Récits de la mort image patrimoniale

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Cathédrale Notre-Dame d’Amiens, le portail du Jugement dernier Tympan du portail central, XIIIe siècle Photographie des frères Bisson, associés de 1852 à 1863 Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie © BnF, Paris

Le nom des frères Bisson, Louis Auguste (1814-1876) et son cadet Auguste Rosalie (1826-1900), est associé à une prouesse : la réalisation en 1861-1862, sur commande de Napoléon III, de photographies depuis le sommet du mont Blanc. Mais les deux frères, sans se spécialiser comme Édouard Baldus, ont aussi cherché à être reconnus comme photographes d’architecture. Avec Prosper Mérimée et sa Mission héliographique, avec Eugène Viollet-le-Duc et ses campagnes de restauration, l’époque est à la redécouverte des monuments médiévaux, châteaux, églises et cathédrales. La photographie permet aux amateurs d’art comme aux architectes de saisir ces monuments sous un autre jour. La maison Bisson frères publie ainsi entre 1854 et 1863 une série de plus de 200 planches montrant Les Reproductions photographiques des plus beaux types d’architecture et de sculpture. C’est le cas de la cathédrale d’Amiens. La presse les cite en exemple et insiste non seulement sur le grand format des images mais surtout sur leur qualité esthétique, le choix des angles de vue, la netteté et la finesse des reliefs, la qualité de la lumière à laquelle les deux frères portaient une grande attention.

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Le tympan du Jugement dernier

La construction de la cathédrale d’Amiens, dont la première pierre est posée en 1220 après l’incendie de la cathédrale romane, est contemporaine du règne de Louis IX – saint Louis (1226-1270). Elle appartient à la deuxième génération des grands édifices construits dans le domaine royal des Capétiens, après Paris et Chartres, quelques années avant Reims. L’édifice, un des plus vastes de l’âge gothique, témoigne de la grande maîtrise des constructeurs. La cathédrale s’enorgueillit de posséder d’insignes reliques qui attirent les pèlerins : les restes de saint Firmin, martyr et premier évêque de la ville, le chef de Jean-Baptiste, dérobé à Constantinople par les Croisés en 1204, l’anneau de la mère de Jésus, Marie. La cathédrale est l’église de l’évêque et des chanoines, elle témoigne de leur puissance mais aussi de la richesse de la ville. Le portail central de la façade est consacré au Jugement dernier, le portail de gauche à saint Firmin, celui de droite à la Vierge Marie. Le tympan du portail central est divisé en quatre registres. Détail 1 - Premier registre

Le registre du bas raconte l’opération même du jugement que préside l’archange saint Michel. Il tient la balance qui porte sur un plateau l’Agneau de Dieu et sur l’autre la tête d’un réprouvé. Symbole de la lutte entre le bien et le mal, un diablotin tente d’infléchir la balance du côté du mal, alors que le doigt de saint Michel semble légèrement peser pour sauver un ressuscité. De part et d’autre, c’est la résurrection : prévenus de la fin du monde par quatre anges qui soufflent dans des olifants, hommes et femmes sortent des tombeaux. Aucun vieillard, aucun enfant parmi eux, symboliquement ils ont tous l’âge idéal, 33 ans, celui de Jésus ressuscité.

Détail 2 - Second registre

Succédant au jugement, juste au-dessus de lui, le second registre décrit le devenir des damnés et des élus. À droite, les premiers sont chassés par un diable dans un enfer, représenté par la gueule grande ouverte d’un monstre, le Léviathan souvent évoqué dans la Bible. À gauche, les seconds gagnent le paradis, symbolisé par une ville rêvée, la Jérusalem céleste. Couronnés par les anges, ils sont accueillis par saint Pierre qui porte les clés. L’apôtre désigne un personnage qui a l’honneur insigne d’entrer le premier au paradis, ce personnage est François d’Assise. Le fondateur des Franciscains a été canonisé en 1228 ; qu’il figure quelques années plus tard sur le porche d’Amiens est un signe de sa très rapide notoriété dans la chrétienté.

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Détail 3 - Troisième et quatrième registres

Sur le troisième registre trône le Christ, souverain juge. Ses deux mains ouvertes montrent les blessures faites par les clous qui l’ont fixé à la croix ; de même son flanc est découvert pour montrer la plaie faite par le soldat romain. Encadrant la scène, deux anges portent les instruments de la passion. Le Sauveur est entouré par Marie, sa mère, et par Jean, le disciple bien-aimé. Tous deux à genoux, ils implorent la clémence du Juge pour les pauvres pêcheurs. Au sommet du tympan (quatrième registre), une autre figure apparaît : c’est “le Fils de l’Homme” tel qu’il est décrit dans l’Apocalypse attribué à l’apôtre Jean, “de sa bouche sortait un glaive acéré à deux tranchants”. Il est entouré de deux anges, portant l’un la lune et l’autre le soleil.

© La Collection / Jean-Paul Dumontier Le Christ, Juge et Sauveur

À l’époque romane, le Dieu des tympans d’églises était la Majestas Domini, Jésus-Christ trônant au centre d’une mandorle (du latin mandorla, amande), entouré des “quatre bêtes” ou “quatre vivants” de l’Apocalypse (le lion, l’aigle, le taureau et l’homme) souvent interprétées comme les symboles des quatre Évangélistes. Le Dieu du Jugement apparaît pour la première fois sculpté sur le porche de la cathédrale Saint-Vincent de Mâcon, au début du e siècle, puis sur le tympan de l’abbatiale Sainte-Foy de Conques, au deuxième quart du e siècle. La scène a été progressivement élaborée ; aucun des textes du Nouveau Testament ne décrit précisément cet épisode, tel qu’il est ici figuré. Ce sont les artistes, ou leurs commanditaires, qui ont progressivement rassemblé les éléments qui le composent. L’ensemble est fixé à l’âge gothique, comme en témoigne la synthèse du dominicain Jacques de Voragine dans sa vaste compilation, La Légende dorée, dont la rédaction (1260) est postérieure de quelques années au portail d’Amiens. L’œuvre d’art est donc ici créatrice, elle emprunte à plusieurs sources : aux prophéties de l’Apocalypse attribuée à Jean : c’est le Fils de l’Homme qui annonce la fin des temps ; à l’Évangile attribué à Matthieu (25, 31-46) : le “Fils de l’Homme siègera sur son trône de gloire”, les uns iront “au châtiment éternel et les justes à la vie

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éternelle”. Mais à ces deux textes la scène ajoute deux innovations décisives, l’une est anecdotique, c’est la balance, instrument traditionnel du jugement emprunté à l’Égypte antique, l’autre est de plus grande portée : le Juge est aussi le Sauveur, pour le signifier il montre les instruments de sa Passion, l’histoire de l’incarnation prend ici tout son sens. Dieu s’est fait homme pour racheter le péché originel d’Adam et Ève ; sa Passion permet, à la fin des temps, de sauver tous ceux qui méritent de l’être. Pour transmettre ce message, le portail de Conques jouait sur la peur, le portail de Chartres sur la sévérité et le hiératisme des statues colonnes, le sculpteur d’Amiens adopte l’équilibre des formes, sans utiliser le pittoresque, le grotesque ou une inutile agitation. Il choisit la lisibilité et la simplicité comme en témoigne la clarté déterminée de l’expression des visages, les plis droits des vêtements. Les anges esquissent un sourire qui annonce, quelques années plus tard, l’expressivité des statues de la cathédrale de Reims. La sobriété de ce Jugement dernier doit cependant être nuancée. Comme on le discerne après les dernières restaurations, les statues étaient peintes : quelques traces de pigments colorés sont visibles, par exemple sur les paumes du Sauveur, la couleur indiquant les plaies encore ouvertes. La contemplation du tympan avait un double rôle : la scène est imago, elle appelle la prière et la vénération des fidèles devant le Christ Sauveur, et la méditation des pêcheurs devant le caractère inéluctable du Jugement final, elle appelle aussi l’espérance du Salut. Ainsi, encore au e siècle, les malades de l’hospice de Beaune méditaientils devant le grand retable du Jugement dernier de Van der Weyden (cf. Dominique Borne, Anna Van den Kerchove, Jésus, collection “Récits primordiaux”, 2010). Mais la scène est aussi historia, elle rappelle l’incarnation et la Passion du Christ, elle raconte la fin des temps, les grands prodiges qui l’accompagnent et le moment où le Christ dans sa gloire viendra juger les vivants et les morts. Le Beau Dieu d’Amiens

Enfin, sous la scène du Jugement, sur le trumeau du portail central, une troisième figure du Dieu-fait-homme complète le message. La statue, communément appelée le Beau Dieu d’Amiens, est un Christ enseignant, comme en témoigne le livre qu’il porte. Il foule au pied le lion et le dragon et plus bas l’aspic et le basilic. La statue, dans sa sérénité, démontre ainsi que le Sauveur maîtrise toutes les forces maléfiques et que les fidèles doivent suivre son enseignement. Sa position à l’entrée même de la cathédrale est démonstrative : l’enseignement de Jésus est dispensé à celui qui pénètre en ce lieu ; suivre cet enseignement, que transmettent l’Église et son évêque, successeur des Apôtres, est indispensable pour espérer accéder à la vie éternelle.

© La Collection / Jean-Paul Dumontier

Sources Philippe Plagnieux, La Cathédrale Notre-Dame d’Amiens, Monum, Éditions du patrimoine, 2003. Émile Mâle, L’Art religieux du e siècle en France, Armand Colin, 7e édition, 1931. François Boespflug, Dieu et ses images, une histoire de l’Éternel dans l’art, Bayard, 2007.

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