 42, jan/jun, 2005.

Carlos Roberto Antunes dos Santos

Professeur , Docteur de l’Université Fédérale du Paraná (UFPR)

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Marché à Bahia. Jean León Pallière, 1812.

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Carolina Cantarino

Baianas do acarajé : une histoire de résistance L’

office des baianas do acarajé est classé patrimoine culturel du Brésil. Lorsque l’acarajé a été inscrit au patrimoine, de nombreux malentendus et incompréhensions ont surgi, reléguant à l’arrière-plan un acte de valorisation d’une profession féminine historiquement présente dans ce pays : les baianas porteuses des plateaux. La fierté tirée de cette reconnaissance pouvait se lire sur les visages de ces femmes noires, appartenant aussi bien aux nouvelles qu’aux anciennes générations, présentes à la cérémonie de remise de diplôme de leur office, qui a eu lieu le 15 août 2005 au siège de l’IPHAN (Institut du Patrimoine Historique et Artistique National), à Salvador de Bahia.

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Baiana. Source : O Rio antigo do fotógrafo Marc Ferrez, 3e édition, 1989. Maison d’édition Ex Libris Ltda.

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Pendant la cérémonie, les baianas do acarajé étaint parées de leurs habits traditionnels. Leur pièce de vêtement la plus caractéristique est la grande jupe en cercle, avec ses ornements divers, comme les “panos da costa”, le turban sur la tête, la blouse et les colliers aux couleurs de leurs orixás respectifs. Dans les rues de Salvador comme dans d’autres villes de l’état de Bahia et, plus rarement, dans d’autres régions du pays, les baianas traditionnelles portent toujours leurs plateaux, qui contiennent non seulement l’acarajé et tous ses compléments possibles, comme le vatapá et les crevettes séchées, mais aussi d’autres “nourritures de saint” : l’abará, le lelê, la queijadinha, la passarinha, le bolo de estudante (gâteau d’étudiant), la cocada blanche et noire. Certains plateaux de baianas de Salvador sont devenus sophistiqués : ils sont enclos de verre et arborent de coûteuses casseroles en aluminium à côté des vieilles cuillères en bois. L’acarajé, vedette du plateau, est un petit gâteau caractéristique du candomblé . Le terme acarajé est un mot composé de la langue iorubá: “acará” (boule de feu) et “jé” (manger), c’est-à-dire, “manger une boule de feu”. Son origine est expliquée par un mythe sur la relation de Xangô avec ses épouses, Oxum et Iansã . Ainsi ce petit gâteau est-il devenu une offrande à ces orixás. Bien qu’il soit vendu dans un contexte profane, l’acarajé est encore considéré par les baianas comme étant un aliment sacré. Pour elles, le petit gâteau fait avec du haricot blanc frit dans l’huile de palme ne peut être dissocié du candomblé. C’est pourquoi la recette, bien qu’elle ne soit pas secrète,

N. D. T. : orixás – Divinités crées par un Dieu suprême, Olorum ou Zamby. N. D. T. : Candomblé – Religion originaire du Bénin et du Nigéria, introduite au Brésil par les esclaves africains venus de cette région d’Afrique. N. D. T. : Xangô – Divinité manifestée dans la force du tonnerre et le feu provoqué par la foudre. N. D. T. : Oxum – Divinité des eaux douces. Iansã - Divinité des vents, des fortes pluies, des éclairs.

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Bien qu’il soit vendu dans un contexte profane, l’acarajé est encore considéré par les baianas comme étant un aliment sacré. ne peut être modifiée, et ne doit être préparée que par les “fils-de-saint” . “On peut penser que nous accordons plus d’importance à l’acarajé qu’au travail des baianas do acarajé, et voici pourquoi : l’acarajé est l’élément central de ce complexe culturel. L’office des baianas n’aurait pas l’importance qu’il a si l’acarajé n’était qu’un simple aliment traditionnel parmi d’autres”, affirme Roque Laraia, anthropologue de l’Université de Brasília et membre du Conseil Consultatif de l’IPHAN, dans son rapport sur la proposition de classement de l’office des baianas do acarajé. L’inventaire qui a instruit la procédure de classement a été fait par le Centre National de Folklore et Culture Populaire. Les recherches, menées par les anthropologues Raul Lody et Elisabeth de Castro Mendonça, ont consisté à faire des entretiens, une étude bibliographique, des enregistrements audiovisuels età visiter, entres autres, les lieux de prédilection des baianas do acarajé dans la ville de Salvador, à savoir : Bonfim, Pelourinho, Barra, Ondina, Rio Vermelho et Piatã. Le quartier de Brota a également été visité à cause de la présence d’un baiano, porteur de plateau et évangéliste. Les baianas souffrent d’une concurrence de plus en plus forte de la vente de l’acarajé dans les bars, les supermarchés et les restaurants, qui le commercialisent comme un produit de fast-food. Il

N. D. T. : Fils-de-saint/Fille-de-saint - Nom donné à l’initié(e) dans le candomblé. Il marque la filiation d’un initiateur et d’une maison de culte.

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Événement du classement de l’office des “Baianas do Acarajé” comme patrimoine immatériel du Brésil. Photos : Carolina Cantarino

s’agit là d’une appropriation qui va à l’encontre de l’univers culturel original de l’acarajé. Le fait qu’il soit présenté et vendu par des adeptes de religions évangéliques – qui mettent des Bibles sur leurs plateaux – sous le nom de “petits gâteaux de Jésus” a également engendré des polémiques. “Si votre religion est opposée au candomblé, pourquoi vendez-vous de l’acarajé plutôt que d’autres gâteaux ?” s’indigne Dona Dica devant son plateau, sur le parvis Largo Quincas Berro D’Água, au Pelourinho, en soulignant que l’acarajé, pour la plupart des baianas porteuses de plateaux, filles-desaint, est indissociable du candomblé. Cette indistinction entre mets et religion n’en est pas moins une stratégie de différentiation de leur produit, dans le contexte concurrentiel exacerbée qui sévit à Salvador. Cette ville séduit un grand nombre de touristes du fait qu’elle est considérée comme le lo120

cus des africanismes du Brésil. C’est incontestablement à partir d’elle qu’une commercialisation de la culture noire s’est développée. Si les baianas jugent inacceptables les changements touchant au caractère religieux, elles accueillent à bras ouverts d’autres transformations. “Jadis le travail était très dur. On devait peler les haricots et les broyer sur la pierre. Cette peine nous est désormais épargnée puisque de nos jours les filles se servent d’un broyeur électrique ou d’un mixeur”. C’est l’opinion de Arlinda Pinto Nery, qui a travaillé avec son plateau pendant plus de 50 ans et qui a appris son office avec sa mère. Dona Arlinda est membre de l’Association des «Baianas de Acarajé e Mingau» de l’état de Bahia, qui existe depuis 14 ans, et compte deux mille associés chez les baianos et baianas do acarajé et les marchands d’autres types de nourriture comme le Textes du Brésil . Nº 13


mingau (bouillie), la pamonha et le cuscuz . Le travail de l’association, qui possède déjà un label de qualité, est tourné vers la professionnalisation de l’activité. Les partenariats avec le SEBRAE (service de soutien aux micro et petites entreprises) et le SENAC (service national d’apprentissage commercial) permettent aux associés de suivre des cours sur la manipulation des aliments, les normes d’hygiène et les finances, pour qu’ils puissent mieux gérer leurs gains.

Les femmes porteuses de plateaux d’hier et d’aujourd’hui La commercialisation de l’acarajé avait déjà débuté à l’époque de l’esclavage, avec les esclaves dites «de rapport», qui sortaient travailler dans les rues pour rapporter de l’argent à leurs maîtresses (en général de petites propriétaires appauvries). Elle exerçaient plusieurs activités, dont la vente de gourmandises sur leurs plateaux. Sur la côte occidentale de l’Afrique, les femmes pratiquaient déjà le commerce ambulant de produits comestibles, qui leur conférait une autonomie par rapport aux hommes et qui, souvent, leur permettait d’assurer la subsistance de leur famille. Pareillement, le commerce de rue dans les villes brésiliennes a repésenté pour les femmes esclaves bien plus qu’une simple prestation de services à leurs maîtres. Il leur a permis, à bien des occasions, de faire vivre leur propre famille. Ces femmes ont en outre été importantes pour tisser de liens communautaires entre les esclaves urbains et, partant, pour la création des confréries religieuses et du candomblé. Plusieurs filles de saint ont commencé à vendre l’acarajé pour s’acquitter de leurs obligations religieuses, qui devaient se renouveler périodiquement. N. D. T. : Pamonha - Friandise cuite et présentée enroulée dans la paille de maïs, faite avec du maïs vert, du lait de coco, du beurre, de la canelle, du réglisse et du sucre. N. D. T. : Cuscuz - Friandise préparée avec de la farine de tapioca et de la copra râpée, trempées dans du lait.

C’est grâce à cette liberté de mouvement que les esclaves porteuses de plateaux étaient perçues comme des éléments dangereux, visés par des comportements et des lois répressives. La vente de l’acarajé a persisté comme une activité économique significative pour beaucoup de femmes, même après la fin de l’esclavage. De nos jours, des familles entières se cachent derrière chaque baiana, accrochées à leurs plateaux : 70 % des femmes qui appartiennent à l’Association des Baianas de Acarajé e Mingau de l’état de Bahia sont des chefs de famille. La routine de ces femmes se caractérise par l’achat des ingrédients nécessaires à la préparation de l’acarajé. C’est un travail quotidien, ardu et sans répit : elles doivent se lever tôt pour aller sur les marchés et ramener des produits de qualité à des prix accessibles. Le prix de la crevette et de l’huile de palme sont ceux qui varient le plus. Plusieurs d’entre elles rencontrent des difficultés pour acquérir de nouveaux plateaux, ou encore pour les ranger, de sorte qu’elles doivent parfois les laisser sur la plage. “Il arrive que nous nous sentions orphelines parce que nous travaillons seules, avec notre plateau, exposées au soleil, au froid, à la chaleur et même à la violence. Mais nous sommes des femmes noires et persévérantes: si on ne vend pas aujourd’hui, on vendra demain. Nous sommes un symbole de résistance qui remonte à l’esclavage”, se souvient Maria Lêda Marques, présidente de l’Association qui, conjointement avec le terreiro (lieu de culte afro-brésilien) Ilê Axé Opô Afonjá et le Centre d’études afro-orientales de l’Université Fédérale de Bahia, a fait la demande auprès de l’IPHAN pour que l’acarajé soit inscrit au patrimoine.

Carolina Cantarino

La saveur du Brésil

Anthropologue et chercheur du Laboratoire D’Études Avancées en Journalisme (LABJOR), de l’Université Régionale de Campinas (Unicamp).

Article publié à l’origine dans Patrimônio (Patrimoine) – Revue Eléctronique de l’IPHAN (ISSN : 1809-3965).

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“Baianas do Acarajé”. Photos : Anneluize Shmeil .

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Entretien :

Mariana (Mainha) et Cleusa Oliveira, Baianas do Acarajé M

ariana Oliveira, plus connue comme “la baiana de la tour de télé” , est l’un des personnages les plus populaires de Brasília. La “Barraca da Mainha” (baraque de Mainha), nom qu’elle donne elle-même à sa petite entreprise, est établie depuis près de quarante ans dans la capitale Fédérale, où elle connaît un vif succès aussi bien auprès des touristes brésiliens et étrangers que des habitants de la ville. En témoignent les invitations que Dona Mariana et sa fille Dona Cleusa reçoivent de diverses autorités pour qu’elles préparent leur fameux acarajé pour des cérémonies publiques. Dans une entrevue à Textes du Brésil, Dona Cleusa commente certaines particularités de son office, récemment classé Patrimoine Historique Immatériel.

TB : Vous savez ce que signifie le mot acarajé? Baiana : Il est d’origine africaine. Il vient de “acará”, qui signifie boule de feu. “Jé” veut dire manger. N. D. T. : Il s’agit d’une tour de transmission de 224 m de hauteur construite à Brasília. A ses pieds se tient un marché traditionnel d’artisanat avec des stands qui vendent un peu de tout (vêtements, objets, nourriture, etc.)

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Photo : Anneluize Shmeil

TB : Ce sont seulement Les fils et filles-de-saint qui peuvent faire l’acarajé ? Baiana : Oui. Les fils et filles-de-saint font l’acarajé pour le donner en offrande. Au moment de leur initiation, ils en font offrande à Iansã. La recommandation est qu’il soit soit préparé par une fille de Iansã.

TB : Quels sont les rituels de l’utilisation du acarajé au candomblé ? Baiana : C’est la nourriture de Iansã. On fait des petits gâteaux qu’on lui offre. À l’origine – c’est ce que dit l’histoire, qui n’est pas de mon époque, ni de celle de ma mère, mais du temps de mon ar-

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rière-grand-mère – les Africaines qui venaient et en faisaient. Leur religion était le candomblé. Et elles ne recevaient la grâce que si elles priaient, dansaient pour le saint et lui offraient l’acarajé. Certaines lui offrent simplement le gâteau cru. Ça dépend de ce que le saint demande. D’autres l’offrent frit, pur, sans rien. L’offrande a lieu près du bouquet de bambou. Ça, c’est pour Iansã, mais ce n’est pas “l’office” ! On vend l’acarajé comme si c’était un “office”. D’abord, on fait les grâces, ensuite, on fait “l’office”. Les Africaines – d’après les histoires que j’entends depuis que je suis née – étaient très maltraitées par leurs “sinhás” (maîtresses). Alors elles gardaient pour Iansã un peu de l’acarajé qu’elles faisaient et mangeaient, pour le lui offrir, en la

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priant d’infliger une bonne raclée à la “iaiá” . La foi déplace des montagnes, n’est-ce pas ? Elles avaient la foi que cela irait calmer la “sinhá” , qui deviendrait toute douce. Iansã est la maîtresse du vent, c’est Sainte Barbara. Voilà comment ils faisaient l’offrande. C’est la même chose pour ceux qui croient en Saint Antoine. Quoi lui offrir, à Saint Antoine de Padoue ?! Un petit pain. J’offre un petit pain pour un enfant et Saint Antoine me donne une grâce. Les femmes noires, les Africaines qui sont venues dans notre pays, offraient un petit gâteau à Iansã pour qu’elle calme la sinhá. Ça ne pouvait pas faire de mal, c’était pour le bien, pour calmer la cruauté de la sinhá. Et, lorsqu’elle avait faim, elle pouvait le cuire et le manger. Notre histoire est belle, n’est-ce pas !

TB : L’acarajé utilisé par le candomblé est-il différent de celui qui est vendu dans les rues, sur les plateaux? Baiana : Ca dépend de l’orixá. Certains le veulent frit, d’autres le veulent cru. Iansã l’aime bien petit, frit, pur et sans garniture.

TB : Quels sont les “secrets” pour faire un bon acarajé ? Baiana : Je vous le dirais si ce n’était pas un secret ! (rires)

TB : Comment est servi l’acarajé ? Baiana : Quand je suis née, ma mère faisait le petit gâteau de haricot, elle faisait frire trois petites crevettes, qu’elle coupait, poivrait et ajoutait du vatapá. C’est tout ! Mais plus maintenant, puisqu’il y a beaucoup de gens qui ne mangent pas de crevette, alors on voit souvent les baianas préparer séparément le vatapá, les crevettes et la salade. À Salvador, N. D. T. : Iaiá – Titre donné par les esclaves aux filles et jeunes filles des maîtres de maison.

N. D. T. : Sinhá – Titre donné par les esclaves aux maîtresses de maison.

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Les femmes noires, les Africaines qui sont venues dans notre pays, offraient un petit gâteau à Iansã pour qu’elle calme la sinhá. Ça ne pouvait pas faire de mal, c’était pour le bien, pour calmer la cruauté de la sinhá. Et, lorsqu’elle avait faim, elle pouvait le cuire et le manger. Notre histoire est belle, n’est-ce pas ! il y en a qui le servent avec du cururu – une autre nourriture d’orixá qui n’a rien à voir avec l’acarajé. C’est juste pour que le touriste apprenne à manger du curucu.

TB : La façon de faire l’acarajé est devenue patrimoine culturel du Brésil... Baiana : Dieu Merci ! C’est surtout dû à nos efforts, parce que si on ne s’était pas battues !... Il y avait des gens qui faisaient la farine de haricot n’importe comment pour l’exporter. Sur l’emballage il y avait l’image d’une baiana, pour faire croire que c’était fait par une baiana. Notre association de Salvador a remué ciel et terre pour que ce patrimoine soit reconnu comme le nôtre et pour faire breveter notre culinaire. Autrement il serait arrivé la même chose qu’avec l’açaí, que les Japonais avaient breveté. Vous vous rendez compte ! Ils sont venus ici, au Brésil, il ont acheté de l’açaí, il l’ont breveté et

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Notre cuisine compte mille et un plats, et il suffit d’un peu de piment, d’huile de palme et de l’eau de poisson, pour préparer plusieurs plats différents.

– car notre cuisine compte mille et un plats, et il suffit d’un peu de piment, d’huile de palme et de l’eau de poisson, pour préparer plusieurs plats différents. C’est pourquoi l’initiative de notre inscription au patrimoine a fait notre bonheur. L’acarajé est à nous, il appartient aux baianas do acarajé. Mais le reste du Brésil n’est pas encore réglementé. Il y a partout au Brésil des gens se disent baianos et qui vendent l’acarajé fait n’importe comment. Je ne vois pas pourquoi ils ne seraient pas réglementés. Il a déjà beaucoup d’acarajé dans

voilà, maintenant c’est à eux ! L’acarajé est à nous, et nous en sommes fières !

les rues, beaucoup trop. Avant, les gens voyaient l’acarajé et disaient: “j’en veux pas de ce truc-là !”. Aujourd’hui le Brésil entier mange l’acarajé.

TB : Pourquoi la recette de l’acarajé ne peut-elle pas être modifiée?

TB : Quels sont les accessoires typiques de la baiana do acarajé ?

Baiana : Parce qu’autrement ça ne marcherait pas. D’abord, c’est une nourriture sacrée. En plus, si elle était modifiée, ça ne serait plus la même chose, ça ne serait pas bon. Par exemple, nous les baianas, nous nous sommes battues pour faire interdire la publicité d’une fabrique de charcuterie qui mettait de la saucisse dans l’acarajé. De qui se moque-ton ! Parce que la recette appartient à une nation, à une religion, on ne peut permettre à personne de la modifier.

Baiana : Notre costume. Il est très important. Il y a celles qui l’aiment en tissu imprimé, d’autres le préfèrent blanc. Comme la baiana généralement est bien noire, l’uniforme tout blanc la fait ressortir. Il a aussi nos guias-de-santo (colliers consacrés). Plusieurs d’entre nous utilisent la guia et ne savent même pas quel est le saint qui lui correspond ! Ça ne peut pas aller ! Elles s’en servent comme un bijou quelconque ! Il faut le dire haut et fort que les guias ne servent pas seulement pour faire joli. Il y a des baianas qui portent une feuille de rue (Ruta graveolens) sur la tête, pour chasser le mauvais œil. Les gens pensent que c’est contre le mal de tête, mais c’est aussi contre les “mauvais sorts”. Et cela sèche vite...

TB : En quoi la réglementation de la profession de baiana do acarajé, en vigueur à Salvador, est-elle importante ? Baiana : C’est très important pour nous. Parce que nous sommes déjà nombreuses. On dit souvent que le baiano est le plus paresseux des brésiliens. Il n’aime pas se lever tôt, il n’aime pas beaucoup travailler. Comme il faut bien que quelqu’un le fasse, alors ce sont les baianas qui travaillent. Elles se lèvent tôt. Certaines vont laver le linge à la Lagoa do Abaeté. D’autres vont travailler chez la sinhá. D’autres encore sont d’excellentes cuisinières

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TB : Qu’y a-t-il d’autre sur le plateau de la baiana, en plus de l’acarajé? Baiana : Beaucoup de choses ! On peut y trouver de l’abará, du vatapá, du cuscuz, de la cocada. La cocada ne peut pas manquer au plateau de la baiana. Même lorsqu’on fait des buffets, où les gens ne veulent pas de cocada parce qu’il y a déjà de nombreux desserts, j’en apporte au moins une trentaine,

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et si le client y “touche”, il doit la payer ! (rires). Un plateau sans la cocada, ce n’est pas drôle !

TB : Comment voyez-vous la concurrence des supermarchés et des bars qui vendent de l’acarajé ? C’est bon ou mauvais pour vous ?

Baiana: Cela ne nous a pas du tout nuit. Cela n’a fait qu’étendre l’exposition de notre produit, ce qui est merveilleux. C’est comme le churrasquinho (petit barbecue) que tout le monde vend partout dans le pays. Mais il n’y a que l’acarajé fraîchement préparé par la baiana qui soit bon.

TB : Les innovations technologiques, comme les mixeurs, ont-elles rendue plus facile la préparation du acarajé ? Baiana: Non. On n’utilise rien de tout ça. Le mixeur on l’utilise juste pour battre le manioc et faire le bobó, même pas pour pétrir le pain, qu’on laisse tremper et qu’on pétrit avec les mains. Nous devons garder la tradition. On n’utilise pas tellement le mixeur, surtout pour battre la pâte. Sans compter que quand on commence à pétrir la pâte, on ne peut pas s’arrêter. Si on commence, il faut continuer jusqu’à la fin.

TB : Quelle est la réaction des étrangers qui goûtent à l’acarajé ? Baiana : Mais les étrangers sont émerveillés, enchantés ! Parfois, les étrangers viennent par bus ou un minibus entiers. Ils commencent à y goûter tout en se méfiant, parce qu’ils ont peur que ça leur “brouille l’estomac”. Ils en demandent un et ils font “miaaam”, comme cette fameuse présentatrice d’émissions culinaires à la télévision, et puis tout le monde en mange.

TB : Ils le veulent relevé (épicé), d’habitude ? Baiana: Non, ils craignent que ce soit trop fort. C’est seulement les Indonésiens et les Africains

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Les étrangers sont émerveillés, enchantés ! Parfois, les étrangers viennent par bus ou un minibus entiers. Ils commencent à y goûter tout en se méfiant, parce qu’ils ont peur que ça leur “brouille l’estomac”. Ils en demandent un et ils font “miaaam” qui le demandent bien épicé. Eux, ils mangent ce gâteau pur, pur et avec du piment. Alors, ils disent “bagadou, bagadou”. Je n’ai aucune idée de ce que ça veut dire, “bagadou”. Moi, c’est du piment que je mets !... (rires)

TB : Vous pourriez nous donner la recette de l’acarajé ? Baiana: Oui, dans la mesure du possible. En vérité, l’acarajé dépend surtout de la “main” de la baiana ! Vous achetez du petit haricot blanc. Mieux vaut en acheter beaucoup (environ deux kilos) parce qu’on en “casse” un sac par jour. On le casse et on le laisse tremper pour enlever la cosse. Après, on moud et on assaisonne, avec du sel et de l’oignon blanc. De l’oignon blanc, pas du rouge ! Il faut battre pas mal. Ajoutez-y un peu de sel, de l’oignon et battez. Battre, voilà le secret ! Après vous modelez chaque petit gâteau que vous faites frire dans l’huile de palme pour le dorer. Si vous utilisez une huile quelconque, il deviendra tout blanc. •

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Alex Atala

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Entretien :

Alex Atala C

réatif et inquiet, Alex Atala est connu au Brésil et à l’étranger pour son exploration des possibilités gastronomiques des ingrédients nationaux, à partir de bases classiques et de techniques actuelles. Atala a débuté sa carrière à l’âge de 19 ans en Belgique, pour ensuite partir vers de nouveaux défis dans les cuisines de France et d’Italie. En 1994, il est revenu à São Paulo et, à la fin de l’année 1999, il a inauguré le restaurant D.O.M., qui lui a valu, entre autres distinctions, d’être classé deux années consécutives (2006 et 2007) parmi les 50 meilleurs restaurants du monde par la publication du Restaurant Magazine. En plus de savoir cuisiner, Atala est un savant de la gastronomie brésilienne. Il est l’auteur de plusieurs textes où il défend la valorisation d’ingrédients nationaux dans la grande cuisine. Dans une entrevue accordée à Textes du Brésil, ce chef commente sa vision de la formation de la cuisine brésilienne et des ses tendances actuelles.

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TB : Le Brésil est un immense pays qui possède une grande diversité culturelle. Est-il possible, malgré cela, d’affirmer qu’il existe une culinaire particulière qui l’identifie ? Alex : Je pense qu’il faut faire la différence entre ce qui est régional, ce qui est typique et ce qui est folklorique. La représentation majeure du Brésil, à plus grande échelle, est peut-être la feijoada, qui possède des racines noires aussi bien qu’indigènes. C’est un élément présent sur la table du Brésilien, un trait effectivement national. Je crois qu’on peut dire que ce plat-là et la caipirinha sont des représentations folkloriques de la culture brésilienne. Il y a, par ailleurs, les plats typiques, les cuisines typiques. L’influence de la culinaire portugaise, par exemple, est perceptible aussi bien à Minas Gerais qu’à Florianópolis, qui possède une cuisine plus açoréenne, avec de très beaux plats. L’influence de la culinaire africaine peut être sentie, de façon générale, au Nordeste. Quant à l’Amazonie, elle possède une cuisine autochtone. Je ne pense pas seulement à l’état de l’Amazonie, mais à toute la région autour, avec la diversité et les microclimats qui lui sont propres. Il me semble donc important de séparer ce qui est folklorique de ce qui est typique et de ce qui est régional. Notre culture nous apparaît alors dans toute sa richesse : non seulement par son immensité continentale, mais aussi par sa diversité.

TB : L’unité de notre culinaire va-telle au-delà du haricot avec du riz ? Alex : Étant donné notre grande richesse, je pense que le haricot et le riz forment la recette la plus consommée. Je crois, aussi, que le manioc est l’axe central de la cuisine brésilienne. Il est présent depuis les tables caboclas jusqu’aux grandes tables. N. D. T. : Caboclo – Désigne l’indien(ne) ou l’indien(ne) métissé(e), ou encore l’habitant des fôrêts ou de la campagne de la région amazonienne.

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Je pense que cela reflète ce qu’est, réellement, le Brésil : un habit d’arlequin, un patchwork de cultures qui, au final, sont respectées et unifiées de façon singulière et positive. Mais ce ne sont que les bases. La cuisine brésilienne ne se résume pas au riz avec le haricot.

TB : Lorsqu’on entre dans un de ces restaurants self-service de nourriture vendue au kilo, comme le font couramment tous ceux qui travaillent dans les grandes villes, on y trouve du riz avec des haricots, du sushi, du barbecue, des pâtes, etc. Qu’est-ce que cela nous apprend sur la cuisine brésilienne ? Alex : Je pense que cela reflète ce qu’est, réellement, le Brésil : un habit d’arlequin, un patchwork de cultures qui, au final, sont respectées et unifiées de façon singulière et positive.

TB : Si, conformément à ce qui est dit dans la Fisiologie du Goût, “nous sommes ce que nous mangeons”, peuton dire que l’existence d’une culinaire brésilienne est le corollaire de l’existence même d’un peuple brésilien, malgré toute sa diversité intérieure ? Alex : Il suffit de penser que l’alimentation sillonne toutes les études en sciences humaines. On peut dire, en effet, que nous sommes ce que nous

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D.O.M Restaurant

mangeons. Ce n’est pas la question, car je suis pleinement d’accord avec cette affirmation, et je crois que cela renforce tout ce que je viens de dire : cette force que le Brésil possède, cette ouverture à d’autres cultures sans perdre l’originalité. Ceci renforce, je le répète, ce prisme de la culture que nous avons.

TB : Malgré la diversité des cultures qui forment le Brésil, la culinaire, surtout la nourriture quotidienne, est d’une grande homogénéité. Estil juste alors de dire que ce qui définit la cuisine brésilienne c’est l’assimilation, non l’origine ? Alex : D’une certaine façon, oui, on peut être d’accord avec l’idée que le Brésil supplante les cultures étrangères qui sont venues ici. Il existe une personnalisation de la culture étrangère à la localité. Celle-ci est donc une des premières forces à La saveur du Brésil

travers laquelle le Brésil montre un potentiel pour la cuisine employée internationalement.

TB : Si vous croyez en l’existence d’une cuisine légitimement brésilienne, ouverte à d’autres cultures, sans toutefois se dénaturer, pourquoi publiez-vous un livre qui a comme objectif de faire une publicité plus grande pour les ingrédients, les procédés et les recettes de la cuisine de l’Amazonie ? Alex : Dans un premier temps, lorsque les Européens sont arrivés, ils ont dû tropicaliser leurs recettes. Le Brésil vivait une autre réalité, très puissante. Ainsi notre culture a-t-elle plusieurs fois supplanté la culture étrangère, d’une manière générale. Dans le cadre de mon travail, j’ai écrit ce livre pour valoriser la culinaire brésilienne.

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En France, lorsqu’un chef est respecté, c’est parce qu’il fait de la nourriture française, pour des personnes françaises, qui ont mangé de la nourriture française toute leur vie. C’est la qualité de son travail qui lui confère son statut. Je pense qu’un bon cuisinier brésilien doit faire montre de la même habilité avec notre culture. Le riz avec les haricots, par exemple, est un plat typique d’un jeune pays colonisé. Bien que l’homme ait commencé à manger bien avant d’apprendre à communiquer, et que l’alimentation soit une activité vitale, la gastronomie a seulement 200 ans. Par le fait d’être un jeune pays qui reçoit l’influence de plusieurs cultures, le Brésil finit par se détourner de sa cuisine plus rurale, plus cabocla, dès lors que l’acte de s’alimenter revêt un certain statut social. Moi, personnellement, je n’arrive pas à me convaincre qu’un œuf puisse être moins important qu’une truffe. Je milite donc pour une cuisine de terroir, une cuisine paysanne, une cuisine patrimoniale brésilienne. parce que c’est ce qui a permis à la France, à l’Italie, à l’Espagne et au Japon d’accéder au sommet de la cuisine. Ils y sont arrivés justement

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parce qu’ils sont fiers de leur culture régionale, fiers de leurs paysans, pour ainsi dire. En France, lorsqu’un chef est respecté, c’est parce qu’il fait de la nourriture française, pour des personnes françaises, qui ont mangé de la nourriture française toute leur vie. C’est la qualité de son travail qui lui confère son statut. Au Japon, un sushiman est honoré pour les mêmes motifs. Je pense qu’un bon cuisinier brésilien doit faire montre de la même habilité avec notre culture. La différence entre le bon, le très bon et l’exceptionnel dépend du répertoire. Pour nous, Brésiliens, c’est difficile de juger les truffes, les caviars et même les champignons et les sauces sophistiquées. Mais tous les Brésiliens sont sans aucun doute des experts en riz avec des haricots.

TB : Pourquoi, en allant au restaurant, sommes-nous plus proches de l’autre côté de l’Atlantique – ou même du Pacifique – que de notre campagne ? Pourquoi est-il plus facile de manger mexicain, japonais, chinois, égyptien et même javanais, que de manger de la nourriture manauara, dans plusieurs capitales du Brésil ? Alex : Je pense que la nouvelle société propose l’expérimentation. Les habitudes en sont influencées. Il y a aussi la caractéristique multiculturelle du Brésil, qui pèse beaucoup dans ce sens. C’est amusant d’imaginer qu’il y a vingt ou trente ans, la nourriture japonaise ne plaisait à personne alors qu’aujourd’hui, les enfants de 8 à 10 ans en viennent à préférer un sushi bar au McDonald’s. On voit comment le goût peut être développé. Si on l’expose à la variété dès la première enfance, l’horizon du palais tend à une très grande amplitude. Nous sommes donc immensément privilégiés d’être un pays si riche en ingrédients et en culture. L’ouverture à la cuisine internationale, d’un autre côté, va avec le fait que nous sommes une culture jeune, ouverte à des influences multiples. Textes du Brésil . Nº 13


Sorbet de jaboticaba. D.O.M Restaurant

TB : Vous ne pensez pas que cette tendance, en contrepartie, pourrait être un symptôme indiquant que notre cuisine a perdu ses racines, perdu le contact avec la terre elle-même ? Alex : Bien que la cuisine régionale ait perdu un peu de son éclat, je pense que ce processus fait partie d’un cycle. Il existe aujourd’hui un mouvement que je n’ai pas lancé, de personnes comme Paulo Martins, à Belém, ou César Santos, à Olinda. Ce sont des professionnels du pays entier, du nord au sud, qui militent pour les cuisines régionales avec beaucoup de propriété. Je crois que ce retour aux sources fait partie du processus de maturation de notre culture. Contrairement à moi, qui fait de la haute gastronomie, ces personnes défendent leurs cuisi-

La saveur du Brésil

nes régionales, leurs origines, ce que je trouve très beau. Le plus important, sans aucun doute, c’est de valoriser l’alimentation du Brésil.

TB : Dans ce contexte, est-il encore possible d’identifier, clairement, les cuisines régionales typiques ? Alex : Il y certains grands recoupements, comme le trait portugais commun à Minas Gerais, São Paulo et Rio de Janeiro. On assiste parfois à des discussions que je considère illogiques, par exemple sur les différences entre le tutu de São Paulo et le tutu de Minas Gerais. Est-ce vraiment si important, quand on pense que leur biome est le même ? La culture humaine ne respecte pas beaucoup les divisions géographiques, dans la mesure où elle est très adaptée au biome. L’important c’est

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Ma relation avec la nature est une caractéristique très forte de ma personnalité. C’est de famille. Mais je ne suis pas un cas isolé. Si vous prenez les icônes suprêmes de la gastronomie, vous trouverez chez chacun d’eux un lien très fort avec l’environnement. de savoir qu’il y a une différence entre une forêt atlantique, un cerrado et une forêt équatoriale. En Amazonie, il y a d’interminables discussions sur la qualité du tucupi de Manaus et celui de Belém ; sur l’açaí de Manaus et celui de Belém. On cherche à savoir si c’est la noix du Pará ou de l’Acre. Il me semble que ces discussions perdent leur légitimité dès que l’on commence à vouloir qu’une région soit meilleure qu’une autre et qu’on oublie le sens de la citoyenneté, qui va de l’individuel vers le collectif.

TB : La cuisine régionale englobe non seulement des plats, mais aussi des ingrédients typiques. N’est-il pas chaque fois plus difficile d’avoir accès à ceux-ci, dans la mesure où la production et la consommation se massifient ? Alex : Oui, d’une certaine façon, c’est indéniable. D’un autre côté, nous, les Brésiliens, principalement les producteurs et les exploitants, nous devons améliorer notre rapport aux ingrédients de 134

base. Ici, on maltraite les poissons, de même que les légumes récoltés dans la ceinture urbaine. Nous sommes donc souvent fautifs là où il faudrait respecter la nature, cette nature qui est si généreuse avec nous, et qui est agressée par les mêmes agriculteurs et pêcheurs qui en tirent leur subsistance. Ma relation avec la nature est une caractéristique très forte de ma personnalité. C’est de famille. Mais je ne suis pas un cas isolé. Si vous prenez les icônes suprêmes de la gastronomie, vous trouverez chez chacun d’eux un lien très fort avec l’environnement. Pensez au caviar, aux truffes. L’homme doit aller lui-même dégager les truffes ou pêcher l’esturgeon sauvage pour obtenir le meilleur caviar. C’est incroyable de voir à quel point l’un des plus hauts degrés de la culture humaine est intrinsèquement lié à la nature. Je crois que l’alimentation peut être non seulement une forme de conservation de l’environnement, comme aussi une excellente alternative pour générer des ressources pour les populations des régions des berges fluviales. C’est important d’ajouter de la valeur aux forêts, qui doivent avoir plus de valeur debout qu’abattues.

TB : Des statistiques indiquent une réduction de la consommation du haricot avec riz dans la cuisine traditionnelle. Qu’est-ce que cela signifie pour notre cuisine? Alex : La plus grande concentration de population au Brésil se trouve dans les métropoles. L’alimentation à grande échelle et la production de nourriture industrialisée rendent la vie beaucoup plus facile au quotidien, mais elles sont très nuisibles aux cultures régionales, surtout si on pense aux plats typiques du sertão du Brésil ou de cultures plus petites, restreintes à des micro-régions. A ce titre, je pense que l’industrie alimentaire est plus dangereuse que les fast-food, qui sont un phénomène urbain. Les saucisses et les conserves touchent durement les régions les plus pauvres. Textes du Brésil . Nº 13


Salade de courgette. D.O.M Restaurant

Moi, j’ai un rêve. Je ne dirais pas un projet, mais un rêve, celui d’améliorer la cesta básica . Pas seulement les produits de base, mais aussi leur emballage. Il est important de rappeler que, pour les Indiens, les populations des berges fluviales et le caboclo, l’emballage du fruit, c’est sa peau, celui du poisson, ses écailles, et celle de l’animal, sa fourrure. Ils jettent ces résidus dans l’environnement. C’est quelque chose d’intrinsèque à la culture de ces populations. Mais comme les aliments fournis dans les rations alimentaires de base sont emballés dans du plastique et de l’aluminium, si vous allez en Ama N. D. T. : Ration alimentaire minimale distribuée aux familles les plus défavorisées, contenant des produits de base comme du riz, des haricots, du café, du sucre, etc.)

La saveur du Brésil

zonie, dans des endroits extrêmement reculés, vous tombez sur des sacs en plastique et sur des boîtes de conserve qui jonchent le sol. Je considère cela comme une agression que nous, habitants des villes, commettons contre l’environnement, un total manque de conscience de l’étendue du problème. Cette ration de nourriture devrait être revue et corrigée, non seulement en ce qui concerne ses ingrédients, mais aussi ses emballages, en tenant compte des régions concernées.

TB : Vous avez déjà commenté l’influence étrangère dans la cuisine brésilienne. Inversement, que dire de la présence de notre cuisine sur les tables étrangères ?

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Alex : A l’étranger, notre plus grande force, c’est d’être Brésilien. Je pense qu’il y a une grande différence entre être un chef de cuisine équatorien, vénézuélien, gabonais ou du Timor-Oriental. Nous bénéficions d’un charisme que le pays possède déjà, ce qui est très positif. Notre autre force réside dans la diversité des fruits, qui sont nos grandes vedettes. Lorsqu’on est à l’étranger, on doit savoir utiliser ces deux atouts majeurs pour montrer que nous sommes un pays tropical riche en saveurs, en ouvrant un espace pour montrer les possibilités du tapioca, des farines, des herbes, des tubercules, des palmites, de toute la gamme de poissons, de viandes. Cette exubérance est contagieuse. En matière de grande gastronomie, je sais par expérience propre que tous les chefs de cuisine sont fascinés par le tucupi, aussi complexe que le curry indien. Le produit est comme une large vitrine de notre cuisine, car il sert aussi bien de condiment que de conservateur. Ses facettes sont multiples, non seulement du point de vue du goût, mais aussi dans ses applications.

TB : En ce qui concerne ses racines, notre cuisine ressemble-t-elle à d’autres cuisines ou est-elle très particulière ? Alex : Elle est très particulière. Il y a des cuisines dans la zone tropicale qui possèdent des ingrédients communs. Dans les Caraïbes, on trouve un certain type de mandioquinha (Arracacia xanthorrhiza) ou de haricot. En Asie, en Thaïlande, on trouve du lait de coco, de la coriandre, du poivre. Bien que les cuisines tropicales possèdent plusieurs ingrédients en commun, je pense que notre façon de faire est différente.

TB : Pourquoi ne sommes-nous pas encore une puissance culinaire internationale ?

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Alex : Je crois que c’est une impasse caractéristique des pays jeunes. Pour le Brésil, il ne suffit pas d’avoir un bon travail en cuisine, loin s’en faut. En France, en Italie, dans les pays qui font référence, il a fallu plus qu’un seul bon chef ou une seule bonne étude pour réaffirmer une qualité. Mais ce processus est déjà en cours au Brésil.

TB : Pourquoi la grande gastronomie étrangère, et la française en particulier, a-t-elle autant de prestige au Brésil ? Alex : D’un côté, je pense que c’est la persistance d’un trait du Brésil colonial, c’est naturel. D’un autre côté, le fait que la gastronomie française ait débuté avant celle de tous les autres pays lui confère une position de leader dans la cuisine. C’est pourquoi notre main d’œuvre, surtout la plus jeune, accorde plus d’attention à d’autres cuisines qu’à la nôtre. Mais je pense que cela fait partie d’un processus. Nous nous trouvons dans une phase de transition. Ce scénario peut être bouleversé dans les prochaines années.

TB : Malgré le prestige de la grande cuisine étrangère, votre restaurant, le D.O.M., spécialisé en cuisine brésilienne, a été le seul restaurant du Brésil à figurer sur la liste des 50 meilleurs du monde de la revue anglaise Restaurant. Quel est la voie à suivre pour consolider la gastronomie brésilienne ? Alex : La gastronomie est l’art de placer un ingrédient ou une recette au meilleur moment. Nous avons, au Brésil, des produits et des recettes pour accomplir la gastronomie, au sens le plus large du mot. Il est également important de souligner, à propos de la gastronomie, qu’elle ne se réduit pas à des ingrédients chers ou à des procédés difficiles. Je vais vous donner un exemple de ce que j’entends par gastronomie. Si on va à Bahia, on Textes du Brésil . Nº 13


trouvera une dizaine de baraques qui vendent de la nouriture sur la plage. L’une fait du poisson frit mieux que les autres. C’est dû à l’accomplissement adéquat de toute une série d’étapes. Il est probable que le propriétaire de cette baraque s’est levé tôt, qu’il a correctement nettoyé son poisson avant de le mettre au réfrigérateur. Ensuite, il a fait chauffer l’huile à la bonne température, il a bien assaisonné le poisson, il l’a fait frire juste le temps qu’il fallait, il l’a disposé sur une belle assiette, qu’il a garnie avec de bons ingrédients, et une autre personne a pris

trimoniales sont très bonnes, mais la dévotion à la cuisine, à la sélection des produits, au service, à la cuisson, à tout ce qui entoure un bon repas, nous font défaut.

ce plat dans la cuisine pour le servir à la table du client. Un plat ne commence ni ne termine dans la cuisine. En réalité, il commence dès le moment où l’on choisit les ingrédients pour finir lorsque l’assiette est vide devant le client satisfait. Pour moi, c’est ça la gastronomie. Elle englobe toute une procédure, avec une série d’étapes, qu’il reste à perfectionner d’une façon générale au Brésil.

pour après apprendre à hacher. J’ai appris à laver les casseroles, pour après cuisiner avec et ainsi de suite. Ça été un processus d’apprentissage. Je ne suis pas né chef de cuisine, pas plus que je ne le suis devenu du jour au lendemain. Par nécessité, je me suis soumis à des tâches plus basses et, petit à petit, je suis tombé amoureux de la culinaire. Alors, quand je suis revenu dans mon pays, je n’ai pas voulu jouer les Français, les Italiens, les Belge ou autre. J’ai voulu être Brésilien, car je croyais en mon pays et à ma culture, aux saveurs que j’avais connues depuis mon enfance et que je jugeais aussi bonnes que celles que j’avais connues à l’étranger. C’est ce passé qui m’aide, sans aucun doute, dans le travail que je développe actuellement.

TB : Faut-il être un bon cuisinier pour devenir chef de cuisine? Alex : Oui, absolument ! En voici un exemple. Un professeur, docteur en médecine, fait une faculté, puis 4 ans d’internat pour enfin devenir médecin. A la suite de longues études et, plus important encore, après avoir exercé sa profession, il accède enfin au doctorat et au professorat. Je pense qu’en cuisine, c’est pareil : on a beau avoir une formation théorique, il n’y a que la pratique pour ouvrer la technique. En ce sens, la cuisine italienne peut être une bonne source d’enseignements pour la cuisine brésilienne. La mamma cuisine très bien, mais quand c’est la nona qui cuisine, toute la famille se met à genou pour manger. La culinaire italienne est une culinaire familiale. La mamma cuisine bien, parce qu’elle fait ça tous les jours, mais la nona cuisine mieux que tout le monde parce que la cuisine est toute sa vie. C’est le grand héritage culturel que nous a laissé la culinaire italienne : nos recettes paLa saveur du Brésil

TB : Comment votre expérience personnelle a-t-elle influencé cette dévotion que vous manifestez envers la cuisine et votre intérêt pour la gastronomie ? Alex : J’ai commencé en faisant la vaisselle,

TB : Est-ce que tout le monde peut avoir accès à la gastronomie ? Alex : L’exemple que j’ai donné du poisson frit à Bahia s’applique à toutes les circonstances : au Marché Ver-o-Peso, avec l’açaí ; à São Paulo, avec les beignets des halles ; à Rio de Janeiro, avec la nourriture des bistrots ; au Ceará, avec la carne-seca ou la caranguejada ; à Bahia, avec la moqueca. Enfin, nos cuisines de base sont fameuses, non pas parce qu’elles sont sympathiques, mais parce qu’elles sont bonnes. Il est possible de les transformer en grande cuisine. N’oubliez pas qu’un croque-monsieur, une crêpe Suzette ou un penne arrabiata sont, en réalité, des cousins de recettes quotidiennes. •

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Caipirinha à base de cachaça. Ricardo Azoury / Pulsar Imagens

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Ricardo Luiz de Souza

Caipirinha, autrement dit cachaça, citron et sucre : brève histoire d’une relation

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achaça, citron et sucre. Lorsqu’on raconte l’histoire de la caipirinha, on se réfère à l’histoire de la relation entre les trois produits, une relation réussie, durable, et qui possède une légion d’admirateurs. Pour commencer, remontons dans le temps et racontons, brièvement, l’histoire de la cachaça et du sucre. D’où sont-ils venus ? La canne à sucre est apparue dans le Pacifique Sud, pour suivre un itinéraire qui allait l’amener jusqu’en Inde, où son sucre allait être extrait pour la première fois, cinq siècles avant J.-C. De l’Inde, elle a migré vers le Moyen-Orient, où furent crées les premières routes liées à ce produit. De là, la canne à sucre est arrivée en Méditerranée. Plus de mille ans après, elle était cultivée sur les Îles Canaries, dans l’Atlantique. Elle a été transportée de ces îles vers le Brésil, où elle a fait du Nordeste son royaume. Dès le XVIe siècle, elle était déjà devenue le principal produit colonial d’exportation. La saveur du Brésil

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Quant à la cachaça, elle a été conçue dans les premières décennies de la colonisation, dans la capitainerie de São Vicente, qui correspond à l’actuel état de São Paulo. À la fin du XVIe siècle, on signalait l’existence de huit grands moulins à sucre consacrés à sa production. Quant à la cachaça, elle a été conçue dans les premières décennies de la colonisation, dans la capitainerie de São Vicente, qui correspond à l’actuel état de São Paulo. À la fin du XVIe siècle, on signalait l’existence de huit grands moulins à sucre consacrés à sa production. Au début, la boisson ne possédait pas de grande valeur commerciale. Elle était fabriquée par les esclaves, en cachette, parce que leurs maîtres leur en interdisaient la consommation. Il en fut ainsi jusqu’à ce que la cachaça soit adoptée une fois pour toutes par l’ensemble de la population – y compris les maîtres d’esclaves –, jusqu’à devenir un produit d’exportation, associé aux routes commerciales de la traite des esclaves, étant donné son large succès en Afrique. Le terme “pinga” (littéralement : goutte), qui désigne familièrement la cachaça, vient des gouttes de condensation qui tombaient du plafond, dues aux émanations de vapeur produites par le long processus de fermentation du liquide. Et lorsque la pinga s’abattait sur les esclaves, elle faisait mal, d’où un autre vocable pour la désigner : aguardente (par 140

jonction des mots água et ardente, qui signifient respectivement «eau» et «ardente»). Selon une autre hypothèse, ce mot vient de aqua ardens, nom donné à la distillation de l’eau-de-vie, connue depuis le XIIe siècle par les alchimistes européens. Encore à la période coloniale, une distinction apparut entre les versions importée et nationale de la boisson. On appelait bagaceira la boisson distillée importée du Portugal, et cachaça celle qui venait de Rio de Janeiro et de Minas Gerais. Le cachaceiro, future désignation générique de l’alcoolique, ne désignait à l’époque que ceux qui vendaient cette boisson. Le terme cachaça, d’ailleurs, est spécifiquement brésilien. Un grand connaisseur du sujet, comme Câmara Cascudo, n’a pas seulement confirmé l’inexistence du vocable au Brésil, mais a aussi affirmé n’avoir jamais entendu tel mot au Portugal. En espagnol, la cachaça est une espèce de lie de vin. La boisson s’est rapidement imposée au goût populaire et s’est répandue dans tout le Brésil à mesure que le pays se peuplait. À Minas Gerais, terre de l’or, du diamant et du froid, la production et la consommation de cachaça trouvent un terrain fertile. Les inconfidentes l’ont même élue comme une espèce de boisson nationale, symbole des Brésiliens, à préférer au vin, produit par les Portugais, donc considéré comme la boisson des oppresseurs. Domingos Xavier, par exemple, l’un des leaders de la révolte, était propriétaire d’un alambic et étanchait la soif des participants à ses réunions avec la cachaça qu’il produisait lui-même. Et, plus avant dans le temps, rappelons que les révolutionnaires de 1817, à Pernambuco, ont eux aussi souhaité transformer la cachaça en symbole national, en réponse à une tentative de plus des portugais pour interdire la boisson. À ce rythme-là, la boisson n’a pas tardé à rebaptiser le port de Parati, qui devint synonyme N. D. T. : Inconfidentes – Vient de Inconfidência Mineira ou Conjuração Mineira. Nom des conjurés appartenant au mouvement des Inconfidentes, qui se sont rebellés entre autres choses contre la domination des Portugais, dans la capitainerie de Minas Gerais.

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Caipirinha. Source : Rio Covention & Visitors Bureau (Embratur)

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La cachaça était produite, normalement, dans de petits moulins à sucre - les engenhocas -, et sa consommation était surtout le fait des classes les plus défavorisées de la population coloniale. de pinga. Ou bien est-ce Parati qui a baptisé la cachaça ? L’ordre des facteurs importe peu, mais le fait est que c’est autour du port que sont apparus des alambics construits par des Portugais. Le Caminho Novo (Nouveau Chemin), qui reliait Minas Gerais et la mer, a facilité l’ascension de la cachaça vers les montagnes, lesquelles n’étaient pourtant pas démunies en la matière. Les alambics divers et les petits moulins à cachaça qui y proliféraient étaient déjà le symbole de cachaças plus sophistiquées. La production s’est vite propagée dans la province de Rio de Janeiro, pour arriver jusqu’à Campos dos Goiatacases, traditionnel producteur de sucre. La boisson était si importante que la région a été le théâtre, en 1660, la Révolte de la Cachaça : pendant cinq mois les insurgés ont pris et gouverné la ville de Rio de Janeiro, pour s’opposer à l’interdiction de fabriquer et vendre l’eau-de-vie. La cachaça était produite, normalement, dans de petits moulins à sucre - les engenhocas -, et sa consommation était surtout le fait des classes les plus défavorisées de la population coloniale. À Minas Gerais, par exemple, la grande production d’eau-de-vie, au XVIIIe siècle, est due au marché consommateur constitué par les communautés aurifères, mais elle a eu comme autre facteur déterminant la position particulière des moulins à sucre du Minas : privés de l’accès au marché extérieur, ils se 142

sont spécialisés dans la production à petite échelle pour un marché local. Comme le rythme de production de la cachaça s’est maintenu sans interruption après l’Indépendance, Minas Gerais est devenu, depuis lors, son centre de production par excellence. Aussi l’existence d’engenhocas est-elle attestée dans la campagne de Minas Gerais, tout au long du XIXe siècle, par les voyageurs. Richard Burton y fait allusion à Jaboticatubas, et le Conte de Castelnau, à un autre de ces moulins, près de Juiz de Fora. Saint-Hilaire, quant à lui, définit la cachaça comme “l’eau-de-vie du pays”. A l’instar du tabac, la cachaça est devenue une monnaie d’échange dans la traite des esclaves. Une fois le que produit est entré dans un circuit économique dépassant le cadre domestique, plusieurs propriétaires d’engenhocas se sont tournés vers la production d’eau-de-vie destinée au commerce extérieur. Une dichotomie s’est alors installée entre les grands moulins à sucre, qui se consacraient en priorité au sucre en visant le marché de sucre extérieur, et les engenhocas. Ces dernières, clandestines pour la plupart, étaient dépourvues des machines nécessaires à la production du sucre et encore moins du capital pour les acquérir. Elles se consacraient exclusivement à la production de rapadura et de cachaça, destinée en majorité au marché intérieur. Il faut ajouter que la cachaça et le vin n’étaient pas les seules habitudes éthyliques de l’époque coloniale. Par exemple, l’aluá (nom africain donné à la boisson fermentée de maïs, d’origine indigène) était également populaire. La consommation de cachaça a elle-même connu des variations, comme le cachimbo ou la meladinha, une cachaça au miel. A certaines occasions, la consommation de boissons alcoolisées était même utilisée comme un médicament. Elle pouvait servir aussi bien de fortifiant, bu le matin ou dans des situations qui exigeaient un grand effort physique, que de protection de l’organisme, dans des cas spécifiques. Textes du Brésil . Nº 13


Du point de vue économique, la cachaça était considérée comme un produit moins noble que le sucre, parce qu’elle était surtout destinée à la consommation locale ou, lorsqu’elle était exportée, à l’Afrique. Elle n’accédait donc pas au marché européen tant convoité. Destituée de noblesse, elle n’en a pas moins pris pied dans le marché et conquis une popularité croissante. En ce qui concerne la relation entre la cachaça et le vin, on a assisté à la période coloniale à l’apparition d’une nouvelle dichotomie, qui a persisté jusqu’à nos jours dans les habitudes éthyliques du Brésilien. Le vin était présent lors des fêtes, des réunions festives ou traditionnelles, qui s’accompagnaient de chants, comme le coreto. Le vin est resté traditionnellement associée aux occasions solennelles et à l’élite, contrairement à la cachaça. C’est dans ce sens-là que l’expression vin de messe est devenue proverbiale. Dès lors, la cachaça s’est révélée un concurrent gênant pour les vins portugais, d’où l’interdiction par la Couronne Portugaise d’en fabriquer. La première mesure de prohibition, qui date de 1639, époque à laquelle le succès de la cachaça devenait évident, est restée lettre morte. La Couronne, s’apercevant de son échec, préféra se rendre à l’ennemi pour mieux l’exploiter, par le biais d’impôts divers, comme la taxe d’aide à la reconstruction de Lisbonne, détruite en 1765 par un tremblement de terre, ou bien la subvention littéraire, instituée à Minas Gerais pour financer le paiement des professeurs de la Couronne. Au fil du temps, la boisson a été perçue comme un fortifiant, et même comme un aliment indispensable pour les esclaves, tel qu’on peut le lire dans les rapports des fonctionnaires de la Couronne. D’ailleurs, la cachaça et ses variantes, comme la pinga (gnôle) avec du citron et du miel, ont été considérées très tôt comme un saint remède contre la grippe et les rhumes, suivant une croyance enracinée dans l’imaginaire et la pharmacopée populaires, qui dès le début attribue à cette boisson La saveur du Brésil

La caipirinha fait son apparition quand les esclaves, grands expérimentateurs et créateurs de la culinaire brésilienne, décident de mélanger à la cachaça

des jus de fruits qui, comme le citron, étaient traditionnellement ignorés par l’élite blanche. – consommée modérément, il va de soi – des fonctions thérapeutiques. La caipirinha fait son apparition quand les esclaves, grands expérimentateurs et créateurs de la culinaire brésilienne, décident de mélanger à la cachaça des jus de fruits qui, comme le citron, étaient traditionnellement ignorés par l’élite blanche. La boisson a eu comme antécédent la batida de citron, d’origine esclave elle aussi, et qui a été parachevée par l’ajout de sucre et d’écorce du citron. L’origine du terme “caipirinha” demeure toutefois obscur, puisqu’il n’y a aucun rapport historique entre sa consommation et l’image du caipira (le «plouc», littéralement), habitant de l’intérieur des terres brésiliennes, traditionnellement associé aux régions agrestes de Minas Gerais et de São Paulo. On ne sait pas non plus comment est venue l’habitude de faire des batidas avec la cachaça, étant donné que la caipirinha est seulement un cocktail

N. D. T. : batida – Boisson préparé avec de la cachaça, du sucre et un autre ingrédient, en général du jus de fruits, mélangés comme un cocktail.

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Pingas curtidas (eaux-de-vie avec fruits). Photo : Christian Knepper (Embratur)

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parmi tant d’autres. Mais c’est elle la plus fameuse d’entre eux, il est vrai, et sans doute la plus caractéristique du Brésil. La noix de coco, le cajou et le fruit de la passion sont également utilisés dans d’autres variantes comme le leite-de-onça, fait à partir de cachaça et de crème de cacao. Toutes ces boissons possèdent des prédécesseurs comme la jinjibirra, ou “bière des pauvres”, faite de jus de canne à sucre et de fruits, consommée au Nordeste jusqu’au début du XIXe siècle. Pareillement, à Minas Gerais, il était courant de consommer du punch préparé avec de la cachaça, de l’orange amère et du sucre. Qu’est-ce que la caipirinha, en fin de compte ? Selon la définition qu’en donne le Décret n° 4.800, de 2003, c’est une “boisson typique brésilienne, avec un degré d’alcool compris entre quinze et trente-six pour cent, à vingt degrés Celsius, obtenue exclusivement avec de la cachaça, à laquelle sont ajoutés du citron et du sucre”. Née des mains et de la créativité des esclaves, la caipirinha a conquis, avec le temps, une renommée internationale. Elle a déjà été inclue par l’Association Internationale des Barmen parmi les sept classiques mondiaux du cocktail, se transformant en boisson très appréciée dans des pays comme l’Allemagne ou les États-Unis, qui possèdent un potentiel considérable en consommation et tradition éthyliques. Le Brésil cherche sa place sur ce marché, fort de quelques 30 mille producteurs et cinq mille marques de cachaça. La production annuelle atteint 1,3 milliards de litres, dont 900 mille sont industrialisés et 400 mille viennent d’alambics. Les exportations, qui atteignent 70 millions de litres, sont vendues vers plus de 70 pays. La caipirinha demeure cependant une boisson de fabrication essentiellement domestique, bien qu’il existe un marché de caipirinha industrialisée déjà consolidé. La tradition veut que chacun fabrique la sienne, pour sa propre consommation, pour les amis, ou bien, dans les bars et les restaurants, les clients préfèrent laisser le dosage aux soins du

La saveur du Brésil

Née des mains et de la créativité des esclaves, la caipirinha a conquis, avec le temps, une renommée internationale. Elle a déjà été inclue par l’Association Internationale des Barmen parmi les sept classiques mondiaux du cocktail. barman. La boisson, aussi associée aux festivités spéciales, n’a pas de lien avec la consommation quotidienne, contrairement à la cachaça. La préparation de la caipirinha est donc un rituel festif, mais attention, encore faut-il savoir la préparer ! Il y a toujours un expert attitré pour accomplir cette tâche. Traditionnellement, la boisson est vue comme la moins forte en alcool et la mieux acceptée socialement, ce qui engendre un paradoxe : l’amateur de la caipirinha n’est pas toujours un amateur de la cachaça, considérée trop forte. Les caipirinhas et les batidas, d’une façon générale, sont donc perçues et consommées comme des variantes festives de la cachaça.

Ricardo Luiz de Souza

Docteur en Histoire par l’Université Fédérale de Minas Gerais (UFMG). Professeur de UNIFEMM, Centre Universitaire de Sete Lagoas. Auteur de Identidade nacional e modernidade na historiografia brasileira: o diálogo entre Silvio Romero, Euclides da Cunha, Câmara Cascudo et Gilberto Freyre (Belo Horizonte. Maison d’édition Autêntica, 2007) et de nombreux articles publiés dans des revues académiques, dont Cachaça, vinho, cerveja: da colônia do século XX. Estudos Históricos, n° 33 – Rio de Janeiro – FGV, 2004.

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Photo : Bruno Miranda Zétola

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Comment faire une caipirinha traditionnelle L

a caipirinha compte parmi les drinks les plus connus et appréciés dans le monde. Il en existe une grande variété de recettes. Au Brésil, le Décret n° 4851 établit que la “caipirinha est la boisson typique brésilienne, avec un degré d’alcool compris entre quinze et trente-six pour cent, à vingt degrés Celsius, obtenue exclusivement à partir de cachaça, à laquelle sont ajoutés du citron et du sucre”. Cette définition assez large permet d’élaborer la caipirinha de diverses façons, selon le goût de chacun. Il existe cependant certains trucs pour préparer une caipirinha, présents dans presque toutes les recettes, comme l’utilisation de glaçons en cubes, autrement ils se diluent trop vite et la caipirinha devient aqueuse, ainsi que l’utilisation de verres larges et bas, qui permettent de piler le citron plus facilement. Textes du Brésil va maintenant vous présenter l’une des recettes brésiliennes les plus traditionnelles pour préparer la caipirinha.

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1. Coupez le citron en morceaux de taille moyenne. Un demi-citron suffit pour chaque dose de caipirinha.

2. Mettez les morceaux de citron dans le verre et ajoutez-y deux ou trois cuillères à soupe de sucre.

3. Utilisez un mortier ou un pilon en bois pour presser les morceaux de citron et en extraire le jus. 148

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4. Versez de la cachaça à volonté.

5. Ajoutez deux ou trois cubes de glace.

6. Remuez bien la boisson pour mélanger le sucre. La saveur du Brésil

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Écriteaux d’un bar avec des synonymes pour le mot cachaça. Ricardo Azoury / Pulsar Imagens

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Demóstenes Romano

Savoir reconnaître une bonne cachaça C

omment reconnaître une bonne cachaça ? Pour commencer, la bonne vraie cachaça a un arôme agréable, à la différence de beaucoup que l’on trouve sur le marché. Elle ne “brûle pas quand elle descend dans la gorge”, pas plus qu’elle ne donne une forte haleine ou la gueule de bois. Bien que ce soit une boisson distillée, comme le whisky, et non fermentée, comme le vin, une bonne cachaça, vraiment bonne, ressemble plus au vin qu’au whisky. Malheureusement, peu de personnes le savent. Il sont rares, les alambics qui produisent la plus authentique et ancienne boisson brésilienne, avec la qualité spéciale que pourraient avoir toutes les cachaças (à propos d’ancienneté, certains documents permettent d’affirmer que le premier moulin à sucre du Brésil a été construit en 1534, par Martim Afonso de Sousa, donataire de la Capitainerie de São Vicente). Dans l’univers très riche et peu connu de la cachaça, le consommateur est submergé par un déluge d’informations inféodées aux seuls intérêts commerciaux, par des opinions incohérentes presque toujours contaminées par l’exhibitionnisme de celui qui produit ou qui consomme, comme si tout n’était que mystère et exclusivité dans la production et la dégustation d’une bonne cachaça.

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Avant d’avoir mon premier alambic, j’ai fait beaucoup de recherches sur la production et la consommation de cachaça au Brésil. J’ai été voir de nombreux producteurs, j’ai pris des cours, j’ai lu tout ce que j’ai pu trouver, y compris dans le peu d’universités qui s’intéressaient à ce sujet, et j’ai eu beaucoup de longues conversations dans la campagne du Minas Gerais. Pendant mes recherches, j’ai été surpris de constater à quel point la cachaça était promise à un brillant avenir, bien qu’elle soit entourée d’amateu-

entre l’une et l’autre est une question de productivité, de quantité de jus ou de teneur en saccharose, plutôt que de qualité de la cachaça. Rappelons qu’il faut proscrire l’utilisation de produits toxiques, du brûlis et d’autres pratiques écologiquement condamnables. 2. Broyage – la canne à sucre est broyée, généralement dans des moulins à sucre conventionnels, à meule, pour en extraire le jus, communément nommé garapa. Lors du broyage, deux facteurs influent de façon décisive sur

risme, de préjugés et de marginalité. Comme dans la vie ou la gestion des affaires, plus le stade d’évolution est bas, plus on a d’espace pour grandir. Si le lecteur pense ne pas savoir produire ou déguster une bonne cachaça, soyez sans crainte, ceci arrive même chez les appréciateurs brésiliens. Si vous pensez que vous êtes désinformé à propos de la cachaça, sachez que le problème ne vient pas de vous : la désinformation qui entoure la cachaça est presque toujours déguisée par un manque de définitions primaires, à commencer par le nom du produit : cachaça, pinga, caninha ou aguardente ? Sans parler des synonymes populaires : birita, branquinha, cobertor de pobre, dengosa, uca, tirateimas, mé, água que passarinho não bebe, canjebrina. Comme notre intention, ici, est de donner certaines orientations concernant la production et à l’évaluation de la qualité, nous laisserons le lecteur juger par lui-même. Pour que les débutants puissent se situer, il est question ici de cachaça artisanale, produite à petite échelle, parce que quantité et qualité ne font bon ménage dans ce processus. C’est la même différence qu’il peut y avoir entre préparer un bon repas pour dix personnes, cuit au feu de bois, et en préparer un pour cent personnes. Voici, en résumé, les étapes du procédé de fabrication traditionnel d’une cachaça : 1. Culture de la canne à sucre – n’importe laquelle des centaines de variétés de canne à sucre se prêtent à la distillation. La différence

le degré d’acidité de la cachaça : la propreté et l’hygiène du moulin, et le temps jusqu’au broyage de la canne (plus le temps de coupe, transport et broyage est court, mieux ce sera). 3. Fermentation – la garapa va du moulin à sucre dans des réservoirs ou dans des cuves, améliorant ainsi le produit final, par filtrage des bagasses ou autres résidus solides. De la garapa nouvelle et propre est quotidiennement reversée dans ces réservoirs, avec une teneur en saccharose autour de 15 degrés brix (échelle qui indique la teneur en saccharose, mesurée par un saccharimètre) et un pH de 4,8 à 6,0. Dans la procédure artisanale de production de la cachaça, qui utilise la fermentation dite “caipira”, environ 20% du récipient

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contient du fubá (farine de maïs) grillé et un pourcentage plus petit de son de soja et de riz. Dans ces substances nutritives organiques imbibées de garapa prolifèrent des micro-organismes, en particulier des levures, des cellules eucaryotes comme les “saccharomyces” et “schizo-saccharomyces” – qui sont les plus efficaces pour la transformation de la saccharose en éthanol. La conversion du sucre en alcool permet la transformation de la garapa en moût, qui est la matière prête pour la phase de la distillation. Dans de bonnes conditions, le temps de fermentation varie de 12 à 24 heures, période de décantation comprise. Textes du Brésil . Nº 13


Bouteille de cachaça. Ricardo Azoury / Pulsar Imagens

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Chaque détail de la procédure de production a son importance pour que la cachaça soit bonne ou pas (dans sa saveur, son arôme, sa légèreté, sa douceur, effets indésirables du lendemain - lisez : gueule de bois). Mais l’ensemble des détails de la phase de fermentation est essentiel et difficile à gérer. Il suffira de se souvenir que ce que nous appelons la fermentation, en pratique, c’est la création d’êtres vivants, les levures, invisibles à l’œil nu, extrêmement sensibles et exigeantes quant aux

nol. Vous pourrez aussi constater ceci, à l’œil nu : la présence de bulles est un mauvais signe, et plus elles sont grandes, plus c’est mauvais. Cependant, s’il l’ébullition est semblable à celle qui se produit quand on cuisine, principalement des sucreries, alors c’est bon signe. 3.4 Renseignez-vous sur la routine des horaires de renouvellement de la garapa, du temps de décantation du moût, du niveau du brix (teneur en saccharose) de la garapa inroduite dans le réservoir. Plus y a de constance et de

horaires d’alimentation (renouvellement de la garapa sucrée par nature), temps de repos (décantation), conditions ambiantes (température locale et hygiène du récipient) et conditions pour la reproduction et le renouvellement des cellules. Si vous avez l’occasion de visiter tous les équipements d’un alambic, donnez la priorité à la partie vitale, où la fermentation a lieu, et cherchez à observer les cinq indices de qualité du processus qui influent directement sur la qualité du produit final : 3.1 arrivé sur les lieux, respirez profondément et sentez s’il y a un arôme de fruits mûrs, suave et agréable, ou si l’odeur est un mélange d’alcool et de quelque chose d’aigre, comme s’il y avait quelque chose en décomposition, exhalant de l’acidité. 3.2 regardez s’il y a des mouches et des moustiques dans l’environnement de fermentation. La présence de “mouches du vinaigre” (drosophiles) indique une infection par des bactéries acétiques qui augmentent l’acidité du moût et du produit final. 3.3 un autre indice de qualité de la fermentation (ou mieux, de la culture de levures) concerne l’aspect de l’écume à la surface du moût, semblable à une ébullition. C’est l’action des levures sur les sucres, provocant la formation de gaz carbonique dans une proportion d’une molécule de gaz pour chaque molécule d’étha-

discipline, mieux c’est. 3.5 voici une question clé pour une macro-information : quel est la périodicité pour renouveler, changer, refaire le “ferment” ? Un bon indice de qualité, c’est de constater si la levure ne “s’affaisse” pas, ne “mollit” pas et ne “meurt pas” au moins sur toute la durée d’une moisson conventionnelle, d’environ six mois. Pour celui qui distille toute l’année, le ferment doit être bien toute l’année et tout le temps, et oxygénée seulement de temps à autre. 4. Distillation – tellement elles “se nourrissent” du sucre de la garapa, les levures le transforment en moût, faisant chuter la teneur en saccharose de 15 degrés brix environ à zéro. Alors on laisse un peu reposer le moût sans sa saccharose, pour que s’opère la décantation et “le repos” des levures. Le moût va ensuite dans les alambics, dans d’énormes “casseroles”, pouvant contenir de cent à mille litres. La distillation de la cachaça a lieu par chauffe (feu direct ou chaudière) du moût qui commence à s’évaporer lorsqu’il entre en ébullition. La vapeur monte dans l’alambic, se transforme en liquide et se condense lorsqu’elle entre en contact avec le fond du réfrigérant rempli d’eau courante froide. À ce stade de la distillation, il est absolument essentiel de retirer les premiers litres de cachaça (ce premier jet est appelée la “tête”) qui sont inévitablement contaminés par des éléTextes du Brésil . Nº 13


ments agressifs pour la santé et le bon goût du consommateur. Après ces éléments plus volatils, la distillation passe à l’étape de production de la meilleure partie de la cachaça, nommée le “cœur”. Ce produit de meilleure qualité représente dix pour cent du total du moût. Après le “cœur” vient la “queue”, ou “l’eau faible”, qui est au moins aussi nocive à la santé et au bien-être du consommateur que la “tête”. C’est ici que se noue l’une des impossibilités de concilier quantité et qualité dans la production réellement artisanale, et éthique d’une excellente cachaça. Le choix d’avoir un bon produit est de ne pas mélanger le “cœur”, d’un côté, avec la “tête” et la “queue” de l’autre. 5. Stockage et vieillissement – mettre en bouteille la cachaça nouvelle et la lancer sur le marché sans “maturation” pose un problème de santé publique. Lancer une cachaça nouvelle sur le marché sans l’avoir mise en bouteille, cela devient une affaire criminelle, du ressort de la police. La cachaça stockée dans des fûts, des tonneaux ou dans des cuves de bois présente des différences énormes du point de vue de la saveur et de l’occurrence d’éléments volatils. Il y a donc des différences marquantes entre la boisson produite le jour, celle qui a été stockée depuis un mois et celle qui a vieilli pendant six mois, surtout si le bois utilisé a la bonne porosité, le bon âge et la bonne oxygénation, sans interférer dans la saveur, comme c’est le cas le chêne ou du balsa. Si la cachaça est gardée dans du verre, le vieillissement est très lent, il peut prendre des années avant d’atteindre la maturité, alors que dans le bois, quelques mois suffisent pour que la boisson arrive à maturité.

Alors, comment reconnaître une bonne cachaça? Voici une réponse sans contreindications : en y goûtant et en étant exigeant. Alors, comment reconnaître une bonne cachaça? Voici une réponse sans contre-indications : en y goûtant et en étant exigeant. Ne vous laissez pas impressionner par les étiquettes, les dépliants ou les anecdotes mirobolantes. Goûtez-y, mais n’en buvez goutte si elle descend en vous brûlant ou en vous arrachant la gorge. N’en buvez pas non plus si vous sentez une odeur d’alcool et non de canne à sucre. Si vous remarquez de l’acidité (goût ou odeur de vinaigre), souvenezvous du respect que vous devez avoir à l’égard de votre système digestif ! Ne dévalorisez ni votre odorat ni votre palais à cause de conditionnements et de “folklores” autour de la cachaça teintée ou la cachaça blanche, «rosaire» ou «pas rosaire». Les falsificateurs malhonnêtes savent bien comment la colorer ou la blanchir. Ayez confiance en votre capacité d’évaluation, d’analyse et comparez les cachaças les unes aux autres, comme on le ferait avec n’importe quoi d’autre dans la vie. Je regrette de ne pas pouvoir recevoir chacun des lecteurs chez moi, là où j’ai mon alambic, pour apprécier ma production et goûter à la cachaça de la Fazenda Boi Parido. Les enthousiastes sont les bienvenus !

Demóstenes Romano

Journaliste et producteur de cachaça.

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Article publié à l’origine dans la revue Sabor do Brasil (Saveur du Brésil), MRE, 2004.

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Carlos Nogueira

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Entretien:

Carlos Eduardo Corrêa Nogueira C

arlos Eduardo Corrêa Nogueira est le Directeur des Relations Internationales chez Miolo, l’un des plus grands producteurs de vin au Brésil. Dans une interview accordée à Textes du Brésil, Nogueira nous parle des qualités des vins brésiliens et nous confie quelques détails à propos de la réussite de Miolo dans la viticulture et la production de vins fins au Brésil. Selon cet ingénieur agronome, certains marchés rencontrent des résistances à ses produits, malgré leur haut niveau de qualité, parce que la tradition vinicole brésilienne est peu connue à l’étranger. A ce propos, Nogueira évoque certaines initiatives pour rompre avec des stéréotypes qui handicapent le vin brésilien, afin de le transformer en succès international, comme la caipirinha et la cachaça brésiliennes.

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Tonneaux. Source : Vinícola Miolo Ltda

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TB : Quels sont les origines de la production vinicole au Brésil ? CECN : La première trace de viniculture au Brésil remonte à 1538, sur le littoral de São Paulo, où Brás Cubas a commencé à étudier les possibilités de développement de cette activité. Quelques plants ont ensuite été propagés, principalement par les jésuites. La culture de la vigne s’est établie dans la région de Sept Peuples des Missions et sur les îles de l’embouchure du fleuve Guaíba. Mais la viniculture n’a réellement débuté comme activité commerciale qu’à partir de 1875, avec l’immigration italienne au Brésil.

TB : Malgré toute son ancienneté, la tradition vinicole brésilienne est encore peu connue. Que font les institutions liées au monde du vin pour améliorer l’image des vins brésiliens ? CECN : Actuellement, les institutions œuvrent intensément à sa divulgation. L’objectif principale est la divulgation. La Uvibra, en particulier, fonctionne au niveau national depuis 40 ans déjà. Elle constitue le principal forum de défense de la viticulture brésilienne et de gestion auprès des gouvernements. Sa principale action, que nous voulons développer encore plus, est la promotion du vin brésilien par l’intermédiaire de campagnes publicitaires, qui divulguent la consommation de vin et ses propriétés bénéfiques à la santé. Voilà la principale mission de ces entités, en plus de défendre le secteur et travailler auprès du Gouvernement dans l’élaboration de politiques sectorielles.

TB : Existe-il un plan de divulgation de l’Uvibira ou des producteurs de vin ? Comment se passe ce processus de divulgation, surtout à l’étranger ? CECN: La divulgation, principalement à l’étranger, est faite par l’intermédiaire de Wines from Brazil, qui est notre grande entité représentaLa saveur du Brésil

La viniculture n’a réellement débuté comme activité commerciale qu’à partir de 1875, avec l’immigration italienne au Brésil. tive de la viniculture nationale en termes d’exportation. C’est un programme sectoriel intégré, qui bénéficie du soutien de l’APEX (Agence de Promotion d’Exportation et Investissements), où d’autres entités, comme le SEBRAE (Service Brésilien d’Appui aux Micro et Petites Entreprises) travaillent en partenariat. L’action de Wines from Brazil vise justement la promotion du vin brésilien à l’étranger. Il représente, aujourd’hui, 17 vinicoles associées, si je ne m’abuse. Ces vinicoles se réunissent pour promouvoir le Brésil à l’étranger. Elle participent à des foires, elles font des visites techniques sur les marchés, organisent des événements de promotion – comme des dîners harmonisés avec du vin -, des dégustations dans les hôtels, les restaurants et les ambassades (le corps diplomatique nous a beaucoup aidé). Voilà donc les principales activités au plan international.

TB : Quels sont, actuellement, les marchés les plus réceptifs et les plus indifférents par rapport au vin brésilien ? CECN : Les marchés les plus réceptifs sont ceux des consommateurs traditionnels de vin, comme les marchés européen et l’américain. Ces marchés, déjà mûrs, reconnaissent la qualité. Il est inutile d’essayer de vendre de la qualité à quelqu’un qui ne saura pas la reconnaître. Ce sont donc les marchés les plus mûrs qui acceptent le mieux notre produit, parce que le vin brésilien, aujourd’hui,

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Cette diversité, du climat autant que du sol, mais aussi culturelle, donne lieu à une très grande diversité de production, qui permet une offre des produits impossible dans des pays producteurs traditionnels. offre un excellent rapport qualité/prix, principalement dans les catégories premium et au-dessus. Le Brésil, actuellement, ne cherche pas à se positionner pour concurrencer les prix des vins d’Argentine ou du Chili, surtout pour une question de volume de production. Le Brésil produit environ 40 millions de litres de vin fin, tandis que l’Argentine en produit 1,2 milliards et le Chili 900 millions. Ces deux pays ont les moyens de produire des vins à un prix moindre, grâce à une économie d’échelle. Néanmoins, pour ce qui est de la qualité, le Brésil, du fait qu’il a une diversité climatique bien plus étendue que les deux autres, produit des vins depuis son extrémité Sud jusqu’au Nordeste. Au Chili et en Argentine, par exemple, tous les vignobles sont irrigués avec l’eau glacée des Andes. Quant à l’Australie, la majeure partie de ses vignobles se trouvent dans les régions semi-désertiques. Cette diversité, du climat autant que du sol, mais aussi culturelle, donne lieu à une très grande diversité de production, qui permet une offre des produits impossible dans des pays producteurs traditionnels. Voilà ce qui fait notre différence majeure sur le marché extérieur. Nous ne nous présentons pas comme un nouvel entrant quelconque qui vend du vin bon marché. Nous arrivons avec des vins sophistiqués, 160

différenciés, à forte valeur ajoutée. C’est le principal positionnement des vins brésiliens. Par conséquent, ce les marchés déjà mûrs, qui reconnaissent la qualité, qui sont les marchés les plus réceptifs, ceux où les client savent dire, lorsqu’ils ouvrent deux bouteilles de vins, “celle-ci est vraiment meilleure que celle-là”. Les marchés les moins réceptifs sont les moins mûrs, qui ne connaissent pas encore les vins, et les achètent selon leur réputation. Comme le Brésil n’a pas une très grande tradition vinicole et qu’il n’est pas encore reconnu internationalement comme un grand producteur de vin, est souvent victime de préjugés qui freinent son entrée dans les marchés émergeants, comme la Chine et l’Amérique Latine, qui n’ont pas encore la culture et l’habitude de consommer du vin. Nos principaux marchés sont les États-Unis, la Suisse, la France, l’Allemagne et l’Angleterre. Tous sont des producteurs traditionnels de vin, à l’exception de l’Angleterre.

TB : Outre le manque de renommée, quels sont les autres défis pour la promotion du vin brésilien à l’étranger ? CECN: Le premier défi est de faire du Brésil un pays connu en tant que producteur de vin. Il faut arriver à graver dans la mémoire du consommateur international que l’association entre vin et Brésil n’a rien d’absurde. C’est encore chose courante, malgré une évolution certaine. La deuxième étape, c’est de montrer que le vin brésilien est un produit de haute qualité et qu’il offre un rapport qualité/prix au-dessus de la moyenne. Actuellement le Brésil se concentre sur les vins de qualité premium ou mieux, à plus forte valeur ajoutée. Donc, notre deuxième défi est justement de faire en sorte que le consommateur international reconnaisse cette qualité que nous offrons. Le troisième défi, qui intervient à un stage bien plus avancé, est de réussir à différencier les régions internes du Brésil aux yeux du consommateur international. Quelques années de présenTextes du Brésil . Nº 13


Vignes. Source : Vinícola Miolo Ltda

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Actuellement le Brésil se concentre sur les vins de qualité premium ou mieux, à plus forte valeur ajoutée. Donc, notre deuxième défi est justement de faire en sorte que le consommateur international reconnaisse cette qualité que nous offrons. tation et de communication du produit brésilien à l’étranger seront encore nécessaires pour arriver à faire reconnaître la différence entre un vin de la région du Vale dos Vinhedos et un vin de la région Nordeste brésilienne, de Santa Catarina, de la région de la Campanha au Rio Grande do Sul. Nous souhaitons que, dans le futur, ces typicités régionales soient reconnues, comme cela se passe dans la plupart des pays du monde qui possèdent déjà ce travail avancé.

TB : Existe-il déjà des appellations d’origine au Brésil ? Si oui, lesquelles ? CECN: Oui. La première appellation d’origine qui est apparue au Brésil, le Vale dos Vinhedos, date de 2001. Il s’agit d’une indication d’ordre géographique. D’autres régions travaillent dans le même sens, mais actuellement il n’y a que le Vale dos Vinhedos qui possède une indication géographique approuvée par notre Institut National de la Propriété Industrielle. Il existe au Brésil des zones 162

de production, qui sont requises pour l’exportation, autrement le marché ne les reconnaîtrait pas comme du vin fin. Il y a la zone de production de la frontière, qui comprend le sud du Rio Grande do Sul, la zone de production de la Serra Gaúcha, et la zone de production du Vale do Rio São Francisco, qui englobe toute la zone de production au Nordeste. Nous avons le projet d’agrandir et de créer de nouvelles zones de production, principalement, avec le développement de la région. À Santa Catarina, par exemple, on fait du très travail, ce qui devrait donner naissance, dans un futur proche, à une nouvelle zone de production, voire même à certaines indications d’origine.

TB : Divers spécialistes affirment que le Brésil n’offrirait pas les conditions nécessaires à la production de vins de haute qualité, étant donné son climat tropical. Quels sont les fondements de cette affirmation ? CECN : Ce sont Néo-Zélandais qui ont mis un point à la théorie selon laquelle les vins de qualité ne pouvaient être produits que dans les régions tempérées, entre les parallèles 40 et 45 nord et sud. Les Néo-Zélandais produisent des vins d’excellente qualité au-dessus de 45° de latitude sud. Les Canadiens, avec leurs ices wines, ont aussi contribué a mettre à bas cette idée. Et mon avis est que le Nordeste va en finir une fois pour toutes avec cette fausse idée. C’est déjà parfaitement prouvé que la production est possible, du Grœnland jusqu’au Nordeste brésilien. Certains pays qui étaient la cible de blagues dans le monde du vin, comme l’Angleterre, qui faisait dire “c’est aussi rare que du vin anglais”, , produisent aujourd’hui des vins excellents. Ce lobby d’une région préférentielle a été mis à bas dans les dernières années. Aujourd’hui, le Brésil, avec sa dimension continentale, produit du vin sur tout son territoire, à l’exception de l’Amazonie. Partout ailleurs dans le pays, il y a des régions de production très intéressantes, des vins intéresTextes du Brésil . Nº 13


Un des principaux spécialistes de vins anglais, Jancis Robinson, a dit à propos des vins produits au Nordeste du Brésil et de leur qualité, qu’ils possèdent certaines variétés bien développées, assez caractéristiques et entièrement adaptées à la région. Parmi ces variétés on peut citer le shiraz et le muscat. sants, des projets très bien développés, qui avancent rapidement.

TB : Où en est le projet de plantation de vigne au São Francisco ? Beaucoup avaient affirmé qu’il ne serait pas possible d’y produire du raisin de qualité, mais actuellement, on y fait deux récoltes de raisin par an. CECN: Tout à fait. Exactement. Ce projet du Vale do São Francisco est très intéressant et assez ancien, car il a été lancé dans les années 40 par Cinzano, qui y produisait du vermouth. En 1970, la ferme Milano, du groupe Persisco Pizzamiglio, y a aussi développé un projet très intéressant, également lié à la production de vin. En 1980 la vinicole Aurora a commencé à son tour un projet nommé “Bebedouro” (abreuvoir), qui stimulait la migration de familles productrices de raisins dans cette région. Actuellement, plusieurs autres projets y La saveur du Brésil

voient le jour, comme la Garziera du Brésil, la Garziera de l’Italie, le Bianchetti Tedesco, l’Ouro Verde, le Botticelli, qui est déjà assez ancien, et, plus récemment, la Rio Sol, issue de l’union de la Portugaise Dão Sul, le groupe Raimundo da Fonte et de l’importatrice Expand. On voit bien, alors, que ce projet n’est pas une invention récente. Au bout de 67 ans de développement, on peut dire qu’il a déjà cessé d’être, depuis un certain temps, un défi ou une curiosité, pour devenir réalité. Un des principaux spécialistes de vins anglais, Jancis Robinson, a dit à propos des vins produits au Nordeste du Brésil et de leur qualité, qu’ils possèdent certaines variétés bien développées, assez caractéristiques et entièrement adaptées à la région. Parmi ces variétés on peut citer le shiraz et le muscat. Ce que l’on cherche aujourd’hui au Nordeste ce sont de nouvelles variétés de raisins adaptés à la région pour agrandir la gamme produite. Mais les variétés déjà établies, comme le cabernet sauvignon, le shiraz, les muscats et le chenin blanc, sont pleinement développées, elles sont sur le marché international et sont déjà reconnues.

TB : Où trouve-t-on la majeure partie de la production de vin au Brésil ? CECN : On peut considérer que la majeure partie de la production nationale, quelques 90%, en parlant des vins fins, se trouve au Rio Grande do Sul. La production concentrée dans le Nordeste brésilien ne représente que 5 à 7%. Au Brésil, il existe une grande différence entre les vins fins et les vins communs. Pour avoir une idée, la totalité du marché brésilien tourne autour de 350 millions de litres, dont 268 millions de vin commun, élaborés à partir de raisins hybrides américains ; les 82 millions de litres restants correspondent à des vins fins, faits avec du raisin propre à la production de vin (cabernet, merlot, chardonnay, etc.).

TB : Quelles sont les principales qualités du vin brésilien ?

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CECN: Je pense qu’il est difficile de parler du vin brésilien comme un tout. Nous avons une très grande diversité de production. On peut parler des caractéristiques des vins de la Serra Gaúcha, de celles des vins de la région Nordeste ou de celles des vins de Santa Catarina. Chaque région possède des caractéristiques très différentes. Par contre, on peut affirmer que la plus grande partie de la production se trouve dans le Rio Grande do Sul. Les principales caractéristiques seraient la légèreté et la forte présence de fruit. Ce sont des vins très fruités, avec

où les consommateurs savent déjà reconnaître un produit de qualité. Je crois que la situation s’inversera bientôt au profit du Brésil. Le consommateur n’est pas seul responsable de cet état de choses. Les produits participent beaucoup à cette perception négative du vin brésilien. C’est seulement au cours des dix dernières années qu’il y a eu un grand investissement dans la production nationale de vins fins et une incroyable amélioration de la qualité. De nombreux consommateurs brésiliens n’ont pas accompagné cette évo-

un équilibre excellent entre la structure et l’acidité. Comme ils sont très équilibrés en degré alcoolique, ils sont légers et agréables à boire. Mais, je le répète, le Brésil est très étendu. On a dans le Rio Grande do Sul même, la région de la Frontière ou celle de la Campanha, aux excellentes conditions de climat et de sol, où l’on trouve des vins aussi très fruités, très structurés, mais avec un degré d’alcool plus élevé en fonction du grand déficit hydrique à l’époque de la récolte. On peut donc dire que la principale caractéristique du vin brésilien, en général, est d’être fruité, léger, parfumé et bien équilibré en degré alcoolique.

lution et ont encore l’image du vin brésilien comme étant un produit de basse qualité. Auparavant, cette image déformée pouvait se justifier dans le cas de certains produits, à cause de mauvaises technologies, mais actuellement le Brésil est en avance par rapport à plusieurs pays producteurs anciens et traditionnels, parce que l’on acquiert tout ce qu’il y a de plus moderne pour ce qui est de l’élaboration du vin. Les principaux viticulteurs brésiliens disposent de conseillers internationaux qui aident à l’élaboration et à l’apport technologiques. Sur une période de dix ans, le vin a pu ainsi atteindre un niveau de qualité international, tant et si bien qu’il est en passe d’être reconnu dans le monde comme un produit d’exportation.

TB : Le vin brésilien souffre-t-il encore de préjugés de la part des Brésiliens eux-mêmes ? Quel est le vin plus apprécié par le palais brésilien ? CECN: Oui, il souffre encore de beaucoup de préjugés. Le Brésil fait partie des pays qui ne sont pas encore mûrs. Notre consommation per capita tourne autour de 1,8 litres par an. Selon les chiffres de 2007, le total des ventes de vins fins au Brésil a été de 70 millions de litres, dont 22 millions sont brésiliens et 48 millions importés. En ce qui concerne les vins mousseux, le marché a été de 12 millions de litres, dont 7,6 millions sont brésiliens et 4,5 millions sont importés. On note que la consommation de vin augmente au fur et à mesure que la culture augmente, et que le produit brésilien connaît une valorisation croissante. C’est fréquent à l’étranger, 164

TB : Existe-il des différences entre les vins brésiliens consommés au Brésil et ceux destinés à l’exportation ? CECN : Ils s’agit en gros des mêmes produits, qui sont d’ailleurs emballés au même moment. La différence se trouve seulement sur l’étiquette, parce que celle du vin exporté répond aux exigences légales du pays de destination. On observe que, en ce qui concerne le vin exporté, le marché cherche et consomme des vins à plus forte valeur ajoutée, catégorie premium ou mieux.

TB : Les mousseux brésiliens possèdent une qualité qui les place parmi les Textes du Brésil . Nº 13


On pourrait dire que, dans les cinq dernières années, le Brésil n’est devancé que par la région de Champagne, en France, en ce qui concerne le nombre de prix internationaux de mousseux. meilleurs au monde. Quels sont leurs caractéristiques ? CECN : La principale région de production de mousseux est la Serra Gaúcha. Les variétés comme le chardonnay, le pinot noir et les proseccos euxmêmes se sont très bien adaptés à cette région dont le sol et le climat privilégiés confèrent à ces produits beaucoup de fraîcheur et de jovialité. Le mousseux brésilien est un produit assez aromatique, qui tire sa fraîcheur de l’excellent équilibre entre acidité et structure. Dans les régions où l’on ne trouve pas cette structure et cette acidité, les mousseux sont moins rafraîchissants. Cette caractéristique de fraîcheur du mousseux brésilien le fait ressortir internationalement. On pourrait dire que, dans les cinq dernières années, le Brésil n’est devancé que par la région de Champagne, en France, en ce qui concerne le nombre de prix internationaux de mousseux.

TB : Quelle est l’accueil des mousseux brésiliens à l’étranger ? CECN: Le grand problème de l’exportation de mousseux est que le Brésil ne produit pas du mousseux commun. Notre exportation est centrée sur les mousseux premium (haut de gamme), tandis que le marché est dominé par les mousseux bon marché, La saveur du Brésil

surtout par les cavas espagnoles et les proseccos italiens – produits qui dominent le marché des bas prix. En ce qui concerne les produits à valeur ajoutée, les Français, grâce à toute leur réputation, dominent pratiquement seuls le marché. Mais le marché est en train de changer. La consommation de mousseux qui n’était pas très importante dans le monde, qui se limitait aux fêtes et aux célébrations, commence déjà à entrer dans la consommation quotidienne. On voit déjà se répandre, au Brésil et dans le monde, les «champagneries» – qui vendent des mousseux – où l’on commence à valoriser la qualité et à accorder de l’importance au prix. Dans ce créneau, lorsque vous voulez de la qualité sans avoir à payer un prix très élevé, il y a les mousseux brésiliens, qui sont des produits de qualité, mais pas trop chers. C’est dans ce marché-là que le Brésil est en train de s’insèrer en ce qui concerne les mousseux.

TB : Le succès à l’étranger de la caipirinha et de la cachaça brésiliennes, qui sont presque comme des icônes de la patrie, gêne-t-il la visibilité de nos vins à l’extérieur ? CECN: Tout ce que vous pourrez dire ou montrer en terme de qualité à propos du Brésil dans le monde, aidera le vin brésilien. À l’étranger, on dit beaucoup de bien de la caipirinha, qui est un icône brésilien, et dans notre pays aussi elle est considérée comme un excellent drink. Différentes initiatives, que ce soit notre cachaça, nos vins, nos stylistes, nos top models, ou nos joueurs de football, ont remporté un succès international fantastique. Tout ce que l’on peut divulguer qui montre tous les bons côtés d’un pays sophistiqué, gai, tout cela aide, bien sûr, à la promotion du vin brésilien. L’Allemagne, aujourd’hui, est l’un des principaux consommateurs au monde de caipirinha, et l’un des principaux marchés pour la cachaça. Mais l’Allemagne est également un excellent importateur de vins brésiliens. •

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Glossaire général Abará – Plat typique de Bahia. C’est un petit gâteau en forme de boule fait du haricot râpé sans la cosse, assaisonné avec de l’huile de palme, du poivre, cuit au bain-marie et enveloppé par des feuilles de bananier. Acarajé – Boulette de gâteau de la gastronomie afrobaiana, faite de pâte de haricot « à œil noir » (dolique mongette), frite dans de l’huile de palme, et servie avec de la sauce de poivre, d’oignon et de crevette séchée. La recette figure dans le livre de recettes qui accompagne cette publication. Açaí – Fruit de la région amazonienne. Angu – Pâte consistante faite avec de la farine de maïs (fubá), de manioc ou de riz, de l’eau et du sel, échaudée. Araçá – Fruit de petite taille, arrondi, son goût rappelle un peu la goyave. Utilisé pour la fabrication de sorbets, de raffraîchissements, de douceurs. Il existe plusieurs sortes d’araçás. Arroz-de-carreteiro – Plat typique de la gastronomie du Sud. Préparé avec du riz et de la viande salée séchée au soleil. La recette figure dans le livre de recettes qui accompagne cette publication. Baba-de-moça – Friandise faite avec du sucre fondu, du lait de coco et du jaune d’œuf.

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Baião-de-dois – Plat typique de la gastronomie de l’état du Nordeste du Ceará, constitué essentiellement de haricot et de riz. La recette figure dans le livre de recettes qui accompagne cette publication. Barreado – Plat typique de la gastronomie de l’état du Paraná. La viande est cuite à feu doux, pendant plusieurs heures, dans une casserole en argile couverte. La recette figure dans le livre de recettes qui accompagne cette publication. Beiju – Gâteau de pâte de tapioca ou de farine de manioc, très fine. Bom-bocado – Friandise faite avec du sucre, du jaune d’œuf, du lait de coco, de la farine, et de la noix de coco râpée ou du fromage. Brevidades – Boulettes de gâteaux faites de sucre, polvilho (farine de manioc), œufs, etc. et rôties au four. Broa – Pain arrondi, préparé avec du fubá de maïs ou de riz, du cará, du polvilho, etc. Bobó de camarão (bobó) – C’est l’un des plats principaux de la gastronomie de Bahia : crevettes aux oignons, que l’on fait revenir dans l’huile avec du lait de coco, de l’huile de palme et une crème faite à base de manioc et oignons frits dans l’huile.

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Cajá – Fruit amer et aromatique, très répandu dans la région amazonienne. Canjica – Au Nordeste du Brésil on dit mungunzá et au sud du pays, c’est le curau. C’est une espèce de bouillie qui a une consistance cremeuse faite avec du maïs vert râpé, du lait ou du lait de coco et saupoudré avec de la cannelle. Cará – Tubercule comestible très riche. Carne-de-sol – Viande légèrement salée et séchée au sol, nommée aussi carne-de-vento, carne-do-sertão. Cobu – Biscuit de fubá, rôti sur des feuilles de bananier Cupuaçu – Fruit de la région amazonienne, très utilisée dans la préparation de compotes, de raffraîchissements, etc. Farinha d’água – Farine très granulée, de couleur jaune, faite de manioc. Farofa – Farine comestible grillée ou échaudée avec du beurre ou un corps gras, et des fois mélangée avec des œufs, des olives, de la viande, etc. Fubá – Farine de maïs ou de riz. Ingá - Fruit d’un arbre très commun au Brésil, de la famille des légumineuses.

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Mãe-Benta – Petits gâteaux créés par une pâtissière qui s’appelait Benta qui a vécu à Rio de Janeiro, au début du XIXe siècle. Elle était la mère d’un chanoine très connu à l’époque, d’où le nom du gâteau, en français « Mère Benta ». Ces gâteaux sont préparés avec de la farine de riz, des œufs, du sucre, du lait de coco, etc. Manjar branco – Sorte de flanc, fait avec du lait et de la maïzena. Il est généralement servi avec des prunes noires en boîte de conserve. La recette figure dans le livre de recettes qui accompagne cette publication. Maniçoba – Fruit d’un arbre du Nordeste ou d’un aliment fait de pousses de manioc mélangées à de la viande de bœuf ou de poisson, assaisonné avec du poivre et du sel. Mocotó – Pied de bovin, sans le sabot, utilisé aussi bien dans les plats salés que sucrés (d’après le dictionnaire Aurélio do Século XXI). Mojica - Bouillon de poisson épaissi avec de la farine de manioc. Moqueca (capixaba) – Plat typique brésilien, fait en général avec du poisson ou des fruits de mer, pouvant aussi être préparé avec de la volaille, des œufs, etc. Il s’agit d’un ragoût assaisonné avec du persil,

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de la coriandre, du citron, de l’oignon et surtout du lait de coco, de l’huile de palme et du poivre. Paçoca – Plat typique de la gastronomie brésilienne, préparé avec de la viande salée séchée au soleil et mélangée à de la farine de manioc ou de maïs. Pamonha – Espèce de gâteau, salé ou sucré, fait avec du maïs vert, du lait de coco, du beurre, de la cannelle, du sucre, de l’anis, cuit dans la feuille de maïs même ou dans une feuille de bananier, attachées aux extrémités. Pão-de-ló – Gâteau très léger et mœlleux, fait avec de la farine de blé, des œufs et du sucre. Papo-de-anjo – Friandise à base d’œufs, dont les jaunes bien battus sont rôtis dans de petits moules et ensuite plongés dans de la sauce chaude. Pé-de-moleque – Friandise de consistance solide, faite avec du sucre ou de la rapadura et des morceaux de cacahouètes grillées.

Tacacá – Plat typique de la région amazonienne. Bouillie presque liquide de tapioca assaisonnée de tucupi, jambu, crevette et poivre. Tapioca – Fécule comestible retirée du manioc. Torresmo – Lard frit en petits morceaux. Tucupi – Sauce traditionelle de la région amazonienne, rétirée du manioc râpé. La recette figure dans le livre de recettes qui accompagne cette publication. Tutu de feijão – Haricots cuits, que l’on fait revenir avec de la farine de manioc ou de maïs . Virado – Plat typique de la région de São Paulo fait avec des haricots cuits, égoutés, que l’on fait revenir dans de beaucoup de corps gras et de condimments, mélangé avec un peu de farine de maïs ou de manioc. Il est souvent servi avec des saucisses frites, des œufs frits et des côtelettes de porc.

Pequi – Fruit typique du cerrado brésilien. Peut être utilisé comme liqueur ou comme condiment pour le riz. Pirão – Espèce de bouillie épaisse faite d’un bouillon de viande de bœuf, de poisson, etc, auquel on ajoute de la farine de manioc. La recette du pirão figure dans le livre de recettes qui accompagne cette publication. Quindim – Friandise à base de jaunes d’œufs, noix de coco et sucre. Il a l’aspect d’un flan, petit ou grand, et est de couleur jaune. Rapadura – Douceur dont le principal ingrédient est le jus de canne à sucre. Il a la forme d’une brique et est bien solide.

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MINISTÈRE DES RELATIONS EXTÉRIEURES

Textes du Brésil

Cette publication a été réalisée par la Coordination de Divulgation (DIVULG) du Ministère des Relations Extérieures et par le Programme des Nations Unies pour le Développement (UNPD). Les opinions exprimées dans les articles relèvent excusivement de la responsabilité de leurs auteurs, et ne correspondent pas nécessairement à la position du Ministère des Relations Extérieures. La reproduction partielle ou intégrale des articles est permise à condition de citer la source.

Nº 13 La saveur du Brésil

En vertu des principes du développement durable, cette publication a été imprimée sur du papier recyclé.

Ministère des Relations Extérieures www.mre.gov.br 2008

Ministery of External Relations

www.mre.gov.br Ministre d’État Ambassadeur Celso Amorim Secrétaire Général des Relations Extérieures Ambassadeur Samuel Pinheiro Guimarães Neto Sous-Secrétaire Général de Coopération et de Promotion Commerciale Ambassadeur Ruy Nunes Pinto Nogueira Département Culturel Embassadeur Paulo César Meira de Vasconcellos Coordination de la Divulgation Secrétaire Mariana Lima Moscardo de Souza Secrétaire Evandro de Barros Araújo Organisation Secrétaire Bruno Miranda Zétola Andréa Milhomem Seixas Traduction Flávia Medeiros de Carvalho Révison Daniel Ribeiro Merigoux

La saveur du Brésil

Projet Graphique et édition d’art : Priscilla Campos - Formatos Design Gráfico Illustration de couverture : Marché à Bahia. Jean León Pallière, 1812.

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