Les métamorphoses de la question sociales dans les villes chinoises

Page 1

Institut d’Etudes Politiques de Lyon – Institut d’Asie Orientale/ENS Lyon

Les métamorphoses de la question sociale dans les villes chinoises TRAVAILLEURS MIGRANTS , OUVRIERS LICENCIES , NOUVEAUX PROPRIETAIRES

:

NAISSANCE ET LIMITES DES MOUVEMENTS

CONTESTATAIRES URBAINS

Renaud CRUELLS - Master 2 ASIOC Sous la direction de Laurence ROULLEAU-BERGER Membres du Jury Laurence ROULLEAU BERGER, Directeur de recherche au CNRS, sociologue, IAO-ENS Lyon Sophie BEROUD, Maître de conférences, Science Politique Université Lumières - Lyon II



Sommaire

Introduction ................................................................................................................................ 5 I.

La transition économique, à l'origine des mécontentements ............................................ 11 A.

La ségrégation résidentielle conséquence des réformes ............................................ 13 1)

Comprendre le développement urbain fulgurant ou l‘exemple du « miracle

shanghaien » ..................................................................................................................... 16 2)

Les conséquences sociales de la gentrification des centres à travers l‘exemple de

Beijing .............................................................................................................................. 21 3)

Le processus de dualisation des villes chinoises .................................................... 23 La privatisation de l‘économie à l‘origine du déclassement des travailleurs urbains 29

B. 1)

La fin de l‘unité de travail ...................................................................................... 29

2)

Les xiagang entre déclassement et dépendance ..................................................... 30

C.

La gestion politique des flux migratoires et leur mise au service de la croissance

urbaine .................................................................................................................................. 35

II.

1)

Au commencement de la révolution urbaine chinoise : l‘exemple de Shanghai ... 35

2)

La politique anti-urbaine de Mao et la gestion des flux de populations ................ 39

3)

Le rôle moteur des migrants dans la croissance chinoise ...................................... 44

Les obstacles structurels limitant les revendications des urbains..................................... 53 L‘absence d‘un Etat de droit et d‘instances de régulation des conflits...................... 54

A. 1)

Organisation décentralisée et droit à la carte ......................................................... 54

2)

L‘absence d‘instance de régulation des conflits .................................................... 55

3)

Le recours aux pétitions ......................................................................................... 57

B.

Rapports de dépendance des urbains aux autorités et contrôle social ....................... 59 1)

Une gouvernance adaptée à la ségrégation résidentielle ........................................ 61

2)

Les comités de quartier, vers un contrôle social plus diffus .................................. 64

-3


3) C.

III.

Les propriétaires urbains et le recours au droit ...................................................... 67 Des revendications limitées de la part des résidents urbains ..................................... 71

1)

Les marges de manœuvre réduites des xiagang ..................................................... 71

2)

Le mouvement autodiscipliné des propriétaires..................................................... 74

3)

Dépendance et contrôle .......................................................................................... 75

Autonomisation et organisation des migrants ............................................................... 79 L‘émergence de mobilisations collectives, réaction à la révolution urbaine ? .......... 80

A. 1)

La réaction face au nouveau système économique urbain ..................................... 80

2)

Constitution d‘un « capital spatial » et autonomisation des migrants ................... 85 L‘utilisation de nouvelles ressources par les migrants .............................................. 92

B. 1)

La perte de confiance des migrants à l‘égard du politique .................................... 93

2)

Naissance de mouvements contestataires .............................................................. 98

Conclusion .............................................................................................................................. 106 Bibliographie .......................................................................................................................... 109

-4


Introduction

La société chinoise est en passe de devenir majoritairement urbaine. En 2010, la part de la population vivant en ville représentait 48% de la population chinoise. Cette population est appelée à s'accroitre de plus de 350 millions de personnes d'ici 20 ans, faisant de la Chine le pays le plus urbanisé de la planète avec plus de 60% de sa population vivant en ville en 2030, soit environ un milliard de personnes. C‘est en considération pour l‘ampleur de ces chiffres et des transformations démographiques, géographiques et politiques à venir que nous nous focaliserons essentiellement sur la Chine urbaine dans le cadre de notre étude. La transition urbaine a été initiée il y a près de trente ans avec la mise en place des réformes économiques introduisant les logiques de l‘économie de marché dans les zones économiques spéciales (ZES). Ces mesures ont permis l‘attraction de capitaux étrangers et le développement rapide de l‘économie urbaine dans les provinces du Guangdong, du Fujian et dans le delta de la rivière des perles. La croissance économique s‘est rapidement concentrée dans les grandes villes de ces zones côtières et à Shanghai et Pékin, alors que les provinces rurales du centre et de l‘ouest restaient beaucoup moins développées. Au début des années 1990, les très fortes inégalités de développement entre les villes et les campagnes sont à l‘origine d‘un phénomène migratoire majeur en Chine : l‘exode rural de millions de paysans quittant leurs provinces d‘origine pour aller travailler dans les villes et tenter d‘améliorer leurs conditions de vie. Ces gigantesques mouvements de migrations internes (neiguo liudong) sont particulièrement visibles lors des fêtes de fin d‘année. Pendant une semaine à cette période comprise entre Janvier et Février, des millions de travailleurs migrants rentrent chez eux voir leur famille et causent des problèmes logistiques énormes saturant tous les réseaux de transports.

-5


Flux migratoires inter-provinciaux des zones rurales vers les villes, 1990-19951

Comme on peut le voir sur la carte (ci-dessus) les travailleurs migrants viennent essentiellement (pour environ 66% d‘entre eux) des régions du centre et de l‘ouest de la Chine (Hubei, Henan, Anhui, Shandong, Sichuan, Jiangsu, HelongJiang, Gansu) et partent travailler dans les villes situées sur la côte Est, caractérisées par un fort taux de croissance, un dynamisme économique, une bonne intégration dans l‘économie mondiale et une réelle capacité d‘attraction des capitaux et des entreprises étrangères. A ce jour, ce sont les municipalités de Pékin, Chongqing, Shanghai et la région du delta de la rivière des Perles qui concentrent près de 80 % de la population migrante chinoise 2. Les villes de Canton (Guangzhou) et de Shanghai comptent respectivement 30 millions et 5 millions de travailleurs migrants chacune. Depuis le début des années 2000 ces flux migratoires internes tendent à se complexifier. En dehors des migrations de longues distances entre provinces, il existe également des migrations

1

Poncet Sandra et Zhu Nong, « La dynamique migratoire des ruraux vers les villes », Perspectives chinoises [En ligne], 91 | septembre-octobre 2005, p.13 2 Selon les chiffres de la Banque mondiale, 2009 In Chi Y-Ling , « Rester ou rentrer ? La question du retour chez les migrants chinois », L'Économie politique, 2011/1 n° 49, p. 24-43.

-6


à l‘intérieur des provinces elles-mêmes: elles caractérisent essentiellement les populations paysannes qui quittent leur village d‘origine pour aller vers des villes de rang supérieur, capitales économiques ou chefs-lieux de provinces. Il existe également des migrations de ville à ville qui concernent davantage les jeunes urbains qualifiés qui ne trouvent pas d‘emploi correspondant à leurs compétences dans leur ville d‘origine. Dans une étude sur la question du retour chez les migrants 3, Chi Y-Ling explique qu‘il est possible de différencier deux catégories de migrants en fonction de la durée de leur expérience migratoire. Les migrants de la première cohorte (dont l‘expérience migratoire a débuté avant 2001) ont baigné dans un discours étatique de valorisation des liens culturels et sociaux et de devoir économique envers la terre natale. Après avoir économisé suffisamment d‘argent au cours de leur migration, ils souhaitent retourner vivre dans leur province. Pour eux, la migration est essentiellement produite par la contrainte économique. Au contraire, les migrants appartenant à la nouvelle cohorte –dont l‘expérience migratoire est plus récente (depuis 2001)- conçoivent la migration comme un moyen d‘émancipation. Moins attachés à leur terre natale (seulement un peu plus de la moitié d‘entre eux a déjà eu une expérience agricole contre 71% dans l‘autre cohorte), ils sont attirés par la vie urbaine et sont persuadés de pouvoir trouver en ville des opportunités d‘ascension sociale. Les nouveaux migrants semblent plus capables et plus déterminés à s‘intégrer que les migrants d‘avant 2001. Ils se sentent moins discriminés (22% contre 32% auparavant) et certains parviennent à se forger un véritable réseau de relations en ville (25% contre seulement 13%). Ainsi la deuxième cohorte considère le retour comme un échec4 et souhaite s‘installer en ville de façon définitive. Chi YLing montre que suite à la crise économique les migrants arrivés en ville avant 2001 sont 71% à préparer leur retour contre seulement 27% chez les nouveaux arrivants. Ce « changement de paradigme » (Chi Y-Ling, 2011, p.39) dans la conscience des nouveaux migrants décidés à rester en ville suscite un vif intérêt de la part des autorités 5. La nouvelle cohorte est beaucoup plus importante en nombre que l‘ancienne (seulement 10 millions de migrants au début des années 1990). Selon le bureau national des statistiques chinois, la population des migrants ruraux représentait près de 221 millions de personnes en

3

Chi Y-Ling , « Rester ou rentrer ? La question du retour chez les migrants chinois » , L'Économie politique, 2011/1 n° 49, p. 24-43. 4 Interview avec le chercher Hewei de l‘Académie des Sciences Sociales in Chi Y-Ling , « Rester ou rentrer ? La question du retour chez les migrants chinois » , L'Économie politique, 2011/1 n° 49, p. 24-43. 5 Comme cela est évoqué dans le premier document élaboré par le Conseil d‘Etat en février 2010.

-7


20106, soit près de 16% de la population chinoise totale, ce qui en faisait le premier mouvement migratoire au monde. Le rapport gouvernemental sur la nouvelle urbanisation de la Chine (Mars 2003), indique que si ce changement d‘attitude se généralisait parmi les migrants, nous assisterions à la transition de phénomènes migratoires temporaires vers un exode rural massif susceptible de perturber le développement des villes et l‘équilibre démographique du pays.

L‘origine rurale des travailleurs migrants, qui leur a donné leur nom (nongmin, paysans - gong, travailleurs), serait la cause de troubles sociaux dans les villes. Les nongmingong « sales et mal éduqués » souffrent d‘une mauvaise image auprès des citadins qui font peser sur eux l‘essentiel de la responsabilité dans la criminalité urbaine. En s‘interrogeant sur les causes de cette criminalité, on constate que les nongmingong vivent dans une grande précarité. Ils trouvent généralement des emplois sous-qualifiés dans des secteurs non régulés par l‘Etat et font fréquemment l‘objet d‘abus de la part de leur patron (non-paiement des salaires, exploitation économique, violences). Comme les nongmingong ne disposent pas d‘un permis de résidence urbain –le hukou-, ils n‘ont théoriquement pas le droit de s‘installer en ville. Etant en situation irrégulière au regard de la loi, ils n‘ont pas accès aux voies légales de résolution des conflits pour se défendre contre leurs employeurs, ce qui les pousse à se faire justice eux-mêmes. Ce sont ces crimes qui remplissent les pages des faits divers des journaux, augmentent le sentiment d‘insécurité et nourrissent la méfiance des urbains à leur égard. Ces dernières années, à cause de leur mauvaise condition économique et de l‘hostilité des urbains, les migrants ont commencé à se mobiliser pour revendiquer des droits et exiger une reconnaissance publique de leur contribution à la croissance économique des villes (Kernen, 2002, Froissart, 2005). L‘apparition de ces mouvements contestataires a inquiété les autorités chinoises dépourvues de moyens de coercition adaptés pour restreindre l‘ampleur de ces mobilisations. Le cas des nongmingong a également attiré l‘attention de l‘opinion internationale et de plus en plus de chercheurs chinois et occidentaux s‘intéressent à la condition de ce nouveau groupe social en formation en Chine.

*

6

http://french.peopledaily.com.cn/VieSociale/7307118.html

-8


Dans le cadre de notre étude, nous souhaitons nous appuyer sur l‘exemple des mobilisations des travailleurs migrants pour voir en quoi il est révélateur du mécontentement social qui se développe dans les villes chinoises. Pour répondre à cette question nous nous baserons sur les travaux sur les migrations, la recomposition du marché du travail et la libéralisation de l‘économie et sur les mouvements contestataires, réalisés par des chercheurs français et étrangers au cours de ces dix dernières années. La confrontation de ces travaux nous pousse à nous tourner vers deux autres catégories d‘urbains concernés par les changements liés aux réformes et également en proie au mécontentement. Ces deux groupes sont les « xiagang » et les jeunes propriétaires issus de la nouvelle classe moyenne.

Les xiagang étaient les salariés des entreprises d‘Etat pendant la période socialiste et constituaient le prolétariat urbain à la base du système communiste. Suite aux réformes économiques et à la privatisation, ils ont été près de 30 millions à être licenciés, perdant tous les avantages liés à leur unité de travail (la « danwei ») : emploi à vie, système de protection sociale et de retraite, logement fourni par l‘unité de travail... Cette « génération sacrifiée » (Liu Jie Yu, 2007) par l‘Etat socialiste pendant la période de transition économique n‘a pas eu son mot à dire à l‘époque mais elle commence à exprimer son mécontentement suite à l‘accroissement des inégalités provoqué par les réformes. Les revendications des xiagang sont plus discrètes que celles des migrants. En comparant la condition des xiagang à celle des nongmingong nous pourrons montrer comment le processus de transition économique est nourri par les hybridations entre les institutions héritées de l‘ancien système communiste (hukou/danwei) et les nouvelles règles issues de l‘économie de marché.

Enfin le groupe des jeunes propriétaires représenterait les 5 à 10% de la population chinoise qui composent la « nouvelle classe moyenne urbaine » qui a bénéficié des réformes économiques. Ils se différencient donc considérablement des deux groupes précédents. Nous nous intéressons à eux en raison des actions collectives qu‘ils mènent sur l‘espace public pour obtenir l‘effectivité de leur droit de propriété. Le fait que des propriétaires individuels arrivent à unifier leurs actions sans l‘appui d‘une structure sociale préexistante -comme pouvait le faire la danwei pour les xiagang- les rapproche des mobilisations collectives des nongmingong.

-9


Au travers de ces trois groupes et de leurs modalités de mobilisation pour exprimer leurs mécontentements, il nous sera possible de nous interroger sur la question de l‘émergence d‘une société civile en Chine urbaine.

Nous verrons d‘abord dans quelle mesure le contexte de transition économique est responsable de ces mécontentements (I), puis comment l‘Etat chinois a adapté ses modes de régulation sociale pour limiter les revendications des populations urbaines dans ce nouveau contexte (II). Enfin nous verrons dans quelle mesure les mobilisations des migrants se différencient de celles des autres populations urbaines (III). C‘est ainsi que nous souhaitons produire un état des lieux des différents modes de contestation sociale en Chine urbaine et des principaux obstacles qui les limitent.

***

-10


I. La transition économique, à l'origine des mécontentements

La Chine a le Gini le plus élevé d‘Asie. Cet indice (compris entre 0 et 1) permet de mesurer le taux d‘inégalités au sein d‘une même population. Suite à la mise en place des réformes économiques, l‘écart entre les populations les plus riches et les plus pauvres n‘a pas cessé d‘augmenté passant de 0,3 en 1978 à 0,45 en 2002, pour atteindre près de 0,5 en 2010 7. Ces chiffres placent la Chine derrière les Etats-Unis et juste devant la plupart des pays africains et latinos américains. Ainsi en 2006, les 10% les plus riches de la population, regroupant les dirigeants des organes de gouvernement du Parti, les responsables d‘organismes publics et les patrons d‘entreprises privées, possédaient 45% du patrimoine du pays, alors que les 10% les plus pauvres seulement 1,4%8. Jusqu‘aux réformes économiques, les inégalités de revenus entre villes et campagnes étaient les principales responsables de ces écarts extraordinaires. Néanmoins l‘intensification et la diversification des phénomènes migratoires internes à l‘espace continental chinois tendent à complexifier ce processus. En raison du système de livret de résidence mis en place dans les années 1950 par le régime communiste, le hukou, les migrants sont considérés par les autorités comme des travailleurs illégaux. Avant de nous intéresser aux conséquences des réformes économiques sur les différents types de résidents urbains, il nous faut revenir sur le fonctionnement du hukou.

Hukou - littéralement foyer/résidence 1 (calligraphie de Hélène Ho9)

7

Long Yaping et Li Changjiu, Shouru feipei, shiheng dailai jingji shehui fengxian (4 aspects des inégalités de revenus augmentent les risques socioéconomiques) Pékin, Jingji cankao, 21 mai 2010 in Fei Guo 8 Rocca, 2010, p.59 9 Courier International 03.09.2009 ―HUKOU”, le livret de résidence, Chen Yan.

-11


Le système du hukou fonctionne sur le principe de l‘assignation à résidence. En théorie, il interdit à toute personne de quitter son lieu de résidence sans autorisation préalable de l‘administration locale dont elle dépend. Sous le régime maoïste, il permettait notamment une meilleure gestion de la production et de la distribution des denrées sous le système d‘économie planifiée. Ainsi jusque dans les années 1980, le hukou donnait droit à des tickets de rationnement uniquement valables dans la localité de résidence. Au cours du temps, la fonction du hukou a changé de nature. Pendant la période d‘industrialisation, il a progressivement servi aux autorités pour réguler les flux de populations entre les zones rurales et les zones urbaines en fonction des besoins en main d‘œuvre. Il existe aujourd‘hui deux régimes du hukou, le hukou rural et le hukou non rural pour les résidents urbains. Il est quasiment impossible de changer de hukou sauf par son travail ou pour ses études. Il existe aussi des permis de résidence temporaires qui autorisent des urbains à aller travailler dans une autre ville que la leur, cependant ils sont sujets à un certain nombre de restrictions et ne donnent pas droit aux avantages d‘un hukou urbain permanent. Le hukou rural donne l‘accès à la terre agricole ou le droit à un emploi dans les entreprises rurales et au partage des profits tirés de la production de celle-ci. Toutefois aujourd‘hui le hukou urbain est bien plus avantageux : il permet de vivre et de travailler en ville, d‘acheter son logement en bénéficiant de subventions, d‘accéder aux services d‘éducation et de santé et à des emplois permanents dans sa ville. Depuis quelques années, il permet également aux urbains en difficulté économique de bénéficier de systèmes d‘aides mis en place par les gouvernements locaux. Ainsi la dualité du hukou institue une inégalité de traitement entre les populations urbaines et les populations rurales.

Dans cette première partie, nous verrons notamment comment la croissance urbaine de ces dernière années est à l‘origine d‘un processus de dualisation dans les villes chinoises autour de la question du hukou, mais également entre les résidents urbains, du fait de la ségrégation résidentielle et du déclassement des xiagang. En détaillant les processus économiques à l‘origine de l'émergence de groupes d‘exclus urbains, nous pourrons mieux comprendre les causes de leurs mécontentements.

-12


A. La ségrégation résidentielle conséquence des r éformes

Sous le régime socialiste, l‘Etat central était le seul moteur de la croissance. Il organisait à la fois la production et la consommation, et l‘économie était tirée par l‘industrialisation. Le système était organisé autour d‘une conception utilitariste de la ville comme un site de production avec ses usines d‘Etat urbaines. Dans ce contexte, les villes n‘avaient qu‘un rôle de variable d‘ajustement, d‘où l‘idée de parler d‘un modèle socialiste « sous-urbanisé » (Szelenyi, 199610). Selon Fulong Wu et Laurence Ma11, les réformes économiques ont initié l‘urbanisation du pays et mis les villes au cœur du nouveau régime d‘accumulation. En 1980, la mise en place de cinq zones économiques spéciales (ZES) permettant le développement de l‘économie de marché sur le sol chinois par l‘accueil de capitaux et l‘attraction d‘investisseurs étrangers ont bouleversé le système économique socialiste organisé selon les principes d‘une économie planifiée et centralisée. Devant les succès de la politique d‘ouverture, les autorités se sont engagées dans un processus de décentralisation dans les années 1980, pour accompagner la libéralisation (marketization) de l‘économie du pays. Le gouvernement central a délégué une partie conséquente de ses responsabilités aux gouvernements municipaux dans le but de leur transmettre les compétences nécessaires à la gestion locale de la transition économique vers l‘économie de marché. Une des conséquences manifestes de cette décentralisation de grande envergure est l‘enrichissement rapide des provinces de la côte Est et la modernisation des infrastructures des grandes métropoles liées à la production et à l‘export des marchandises vers le reste du monde12.

10

Cited in Wu Fulong and Ma Laurence J.C., « The chinese city in transition. Towards theorizing China‘s urban restructuring‖ in Ma Laurence J.C., Wu Fulong, Restructuring the chinese cities. Changing society, economy and space, Routledge, 2005 11 Wu Fulong and Ma Laurence J.C., « The chinese city in transition. Towards theorizing China‘s urban restructuring‖ in Ma Laurence J.C., Wu Fulong, Restructuring the chinese cities. Changing society, economy and space, Routledge, 2005 12 En 1999, le PIB des zones économiques spéciales proprement dites s'est élevé à 44,2 milliards de dollars, 14,5 fois plus que celui réalisé au moment de leur création, tandis que le volume de leur exportation a atteint 36 milliards de dollars, soit plus de 20% du total du pays. in Catin Maurice et Van Huffel Christophe , « Ouverture économique et inégalités régionales de développement en Chine : le rôle des institutions », Mondes en développement, 2004/4 no 128, p. 7-23.

-13


En 1988, la réforme des droits d‘utilisation des terrains (land-use rights) en ville a ouvert la voie pour réorienter la machine économique. Les gouvernements locaux en possession du territoire urbain ont engrangé d‘importants profits en confiant la transformation des terrains en projets immobiliers ou commerciaux à des promoteurs privés. Avec ces nouvelles prérogatives, les gouvernements locaux ont pu organiser le changement de modes d‘accumulation du profit et les villes ont progressivement été replacées au centre de la croissance économique.

La réforme des droits d‘utilisation puis celle du logement sont à l‘origine d‘une transition économique radicale puisqu‘elles « organisent la privatisation des propriétés de l‘Etat et la sortie de l‘économie planifiée »13 pour adopter les logiques de l‘économie de marché. Le développement économique des centres et leur mise en valeur ont entrainé une redistribution spatiale des populations. La gentrification des centres s‘est faite au détriment des couches sociales les plus faibles en les repoussant vers la périphérie. De plus, la croissance des villes et de l‘économie urbaine, en grande partie basée sur le marché de la construction, n‘a pu être soutenue dans le temps qu‘au prix d‘un relâchement des contrôles veillant au respect du régime du hukou et d‘un flou juridique de la part des gouvernements locaux quant au statut réel des travailleurs migrants d‘origine rurale résidant « illégalement » dans les villes. Ainsi, les nouveaux développements de l‘économie urbaine, s‘ils permettent une amélioration générale des infrastructures et garantissent aux villes (donc aux administrateurs locaux) une bonne attractivité économique, contribuent à renforcer les inégalités sociales entre les habitants et les doublent d‘une ségrégation spatiale.

La réforme du système foncier

Les premières mesures mises en place dans le cadre des réformes concernent la terre avec la reconnaissance de la propriété privée. Sous la période maoïste, la totalité de l‘espace appartenait au peuple (c‘est-à-dire à l‘Etat), l‘idéologie communiste refusant que l‘intérêt individuel (la propriété privée) concurrence l‘intérêt collectif (la propriété de l‘Etat). Ainsi la

13

Fulong Wu and Laurence J.C. Ma, « The chinese city in transition. Towards theorizing China‘s urban restructuring‖ in Laurence J.C. Ma, Fulong Wu, Restructuring the chinese cities. Changing society, economy and space, Routledge, 2005

-14


réforme sur les droits d‘utilisation des terrains (land-use rights) initiée en 1988 –et inspirée par la politique foncière hongkongaise- constitue le premier pas vers la libéralisation économique. Elle a permis d‘une part l‘ouverture d‘un marché privé de l‘immobilier, d‘autre part la formation d‘une classe de propriétaires ayant la propriété de leur logement.

L’émergence de nouveaux acteurs

Un des points essentiels de la réforme foncière est le transfert de la propriété –ou au moins des droits d‘utilisation- publique de l‘Etat vers la propriété privée. Pour piloter ce processus le gouvernement central s‘est appuyé sur deux acteurs : les gouvernements locaux, dotés des prérogatives nécessaires pour organiser le transfert des droits (transfert of land rights), c‘est-à-dire la vente de baux (land leases), et les promoteurs immobiliers privés, chargés de développer l‘espace urbain et de moderniser le parc résidentiel chinois avec la construction de logements destinés à accueillir une population urbaine grandissante. Cette stratégie d‘ouverture économique devait profiter à tous, permettant un développement rapide du secteur privé de l‘immobilier en Chine et de moderniser les villes chinoises à moindre coût pour les gouvernements locaux en augmentant la densité et la qualité urbaine sans avoir à financer la totalité de ces investissements. Un autre important de la réforme foncière est la question des « déplacés ». La modernisation et la densification des centres villes impliquent d‘importants travaux de démolition et de reconstruction. La destruction des logements vernaculaires, souvent vétustes, et leur remplacement par des bâtiments modernes mieux équipés a nécessité d‘importantes opérations de délogement-relogement. Dans un premier temps, les gouvernements locaux ont exigé des promoteurs le relogement des personnes concernées dans des bâtiments neufs. Pourtant, au fur et à mesure de la réforme, la règlementation concernant les opérations immobilières s‘est considérablement assouplie au profit de ces acteurs privés, n‘exigeant désormais plus qu‘une faible indemnisation financière afin de dédommager les déplacés. Ainsi en l‘espace de vingt ans, des opérations de transformations urbaines de grande ampleur ont permis de transformer la forme urbaine des centres villes et d‘en faire la vitrine de la « Chine moderne ».

Il nous importera ici de reporter les conséquences sociales de la « mue urbaine chinoise » et de voir comment la législation établie par l‘Etat puis par les gouvernements -15


locaux s‘est adaptée aux intérêts des acteurs économiques privés et au détriment des populations. Cette analyse critique de la transformation urbaine chinoise à travers l‘exemple de Shanghai (1) nous permettra de nous interroger sur les conséquences sociales des réformes économiques dans le milieu urbain (2). Elle nous permettra également de souligner le double processus de stratification sociale et de ségrégation spatiale en cours dans les villes chinoises (3). C‘est une fois ce nouveau contexte posé qu‘il nous sera possible de nous intéresser aux revendications des couches de populations urbaines les plus pauvres et les plus en difficultés dans l‘ère des réformes.

1) Comprendre le développement urbain fulgurant ou l’exemple du « miracle shanghaien »

Le changement dans la structure économique de Shanghai est révélateur des conséquences urbaines du tournant initié par les réformes économiques. Le ―miracle de Shanghai‖ englobe la rapide transformation économique et physique de la ville en l‘espace de 15 ans. La ville a changé plusieurs fois d‘activité centrale. A la fin du XIXème siècle, l‘ouverture d‘un port international par les étrangers a permis le développement commercial et financier de la ville dans le centre et autour du Bund (Huangpu district). A partir de 1949, les banques ont été nationalisées, l‘économie a été réorientée autour de l‘industrie, ce qui a bénéficié aux quartiers manufacturiers (Yangpu) dans les années 1950. En conséquence, la ville a perdu sa place de leader économique sous l‘ère maoïste pour ne la retrouver qu‘à l‘aire des réformes. En tant que moteur économique du pays, elle a désormais pour ambition de devenir un carrefour international pour la finance et le commerce en Asie. Ce nouveau positionnement dans l‘économie mondiale a des conséquences socioéconomiques sur sa structure urbaine. Entre 1978 et 2000, l‘activité principale de la ville est passée d‘un secteur manufacturier encore fort à une économie de services (vente, finance, immobilier, tourisme, communication)14. Le développement d‘une nouvelle économie urbaine s‘est traduite par

14

Le secteur manufacturier ne représentait plus que 47,6% de l‘économie en 2000 contre 77,4% en 1978 alors que parallèlement le secteur tertiaire a augmenté de 172% pour atteindre près de 50 ,6% en 2000 contre 18,6% en 1978. Ces chiffres sont extraits de l‘article de Zhang Tingwei, « Uneven development among Shanghai‘s

-16


l‘apparition de quartiers d‘affaire (dont le nouveau CBD de Pudong), la modernisation des centres qui repoussent les activités manufacturières et les masses populaires en périphérie, ainsi que la priorité donnée aux quartiers centraux sur les friches industrielles pour permettre le développement d‘infrastructures publiques. Tous ces phénomènes sont des caractéristiques que l‘on retrouve dans un grand nombre de villes chinoises. Enfin le développement de centres technologiques plus loin en périphérie et de banlieues résidentielles entre le centre et les zones industrielles, traduit un phénomène d‘étalement urbain (urban sprawl) similaire à celui observé dans les villes européennes et américaines. Ces transformations observables dans la restructuration de la forme physique de la ville sont liées aux logiques du marché et sont révélatrices de l‘évolution de la stratégie des gouvernements locaux, qui accompagnent le développement économique du pays en visant une meilleure intégration des villes chinoises dans la mondialisation.

Selon une étude de Tingwei Zhang15 portant sur l‘évolution de trois quartiers shanghaiens (Huangpu, Luwan et Yangpu), les gouvernements locaux ont concentré leurs efforts sur le développement des quartiers centraux de la ville au détriment des anciens quartiers industriels plus éloignés et à la dérive. Cette stratégie aurait permis de créer des zones urbaines attractives pour les capitaux étrangers, d‘accélérer le développement des centres mais aurait également eu pour conséquence de laisser les quartiers manufacturiers s‘appauvrir.

La gentrification induite par les réformes économiques

Dans les villes, les réformes économiques ont favorisé la décentralisation des pouvoirs. Depuis 1978, les gouvernements locaux ont acquis auprès du gouvernement central des prérogatives concernant les choix stratégiques en matière de développement local. Cet accroissement du pouvoir municipal a notamment eu des conséquences en matière financière. Depuis 1988, la terre (land property) appartient toujours à l‘Etat -et indirectement aux gouvernements locaux- mais les droits d‘utilisation (land use) de celle-ci peuvent être cédés

three urban districts » in Ma Laurence J.C., Wu Fulong, Restructuring the chinese cities. Changing society, economy and space, Routledge, 2005. 15 Zhang Tingwei, « Uneven development among Shanghai‘s three urban districts » in Ma Laurence J.C., Wu Fulong, Restructuring the chinese cities. Changing society, economy and space, Routledge, 2005

-17


en baux (land leases). On peut comparer le système des droits d‘utilisation chinois au principe des baux emphytéotiques en France, pour lequel la législation prévoit le retour de la terre à l‘Etat après une échéance de 99 ans nonobstant toutes les opérations urbanistiques réalisées sur le terrain concerné par des acteurs privés. Ce système de « transmission des droits » est à l‘origine de l‘enrichissement des gouvernements locaux16, qui disposent des terrains et d‘un pouvoir discrétionnaire d‘expropriation des habitants qui leur a permis de déplacer les bidonvilles en périphérie. Les espaces ainsi libérés dans les centres sont ensuite confiés à des promoteurs privés, sous la forme de baux destinés à des opérations immobilières de grande ampleur. Ces opérations de « développement » permettent d‘accroitre la valeur des terrains, ce qui profite à la fois aux promoteurs et aux gouvernements locaux qui vendent ces baux à prix d‘or17.

La transmission des droits d‘utilisation aux promoteurs privés depuis le début des années quatre-vingt-dix18 a eu des résultats ambivalents. Dans un premier temps, les fonds dégagés par cette stratégie ont permis d‘initier le développement en « trois étapes » du miracle shanghaien. Pendant la première période, de 1980 à 1990, les gouvernements locaux se sont concentrés sur la construction de logements (120 millions de mètres carrés). Dans un deuxième temps, ils ont orienté les investissements sur les infrastructures de transport (quatre nouveaux ponts et deux tunnels permettant de relier les deux rives du fleuve Huangpu, deux nouvelles lignes de métro et près de 62 kilomètres de voies rapides intra-urbaines surélevées). Enfin, à partir de 1998 et jusqu‘en 2005, les politiques urbaines ont favorisé l‘amélioration de l‘environnement et l‘embellissement de la ville à travers l‘aménagement de parcs et d‘espaces publics notamment en prévision de l‘Exposition universelle de 2010 (comme ce fut le cas pour les Jeux Olympiques de 2008 à Beijing). Néanmoins, en confiant la responsabilité du développement des terrains au secteur privé, le gouvernement municipal a perdu une partie de son pouvoir en matière de régulation sociale. Le développement des quartiers centraux et leur « gentrification » en parallèle du désintéressement des promoteurs pour les zones

16

Zhang, T. W. (2000), ―Urban Sprawl in China : land market force and government‘s role‖ Cities, 17(1): pp 123-135 cited in Zhang T.W. (2005) 17 La vente des baux auraient rapporté aux gouvernements locaux entre 1988 et 1996 près de 81 milliards de yuans. Zhao M. 1998 «The Reform of Land Use Regulation and Urban Development‖, Shanghai : Tongji University Press cité in Zhang Tingwei (2005) 18 La première opération de land-leasing à Shanghai a eu lieu le 12 janvier 1992 dans le quartier de Luwan avec un promoteur hongkongais. Kong Y., 2001, Jiedu Shanghai, Shanghai Statistic Press cited in Tingwei Zhang, 2005

-18


périphériques manufacturières ont accentué les écarts de richesses et de fonctions entre les différents quartiers.

En reprenant l‘exemple de Tingwei Zhang sur Shanghai, on constate que les quartiers de Huangpu et de Luwan -respectivement anciennes concessions britanniques et françaisesont bénéficié d‘un intérêt privilégié des promoteurs, comparés au quartier populaire de Yangpu (ancienne zone industrielle). Car ces derniers sont sensibles au potentiel de développement des terrains centraux (location, qualité du bâti et de l‘environnement) et aux mesures incitatives mises en place par les officiels locaux pour faciliter le développement des infrastructures. Ainsi, en Chine comme en Occident, un processus de gentrification s‘opère à travers la mise en valeur des centres historiques ; en parallèle les habitants de revenus modestes sont repoussés en périphérie de la ville, dans les anciennes zones industrielles. A Shanghai, le quartier de Luwan (ancienne concession française) a vu sa densité décroître, les espaces habitables s‘agrandir et les bidonvilles ont été transformés en quartiers résidentiels ou commerciaux de standing. En contrepartie, entre 1985 et 2000, près de quinze millions de mètres carrés ont dû être rapidement aménagés dans le quartier de Yangpu pour reloger les familles modestes du centre-ville. Alors que le quartier de Luwan est considéré comme un exemple de « renaissance urbaine » (urban renewal), celui de Yangpu peine à attirer les investisseurs étrangers, les fonds dégagés pour la construction de logements abordables provenant essentiellement d‘investisseurs locaux.

Ainsi, le processus de « gentrification à la chinoise » décrit par Tingwei Zhan ne diffère pas vraiment de celui observé dans les autres métropoles mondiales. Toutefois, en Chine, le pouvoir discrétionnaire des administrations locales couplé aux ambitions des promoteurs immobiliers privilégie ostensiblement les objectifs économiques sur l‘intérêt général des populations. L‘absence d‘arbitrage de la part des gouvernements locaux dans les projets urbanistiques privés ne permet pas de rétablir la mixité sociale dans les quartiers résidentiels. Dans ces conditions, la vente des baux urbains aux promoteurs, pratiquée intensivement par les gouvernements locaux chinois, est à l‘origine des très fortes inégalités de développement qui existent entre les différents quartiers des villes.

-19


Le principe du revenu égalitaire entre les quartiers

Le « principe du revenu égalitaire entre les quartiers » a fonctionné à Shanghai entre 1950 et 1992. La décentralisation a engendré une restructuration de la base financière des quartiers. Alors que sous le régime communiste, le gouvernement municipal centralisait l‘ensemble des profits dégagés par les quartiers pour les redistribuer de façon égalitaire, la réforme s‘appuie sur l‘autonomie nouvelle des quartiers pour leur demander d‘assumer seuls les investissements qu‘ils jugent nécessaires. Une part des profits dégagés est donc conservée à cet effet par chaque quartier, mais l‘abandon du « principe de revenu égalitaire » accroit les inégalités entre eux19. De plus, avec l‘entrée dans l‘économie globalisée, les politiques urbaines favorisent le secteur tertiaire au détriment de la production manufacturière qui était auparavant à l‘origine de la richesse des villes. Ce changement de stratégie productive déséquilibre la structure urbaine puisque les anciens quartiers industriels subissent les conséquences de la désindustrialisation. L‘abandon du principe du revenu égalitaire entre les quartiers inverse donc leur situation puisqu‘ils ne bénéficient plus de la solidarité des quartiers centraux aujourd‘hui en pleine croissance20.

Ainsi, la transition chinoise vers l‘économie de marché a des conséquences au niveau local en encourageant les décideurs locaux à favoriser la croissance du revenu sur le rééquilibrage des inégalités sociales. La suppression du mécanisme de la répartition égalitaire des revenus entre les quartiers et la réforme foncière ont considérablement aggravé les inégalités entre les quartiers. En l‘absence de politiques incitatives fortes favorisant des investissements pour la requalification des anciens quartiers industriels, la nouvelle stratégie de développement de la ville condamne ces derniers et leurs habitants.

19

Zhang, T. W. (2000), ―Urban Sprawl in China : land market force and government‘s role‖ Cities, 17(1): pp 123-135 cited in Zhang T.W. (2005) 20 En 1964, le quartier industriel de Yangpu était le premier contributeur au budget de la municipalité de Shanghai à hauteur de 29,3%. Il est désormais en deuxième position derrière le quartier de service de Huangpu et sa part est en constante diminution.

-20


2) Les conséquences sociales de la gentrification des centres à travers l’exemple de Beijing

A Beijing, en 1991, le programme Old and Dilapidated Housing Redevelopment Program (ODHRP) avait pour but de lutter contre la détérioration de l‘environnement urbain dans le centre historique. La première partie de cette opération de réhabilitation a été conduite par le gouvernement local avec la collaboration de promoteurs privés. La plupart des quartiers anciens ont été démolis pour être remplacés par des projets d‘aménagements modernes (immobiliers ou commerciaux). Les anciens habitants n‘ayant pas les moyens de se loger dans ces nouveaux immeubles ont été repoussés en périphérie, où les loyers sont moins chers (Dongcheng, Xicheng, Chongwen, XuanWu). En 1999, 160 000 foyers avaient été déplacés suite aux opérations de réaménagement à Pékin, dont 43% avaient été relogés en dehors du centre-ville. Entre 2001 et 2005, ils étaient plus de 340 000 à avoir émigré, soit près de 14% des habitants du centre-ville.21 La mue urbaine de la capitale à l‘approche des Jeux Olympiques de 2008 a donc eu un coût social considérable, reléguant une part importante de la population populaire locale en périphérie. Elle a aussi transformé la vie sociale qui animait les hutong, un réseau vernaculaire de ruelles et d‘habitations qui constituait le maillage urbain historique de la capitale, en une nouvelle vie urbaine plus moderne, orientée autour de la consommation et de l‘usage du véhicule privé.

Beijing Hutong - (photo de Rob Greg) 122

21

Hyun BangShin, ―Residential development and social impacts in Beijing‖ in Wu Fulong, 2007, China’s Emerging cities. The making of new urbanism, Routledge 22 In Gordon Bennett, ―The disappearing story of Beijing‘s Disappearing Hutongs‖, 08.20.2009, UTNE Reader, Droits de l‘image Creative Commons

-21


L’évolution du système de compensation

En 1991, la règle du State Council’s Ordonnance on the Management of Urban Demolition and Relocation exigeait des promoteurs le relogement des personnes délogées dans le cadre des projets immobiliers. Cette solution coûteuse a été transformée avec la révision du 1er décembre 1998 instituant un nouveau régime de compensation financière. Suite à cette révision, les règles encadrant ces compensations sont devenues plus contraignantes, exigeant des habitants qu'ils soient titulaires d‘un hukou urbain, ce qui exclut d‘office une partie importante de la population urbaine non déclarée, occupant des espaces de manière semi légale. Les populations qui vivaient dans les quartiers centraux étant dans des situations socioéconomiques fragiles, elles ne disposaient pas des liquidités nécessaires pour investir dans les nouveaux logements plus modernes et plus coûteux, malgré l‘instauration de tarifs préférentiels. A partir de mai 2001, le gouvernement municipal a décidé de transformer une nouvelle fois le calcul du montant des compensations. Ces derniers n‘étant plus négociés avec les habitants mais établis en fonction du type de logement et du prix du marché. Cette réforme a permis de réduire le coût des expulsions pour les promoteurs de près de 36%23. Ce sont les personnes habitant dans les logements les plus précaires qui en ont subi les plus dures conséquences, la médiocrité de leur logement ne leur permettant d‘obtenir que de faibles compensations.

Ainsi, en transformant les anciens quartiers populaires du centre en quartiers résidentiels plus modernes, les opérations d‘urbanisme, encadrées par les gouvernements locaux, ont conduit à repousser les populations les plus pauvres hors du centre pour reloger à leur place des populations issues de couches plus aisées provoquant une ségrégation sociospatiale de la population urbaine.

23

Hyun BangShin, ―Residential development and social impacts in Beijing‖ in Wu Fulong, 2007, China’s Emerging cities. The making of new urbanism, Routledge

-22


L’impossibilité de reloger tout le monde

Pour accompagner le processus, les gouvernements locaux ont mis des terrains à la disposition des promoteurs et ont élaboré des mesures incitatives pour les pousser à produire des logements à loyer modéré en périphérie afin d‘accueillir les déplacés. Toutefois, en abaissant à 3% les marges de profit autorisées sur ce type de logement, le gouvernement central a limité l‘attractivité de ce type de marchés. Seulement 3% de la population centrale aurait pu être relogée dans les 70 000 logements qui ont été produits à Pékin entre 1999 et 2002, ce qui a abouti à une forte compétition parmi les plus modestes pour obtenir un logement subventionné.24 Enfin en 1991, un autre outil a été mis en place par le gouvernement, le Housing Provident Fund, destiné à avancer des prêts pour les foyers qui souhaitent acheter un logement. Cependant, les conditions d‘attribution (avoir un emploi stable) de ces prêts étant assez contraignantes, les urbains les plus démunis, souvent chômeurs, retraités ou encore employés dans des emplois temporaires ou informels n‘y ont pas eu accès25.

3) Le processus de dualisation des villes chinoises

Les villes chinoises sont caractérisées par un processus de différenciation sociospatiale à deux échelles. Le processus de ségrégation résidentielle décrit plus haut est en train de s‘accentuer entre les populations riches et les pauvres, alors qu‘au niveau local, la relative homogénéité sociale caractéristique des résidences de travailleurs liées à leur unité de travail est en train de disparaitre. Plusieurs facteurs permettent d‘expliquer ces transformations. La réforme du logement mise en place en 1988 a donné aux chinois la possibilité de devenir propriétaires et de ne plus être dépendants de leur unité de travail ou du bureau du logement municipal en matière résidentielle. En offrant la possibilité aux occupants d‘un logement de fonction de le racheter à leur unité de travail à des prix préférentiels et en autorisant les

24

Ibid. Dans son étude dans le quartier de XinZhongjie à Beinjing, représentatif des populations expropriés lors d‘une opération d‘urbanisme, Hyun BangShin montre que 27% des habitants étaient retraités, 16% des chômeurs et 20% n‘avaient pas un emploi stable ou officiel. 25

-23


promoteurs privés à construire des logements « de commodité » (shang ping fang), cette réforme a donné aux résidents urbains la liberté de choisir leur lieu de vie. Cette liberté nouvelle constitue un changement majeur dans la vie urbaine, comparé à la rigidité qui prévalait sous le régime précédent.

L’attribution d’un logement sous la danwei

Dans les villes chinoises sous la période socialiste, la contradiction entre liberté individuelle et nécessité d‘organiser une société égalitaire se matérialisait au travers du système de logement. En l‘absence de propriété privée, le logement dépendait de l‘unité de travail. Jusqu‘à la fin des années 1990, la gestion du parc de logements était confiée aux entreprises d‘Etat qui organisaient la vie sociale des travailleurs. Les danwei étaient responsables de la construction de résidences pour l‘ensemble de leurs travailleurs (ouvriers et cadres) et de la répartition de ces logements. De plus, la volonté politique qui voulait à l‘époque confondre le lieu de travail avec le lieu de résidence a conduit à la formation d'un paysage urbain organisé autour de « cellules résidentielles », dont la composition sociale se rapprochait de très près de celle des unités de travail (Youqing Huang, 2005). Ce système d‘attribution du logement par l‘Etat a été complètement remis en cause avec la nouvelle stratégie de construction de logements et l‘introduction de la propriété privée à la fin des années 1980. Près de 35% des logements urbains existant en 2000 avaient été construits dans les années 1980 et près de 50% supplémentaires dans les années 1990, multipliant par six l‘espace total habitable dans les villes chinoises (de un à six milliards de mètres carrés)26. La plupart de ces logements ont été construit par les entreprises d‘Etat et loués aux travailleurs de la danwei, c‘est-à-dire aux salariés du secteur public, de l‘Etat ou aux membres du Parti. Les nouveaux logements « de fonction » étant à cette époque essentiellement construits dans les zones suburbaines, les unités de travail ont eu, selon Siming Li27, un rôle majeur dans le relogement d‘une partie de la population urbaine en périphérie.

26

Youqin Huang « From work-unit compounds to gated communities. Housing inequality and residential segregation in transitional Beijing.‖ in Laurence J.C. Ma, Fulong Wu, Restructuring the chinese cities. Changing society, economy and space, Routledge, 2005 27 Li Si-ming « Residential mobility and urban change in China » in Ma Laurence J.C., Wu Fulong, Restructuring the chinese cities. Changing society, economy and space, Routledge, 2005

-24


La perte de l’homogénéité sociale avec la disparition de la danwei

Le monopole de la danwei sur l‘offre de logement a persisté jusqu‘à la fin des années 1990, même après que leur gestion ait été dévolue aux directeurs des entreprises et non plus à l‘administration. En 1996, à peine la moitié des logements disponibles (46%) appartenaient à des particuliers. Très peu avaient été achetés sur le marché de l‘immobilier. La plupart étaient d‘anciens logements de danwei revendus à leurs occupants à des prix préférentiels. Toutefois ces derniers ne disposaient pas des droits réels de propriété puisqu‘ils ne pouvaient pas louer ni vendre leur bien librement. Selon Siming Li 28, la rigidité du système de propriété a permis de conserver jusqu‘au début des années 2000 la composition socio-spatiale initiale des quartiers de danwei. Aujourd‘hui, Youqin Huang29 identifie un phénomène de « résidualisation » (residualization), semblable à celui qu‘a subi le logement social en Grande Bretagne concernant les anciennes résidences affiliées aux entreprises d‘Etat qui sont désormais revendues à la pièce. Si la forme physique de ces résidences communautaires persiste, le concept originel d‘un quartier résidentiel logeant les travailleurs d‘une même unité de travail qui donnait aux « work unit compound » leur homogénéité, a disparu30.

Privatisation et inégalités de logement

En 1998, le système de l‘attribution des logements de fonction a été définitivement aboli par le Conseil d‘Etat, mais certaines entreprises d‘Etat ont continué d‘allouer des aides financières à leurs employés pour l‘acquisition ou la location d‘un logement. En 2000, encore un tiers des logements avaient été construits par des entreprises d‘Etat au profit de leurs salariés31. La difficulté de mettre fin au système d‘attribution du logement dans un contexte en transition révèle les obstacles éprouvés par de nombreux chinois pour accéder à la

28

ibid Huang Youqin « From work-unit compounds to gated communities. Housing inequality and residential segregation in transitional Beijing.‖ in Ma Laurence J.C., Wu Fulong, Restructuring the chinese cities. Changing society, economy and space, Routledge, 2005 30 En matière de logement et de répartition résidentielle, les « work-unit compound », parcs résidentiels gérés par les unités de travail, étaient la « cellule de base » de la société urbaine. Elle se caractérisait par une homogénéité identique la composition des unités de production au sein de la danwei. Les différences entre les logements de fonctions suivant les catégories sociales étaient relativement faibles, ou au moins atténuées par le fait que les employés d‘une même entreprise vivaient dans la même résidence et bénéficiaient des mêmes services collectifs. 31 Les entreprises d‘Etat continuaient d‘investir massivement dans la construction de logements de fonction même après la réforme du logement de 1998. A Pékin le montant de ces investissements est passé de 5,3 milliards de yuan en 1998 à près de 10,9 milliards en 2001. 29

-25


propriété sur le marché privé de l‘immobilier. Néanmoins, cette transition semble prochainement arriver à son terme, puisqu‘en 2000 près de 70% des foyers étaient propriétaires contre seulement 20% dans les années 1980. De plus, la privatisation du logement ouvre la possibilité d‘une réelle diversification de l‘offre. La privatisation des anciens logements de la danwei s‘ajoute à l‘offre nouvelle des promoteurs immobiliers produisant différents types de logements privatifs allant de l'appartement abordable jusqu‘aux maisons de maîtres et aux résidences pavillonnaires réservées à une élite. A travers le processus de privatisation du logement, un nouveau marché de consommation s‘est constitué pour les ménages donnant lieu à de plus fortes inégalités. L‘introduction des logiques du marché a eu d‘autres conséquences sur les modes d‘acquisition du logement. Le revenu est devenu un facteur déterminant pour l‘accès à la propriété alors que sous la période socialiste, l‘attribution d‘un logement de fonction se faisait à partir de critères sociodémographiques et politiques. Ce système garantissait la diversité sociale au sein des résidences de fonction qui a aujourd‘hui disparue des ensembles immobiliers privés. De fait, l‘action conjointe des mécanismes du marché alliés aux institutions du système administratif socialiste précédent aggrave les inégalités préexistantes en matière de mobilité résidentielle32.

La formation de poches de pauvreté urbaine

Aujourd‘hui, la plupart des anciens propriétaires de logements issus de la danwei les ont revendus à bon prix, et se sont ensuite tournés vers le marché privé de l‘immobilier. Ainsi les classes supérieures (meilleur niveau d‘éducation, employés des grandes entreprises d‘Etat, membres du Parti) ont bénéficié du système de l‘attribution du logement sous la période socialiste et ont profité d‘aides et de tarifs préférentiels pendant la période de réforme (1988) pour les racheter. Ce sont eux qui ont les premiers bénéficié de la privatisation, ayant pu se séparer de ces biens recherchés, ils ont rapidement obtenu les liquidités nécessaires pour investir dans l‘achat d‘un logement sur le marché privé.

32

Des inégalités de logement existaient déjà sous l'époque socialiste. Les danwei fournissaient à leurs employés des logements de qualité variable en fonction de leurs performances économiques. Cependant la spéculation immobilière a renforcé et amplifié les inégalités de logement déjà présentes. La situation des habitants pauvres des centres s‘est considérablement détériorée, puisqu‘ils sont désormais contraints de se reloger dans les logements vieillissants ou de rejoindre les millions de migrants qui s‘installent dans les zones périphériques des villes.

-26


D‘autre part, les migrants sont victimes d‘une discrimination institutionnalisée qui leur empêche d‘accéder aux logements publics. Seul le hukou urbain permanent donne le droit de postuler pour un logement public auprès de sa danwei ou du bureau municipal du logement. Dès lors, les travailleurs migrants possédant un hukou rural et même un hukou urbain temporaire n‘y ont pas accès. Ce refus d‘aider les plus démunis en raison de leur statut33 résidentiel constitue un obstacle majeur dans le processus de privatisation. N‘ayant pas les moyens de s‘offrir un logement sur le marché privé en raison de leur faible salaire, ces travailleurs se logent souvent hors de la ville dans les « villages urbains » en périphérie. Certains d'entre eux se construisent des abris de fortune sur les chantiers, dans les marchés ou peinent à se loger dans des logements insalubres, des hôtels-dortoirs ou chez des paysans propriétaires de terrains suburbains. Ainsi, la réglementation du hukou en matière d‘accès à l‘aide au logement est à l‘origine de la formation d‘ « enclaves de migrants » dans les villes (Zhe Jiang village, Henan village à Beijing), qui tendent à se confondre avec les poches de pauvreté constituées par les employés des entreprises publiques licenciés relégués en périphérie. Ces « villages urbains » sont donc caractéristiques de la transition résidentielle chinoise : dans ces poches de pauvreté urbaine, les migrants tendent à se regrouper en fonction de leur province d‘origine afin de maintenir les réseaux de solidarités qu‘ils avaient constitués dans leur village et parfois sur leur lieu de travail34.

*

33

Beijing Construction Bureau 2000 « beijinh shi chenzhen jumin goumai jingji shiyong fang youguan wenti de zanxing guiding ( A temporary regulation on urbain residents‘ purchase of affordable housing in Beijing) », No. 31. Beijing BCB in Youqin Huang « From work-unit compounds to gated communities. Housing inequality and residential segregation in transitional Beijing.‖ 34 Voir plus loin Girard Jean Pierre (2006) et Li Peilin (2008)

-27


En conséquence, les réformes économiques marquent le début d‘une période de transition structurelle pour l‘économie chinoise. L‘abandon progressif des anciens cadres hérités de l‘époque maoïste profondément anti-urbaine n‘est pas encore tout à fait accompli, et l‘on retrouve dans la persistance de certaines institutions (danwei, hukou) des traces de l‘économie centralisée qui coexistent avec les indices d‘un nouveau modèle économique internationalisé et plus libéral. Le premier résultat de cette transition est indubitablement la prédominance de l‘économie urbaine dans la croissance du pays. La privatisation de l‘économie, la concentration du capital et le développement du secteur immobilier ont abouti à l‘enrichissement des villes et ont donné aux gouvernements municipaux une place centrale dans la chaîne économique, puisqu‘ils sont responsables de l‘attraction des capitaux et des investissements sur le territoire chinois. Toutefois, la transition vers l‘économie urbaine a nécessité d‘importants sacrifices et une transformation considérable du paysage social des villes chinoises. La gentrification des centres villes témoigne des conséquences de l‘introduction des logiques du marché en Chine : la privatisation de l‘économie a entrainé un accroissement des inégalités -bien que celles-ci aient été héritées du régime socialiste- et la formation de poches de pauvreté urbaine. Les problèmes récurrents de logement illustrent parfaitement comment les incohérences du système de la danwei ont été amplifiées -au lieu d‘être corrigées- par l‘ouverture. Ainsi nous allons voir comment la privatisation est à l‘origine de la relégation économique et sociale des populations urbaines les plus fragiles.

-28


B. La privatisation de l’économie à l’origine du décl assement des travailleurs urbains

A partir des années 1980, la mise en place de réformes économiques prônant l‘ouverture de la Chine aux entreprises et aux capitaux étrangers et l‘établissement de zones économiques spéciales (à Shenzhen, puis sur la côte Est : entre Canton et Shanghai) ont entériné un changement de doctrine fondamental à la tête du Parti communiste chinois. Le pari du Premier secrétaire de l‘époque, Deng XiaoPing, d‘un investissement massif dans les infrastructures urbaines afin d‘attirer les capitaux et de favoriser leur concentration pour laisser certains « s‘enrichir les premiers »35 et stimuler le reste de l‘économie du pays a prouvé son efficacité. Aujourd‘hui encore, les conséquences d‘un tel « changement de paradigme » commencent à peine à être évaluées. L‘augmentation indéniable des revenus urbains semble être allée de pair avec un enrichissement inégalitaire, aboutissant à des disparités de plus en plus criantes entre les villes et les campagnes bien sûr, mais également au sein des villes elles-mêmes.

1) La fin de l’unité de travail

La restructuration de l‘économie urbaine a entrainé le démantèlement des entreprises d‘Etat et la fin de l‘« Iron Rice Bowl » qui assuraient pendant la période maoïste, la sécurité de l‘emploi et du salaire aux employés des entreprises d‘Etat (les danwei). Elle a donc donné naissance à une nouvelle catégorie de pauvres urbains, les xiagang zhigong, essentiellement composée de salariés en fin de carrière dans les entreprises d‘Etat et les entreprises collectives, menacés par les suppressions massives de postes. Les perspectives de réemploi pour les xiagang pris entre les conséquences de la réforme et les nouveaux impératifs d‘un marché du travail en pleine restructuration étant très faibles, nombreux sont ceux qui ont fait le choix d‘une retraite anticipée, moyennant une indemnisation de quelques milliers de yuans. 35

« xianfu, houu, gontongfuyu », la formule a été utilisée pour la première fois par Deng lors du discours de décembre 1978 initiant les réformes. Elle a été reprise plus tard lors de sa « tournée dans le sud » en 1992.

-29


D‘autres se sont résolus à saisir les nouvelles opportunités proposées par l‘économie de marché et à fonder leur propre entreprise, souvent de petite taille. Ainsi les xiagang illustrent une nouvelle couche sociale au sein des villes chinoises victime de la reconfiguration du marché de l‘emploi pendant les réformes.

« Les nouveaux pauvres urbains subissent une crise de mutation, liée à la perte de leur statut de travailleurs privilégiés ». (Périsse, 2009, ref 26)

Selon Muriel Périsse, les réformes économiques sont à l‘origine d‘une « segmentation du marché du travail en Chine urbaine »36. Elles ont donné naissance à une forme de salariat sans pouvoir, divisée en deux groupes : les xiagang et les travailleurs migrants. En effet, la privatisation de l‘économie et le développement d‘une économie post industrielle recentrée sur les villes et les services ont entrainé une véritable restructuration du marché de l‘emploi. Les employeurs ayant recours à des procédures expéditives de licenciement ou de mises à la retraite forcées, près de trente millions de xiagang ont été licenciés au cours des années 199037. Selon Muriel Périsse, ils seraient aujourd‘hui devenus la classe urbaine la plus défavorisée et la plus dépendante de l‘aide sociale.

2) Les xiagang entre déclassement et dépendance

La « transition salariale » (Périsse, 2009), c‘est-à-dire le passage à un rapport salarial organisé par l‘Etat au sein de la danwei à un rapport salarial négocié entre employés et patrons, peine à s‘opérer dans le nouveau système issu du mélange entre économie de marché et contrôle socialiste. La nouvelle organisation économique a provoqué l‘apparition d‘un chômage de masse lié aux licenciements des xiagang. Le gouvernement a mis du temps à réagir pour mettre en place un système d‘aides efficace face à ce phénomène nouveau alors que les estimations évaluent le taux de chômage à près de 10% de la population active 38.

36

Périsse Muriel, « Chine : une transition salariale à hauts risques », Revue de la régulation [En ligne], n°6 | 2e semestre 2009, ref3 37 Périsse, 2009, ref 2 38 Estimation de l‘Académie des Sciences Sociales qui nuance les chiffres officiel en prenant notamment en compte les travailleurs migrants, cité dans Périsse, 2009, ref 12

-30


Suite à la privatisation économique, le démantèlement des entreprises d‘Etat a provoqué une remise en cause « du contrat social implicite entre l‘Etat et ses salariés » (Frazier, 200439). La danwei devait assurer la prise en charge sociale de ses employés à leur retraite, sa disparition les laisse démunis dans le nouvel ordre économique issu des réformes. De plus, la mise en concurrence avec les entreprises privées a conduit la plupart de ces entreprises d‘Etat à la faillite, mettant celles-ci dans l‘impossibilité de « verser les indemnités chômage ou les prestations de maladie prévues, encore moins les retraites » de leur anciens salariés40. Dans ce nouveau contexte, les xiagang sont livrés à eux-mêmes, ils tombent dans une situation de dépendance forte à l‘égard des aides sociales délivrées par les autorités locales. Solinger (2006) parle d‘une précarité de sous classes les concernant41.

Le modèle perdu de la danwei

Sous le système socialiste, l‘ensemble de l‘activité productive était organisée autour du modèle de la danwei qui confiait aux entreprises publiques l‘organisation de la vie quotidienne de leur personnel. Ce système faisait reposer la gestion de la société civile sur les structures de la production. Si l‘on se base sur l‘ouvrage de Liu JieYu (2007) 42 et les travaux de Pun Ngai (2008)43 et de Tania Angeloff (2010)44, ce système revêtait un aspect liberticide. Il ne faisait aucune place à l‘individu. Le rôle de la hiérarchie y était primordial, les relations de pouvoir y étaient souvent arbitraires et basées sur la fidélité au Parti. A travers les témoignages recueillis par Liu Jie Yu auprès des femmes de la « génération sacrifiée » (celles nées entre 1948 et 195745), la danwei était une structure de contrôle social permanent qui

39

Frazier M. W. (2004), ―China‘s pension reform and its discontents‖, The China Journal, n° 51, p. 97-114 cited in Périsse, 2009, ref 26 40 Périsse, 2009, op. cité, ref 26 41 Solinger D. J. (2006), ―The creation of a new underclass in china and its implications‖, Environment and urbanization, vol. 18, n° 1, p. 177-193 cited in Périsse, 2009, ref 27 42 Liu Jieyu, Gender and Work in Urban China : Women Workers of the Unlucky Generation. London: Routledge, 2007 43 Pun Ngai, « The Dormitory Labor Regime : Sites of Control and Resistance for Women Migrant Workers in South China », Feminist Economics, Vol 13, 2008. 44 Angeloff Tania, « La Chine au travail (1980-2009) : emploi, genre et migrations » , Travail, genre et sociétés, 2010/1 n° 23, p. 79-102. 45 Ce terme n‘est pas directement employé par les femmes qui lui préfèrent le terme de « génération malchanceuse » pour décrire les difficultés qu‘elles ont eu à affronter tout au long de leur vie. La génération sacrifiée correspond à une génération de femmes nées avant le Grand Bond et qui ont été mise à contribution de l‘effort de production pendant la période maoïste mais qui ont été licenciées et renvoyées chez elles pendant la

-31


s‘immisçait autant dans la vie professionnelle que dans la vie quotidienne des travailleurs et des travailleuses. Elle reproduisait les carcans de l‘organisation patriarcale de la société (meilleurs postes réservés aux hommes, contrôle du respect du planning familial, attribution du logement en fonction de l‘unité de travail du mari…). Pour les femmes, la danwei créait l‘illusion d‘une possibilité d‘émancipation par le travail, mais celles-ci étaient très vite rattrapées par la nécessité de faire coïncider les obligations de la vie familiale avec les ambitions professionnelles. La danwei s‘imposait aux individus comme une institution incontournable du régime socialiste recentrée sur l‘unité de production. En parallèle, les cadres et les membres des comités de réconciliations et de quartiers exerçaient un pouvoir de contrainte sur les décisions des individus et leur dictaient la conduite à suivre pour respecter les politiques du Parti. Ainsi la vision que nous inspirent ces témoignages semble condamner très fermement le système de la danwei. Pourtant ces mêmes récits peronnels laissent transparaitre un sentiment de nostalgie pour cette époque chez les salariés licenciés pendant la période post réformes.

En effet, les témoignages de Liu Jie Yu, comme l‘analyse de Périsse, soulignent la détérioration de la condition du statut des travailleurs dans le tournant des réformes. Malgré l‘aspect coercitif de la danwei, celle-ci s‘insérait dans le cadre d‘un système collectiviste et assurait une répartition relativement égalitaire, bien que souvent arbitraire, des profits qu‘elle permettait de dégager. Au sein de la danwei, les travailleurs bénéficiaient d‘un emploi à vie (iron rice bawl), d‘un système de protection sociale (retraite, maladie) d‘un logement et de services collectifs (cantines, garde des enfants, transports en commun…). Un ensemble de garanties qui ont disparu avec la dissolution de cette institution. Cette remise en perspective du rôle social de la danwei permet de mieux considérer l‘ambivalence des sentiments des xiagang à l‘égard de la transition économique. Pour les plus défavorisés, avec du recul, le système de protection sociale prévu dans le cadre de la danwei, les amitiés qui s‘y développaient et le sentiment d‘avoir un rôle à jouer dans le développement du pays compensaient en partie l‘absence de liberté qu‘elle impliquait. Ainsi les xiagang ressentent une grande amertume devant la renégociation des règles du marché de l‘emploi. Ils sont les victimes de la libéralisation de l‘économie et perdent tous les avantages que devaient leur

période de réformes économiques. Le sort de cette génération est emblématique du phénomène de déclassement subit par toute une frange de la population avec le passage à l‘économie socialiste de marché. Le témoignage de ces femmes illustre le destin des xiagang. Néanmoins l‘ouvrage de Liu JieYu insiste sur l‘importance des discriminations genrées qui ont aggravé le cas des femmes comparées à leurs homologues xiagang masculins.

-32


assurer le travail fourni au sein de la danwei. Les promesses d‘enrichissement que devaient apporter les réformes économiques se sont soldées par une détérioration de leur niveau de vie. Motivés par la volonté de préserver les avantages dont ils bénéficiaient sous le régime socialiste, les xiagang se mobilisent contre le déclassement social et interpellent les gouvernements locaux pour obtenir des aides sociales de l‘Etat.

Des systèmes d’aides insuffisants

Selon Périsse, il a fallu attendre que les xiagang « arrivent derrière les mingong dans la file d‘attente sur le marché de l‘emploi »46 pour que le gouvernement se saisisse véritablement de la question du chômage, en 2002-2003. Pour répondre à ces besoins sociaux nouveaux, la réforme de la protection sociale a permis l‘élaboration d‘un Fond National de Sécurité Sociale en 2000. Ce fond prend en charge les risques de chômage, de maladie, de vieillesse, les accidents du travail et la maternité. Néanmoins, il a été créé tardivement et il ne prend pas en charge l‘ensemble des xiagang zhigong licenciés au cours des années 1990. Des fonds spéciaux ont été mis en place par l‘Etat pour fournir une assistance sociale à ces chômeurs ou jeunes retraités sans ressources afin de contenir les effets du sous-emploi urbain, toutefois ces programmes fonctionnent selon des procédures spéciales, souvent au coup par coup, et subissent les disparités interurbaines. Les xiagang sont maintenus dans une précarité et une insécurité permanentes qui justifient leur mécontentement grandissant, néanmoins, ces derniers bénéficient d‘aides de la part des gouvernements municipaux, alors que les travailleurs migrants privés de hukou, en sont exclus.

Un minimum vital pour les chômeurs et les retraités

La mise en place d‘un « Minimum Vital » pour lutter contre la paupérisation urbaine est soumise depuis 2003 aux difficultés de la coordination des politiques sociales au niveau local. En l‘absence d‘institutions mutualistes qui permettraient de simplifier les dispositifs politiques d‘aide sociale, l‘instauration d‘un salaire minimum reste soumise au pouvoir discrétionnaire des autorités municipales. Un certain nombre de grandes villes (Beijing, Tianjin, Shanghai, Guangdong) ont toutefois décidé d‘élaborer des programmes d‘aides afin 46

Périsse, 2009, ref 15

-33


d‘assurer un niveau de vie minimum aux titulaires d‘un « hukou urbain local ». En 2008, le seuil d‘éligibilité au MLSS (Minimum Living Standard Scheme) était de 205 yuans par mois et son montant variait de 300 à 350 yuans suivant la ville concernée. En 2010, il avait été augmenté pour atteindre environ 450 yuans par mois47. Cette aide apparait comme minimale dans un contexte urbain développé, tel que celui des villes qui la proposent (650 yuans soit 70 euros par mois paraît dérisoire pour « vivre » dans la mégapole pékinoise). Elle ne concerne qu‘un petit nombre des pauvres résidant en ville (2,8% de la population) et exclut directement les migrants ruraux du fait de leur hukou d‘origine.

*

Ainsi, le fonctionnement du système d‘attribution des aides sociales en fonction du hukou est une illustration supplémentaire de la dualisation en cours dans les villes chinoises enfermant les migrants ruraux dans un statut de citoyens de seconde classe… Il nous importera maintenant de nous pencher un peu plus sur cette nouvelle catégorie de pauvres urbains. A travers l‘historique des migrations internes en Chine et l‘évolution de la gestion politique des flux migratoires, nous verrons comment les travailleurs migrants ont progressivement acquis une place primordiale dans la croissance économique chinoise. Nous reviendrons également sur les tensions que génère le système économique en exploitant cette main d‘œuvre bon marché pour assurer le développement rapide des villes.

47

Guo Fei, Cheng Zhiming, « Disparités sur le marché du travail, pauvreté et inégalités en Chine urbaine » in Perspectives chinoises, n°2010/4, dossier : Les migrants ruraux : en marge des villes, un pont vers les campagnes

-34


C. La gestion politique des flux migratoires et leur mise au service de la croissance urbaine

Le phénomène des migrations internes sur le continent chinois n‘est pas nouveau. Il a débuté au début du XXe siècle avec l‘urbanisation du pays entrainée par la présence étrangère dans les comptoirs commerciaux de la côte. Il a ensuite considérablement évolué au cours de la période maoïste, étant instrumentalisé par le pouvoir. Pourtant ces dernières années, l‘évolution des cadres juridique et économique a reconfiguré la question des migrations pour en faire un enjeu social primordial pour le gouvernement chinois.

En nous basant sur l‘exemple de Shanghai nous verrons comment l‘urbanisation de la ville s‘est nourrie des flux de population venant d‘autres provinces pour se constituer en pôle économique et politique majeur au début du XXe siècle (1). Nous verrons ensuite comment la méfiance du gouvernement communiste à l‘égard des villes s‘est traduite par un contrôle strict des migrations internes pour les mettre au service d‘une « voie d‘industrialisation à la chinoise » (2). Enfin nous verrons comment les reconfigurations économiques issues des réformes ont renouvelé la gestion politique des flux migratoires en raison de leur poids dans la croissance urbaine (3).

1) Au commencement de la révolution urbaine chinoise : l’exemple de Shanghai

En Europe, au XVIIIe et XIXe siècles, les phénomènes d‘industrialisation et d‘urbanisation sont très liés. La concentration du capital, de nouvelles technologies plus productives et le besoin de main d‘œuvre pour alimenter en capital travail le régime industriel nécessitent le regroupement massif d‘individus. Le même processus avait été amorcé au début du XXe siècle en Chine. Les villes de la côte -souvent d‘anciens comptoirs commerciaux étrangers- n‘ont pas échappé à un phénomène d‘immigration venant des provinces rurales, porté par des commerçants venant chercher en ville la fortune et parfois plus de liberté. -35


L‘exemple de Shanghai souligne qu‘au début du siècle, la Chine ne faisait pas exception au modèle de développement alliant industrialisation et urbanisation. Pourtant, ce phénomène a été interrompu par les aléas de l‘histoire : l‘occupation japonaise, puis l‘instauration de la République Populaire de Chine (RPC) ont amorcé une période de méfiance envers les sociétés urbaines -foyers privilégiés de la contestation, nourrie par les interactions entre un prolétariat issu de l‘industrie et une intelligentsia éduquée.

Alors que la Chine hésite à honnir ou célébrer son passé colonial, le « port ouvert » de Shanghai fait figure de proue de l‘impérialisme cosmopolite imposé et développé par les occidentaux en territoire chinois48 dont la silhouette du Bund reste la figure impérissable 49. Marie-Claire Bergère insiste sur le rôle « d‘interface » qu‘a initialement joué le port de Shanghai entre le commerce d‘Outre-mer, développé par les étrangers, et les échanges tournés vers l‘intérieur du pays, organisés par les commerçants chinois50. Ainsi, le développement de la ville s‘est fait conjointement par l‘action des étrangers et des chinois. Parmi ces derniers, les compradores (maiban) servent d‘interprètes entre les étrangers et toutes sortes de négociants (banquiers, commerçants, commissionnaires) venus de diverses provinces chinoises pour s‘enrichir en ville. Ils y établissent des associations régionalistes, les huiguan51, qui jouent un rôle moteur dans le développement économique de la ville. Ce sont de petits entrepreneurs épris d‘innovation qui ont l‘esprit pionnier52. Ils sont organisés en fratries et en réseaux de parentèle d‘où la représentation symbolique dans l‘imaginaire collectif chinois53 du shanghaien comme un « rusé capitaliste » qui perdure encore aujourd‘hui. Ainsi malgré la ségrégation, tant souhaitée par les autorités chinoises que coloniales qui se partageaient le gouvernement de la ville, des relations d‘échange se tissent entre les deux populations, à l‘image des lilongs, ensembles de venelles unissant plusieurs

48

Port colonial ouvert de force pour la résidence et le négoce des étrangers pendant les guerres de l‘opium (1839-1842), il a été développé par des entrepreneurs, des missionnaires, des diplomates et des fonctionnaires occidentaux. Voir Bergère Marie Claire, « Le développement de Shanghai, un « remake » ? », Revue Vingtième Siècle, ref 7 49 Sur la frange ouest du fleuve Huangpu, les entrepôts s‘y entassaient avant d‘être remplacé par les sièges de divers services financiers et administratifs, d‘où un ensemble de bâtiments néo-classiques encore visibles aujourd‘hui. 50 La ville se trouve à la croisée des grandes voies de communication continentales et côtières, des voies maritimes internationales et ouvre l‘accès au riche arrière-pays que constitue le bassin du Yangzi. (ref 3) 51 Bergère Marie Claire, « Le développement de Shanghai, un « remake » ? », Revue Vingtième Siècle, ref 12 52 Ibid, ref 53 53 Ibid, ref 52

-36


blocs d‘habitations54 aménagées à l‘intérieur des concessions étrangères pour accueillir les commerçants réfugiés chinois fuyant la révoltes des Taiping (1853). Ces populations composées de migrants aux origines très diverses posent également de nouvelles questions à l‘identité de la ville (diversité ethnique et culturelle) en même tant qu‘elles la stimulent.

Après la révolution de 1911, la ville connait son âge d‘or jusque dans les années 1930. Marie Claire Bergère soutient que ce sont les « entrepreneurs chinois de Shanghai qui sont les vrais architectes du miracle »55. Profitant du détournement des puissances étrangères engagées dans la première guerre mondiale, ils développent l‘économie de la ville en y établissant de grandes usines modernes (filatures). Ils y associent les dernières technologies et les nouveaux moyens de production et de transports importés par les étrangers avec l‘organisation économique traditionnelle locale (solidité des réseaux financiers et commerciaux autochtones, collectes des matières premières et distributions des produits restés sous la domination des marchands et de leurs corporations). Ce dynamisme économique et le succès capitalistique de la métropole attirent toujours plus de migrants chinois. « La population triple en deux décennies pour atteindre 3,5 millions en 1935 (…) l‘expansion territoriale de la ville se poursuit avec le développement de nouveaux quartiers chinois. A la fin des années 1920, la ville chinoise occupe 30 kilomètres carrés »56 soit presque autant que les concessions étrangères à l‘origine du port ouvert.

A cette époque, la ville acquiert une sorte d‘autonomie, les activités portuaires perdent leur prééminence, faisant place à une croissance économique urbaine auto-alimentée par la population et les activités commerciales. La rue de Nankin devient la plus grande artère commerciale de Chine57. Le développement urbain, ou plutôt la première urbanisation de la ville, a des conséquences politiques. Parmi la population chinoise « de nouveaux groupes sociaux émergents -entrepreneurs, prolétariat industriel, intellectuels et étudiants, petite bourgeoisie urbaine (shimin)- essayent de prendre le contrôle des anciennes structures ou de les faire disparaître. »58. Shanghai est le lieu d‘une intense activité sociale et politique dans un

54

Henriot Christian, « Les divisions de la ville à Shanghai : les mots de la croissance métropolitaine in La Chine entre espaces domestiques et espace mondial », Géoconfluences, 2003 55 Bergère Marie Claire, « Le développement de Shanghai, un « remake » ? », Revue Vingtième Siècle, ref 18 56 Ibid, ref 19 57 Ibid, ref 20 58 Ibid, ref 22

-37


contexte troublé (mouvements nationalistes et impérialistes, mouvement du 4 mai 1919). Des heurts éclatent fréquemment entre les grévistes et les forces étrangères.

La victoire des forces nationalistes de Jiang Jieshi (Chiang Kai-Chek), en 1927, marque la fin de la domination étrangère et la restitution des concessions aux autorités chinoises. La municipalité du Grand Shanghai est établie. Elle jouit d‘une certaine autonomie, gérée par des fonctionnaires chinois jeunes et compétents 59 mais elle est directement responsable devant le gouvernement central. Cependant la modernisation de la métropole et son indépendance seront de courte durée. Cet épisode sera interrompu par la guerre et l‘occupation japonaise (1937-1945). Ainsi l‘histoire du « vieux Shanghai » -celui d‘avant 1949- est marqué par la structuration d‘un port colonial puissant sous l‘occupation étrangère et par sa transformation en une métropole chinoise à l‘histoire tourmentée. Pour Marie Claire Bergère, la connaissance de ce passé complexe est indispensable pour appréhender l‘évolution future de la ville sous le « totalitarisme maoïste » et le « régime autoritaire » qui lui a succédé60.

Shanghai nous fournit l‘exemple d‘un processus d‘urbanisation hétérogène du fait de la structure duale et complémentaire d‘une ville coloniale. Néanmoins, au début du siècle Shanghai est le cœur économique de la Chine. Elle représente l‘effervescence et la modernité. La croissance rapide de cette ville s‘est nourrie des migrations liées au commerce et sa transformation en centre politique pendant la guerre d‘indépendance est directement liée à sa population composée d‘ouvriers et d‘intellectuels ouverts sur le monde. Nous allons voir que le régime socialiste, alors qu‘il était lui-même né de cette effervescence urbaine61 s‘est efforcé tout au long de la période maoïste de lutter contre le développement des villes et s‘est ingénié à séparer l‘industrialisation –indispensable pour la modernisation et l‘enrichissement du paysdu développement urbain.

59

Bergère Marie Claire, Le développement de Shanghai, un « remake » ?, Vingtième Siècle, ref 25 Ibid, ref 29 61 Le Premier Congrès du PCC s‘est tenu en juillet 1921 au 76 Xingye Lu dans la concession française à Shanghai. 60

-38


2) La politique anti-urbaine de Mao et la gestion des flux de populations

Mao Zidong a fait ses classes dans la vie urbaine du Shanghai des années 1920. Pourtant, il sera un des plus grands pourfendeurs de l‘urbanisation. Même après sa mort, les dirigeants du Parti Communiste Chinois (PCC) s‘évertueront à poursuivre une idéologie très clairement anti-urbaine. Revenons sur ce moment clé de l‘histoire pour comprendre ce que fut « la voie d‘industrialisation à la chinoise » et comment elle a orchestré les grands mouvements de population au cours du troisième quart du XXe siècle.

Marie Claire Bergère revient sur l‘image très négative de Shanghai au sortir de la Révolution. Le Vieux Shanghai est perçu comme « un bastion de l‘impérialisme et le repaire d‘une bourgeoisie bureaucratique asservie aux étrangers », en résumé, comme un symbole de « l‘humiliation coloniale »62. Pourtant la mise au pas de la ville par le régime communiste ne peut s‘expliquer par la seule présence étrangère. Ce sont davantage les germes du capitalisme et de la « décadence bourgeoise » qui y étaient combattus. Elle fut directement administrée par l‘Etat Parti et isolée du reste de la population avec la mise en place du système de résidence, le hukou, visant à stopper son urbanisation.

Privées de leurs investisseurs étrangers et plongées dans un nouveau contexte politique plus hostile, les anciennes activités économiques (commerciales et financières) laissent place à l‘industrie promue par le régime communiste. Un important secteur industriel urbain et périurbain se met en place avec la nationalisation des entreprises (1956) et se développe pendant le « Grand bond en avant » (1958-1961). De nouveaux villages (xincun) logent les ouvriers et forment les « nouvelles banlieues » à l‘extérieur du centre historique, ou des « villes satellites » industrielles et isolées63. Les étrangers et les entrepreneurs, intellectuels et artistes shanghaiens quittent la ville et émigrent vers Hong-Kong. S‘évapore avec eux l‘image d‘un certain passé, celui de l‘âge d‘or et de « l‘émergence [inachevée] d‘une modernité culturelle chinoise » et du cosmopolitisme au début du siècle64.

62

Ibid, ref 30 Ibid, ref 34 64 Ibid, ref 36 63

-39


La marche forcée vers l’industrialisation du pays

En 1958, la mise en place du hukou65 a permis d‘assoir le contrôle du nouveau régime sur les flux de population. En interdisant aux individus de quitter leur lieu de naissance, le hukou a permis de fixer les populations dans les zones rurales (70% de la main d‘œuvre pendant la période maoïste) et d‘assurer une force productive pour l‘agriculture et bientôt l‘industrie. Le système de résidence a également permis de rendre plus aisée la gestion politique d‘une vaste population, particulièrement dans les villes caractérisées par un environnement réputé propice au développement d‘une culture urbaine hétéroclite et contestataire.

Sandra Poncet et Nong Zhu (2005) rappellent en outre que le hukou vise à réduire la taille des villes pour des raisons économiques, puisque pendant la période socialiste, la consommation de produits agricoles y était largement subventionnée par l‘Etat :

« Dans le cadre de ce système, les droits dont bénéficient les résidents urbains et ruraux diffèrent. En ville, la résidence légale donne la possibilité d’accéder à des emplois permanents, à un logement et aux services publics d’éducation et de santé. Jusqu’au début des années 1990, elle donne aux urbains le droit à des “rations” pour les produits de base comme les céréales et le kérosène. La résidence légale dans un village ou une localité rurale permet l’accès à la terre agricole, au logement, aux emplois dans les entreprises industrielles rurales et aux institutions locales d’éducation et de santé. Les résidents peuvent également bénéficier des infrastructures et des logements financés par les profits des entreprises locales et du partage des productions ou des allocations locales de céréales ou autres produits de première nécessité. »66

65

Le système du hukou établit un lien étroit entre le lieu de résidence et l'accès aux biens de consommation, aux opportunités d'emploi et à la protection sociale. La citoyenneté et la résidence d'une personne sont définies à la naissance, par le lieu de résidence légale de la mère. Voir Poncet Sandra et Zhu Nong, « La dynamique migratoire des ruraux vers les villes », Perspectives chinoises [En ligne], 91 | septembre-octobre 2005 66 Au Chun-Chung et Henderson Vernon, « How Migration Restrictions Limit Agglomerationand Productivity in China », NBER Working paper 8707, 2002 cité in Poncet Sandra et Zhu Nong, « La dynamique migratoire des ruraux vers les villes », Perspectives chinoises [En ligne], 91 | septembre-octobre 2005

-40


Les déplacements de populations sous l’ère maoïste

Selon Li Chunling, la période socialiste a également été marquée par d‘importants déplacements de populations au gré des grandes politiques décidées par Mao. Pendant le Grand Bond en avant, près de 27 millions de paysans furent mobilisés et déplacés vers les industries de la côte pour remplir les objectifs de production fixés par le Parti 67. En 1961, la quasi-totalité d‘entre eux (26 millions) furent rapatriés alors que les usines étaient délocalisées à l‘intérieur du pays. D‘autres furent envoyés vers les régions frontalières pour exploiter de nouvelles ressources (pétrole à Daqing, acier à Dukou). Pendant la Révolution Culturelle, la politique anti-urbaine bat son plein puisque des millions d‘intellectuels sont envoyés en rééducation dans les campagnes. Après la Grande Famine et les désastres économiques liés au Grand Bond en avant, la réforme agraire en 1970 établit le système de « responsabilité des ménages », une mesure incitative qui autorise les familles de paysans à dégager des profits individuels. Elle met fin au système des fermes collectives et permet d‘augmenter la rentabilité de la production agricole.

La « voie d’industrialisation à la chinoise »

A la fin des années 1970, les « brigades de productions » rassemblent près de 32 millions de travailleurs dans des usines installées dans les campagnes. C‘est la politique « litubu lixiang » (quitter la terre sans quitter le village) qui se développe jusqu‘à la fin des années 1980 pour canaliser le surplus de main-d‘œuvre dégagé par la réforme agraire alors que le hukou entrave encore la liberté de circuler. Il faut « industrialiser [les campagnes] sans urbaniser » pour éviter un exode rural de grande ampleur. Au début des années 1980, cette « voie de l‘industrialisation à la chinoise » est encouragée par la mise en place d‘entreprises rurales (Town and Villages Enterprises, les TVE ou xiangzhenqiye) qui doivent accompagner la voie engagée par les réformes économiques et maintenir un développement séparé des villes et des campagnes. De 1985 à 1988, leur nombre passe de 1,5 millions à près de 19 millions et leurs profits sont multipliés par trois (126 à 423 milliards de yuans). Elles emploient près de 95 millions de travailleurs en 1988 contre 52 millions en 1985. Ainsi en

67 Li Chunling, « Migrations villes-campagnes et mobilité sociale » in ROCCA J.-L., (2008), La société chinoise vue par ses sociologues, Presses de Sciences Po, p.51

-41


l‘espace de quatre ans, 55 millions de paysans ont été transférés vers ces nouveaux centres industriels situés à la campagne 68.

L’allègement du hukou, conséquence de l’ouverture économique

En 1980, la période de réformes commence réellement avec l‘établissement de cinq zones économiques spéciales sur la Côte (Shenzhen, Zhuhai, Shantou, Xiamen et l‘île de Hainan) ayant la capacité de s‘ouvrir aux capitaux étrangers et d‘y développer un marché privé pour le commerce et les communications. En 1984, lors du 12e congrès du PCC, le Parti lance la réforme urbaine et décide de réorienter la croissance autour des centres urbains. Les premiers projets commerciaux immobiliers sont autorisés par le Conseil d‘Etat. C‘est à cette période, et jusqu‘au début des années 1990, que l‘économie chinoise se développe autour des villes côtières. Mais les TVE sont rapidement concurrencées par l‘économie urbaine et licencient près de 3 millions de travailleurs entre 1989 et 199069. Seules les entreprises rurales qui se situaient près de la côte bénéficient de l‘ouverture économique et continuent à prospérer. Pour répondre aux énormes besoins en main d‘œuvre des villes de la côte, les restrictions à la mobilité sont remises en question et le contrôle du hukou est allégé. En 1984, le Conseil d‘Etat autorise les entreprises d‘Etat à employer des paysans sous forme de contrats temporaires dans les secteurs de la construction, des transports et du chemin de fer. En raison des fortes inégalités de développement entre les campagnes et la côte, le hukou n‘est plus un frein à l‘exode rural. A partir de 1984, les premiers travailleurs migrants volontaires entament leur départ vers les villes. Ils sont 26 millions à quitter les campagnes en 1988, 30 millions en 1989 et déjà 62 millions en 1994 même si la majorité des déplacements (43 millions) se font à l‘intérieur d‘une même province70. La main d‘œuvre vers les villes dépasse celle absorbée par les entreprises rurales. Le gouvernement essaye de canaliser ces « flux aveugles » de populations (mangmu liudong ou mangliu) en favorisant le développement des villes de moyennes et petites tailles. En 1992, faisant suite au discours de Deng XiaoPing lors de sa tournée dans le Chine du Sud, le Conseil d‘Etat annonce l‘ouverture de toutes les capitales de

68

Ibid, p.53 Ibid, p.54 70 Ibid, p.56 69

-42


provinces et de régions autonomes aux capitaux étrangers afin de leur permettre de rattraper le retard accumulé.

La période socialiste a été marquée par une forte défiance à l‘égard des villes. Il faut rappeler que les révolutionnaires se sont considérablement appuyés sur la base rurale de la société –dont Mao était lui-même issu- pour consolider le régime. La mise en place du système de résidence n‘a pourtant pas empêché le pouvoir d‘organiser des déplacements de populations afin de mettre une partie de la population au service de l‘industrialisation et des intérêts économiques de l‘Etat. Ainsi avant même la période des réformes et les premières migrations volontaires vers les villes -renouant avec celles du début du siècle- les incohérences d‘une industrialisation sans urbanisation sont apparues. L‘ouverture bien que progressive, initiée par les réformes agricoles puis urbaines dans les années 1980, a rendu inéluctable le basculement vers une « société urbaine ».

Contrairement aux objectifs qui avaient présidé à l‘instauration du hukou, le mouvement d‘urbanisation en cours n‘est plus un mouvement piloté, ou même maitrisé par le pouvoir actuel. Les vagues successives de migrants qui se déversent dans les villes chaque printemps, échappent de plus en plus au contrôle de l‘Etat et même à celui des gouvernements locaux. L‘urgence de cette situation explosive est criante. Selon l‘Institut d‘études démographiques chinois, en 2009, 622 millions de Chinois résidaient en milieu urbain71. D'ici 20 ans, la population urbaine est appelée à croitre de plus de 350 millions de personnes 72. Les migrations rurales sont en grande partie responsables de ce phénomène, puisque les citadins représentent une population vieillissante et soumise à la politique de l‘enfant unique. Il nous faut donc nous intéresser à cette nouvelle catégorie de population urbaine et à son intégration en ville afin de comprendre pourquoi elle représente un véritable défi pour les autorités chinoises.

71

In Chi Y-Ling , « Rester ou rentrer ? La question du retour chez les migrants chinois », L'Économie politique, 2011/1 n° 49, p. 24-43. Selon les derniers chiffres disponibles, la population urbaine représenterait 49 ,7% de la population (Wei Shen, PhD Essca Ecole de management, université Lunam, « Combien de personnes vivent en Chine ? », le Monde du 17 mai 2011). 72 UN HABITAT, State of the Worlds’s Cities 2008/2009 China’s urban transition

-43


3) Le rôle moteur des migrants dans la croissance chinoise

Selon l‘économiste Philip C.C. Huang73, le phénomène majeur de la réforme économique est la transformation de la structure de l‘emploi liée à l‘ « informalisation » (Huang, 2011) de toute une partie du système économique traditionnel issue de l‘économie planifiée. La nouvelle économie urbaine serait tributaire de la main d‘œuvre urbaine dite « informelle », car composée des travailleurs migrants d‘origine rurale ne bénéficiant pas d‘une reconnaissance légale de leur statut de travailleurs urbains74. Cette main d‘œuvre bon marché et son renouvellement permanent sur le marché du travail, lié à l‘exode rural, garantissent la croissance économique chinoise. En se basant sur un rapport du Research Study of the State Council de 2006, Huang souligne que les nongmingong, associés au monde de la petite entreprise privée et des auto-entrepreneurs urbains -qui relèvent à différents degrés du monde de l‘économie informelle- représentent près de 60% de la main d‘œuvre urbaine75 et à eux-seuls, les travailleurs migrants représentent près de 36% de la main d‘œuvre urbaine en 2005 (soit 105 millions de personnes).

Le rôle des pratiques informelles des gouvernements municipaux pendant la transition économique

Le système actuel, hérité de la période de réformes, intègre les restes historiques de l‘économie planifiée, symboles de l‘ancien système d‘inspiration communiste et les mécanismes de l‘économie de marché (garantie de la propriété privée, de la liberté d‘entreprendre, valorisation du capital, de l‘investissement et de la productivité). Selon Philip C.C. Huang, ce sont les « pratiques informelles », nées dans les interstices de ce système

73

Huang C.C. Philip, « The Theorical and Practical implications of China‘s Development Experience : The Role of Informal Economic Practises‖, Modern China, Vol 31 n°1 January 2011 74 En s‘appuyant sur la définition de l‘économie informelle du Bureau International du Travail, Huang considère que les nongmingong appartiennent à cette catégorie (bas salaires, absence de protection par rapport aux lois du travail, exclus des avantages liés à un emploi régulier) 75 Le chercheur discute volontiers l‘imprécision de ces chiffres et justifie sa démarche, l‘économie informelle étant par définition insaisissable, il convient de la calculer approximativement en soustrayant le nombre d‘employés travaillant dans l‘économie formelle à la main d‘œuvre totale recensée dans le pays (772 millions). En constatant une faible progression du nombre de travailleurs employés dans l‘économie formelle (95 millions en 1978 contre 115 millions en 2006), il affirme que près de 83% des travailleurs se situeraient dans une zone floue entre l‘emploi formel urbain et rural.Voir table 2, P.11, zhongguo tongji nianjian 2009 in Huang C.C. Philip, « The theorical and Practical implications of China‘s Development Experience : The Role of Informal Economic Practises‖, Modern China, Vol 31 n°1 January 2011

-44


mixte et qui lient les gouvernements locaux aux entreprises privées, qui seraient à l‘origine de sa croissance rapide. En effet, la fonction des gouvernements locaux a considérablement évolué parallèlement aux réformes économiques décidées au niveau central. Dès 1984 et jusqu‘au milieu des années 1990, les gouvernements locaux avaient à leur charge la gestion des TVE destinées à empêcher l‘exode rural et mettre au service de l‘industrie les paysans qui quittaient leurs champs, selon la politique « litubu lixiang ». En 1995, les TVE comptaient plus de 128 millions d‘employés contre 190 millions d‘employés urbains. A partir de cette date, le gouvernement chinois a décidé de privilégier le recours aux investissements étrangers pour développer l‘économie. Le nouveau rôle des gouvernements locaux -et en fonction desquels les bureaucrates étaient jugés- est devenu l‘attraction des entreprises et des investissements étrangers et l‘abandon progressif des TVE.

Ce changement de priorité politique a eu des conséquences importantes sur les relations entre gouvernement locaux et entreprises privées. Le gouvernement chinois a donné la priorité à l‘initiative privée comme base du système économique actuel. Dès les années 2000, l‘application des règles de l‘économie de marché a entrainé la privatisation de nombreuses entreprises collectives et d‘entreprises d‘Etat. En 2008, celles-ci n‘employaient plus que 71 millions de personnes (contre près de 190 millions en 1995), soit seulement 23,5% de la population urbaine. Parallèlement le secteur privé émergent (national et étranger) comptait à la même date 97,8 millions de personnes, soit 32,3% des employés urbains. Ces chiffres suffisent à révéler la nature de la transformation subie par l‘économie urbaine chinoise, passant d‘un régime étatique unique à une privatisation devenue majoritaire. Dans ce nouveau contexte, les gouvernements locaux se sont trouvés dans une position d‘interlocuteurs privilégiés entre le gouvernement central (qui conserve un pouvoir politique discrétionnaire) et le monde de l‘entreprise privée de plus en plus influent. De nombreuses études76 dénoncent des cas fréquents de corruption et ont montré comment certains anciens officiels ont utilisé leurs positions avantageuses pour s‘enrichir dans le privé en jouant de leurs connexions pendant le processus de privatisation. Pourtant, il est important de noter que les gouvernements municipaux ont joué un rôle déterminant afin d‘organiser la transition de l‘ancien système bureaucratique à l‘économie de marché, à travers leurs « pratiques informelles ».

76

Voir les travaux de ZHANG Zhixue, ZHANG Jianjun, 2005 ; WU Wenfeng, WU Chongfeng, LIU Xiaowei, 2008 ; HU Xuyang, 2006 ; HU Xuyang, SHI Sinchuang 2008.

-45


Avec l‘apparition d‘entreprises privées, les logiques du système socialiste n‘ont pas tout de suite disparu et les gouvernements locaux sont devenus indispensables à celles-ci pour leur faciliter les démarches administratives dans le nouveau cadre juridique flou caractérisé par les pesanteurs bureaucratiques et l‘absence de règles clairement définies. Au moment charnière des réformes (1995), les gouvernements locaux ont ainsi toléré les « pratiques informelles » des entreprises privées. Ils ont joué de leur position d‘intermédiaire entre secteur public et privé pour permettre à certaines entreprises privées de contourner la loi. Huang utilise le concept d‘ « informalité planifiée » (p.24) pour souligner la participation active des gouvernements locaux dans le processus d’informalisation de l‘économie. Il précise que le gouvernement central a apporté indirectement sa caution aux pratiques informelles des gouvernements locaux tant que ces derniers contribuaient à assurer la croissance économique du pays.

Jusqu‘à la fin des années 1990, ces pratiques informelles sont restées relativement invisibles. Néanmoins de plus en plus de scandales financiers éclatent aujourd‘hui et viennent confirmer l‘hypothèse du manque de transparence dans le processus de « marketisation » de l‘économie. Les résultats de l‘ouverture économique deviennent de plus en plus visibles.

L‘arrivée massive d‘entreprises étrangères et la formation d‘un secteur national privé puissant ont engendré une forte demande de main d‘œuvre urbaine bon marché. Pour répondre à cette demande et compenser la perte de compétitivité des TVE, les gouvernements locaux ont assoupli le contrôle des migrations internes. A partir des années 2000, les migrations des campagnes vers les villes ont pris de l‘ampleur et le flot des nongmingong a commencé à alimenter le marché de l‘emploi urbain. En étudiant les relations d‘interdépendance qui lient travailleurs migrants, gouvernements locaux et entreprises privées au sein d‘une même « chaîne d‘intérêts » (Chen Yifang, 2008) nous essayerons de comprendre comment les gouvernements locaux participent à maintenir un système de citoyenneté « à deux vitesses » où les employés réguliers bénéficient de protections en matière de droit du travail qui sont refusées aux employés irréguliers appartenant à l‘économie informelle.

-46


Les nongmingong au cœur de la croissance de Shanghai

Le cas de la ville de Shanghai est emblématique de la complexité du phénomène des migrations internes dans les villes chinoises. Deux cinquièmes des habitants de la ville n‘y sont pas nés. En 2000, sur les 22,8 millions d‘habitants que comptait la ville, plus de 20% étaient des migrants (3,871 millions). Si l‘on y ajoute les estimations officielles concernant les habitants non déclarés (3 millions), près de 40% des habitants de la ville seraient en situation irrégulière au regard des règles du hukou77. Une étude de Shen Yuan sur les conditions de travail des employés dans le secteur de la construction nous permet de nous intéresser à la condition des travailleurs migrants en ville.

Avec la très forte période d‘urbanisation qui a accompagné le nouveau management des villes par les gouvernements locaux, le bâtiment est le premier pilier de l‘industrie chinoise et l‘un des principaux moteurs de la croissance économique (7% PNB). En 2006, il employait près de 25 millions de paysans soit 29% des nongmingong78. Les employés du bâtiment, sont majoritairement des hommes peu qualifiés, 50% sont des exécutants et sont largement dépendants des chefs de chantiers pour leur rémunération et leur accommodation en ville. Issus des campagnes, ils viennent vendre leur force de travail brute et ne disposent pas d‘un cadre légal leur assurant les droits du travail. Leur origine rurale leur interdit théoriquement de travailler en ville, ils vivent donc dans une « illégalité tolérée » par les pouvoirs publics privilégiant la croissance des villes. Pour accéder à ce type d‘emploi les migrants usent de leur réseau de connaissance (guanxi). Selon une étude de Shen Yuan (2008b), plus de 80% de ces derniers sont entrés dans le secteur grâce à une connaissance, un membre de leur famille, de leur village ou un ami et près de 10% grâce à une relation personnelle avec le patron ou le chef de chantier. Seulement 3% des travailleurs ont rejoint le chantier individuellement par le biais de petites annonces ou de foires à l‘emploi. Ainsi, depuis plus de vingt ans, le secteur du bâtiment n‘est pas constitué comme un véritable marché de l‘emploi, mais comme un réseau de relations personnelles. Cette « chaine des relations » (Shen Yuan, 2008b, p.111) produit une « hégémonie basée sur les relations » qui empêche l‘émancipation individuelle. 77

Chen YingFang, « ‗Chaine d‘intérêts‘ et absorption des migrants en ville », in ROCCA J.-L., (2008), La société chinoise vue par ses sociologues, Presses de Sciences Po 78 Shen Yuan, « L‘hégémonie fondée sur les relations dans l‘industrie du bâtiment » in ROCCA J.-L., (2008b), La société chinoise vue par ses sociologues, Presses de Sciences Po

-47


L‘accès à l‘emploi étant permis par le réseau de relations (guanxi), l‘ouvrier est redevable envers le contremaitre qui l‘a employé (bagongtou). Ces relations personnelles se transforment en relations professionnelles d‘autorité qui limitent le libre arbitre des travailleurs et leur capacité de résistance. Malgré des conditions de travail extrêmement difficiles (12 heures de travail par jour, 3 jours de repos par mois, logement sur le chantier, nourriture médiocre, pression au rendement des contremaitres) ; la précarité du statut juridique des nongmingong (semi-légalité) et l‘hégémonie basée sur les relations empêchent les travailleurs de s‘exprimer pour revendiquer une amélioration de leurs conditions personnelles. Le travail dans le bâtiment ne peut pas être réglé sur la cadence des machines, c‘est selon Shen Yuan un « travail vivant » (par opposition au « travail mort » calé sur le rythme des machines en usine) qui ne peut être régulé que par des relations personnelles, ce qui renforce l‘importance des guanxi. Assez paradoxalement, les travailleurs possèdent plus d‘autonomie sur un chantier qu‘en usine, mais cette autonomie implique une interdépendance des uns envers les autres au sein de la chaine de production. A cause de la forte concurrence pour accéder au marché de l‘emploi, la solidarité entre travailleurs se transforme en autocontrainte tacite qui condamne toute forme de rébellion personnelle qui serait nuisible aux autres travailleurs.

Ce mode de régulation sociale est renforcé par la méconnaissance de la ville des migrants. Les primo-arrivants, viennent de la campagne, ils doivent s‘adapter à un mode de vie radicalement différent du monde rural et doivent faire face à l‘hostilité d‘une partie des citadins qui voient en eux des facteurs d‘insécurité et de nuisances. Souvent pauvres, peu éduqués, les nongmingong pâtissent d‘une mauvaise image qui limite leurs possibilités d‘intégration. Mis à l‘écart de la société civile et exténués par leurs conditions de travail, ils ne disposent pas des ressources nécessaires pour s‘adapter au mode de vie urbain. Ils logent souvent dans des baraques sur les chantiers ou à proximité et s‘aventurent rarement dans le centre de la ville. Ils deviennent donc rapidement dépendants des bagongtou qui les protègent dans le cadre de leur emploi. Ces intermédiaires leur fournissent un logement et justifient leur présence en ville lors des contrôles de l‘administration. Les bagongtou sont des passeurs entre ville et campagne. Cette position leur permet de s‘enrichir au détriment des nongmingong dépourvus de ressources et d‘un statut juridique clair.

-48


Ainsi c‘est l‘absence de droits qui pousse les nongmingong à s‘unir autour de la protection de leur employeur. Cette double dépendance professionnelle et personnelle implique une autocensure et limite leur capacité de se défendre individuellement contre différentes formes d‘exploitation économique. Ainsi « l‘hégémonie basée sur les relations » décrite par Shen Yuan empêche les individus de résister et de s‘unir pour revendiquer des droits qu‘ils ne sont pas sûrs de pouvoir les obtenir. Les guanxi sont contraignantes parce qu‘elles créent une solidarité de classe, néanmoins c‘est l‘absence de statut juridique clair qui révèle la situation des nongmingong comme « citoyens de seconde classe » (Shen Yuan, 2008b, p.119). Ils ne jouissent d‘aucune garantie institutionnelle à cause du flou de leur hukou. Cette marginalisation leur retire toute base juridique à partir de laquelle il pourrait s‘appuyer pour s‘organiser et revendiquer collectivement une amélioration de leur condition. En ce sens le hukou des nongmingong semble être un rempart à leur subjectivation et à leur émancipation.

L‘étude de Shen Yuan sur les travailleurs migrants dans le secteur du bâtiment fait écho à la situation traditionnelle des nongmingong dans les villes. L‘absence de statut les prive de droits et par conséquent les condamne au silence. Pourtant les migrants possèdent les ressources nécessaires pour s‘intégrer à la vie urbaine. Nous allons voir avec Chen Yingfang que des rapports de domination entre les migrants et leurs homologues urbains constituent une « chaîne d‘intérêts » (2008) dans laquelle la croissance urbaine se nourrit de l‘exploitation des nongmingong.

Les discriminations institutionnelles à l’égard des nongmingong

Les travailleurs migrants n‘ayant pas le droit de travailler en ville, les gouvernements municipaux peuvent légitimement leur refuser l‘accès aux aides sociales et mettre en place des règlementations -en matière de recrutement dans les entreprises d‘Etat ou dans les autres entreprises publiques- privilégiant systématiquement les urbains locaux. Des bourses à l‘emploi et des amendes pénalisant les entreprises qui ne joueraient pas le jeu permettent de leur garantir un monopole sur les emplois urbains de qualité. Les travailleurs migrants sont peu au courant de la règlementation en vigueur. Ils sont à la recherche d‘un emploi et sont peu exigeants. Conscients de la précarité de leur situation juridique, ils se montrent rarement -49


difficiles quant à leurs conditions de travail. Les entreprises privées ne leur offrent des emplois que sur le marché du travail informel (non déclaré). Elles jouent à la limite de la légalité, effet « border-line » (Chen Yingfang, 2008, p.80), mais compensent cette prise de risque par la précarité et les faibles salaires des emplois proposés (absence de contrat de travail, bas salaires, absence de protection sociale, flexibilité). En réduisant au maximum le coût de cette main d‘œuvre, l‘embauche de travailleurs irréguliers est devenue très rentable pour les entreprises privées ; à tel point que certaines entreprises préfèrent employer des migrants. Les contrôles de la part des gouvernements locaux pour faire respecter la règlementation en matière de droit du travail ou de protections sociales étant extrêmement rares, les employeurs ne risquent pas grand-chose en contournant la loi.

La thèse de la « chaîne d‘intérêts » permet de faire le lien entre les différents acteurs en présence en ville. Le fait que les nongmingong acceptent des conditions de travail extrêmes permet aux entreprises de dégager des profits qui seront taxés par les gouvernements locaux. D‘autre part, les habitants profitent de l‘arrivée des migrants. Par exemple, les anciens ruraux vivant à la périphérie des villes s‘enrichissent considérablement en construisant sur leurs terres des logements précaires qu‘ils louent aux migrants. Ces « rentiers » constituent une nouvelle couche sociale qui profite indirectement de l‘inégalité de statut des nongmingong pour s‘enrichir. Ils referment la chaîne d‘intérêts en assurant aux migrants une protection contre les contrôles du gouvernement en ne les déclarant pas. Les gouvernements locaux eux même alimentent l‘informalisation d‘une partie de la ville en limitant les contrôles et les sanctions à l‘égard de ces pratiques informelles. Les profits dégagés par les taxes sur les entreprises privées permettent de financer les aides sociales dirigées vers les urbains locaux qui sont les principaux bénéficiaires de la croissance urbaine. C‘est ainsi selon Chen Yingfang que les entreprises privées, les résidents urbains et les gouvernements locaux tirent tous les profits de la chaîne d‘intérêts au détriment des migrants.

Ainsi la différence de statut entre les migrants et les locaux aboutit à un déséquilibre social entretenu par le besoin de croissance économique. « Les mégapoles chinoises colonisent les provinces chinoises en les vidant de leurs populations peu qualifiées »79 qui,

79

Roulleau-Berger Laurence, « Les oubliés de la mondialisation à Shanghaï et Pékin : captivités et résistance des migrants peu qualifiés sur les marchés du travail urbains », in Berry-Chikhaoui I. Deboulet A., Roulleau-Berger L., Villes internationales : tensons et réactions, Editions La découverte, Paris, 2007

-50


« victimes de discrimination, d‘humiliation et de mépris social […] viennent former cette nouvelle underclass urbaine dans les villes chinoises »80. Les travailleurs migrants sont relégués sur le marché du travail informel. Si leur travail semble indispensable pour assurer la croissance économique du pays, leur situation est extrêmement précaire. Pris entre la nécessité de travailler et la privation de droits, ils sont soumis au contrôle et aux violences de leurs employeurs.

Ainsi, l‘exemple des nongmingong illustre la domination des logiques de l‘économie de marché sur les catégories sociales les plus faibles ne bénéficiant d‘aucune garantie et d‘aucune protection sociale de la part de l‘Etat. Alors qu‘en Chine, de plus en plus d‘urbains bénéficient d‘aides et d‘un renforcement du droit du travail, les employés de l‘économie informelle sont réduits à une situation de « disqualification sociale » (Roulleau-Berger, 2010, p.98) impossible à résoudre sans une égalisation du statut juridique de tous les citoyens indifféremment de leur lieu de naissance. C‘est en ce sens qu‘il est possible de comprendre les mobilisations collectives de groupes de migrants qui s‘insurgent contre leurs conditions de travail et revendiquent une amélioration de leurs conditions de vie en ville.

*

80

Roulleau-Berger Laurence, « Migrant (e)s dans les villes chinoises de l‘épreuve à la résistance », Multitudes 2010/4, p.99

-51


Après trente ans de réformes, la transition économique chinoise arrive à sa fin. Le pays a adopté les règles de l‘économie de marché suivant une hybridation complexe du libéralisme avec les institutions héritées du socialisme. Les villes permettent d‘observer les conséquences sociales de ces reconfigurations. L‘économie urbaine, longtemps mise à l‘écart par le pouvoir s‘est petit à petit imposée au régime car c‘est elle qui a permis la croissance économique de ces dernières années. La réforme phare du foncier organise une transition économique majeure avec la privatisation de la terre et l‘émergence d‘un marché de l‘immobilier. La possibilité de choisir son logement pour les citoyens constitue un desserrement considérable du contrôle effectué par l‘Etat sur les populations urbaines comparé au système d‘attribution des logements sous la danwei. Elle a ainsi permis l‘émergence d‘une classe moyenne composée de propriétaires qui tire les avantages de leur ancienne position pendant le régime socialiste. Toutefois, le bilan social du « miracle économique » reste mitigé comme en témoigne l‘apparition d‘un fort mécontentement parmi deux catégories de populations urbaines. Les salariés des entreprises d‘Etat, xiagang zhigong, ont fait les premiers les frais des restructurations massives des années 1990. Ils ont été licenciés massivement lors de la fermeture des danwei qui devaient leur assurer la sécurité de l‘emploi et une protection sociale à vie. Parallèlement, les travailleurs migrants venus des campagnes ont profité de la dynamique d‘urbanisation pour s‘insérer sur le marché du travail en pleine restructuration. Principaux moteurs de la croissance urbaine liée à la privatisation de l‘économie, ces travailleurs ne jouissent pourtant d‘aucun droit et sont continuellement exploités par leurs employeurs. Ainsi ces deux catégories constituent selon Muriel Périsse la « nouvelle classe de travailleurs sans pouvoir » dans les centres urbains. Nous avons souligné les intérêts contradictoires des populations urbaines avec les nouveaux acteurs économiques issus du secteur privé. Le fait que les organes politiques locaux partagent les mêmes intérêts économiques que ces derniers permet d‘expliquer la nouvelle configuration des modes de contrôle social mis en place par le régime pour maitriser les modalités d‘expression des mécontentements. En nous intéressant aux obstacles qui limitent les revendications des urbains en difficulté et de groupes plus avantagés comme les propriétaires, nous allons voir comment le pouvoir a adapté ses modes de régulation sociale en Chine urbaine, au nouveau contexte économique.

-52


II.

Les obstacles structurels limitant les revendications des urbains

Nous avons vu que les réformes économiques avaient considérablement transformé la structure de l‘économie et donné naissance à de nouveaux groupes sociaux dans les villes. L‘augmentation des inégalités entre ces différents groupes est à l‘origine de mécontentements, cependant ces derniers peinent à prendre la forme de mouvements sociaux hiérarchisés et organisés.

En nous interrogeant sur l‘émergence de mobilisations collectives en Chine urbaine chez les xiagang et les nouveaux propriétaires, nous allons étudier les modalités de l‘apparition de ces mouvements de revendications dans le cadre institutionnel d‘un Parti unique autoritaire. Nous allons voir comment la structure légale du régime communiste prive ces mouvements des outils juridiques nécessaires pour faire valoir leurs droits et permettre de véritables négociations collectives. D‘autres part, nous analyserons comment le système de pouvoir communiste s‘est adapté à la nouvelle économie de marché malgré la disparition des anciennes structures de contrôle sur les individus par le lieu de travail. L‘élaboration de nouvelles méthodes de gouvernements à travers le lieu de résidence soulignera la capacité d‘adaptation du pouvoir afin de maintien l‘ordre social sur les populations urbaines.

-53


A. L’absence d’un Etat de droit et d’instances de régulation des conflits

Yongshun Cai81 relève qu‘en cas de conflit avec une agence de l‘Etat, les plaignants sont de plus en plus nombreux à se tourner vers les tribunaux, cependant le recours à la loi coûte cher et n‘est pas toujours suivi d‘effet. En effet, selon Stéfanie Balme82, si le système de droit chinois a considérablement évolué depuis l‘époque maoïste, le droit des personnes n‘étant pas toujours garanti, et de toute façon limité, il n‘ouvre que des possibilités réduites d‘affirmation de soi pour les individus. Le système reste peu fiable, il reconnait certes des droits « fictifs » aux individus (Balme, 2001, p.80), cependant leur applicabilité est soumise à une lecture très politique, donc instable.

1) Organisation décentralisée et droit à la carte

L‘organisation administrative chinoise et sa bureaucratie constituent les principaux obstacles à la réalité des droits en Chine. La mise en œuvre des dispositifs législatifs est confiée aux différentes agences de l‘Etat au niveau local, ce qui se traduit par une différenciation des règles en fonction des multiples situations auxquelles doivent s‘adapter les administrations locales pour satisfaire les intérêts contradictoires des travailleurs, des firmes privées et des autorités locales chargées du développement économique. Le plus souvent, la priorité que donnent les gouvernements locaux à la croissance économique rentre directement en contradiction avec le respect du droit du travail pour les travailleurs. Ce système confus où la législation nationale est adaptée par les institutions locales et dont la force d‘application est limitée par les règlementations des gouvernements municipaux influencées par leurs propres intérêts économiques aboutit à une grande insécurité juridique pour les travailleurs qui ne savent plus vraiment à quelles sources juridiques se fier.

81

Cai Yongshun, « Conflicts and Modes of Action in China, The China Journal, No. 59 (jan.,2008), pp. 89-109 Balme Stéphanie, « « Communisme et schizophrénie » » L'individu face au droit dans la société chinoise post révolutionnaire, Raisons politiques, 2001/3 no 3, p. 67-85. DOI : 10.3917/rai.003.0067 82

-54


En conséquence, en raison de l‘énorme différence entre les droits garantis par la loi et la pratique, les travailleurs retirent leur confiance au gouvernement. D‘autre part, les pratiques d‘exploitation économique étant profondément ancrées dans le fonctionnement du système décentralisé de « protectionnisme local » (Périsse, 2009, ref 23) décrédibilisent l‘ensemble du système bureaucratique et menacent la légitimité même du gouvernement central incapable de faire appliquer la loi du fait de la trop grande autonomie des autorités locales.

2) L’absence d’instance de régulation des conflits

Selon Périsse, c‘est l‘absence d‘institutions efficaces de négociation du rapport salarial qui est à l‘origine de l‘éclatement de conflits de plus en plus durs. La montée des mouvements sociaux s‘expliquerait en très grande partie par la perte de confiance des travailleurs dans les voies officielles de négociation, alimentée par « l‘inaction syndicale, ou pire, de sa collusion avec le management »83. Elle rappelle que si la Chine est signataire du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (février 2001), son gouvernement a immédiatement émis une réserve 84 limitant le seul accès au syndicat officiel (FNSC). De plus, le droit de grève n‘existe pas à proprement parler85 même si « la loi sur les syndicats reconnaît comme légaux les ralentissements et les arrêts de travail (article 27) » les grévistes restent dans une zone grise et ne bénéficient pas de protection86.

Dans ces conditions, il est très difficile pour les travailleurs de se défendre contre les abus de leurs employeurs dans les entreprises privées. A travers le FNSC s‘expriment les nouveaux enjeux de la négociation salariale puisque le syndicat doit désormais entrer en négociation avec les employeurs et non plus seulement faire le lien entre l‘Etat et les travailleurs. Ce système, en théorie sans contradiction dans un système socialiste, se trouve en

83

Périsse, 2009, ref 45 « Les dispositions garanties à l‘article 8. 1(a) du Pacte, à savoir le droit qu‘a toute personne de former des syndicats et de s‘affilier au syndicat de son choix, seraient traitées conformément à la législation chinoise » [CISL, 2005] cited in Périsse, 2009 85 Il a été supprimé de la Constitution en 1982, au motif que le socialisme chinois avait réussi à « éradiquer les problèmes entre le prolétariat et les propriétaires d‘entreprises » (Périsse, 2009, ref 44) 86 Périsse, 2009, ref 44 84

-55


grande difficulté dans une « économie socialiste de marché » où les intérêts capitalistes s‘opposent diamétralement à ceux des travailleurs…

De plus, ce système de négociation collective s‘appuie sur des interlocuteurs fixes, puisque seul le syndicat officiel est autorisé à représenter les intérêts des salariés alors même qu‘aucune procédure de désignation des représentants n‘est prévue. Aussi la négociation entre les employeurs et les syndicats est pilotée de très près par les instances gouvernementales et le contenu de ces négociations se résume souvent à une mise en application des normes décidées par le Ministère du Travail. Dans ce contexte, on assiste davantage à la mise en scène du processus de négociation collective que d‘une véritable confrontation des intérêts des salariés et des employeurs. Cette stratégie permet à l‘Etat de faire disparaître la « nature adverse des relations professionnelles » (Périsse, 2009, ref 39) et de réaffirmer la spécificité d‘une société socialiste sans classe. Enfin, comme seules les plaintes individualisées ou soigneusement circonscrites sont tolérées, la formation de corps intermédiaires est impossible et le principe de négociation collective habituellement utilisé pour la résolution des conflits, inatteignable.

Ainsi selon Périsse, les mécanismes de régulation existant à l‘heure actuelle sont insuffisants pour mettre fin aux mécontentements. Au fil des années, ils ont nourri une défiance des travailleurs à l‘égard des institutions incapables de répondre à leurs attentes et de garantir leurs droits.

« Ce climat de méfiance généralisée au sein des relations professionnelles dans tous les secteurs (privé/migrants atomisés, public/urbains précarisés) signe l’absence de mécanisme qui assure l’intégration et la stabilisation des relations salariales et explique que les conflits collectifs se développent en dehors des procédures prévues » (Périsse, 2009, ref 41)

Ainsi il n‘existe pas en Chine d‘organisation autonome capable de représenter les travailleurs dans les relations conflictuelles avec leurs employeurs. Les syndicats affiliés à la FNSC mis en place par le gouvernement font figure de cache-misère pour créer l‘illusion d‘une interface de dialogue entre employeurs et salariés. Si le discours officiel, en apparence solidaire des intérêts de « la classe ouvrière » a permis un regain de légitimité du pouvoir auprès des exclus pendant la mise en place de nouvelles lois destinées à assurer aux plus

-56


pauvres leurs « droits légaux », la stratégie ambivalente du gouvernement visant à s‘assurer la confiance des travailleurs tout en coopérant avec les employeurs semblent être progressivement mise à jour. Dans ce contexte la multiplication de conflits sociaux violents pose de nouvelles questions de matière de gouvernance sociale que la crise économique risque d‘aggraver.

3) Le recours aux pétitions

Face à la faiblesse de l‘Etat de droit et des instances de négociation, la majorité des plaignants utilisent toujours le système des lettres de plaintes et des pétitions adressées aux autorités administratives supérieures pour faire valoir leurs droits.

Le bureau des Lettres et des Visites s‘inspire de l‘ancien système de doléances adressées à l‘Empereur. Néanmoins, le recours aux pétitions adressées au gouvernement central a été modernisé par les communistes dans les années 1950. Paradoxalement il a été beaucoup utilisé pour résoudre les problèmes liés à l‘ère maoïste : en 1979, on comptabilisait près de 570 000 pétitions qui remontaient jusqu‘à Pékin. En raison de l‘amélioration des conditions économiques dans les années 1980, ces demandes ont diminué jusqu‘à 298 000 pétitions en 1984. Cependant, depuis le milieu des années 1990, la multiplication des expropriations forcées, de la corruption et des abus relevés sur les salariés des entreprises privés, les citoyens ont eu de nouveau eu recours à ce mode de protestation légal : on comptait autour de 603 000 pétitions en 2005. En outre, c‘est au niveau des autorités locales des provinces que les demandes ont explosé atteignant plus de 13,7 millions de plaintes en 2004 87.

Dans son étude, Yongshun Cai rappelle que ce mode d‘action est le plus propice à basculer vers l‘illégalité et l‘escalade de la violence quand les autorités ne donnent pas satisfactions aux manifestants (p.108). Elle cite plusieurs exemples de regroupements de pétitionnaires qui dégénèrent en occupation de l‘espace public, en blocages de routes ou en

87

Cai Yongshun, « Conflicts and Modes of Action in China, The China Journal, Nà. 59 (jan.,2008), p.97

-57


sièges devant les centres officiels, les bureaux du Parti, ou du gouvernement local. Pour l‘année 2000, Cai comptabilisait près de 3000 incidents de ce genre 88. Plus récemment, elle répertoriait 26 rassemblements de grande ampleur comptant au minimum 5000 personnes, dont une émeute à ChongQing, en 2004, au profit d‘un travailleur migrant qui avait rassemblé près de 30 000 personnes.

Si les individus prenant part aux manifestations ne sont pas directement concernés par les incidents à l‘origine de ces mobilisations, Cai montre qu‘ils se solidarisent des victimes parce qu‘ils ont subi des injustices similaires et éprouvent la nécessité d‘exprimer leur propre ressentiment. Ainsi les faiblesses des modes légaux de régulations des conflits et les insuffisances du système légal n‘ont pas permis de supprimer les contestations, mais au contraire, ont eu pour conséquences la multiplication d‘actions de mobilisation en dehors du cadre légal. L‘éclatement fréquent de la violence lors de ces conflits inquiète les autorités. Et les cadres locaux du Parti sont désormais évalués en fonction de leur capacité à limiter les tensions et à contenir les mouvements de contestation. La régulation sociale devient un enjeu d‘autant plus pressant qu‘elle met le régime en porte-à-faux de son image sociale et nourrit une rancœur de plus en plus partagée dans le pays. C‘est en réponse à ces modes d‘action non institutionnels que le gouvernement chinois a fait des efforts pour faciliter les recours des migrants et leur permettre un meilleur accès au droit.

88

Ibid, p.104

-58


B. Rapports de dépendance des urbains aux autorités et contrôle social

La sociologue chinoise Chen Yingfang dresse un portrait peu amène du « miracle économique chinois ». Dans sa thèse sur la « chaîne d‘intérêt »89 liée à l‘urbanisation, elle expliquait comment l‘exploitation des travailleurs migrants est à l‘origine de la croissance économique chinoise. Dans un autre travail sur les fondements de la légitimité politique du régime90, elle souligne que l‘Etat-Parti n‘a jamais cessé d‘accompagner le processus de transition économique et qu‘il conserve, malgré la réorganisation urbaine de la société, un contrôle effectif sur la population. Aussi s‘inscrit-elle à rebours de « l‘hypothèse occidentale » - formulée par un certain nombre de chercheurs anglo-saxons- qui voudrait que « ‗l‘économie de marché‘ doive inéluctablement affaiblir un ‗système politique centralisé‘ » (Chen Yingfang, 2009, p.129) ; et décrit un processus d‘ « urbanisation du pouvoir de l‘Etat »91 dans lequel les gouvernements urbains assurent un second miracle, « le miracle du système », qui correspond à la persistance de la légitimité du pouvoir central dans la nouvelle société urbaine chinoise.

Chen Yingfang s‘étonne de la bonne adaptation du système politique au miracle économique. Selon elle, ce sont les gouvernements locaux qui ont joué un rôle-clé dans la continuité du système de pouvoir centralisé. Bénéficiant de la vague de décentralisation qui a accompagnée les réformes, ils ont obtenu une indépendance décisionnelle et financière qui leur a donné la flexibilité nécessaire pour s‘adapter aux exigences de la marchandisation, de l‘industrialisation et du développement urbain. Leur position intermédiaire entre le gouvernement central et l‘échelon local a fait d‘eux l‘élément central de la transition « graduelle » vers l‘économie socialiste de marché. Ainsi, à travers leurs politiques urbaines, s‘exprime la relation paradoxale de « dépendance mutuelle » entre l‘Etat et les villes (Chen

89

Chen Yingfang, « ‗Chaine d‘intérêts‘ et absorption des migrants en ville », in ROCCA J.-L., (2008), La société chinoise vue par ses sociologues, Presses de Sciences Po 90 Chen Yingfang, « Légitimité, rationalité et stratégies politiques : les fondements du ‗ miracle urbain chinois‘ » (traduction de Gilles Guiheux et Olivier Marichalar), Terrains & travaux, 2009/2 n° 16, p. 97-136. 91 Ce concept est emprunté à Ren Xuefei et Weinstein (2008), Chen Yingfang, 2009 p.129-130

-59


Yingfang, 2009, p.131) dans un nouveau régime d‘accumulation de richesse recentré sur l‘urbain. Pendant toute la période de transition et d‘urbanisation, les gouvernements locaux ont été soumis à la nécessité de faire évoluer les institutions de niveau intermédiaire (hukou, danwei, comité de quartier, système d‘aides sociales) et de traduire les orientations du gouvernement en mesures concrètes au niveau municipal. C‘est ainsi qu‘ils sont parvenus au « miracle politique » de la continuité du pouvoir central.

« Conformément aux principes de rationalité économique, ils [les gouvernements locaux] ont continûment ajusté les institutions anciennes, en même temps qu’ils en créaient de nouvelles. Le système politique des villes, dans les relations entre l’Etat, le marché et la société, a fait preuve d’une grande flexibilité, d’une part en respectant le pouvoir central et les fondements du système, et d’autre part en préservant les intérêts locaux. Ces ajustements ont permis au système de pouvoir de se complexifier, d’être plus efficace et de s’institutionnaliser ; en même temps, ils ont permis au système politique autoritaire de s’adapter aux exigences de la « modernisation ». » (Chen Yingfang, 2009, p.130)

Ainsi le pouvoir politique, loin d‘être dépassé par la transition urbaine, l‘aurait scrupuleusement accompagnée, en adaptant les structures de contrôle de la population aux nouveaux impératifs économiques. L‘impressionnante mutation des villes ces dernières années, peut nous renseigner sur cette adaptation des structures de pouvoir. En effet, nous avons vu que la gentrification des centres avait mis en lumière des intérêts communs entre les promoteurs immobiliers issus du monde de l‘entreprise privée et les gouvernements locaux. Nous avons également souligné l‘impact des politiques de rénovation urbaine sur la réorganisation sociale des villes. Les vieux travailleurs urbains sont menacés par le déclassement tandis que les nouvelles classes moyennes interpellent les autorités contre les dérives des lois du marché. Nous allons voir comment la généralisation des mécontentements et la transformation des structures poussent l‘Etat Parti à modifier considérablement ses modes de régulation politique sur les populations urbaines.

-60


Dans un premier temps, nous verrons avec Luigi Tomba comment le maillage administratif s‘est adapté aux nouvelles formes résidentielles issues de la gentrification et créé une forme d‘inégalité de traitements entre les citadins. Les travaux de Judith Audin sur les comités de quartier à Pékin, démontrent comment ces structures administratives permettent de maintenir un contrôle politique subtil sur les populations, malgré la disparition de la danwei. Enfin, les revendications du mouvement des propriétaires permettront de mettre en lumière les limites à l‘autonomie de gestion des populations urbaines dans les résidences privées.

1) Une gouvernance adaptée à la ségrégation résidentielle

Luigi Tomba a mené trois enquêtes parallèles à Pékin, Chengdu et Shenyuan entre 2002-2006 dans différents types de quartiers résidentiels. Il a volontairement sélectionné des quartiers regroupant des éléments sociogéographiques caractéristiques de la nouvelle donne urbaine. Un quartier périphérique et ouvrier rassemblant une majorité de xiagang à Shenyuan et un quartier résidentiel autogéré par des classes moyennes à Pékin représentent les exemples typiques des milieux dans lesquels se concentrent les deux catégories de populations urbaines déjà évoquées des xiagang et des jeunes propriétaires. La thèse de Luigi Tomba 92 souligne les nouvelles formes de contrôle élaborées par l‘Etat sur ces populations. Selon lui, la ségrégation résidentielle dans les grandes villes est accompagnée et « exploitée par le gouvernement » pour élaborer des modes de gouvernement sur mesure en fonction des styles de vie, des statuts et des modes de consommations des différentes communautés afin de maintenir l‘ordre social. Ainsi, « les pratiques de gouvernance dans les villes chinoises [seraient] adaptées [par les autorités] pour répondre aux besoins spécifiques d‘une société stratifiée et pour satisfaire les attentes créées par la réforme économique dans les différents groupes sociaux. »93 Nous allons voir que ces nouveaux modes de gouvernements reposent sur un équilibre subtil entre dépendance et autonomie.

92 93

Tomba Luigi, « Fabriquer une communauté », Perspectives chinoises 2008/4 Tomba, 2008, op. cité, p.63

-61


Ségrégation résidentielle et classification sociale

Nous avons vu que la politique de gentrification des centres organisée par le gouvernement a favorisé la ségrégation résidentielle et a délocalisé les activités productives en périphérie. Les centres se sont enrichis et ont été aménagés pour accueillir des classes moyennes ou aisées dans des résidences fermées (gated communities) alors que les populations ouvrières et les xiagang étaient repoussés en périphérie. Enfin, la disparition de la danwei qui assurait une certaine homogénéité sociale dans les villes est remise en cause par la privatisation du logement. Selon Luigi Tomba, cette ségrégation résidentielle permet une « classification de la population urbaine » en répartissant les classes moyennes et la bureaucratie dans des résidences autogérées et en rassemblant les populations en difficulté (ouvriers, xiagang, travailleurs migrants) dans des enclaves de pauvreté. Cette dualisation de la société urbaine, est devenue un véritable enjeu de « gouvernance » pour les administrations locales qui doivent à la fois favoriser la constitution d‘une classe moyenne éduquée à la consommation, autonome et responsable, tout en maintenant un contrôle poussé sur les plus démunis, constituant un danger pour la stabilité sociale. Toutefois, comme ces agencements spatiaux, issus des lois du marché, isolent des communautés aux styles de vie et aux statuts différents, ils permettent aux autorités d‘adapter leurs actions aux types socioéconomiques de chaque quartier.

L‘étude d‘un quartier ouvrier de Shenyuan en pleine crise liée à la désindustrialisaiton est emblématique des enjeux que représentent les « déclassés urbains » pour le maintien de l‘ordre. Avec le démembrement des danwei, des comités de communautés résidentielles (shequ weiyuan hui) ont été mis en place pour « organiser la représentation et l‘organisation des résidences ». Toutefois, si les directeurs de ces structures sont élus par les résidents, ils doivent préalablement être sélectionnés par l‘administration de l‘arrondissement. Ainsi les shequ servent davantage, au gouvernement central, à maintenir un pouvoir de gestion sur les populations à travers leur lieu de résidence et non plus leur lieu de travail. De plus, l‘organisation et les effectifs des shequ varient considérablement en fonction de la situation économique et sociale et des besoins des populations concernées. Un directeur peu avoir à gérer entre 1500 et 6000 familles et le nombre d‘employés au sein du comité dépend de la stabilité sociale du type de communauté :

-62


« Par exemple, sur le campus d’un gros établissement universitaire de Pékin où la plupart des enseignants ont été relogés dans des lotissements privés construits pour eux, le comité n’occupe qu’une toute petite pièce entre la librairie et la salle de photocopieuses, et n’est composé que de six membres. Dans les quartiers les plus pauvres de Shenyang, en revanche, nous avons observé que même les plus petites communautés employaient entre 15 et 20 personnes. » (Tomba, 2008, p.55)

Cette différence de traitement confirme l‘hypothèse que les comités de quartiers ont un rôle d‘encadrement politique autant que social. Ainsi, dans certaines anciennes cités ouvrières en proie au chômage, comme à Shenyuan, le Bureau des affaires civiles renforce le maillage territorial et valorise la présence de la présence publique dans les quartiers avec la construction d‘espaces collectifs gérés par la communauté (salles d‘activités, de sports, bibliothèques). Ainsi selon Tomba, « les anciens ouvriers subissent un contrôle social plus poussé en échange de l‘accès au système de protection sociale alors que les classes moyennes dans les gated communities/résidences privées, jouissent d‘une plus grande autonomie à condition d‘adopter un comportement responsable » (Tomba, 2008, p.52). En effet, les résidences privées plus riches échappent au pouvoir coercitif des comités car elles n‘ont pas besoin de leurs aides sociales et possèdent leurs propres régies de sécurité.

La relative autonomie des gated communities

Dans les grandes villes, la privatisation de l‘immobilier a favorisé le développement de résidences privées pour lesquelles la gouvernance urbaine a été transférée à des agents privés. Les représentants des autorités administratives sont mal connus des habitants et y ont difficilement accès. La majorité des services sont fournis par les gestionnaires privés des résidences qui bénéficient du soutien tacite des habitants souhaitant défendent leur droit à l‘autonomie. La gouvernance privée est ainsi négociée avec les comités de copropriétaires et avec la caution de l‘Etat. En cas de conflits entre les propriétaires et les promoteurs, les habitants forment des comités de copropriété pour s‘interposer et défendre leurs droits (voir plus loin, Les propriétaires et le recours au droit II,B,3), mais en l‘absence de tensions, les sociétés de gestion s‘imposent sans résistance. Le transfert des prérogatives des bureaux de rues et des comités de propriétaires à des sociétés de gestions privées débouchent sur des dérives dans les gated communities, notamment concernant la non déclaration de -63


naissances94. Ces cas illustrent le désintérêt de l‘Etat pour opérer des contrôles dans les résidences privées tant que la stabilité sociale y est garantie. Ainsi les sociétés de gestions privées imposent leurs propres règles et se substituent à l‘autorité officielle de l‘Etat. Certains promoteurs développent de véritables « styles de vie » associés à la communauté résidentielle, organisent des activités collectives pour leurs résidents et multiplient leurs services sur le modèle des anciennes danwei qui contrôlaient tous les aspects de la vie privée même sur le lieu de résidence.

L‘analyse approfondie des différentes formes de comités de résidents permet de constater les différences de traitements réservées aux habitants en fonction de leur statut social. Les résidents des gated communities jouissent d‘une plus grande autonomie et d‘un contrôle social plus souple que les xiagang et les chômeurs, dont la dégradation de la situation économique aboutie à un état de dépendance envers les structures communautaires chargées de les aider et de les contrôler. Ainsi « l‘implication permanente des acteurs publics dans le contrôle de la forme et de l‘organisation des espaces résidentiels »95 aboutit à de nouveaux types de gouvernance au niveau des communautés qui permettent de canaliser les besoins d‘autonomie des uns et de protections des autres. Luigi Tomba démontre de la sorte que la ségrégation socioéconomique dans les villes chinoises se double d‘une inégalité de traitements des citadins par le système administratif et politique.

2) Les comités de quartier, vers un contrôle social plus diffus

Le maintien de la structure cellulaire dans la répartition des populations en ville, malgré la disparition de la danwei et la privatisation du logement, est un exemple éclairant du tour de force qu‘est parvenu à imposer le gouvernement chinois. En confiant aux promoteurs privés la construction de parcs résidentiels et en exigeant la mise en place d‘organes représentatifs leur permettant de maintenir un contrôle fort sur les habitants 96, les

94

Les sociétés privées chargées du contrôle du planning familial par les administrations participeraient à cautionner des naissances non déclarées ainsi que d‘autres contournements de la loi. 95 Tomba, 2008, p.54 96 Comités de résidents, syndicat de copropriété, ou société de gestion.

-64


gouvernements locaux ont réussi à faire évoluer les structures de contrôle en accord avec le nouveau contexte urbain de la Chine des réformes.

Précarisation sociale et dépendance locale

Alors que la danwei était une structure identifiée par les habitants comme un organe direct de l‘Etat-Parti pour faire respecter l‘orthodoxie politique et exercer sur les populations un contrôle totalitaire, Judith Audin 97 explique que de nouveaux modes de régulation s‘adressent aux populations dans un tout autre contexte. Tout d‘abord, l‘introduction des règles de l‘économie de marché, la privatisation des entreprises d‘Etat, les licenciements massifs, et la fin de l‘Etat providence ont contribué à fragiliser la situation économique des urbains. Désormais privés de l’iron rice bawl et soumis à la concurrence des travailleurs migrants - savamment entretenue par l‘Etat et son refus de les régulariser- les habitants des villes sont maintenus dans la peur de ne pas trouver d‘emploi. La précarité économique des xiagang qui découle du désinvestissement de l‘Etat suite à l‘abandon de l‘économie planifiée, se traduit chez ces urbains par un repli sur les structures d‘assistance sociale. C‘est en s‘appuyant sur celles-ci que le gouvernement a donc choisi de redéployer son appareil coercitif en le modernisant.

Les nouveaux relais du Parti au niveau de la cellule de vie

La gestion des aides sociales qui relevaient à l‘origine de la danwei a été progressivement transférée aux comités de quartiers, chargés de maintenir la cohésion de la communauté et de gérer la vie sociale au sein des nouvelles cellules de la vie urbaine que sont les parcs de logements résidentiels. En réattribuant au même organisme les fonctions de contrôle social et d‘assistance sociale, le pouvoir s‘est assuré la loyauté des résidents les plus démunis ne pouvant pas se passer d‘une aide de l‘Etat.

97

Audin Judith, « Le quartier, lieu de réinvention des relations Etat-société en Chine urbaine : l'exemple des comités de résidents à Pékin » , Raisons politiques, 2008/1 n° 29, p. 107-117

-65


Le fonctionnement des comités de communautés résidentielles

Les shequ organisent la vie de la collectivité et ont récupéré une partie des activités de la danwei ou des gouvernements municipaux (santé, sécurité, enregistrement des foyers, contrôle du planning familial, prestations sociales, aide à l‘emploi, surveillance des éléments dangereux…). Malgré ces activités très développées, les shequ ne sont pas des organes politiques mais administratifs et dépendent du Bureau Municipal des Affaires Civiles (mingzhenju). Néanmoins, alors qu‘ils sont censés assurer l‘autonomie des résidences, ils sont majoritairement perçus par la population comme la représentation la plus visible de l‘Etat au niveau local car il est fréquent que les directeurs des shequ entretiennent des relations très proches avec les représentants des cellules locales du Parti. De la même façon les bénévoles sont souvent des retraités anciens cadres du Parti. Ainsi selon Judith Audin c‘est au travers de l‘action des comités de quartier que le régime assure la « territorialisation de l‘action publique dans la Chine urbaine »98. Leur statut flou d‘« organisation autonome de base des masses », leur action sociale et leur présence au niveau de la cellule de base de la vie sociale leur permettent de se faire accepter par la population tout en assurant un contrôle diffus des activités des résidents.

Selon Audin, le nouveau type de contrôle effectué par les comités de quartier se rapproche par son action locale, son travail de terrain et l‘imbrication entre réseaux de relations sociales et contacts institutionnels, d‘un biopouvoir foucaldien99. En effet, le comité de quartier incite les résidents à se discipliner et à se conformer au modèle de société élaboré par le gouvernement. Les « stratégies disciplinaires subtiles » (p.114) par lesquelles les comités de quartier ont diffusé des normes de comportement « civilisé » en lien avec des politiques gouvernementales à l‘approche Jeux Olympiques de Pékin, illustrent selon Audin ce phénomène d‘ « Etatisation de la société » (Audin, 2008, p.112) par lequel le pouvoir chinois maintien sa présence et des relais institutionnels au plus près de la vie sociale des individus dans le nouveau contexte économique. Néanmoins, l‘influence des comités dans l‘organisation de la vie sociale est beaucoup plus discrète que le contrôle rigide qu‘effectuait la danwei à son époque. Le comité ne prend pas directement part à des activités politiques. Il

98 99

Audin, 2008, op. cité, p.112 Audin, 2008, p.114

-66


est davantage un facilitateur des relations sociales, répond aux attentes des habitants, assure leur sécurité, délivre des services publics, s‘occupe de l‘intégration des personnes peu mobiles. Son statut représentatif lui permet de coordonner l‘action des différents acteurs locaux (bureaux de rue, centres de services communautaires, entreprises locales) ou de régler les conflits de voisinages. Ainsi, il a pour rôle d‘assurer la stabilité sociale. Le comité de résidents trouve donc un accueil particulièrement favorable auprès des populations isolées, qui y voient une véritable « source de sociabilité », ce qui lui permet d‘obtenir la mobilisation d‘une partie importante des habitants pour des missions quotidiennes, le bénévolat ou l‘organisation d‘activités communautaires. Il peut néanmoins se montrer plus expansif. Dans les nouvelles résidences privées par exemple, nous allons voir comment les comités de résidents s‘opposent au désir d‘autonomie des jeunes propriétaires puisque ces derniers échappent davantage à leur contrôle que les xiagang du fait d‘une forte mobilité sociale, résidentielle et professionnelle100.

3) Les propriétaires urbains et le recours au droit

L‘étude de Shen Yuan sur le mouvement des propriétaires

101

révèle que suite à la

réforme du logement, les jeunes propriétaires, qui constituent la nouvelle « classe moyenne chinoise » subissent une forme d‘oppression de la part des promoteurs et des autorités locales à travers l‘action des syndicats de copropriété. L‘ouverture du marché de l‘immobilier a été accompagnée de mesures visant à maintenir la structure administrative socialiste basée sur les comités de quartier. La règlementation sur la gestion de la propriété telle qu‘elle a été élaborée par le Conseil des Affaires de l‘Etat exige de la part des habitants de chaque parc résidentiel de se constituer en comités de propriétaires afin de servir d‘intermédiaires avec les autorités locales (pour la gestion des plaintes, des conflits et des services urbains…). En parallèle, une fois la construction achevée, les syndicats de copropriété à qui revient la charge

100

Les propriétaires de logements dans les nouvelles résidences privées sont souvent des jeunes actifs, intégrés sur le marché du travail. Ils ne sont pas dépendants de l‘aide fournie par les comités de quartiers ce qui explique leur exigence d‘indépendance. 101 Shen Yuan (2008a), « Vers les droits du citoyen : la défense des droits des propriétaires comme mouvement citoyen dans la Chine contemporaine » in ROULLEAU-BERGER L., GUO YUHUA, LI PEILIN, LIU SHUIDING (2008), La nouvelles sociologie chinoise, CNRS Editions, Paris

-67


de la gestion des lieux deviennent l‘unique représentant des promoteurs immobiliers devant les nouveaux propriétaires. Le syndic ainsi formé ne peut être dissout lors de son premier mandat. Il est donc également l‘interlocuteur privilégié des autorités locales pour s‘adresser aux habitants.

Néanmoins ces dernières années, des cas de violences de plus en plus fréquents de la part des syndics à l‘égard des jeunes propriétaires ont été révélés par la presse. Les promoteurs jouent de leur position de force en matière d‘offre de logements pour rogner sur les marges et accroitre leurs profits ; de nombreux vices dans les constructions, le non-respect du cahier des charges (taille du logement, qualité des matériaux, absence d‘équipements collectifs) et des services défectueux ou insuffisants (charges trop élevées, absence de services prévus dans le contrat, droits d‘usage de certains équipement monopolisés par le syndic) sont observés par les propriétaires lors de leur prise en possession de leur logement. Ils se retournent alors vers les syndics qui refusent de donner suite à leurs demandes et utilisent toutes sortes de moyens de coercition pour les dissuader de porter plaintes (coupure de courant, changement des serrures, molestage) 102. Certains choisissent malgré tout d‘entamer des actions en justice pour obtenir des réparations, mais les autorités donnent rarement suite à ces demandes. L‘étude de Shen Yuan souligne qu‘à Pékin, 90% des affaires portées devant les tribunaux étaient perdues par les propriétaires. Le silence de la justice sur ces affaires traduit en réalité un système plus complexe de solidarité entre les promoteurs immobiliers et les autorités locales.

La réforme du logement et la loi sur la propriété privée ont été initiées dans le cadre des réformes. Elles introduisent des « droits » civils nouveaux pour les citoyens chinois qu‘il nous importe ici de plus développer. Le droit à la propriété privée implique la fin d‘un contrôle direct de l‘Etat sur les habitants urbains et les comités de quartiers qui doivent s‘adapter à la période de transition n‘ont plus la même influence sur les habitants que sous la période socialiste. La règlementation introduisant les comités de propriétaires a pour but de combler ce manque en imposant un chainon entre les autorités et les individus. Mais les syndicats de copropriété –imposés par les promoteurs- sont des interlocuteurs beaucoup plus attentifs aux exigences des autorités locales que des comités de propriétaires autonomes avec

102

Shen Yuan , 2008a, op. cité, p.312

-68


une organisation plus ou moins anarchique. De plus, des conditions exigeantes rendent complexe la création d‘un comité de propriétaires. Aussi n‘est-il pas surprenant qu‘à Pékin, Shen Yuan n‘ait pas dénombré plus de quatre-cents comités pour près de quatre mille deux cents parcs résidentiels. Dans ces conditions, les syndics représentent un partenaire important pour les gouvernements locaux qui sont soucieux de le conserver. Ce réseau de dépendance entre les autorités locales et les promoteurs privés permet de mieux comprendre la tolérance de la justice à l‘égard des abus des syndics et explique le mécontentement des propriétaires spoliés. Les habitants font d‘abord seuls l‘expérience de ces déconvenues. Mais la volonté d‘utiliser la loi et de constituer des comités de propriétaires pour remplacer le syndic défectueux constitue la première étape de la mobilisation collective. Les nouveaux propriétaires -souvent de jeunes entrepreneurs éduqués, au courant de leurs droits et habitués à internet- organisent des actions de résistance contre les décisions arbitraires du syndic (nonpaiement des charges, actions sur l‘espace public pour pousser les autorités à réagir, dépôt de plaintes auprès de l‘administration).

Au travers de ces mobilisations, les individus font, selon Shen Yuan, l‘apprentissage de la notion de « droit effectif ». La lutte des propriétaires pour obtenir le respect de la propriété réelle -et non pas formelle- de leur logement, implique un processus de définition et de redéfinition du droit de propriété. Cette ré-appropriation de leurs droits par les habitants, passe par une « territorialisation » du droit à la propriété à travers l‘occupation des lieux et l‘usage quotidien des services de la résidence. Ainsi, l‘affirmation des droits civils implique pour Shen Yuan, une prise de conscience de la notion de droits politiques. La lutte pour faire respecter le droit (constitution de comité de propriétaires, actions en justice, mobilisation de l‘opinion publique) et l‘engagement public contre l‘oppression que subissent les propriétaires (création d‘associations et de comités de propriétaires pour revendiquer leurs droits, informer, formuler des demandes communes, soutenir des pétitions) permettent de rendre visible l‘émergence de la « société civile » issue de la classe moyenne urbaine. Pourtant, nous allons voir que ces mouvements contestataires restent limités et qu‘ils n‘expriment que des revendications sectorielles liées à des intérêts individuels. S‘ils traduisaient l‘apparition d‘une société civile, nous allons voir que celle-ci serait extrêmement morcelée et décomposée en différents groupes incapables d‘unir leurs revendications.

-69


Ainsi, l‘étude des xiagang et des propriétaires révèle que les comités de résidents proposent une version renouvelée de l‘encadrement social tel qu‘il existait sous la danwei. Toutefois, ce contrôle est plus diffus, puisqu‘il est mêlé à un rôle d‘assistance sociale et d‘intégration des habitants les plus en difficulté. Le comité tire sa légitimité de son rôle d‘acteur social au sein de la communauté et des liens étroits qu‘il réussit à nouer avec les individus. La souplesse, en même temps que l‘ambivalence de cette institution, lui permettent de s‘adapter à l‘évolution rapide des demandes citadines dans la société chinoise contemporaine et de maintenir l‘ordre social au niveau local en canalisant les prémisses d‘action collective.

-70


C. Des revendications limitées de la part des résidents urbains

Suite à la description du cadre mis en place par le système de pouvoir pour contrôler les urbains à travers leur lieu de résidence, nous allons voir que ces derniers disposent des ressources limitées pour exprimer leur mécontentement.

1) Les marges de manœuvre réduites des xiagang

Les mesures d‘aide sociale mises en place par les autorités locales étant insuffisantes, les xiagang ont été conduit à se mobiliser pour revendiquer le paiement de leurs salaires ou des prestations dues dans le cadre de la danwei et ce malgré les scandales de faillites et de corruption liés à la transition économique. Ces manifestations se font majoritairement dans le respect de la loi, l‘aspect principal de leurs actions collectives consistant la plupart du temps à réclamer un dû (l‘effectivité des compensations financières promises) en attirant l‘attention des autorités de niveaux supérieurs pour faire pression sur les autorités locales. Cependant nous avons vu qu‘en l‘absence de moyens légaux pour s‘organiser, les mouvements de protestation des xiagang ne peuvent qu‘être spontanés et dépourvus de structure organisationnelle, ainsi la majorité de ces mobilisations se soldent par des échecs.

Le recours à un discours légaliste…

Antoine Kernen103 prend l‘exemple des revendications ouvrières de Shenyuan en 2001 pour rappeler que les mobilisations collectives sont désormais beaucoup plus fréquentes sur l‘espace public chinois. Mais Kernen pousse plus loin son analyse des manifestations et s‘interroge sur la raison pour laquelle le pouvoir communiste tolère ce genre de rassemblements illégaux. Il en déduit que celles-ci n‘expriment aucune opposition frontale

103

Kernen Antoine , « Des ouvriers chinois réapprennent « la manif » » , Critique internationale, 2002/3 no 16, p. 14-23.

-71


contre les autorités, qu‘elles sont très circonscrites au secteur privé de l‘entreprise. Enfin les ouvriers sont généralement très peu organisés, ce qui limite la portée de ces rassemblements. Kernen souligne aussi que les manifestants s‘évertuent à ne demander que le respect de leurs droits et se contentent d‘utiliser le répertoire juridique et « socialiste » autorisé pour exprimer leurs revendications, ce qui leur permet de se déployer dans un « espace de tolérance » (Gamson et Meyer 1996104). De plus, le fait que les revendications soient très spécifiques leur permet de s‘appuyer sur des lois existantes pour justifier le bien-fondé de leurs demandes. Ainsi les ouvriers développent des stratégies discursives en utilisant la rhétorique du Parti pour assoir la légitimité de leurs revendications et pousser le Parti à la négociation. Cette utilisation intelligente du discours socialiste permettrait aux manifestants de mettre le régime face à ses propres contradictions et de maximiser les chances de réussite de leurs revendications.

Cependant l‘analyse de Kernen souligne la limite de ces mouvements : « Dès lors, même si les manifestations sont largement tolérées, elles n‘ont pas conduit à développer de nouvelles structures organisationnelles du type syndicat autonome. Le pouvoir a réussi à cantonner la contestation aux réseaux informels de l‘entreprise. Pour être tolérés, les mouvements ouvriers doivent paraître spontanés et se limiter à une seule entreprise. »105 Il précise aussi que ce serait la structure de la danwei, en créant les conditions d‘une identité de groupe capable d‘être mobilisée pour défendre des intérêts communs, qui aurait permis l‘émergence des premiers mouvement de contestation de la part des xiagang. L‘analyse de Pun Ngai sur les mobilisations dans les dortoirs des danwei vient appuyer cette hypothèse cependant la disparition des danwei nous pousse à nous interroger sur l‘avenir de ce types de mobilisations ouvrières.

Ainsi les conclusions de Kernen (2002) quant aux potentiels changements que pourraient produire ces mouvements sociaux restent nuancées. Selon lui « la tolérance du gouvernement chinois à l‘égard de ces manifestations illustre sa capacité à inventer une gestion des conflits sociaux qui évite de les rejeter immédiatement dans l‘illégalité »106.

104

GAMSON (William), MEYER (David), 1996. « Framing political opportunities », dans D. MCADAM, J. MCCARTHY, M. ZALD (eds.), Comparative Perspectives on Social Movement : Political Opportunities, Mobilizing Structures, and Cultural Framings, Cambridge, Cambridge University Press. Cited in Kernen, p.17 105 Kernen, 2002, p.20 106 Ibid, p.21

-72


Il est vrai que devant la justice, en matière de conflit produits par les restructurations économiques, le recours aux tribunaux est inutile car ces derniers n‘ont pas la capacité de revenir sur des décisions de politiques économiques et renvoient à des comités et des commissions ad hoc. L‘absence d‘institution efficace dédiée au règlement des conflits se traduit par une explosion des demandes de pétitionnaires auprès des Bureaux de lettres et visites (xinfang bumen), chargé d‘apporter des réponses aux doléances de la population. Mais comme l‘a montré le documentariste Zhao Liang, dans son film, Pétitions, la cour des plaignants (2009), ces administrations servent davantage de chambres d‘enregistrement pour les plaintes que de réels organes de règlement des conflits. D‘autre part nous avons également vu que la mise en place de système d‘aides par les autorités locales du type revenu minimal de subsistance107 limitent les xiagang dans leurs mobilisations et les obligent à rester dans le respect des lois pour ne pas se voir refuser leurs maigres compensations. C‘est pourquoi les mobilisations collectives des xiagang sont circonscrites aux questions liées à la danwei et ne peuvent faire l‘objet d‘une coordination. Périsse souligne également que c‘est cette « parcellisation de la vie sociale qui explique la tolérance relative dont bénéficient ces actions collectives »108 de la part du gouvernement. C‘est parce qu‘elles sont sectorielles qu‘elles sont tolérées. Il est alors interdit à ces mobilisations de se solidariser avec d‘autres mouvements ce qui empêche les xiagang de s‘allier à d‘autres exclus urbains autour de revendications communes pour la renégociation du rapport salarial.

Les xiagang ne sont cependant pas les seuls urbains à se mobiliser pour obtenir la reconnaissance de leurs droits. Si ces derniers s‘unissent principalement pour revendiquer les garanties sociales issues de l‘ancien régime, nous avons vu que les nouveaux propriétaires devaient également lutter pour s‘assurer de l‘effectivité de leurs nouveaux droits. Ainsi, les bénéficiaires, comme les perdants des réformes, sont pareillement délaissés par les autorités locales lorsque leurs revendications s‘opposent aux intérêts économiques de ces dernières ou à des partenaires importants.

107

Garantie du minimum vital des habitants (minimum vital garanti pour les ouvriers et employés licenciés des entreprises d‘État) et le Minimum vital des retraités, Périsse, 2009, ref 10 108 Périsse, 2009, ref28

-73


2) Le mouvement autodiscipliné des propriétaires

La privatisation a contribué à renforcer la légitimité de l‘Etat auprès des citoyens puisque ses politiques sont vécues par les citoyens défavorisés comme les « derniers remparts à la dérégulation [et comme] le pourvoyeur de nouveaux droits [de propriété] »109. La dépendance des xiagang et des chômeurs envers les comités de quartiers en découle directement et explique le contrôle sur ces populations qui limite leur capacité de mobilisation. Toutefois le cas des revendications des classes moyennes concernant leurs droits de propriété mérite une étude plus détaillée. En analysant les arguments de cette catégorie spécifique de la population, qui a bénéficier des réformes économiques et de la privatisation du logement, Tomba montre que « le discours qui consiste à justifier les actions menées contre les promoteurs et les gestionnaires » n‘est pas contradictoire avec un fort sentiment nationaliste et « place donc les communautés du côté du gouvernement et de son désir d‘une société stable et ‗harmonieuse‘ ». Et Paradoxalement, « plutôt que de symboliser une autonomie sociétale qui défie l‘autorité de l‘État, les nouveaux quartiers des classes moyennes projettent souvent l‘image d‘organisations vertueuses qui contribuent à la stabilité sociale et à l‘édification de la nation – un pas en avant dans la civilisation de la Chine urbaine. Ils deviennent ainsi les instruments qui permettront de renforcer l‘État plutôt que de limiter son influence, comme le prescrit le libéralisme. »110

L‘analyse de Tomba s‘affine lorsqu‘il souligne que les organisations de copropriétaires se limitent à des revendications dirigées contre les promoteurs immobiliers et qu‘elles épargnent systématiquement les autorités politiques. Conscientes de profiter de la croissance économique, les classes moyennes subissent la même forme de dépendance biaisée que les xiagang envers les autorités locales. Le statut privilégié dont elles jouissent dans le cadre des communautés autogérées les solidarisent des intérêts de l‘Etat et les poussent à s‘autoréguler, limitant de la sorte les possibilités de mouvements sociaux de plus grande ampleur. C‘est ce qui explique que les mouvements de résistances des classes moyennes soient tolérés tant qu‘ils ne dépassent pas le cadre restreint de la communauté résidentielle et des droits de ses habitants.

109 110

Tomba, 2008, p.64 Tomba, 2008, p.62

-74


Ainsi, selon Luigi Tomba, le régime chinois utilise les notions de « communautés » et « d‘autogestion » pour simuler une tolérance envers des formes d‘organisation susceptibles de provoquer un changement social et politique par le bas. Pourtant la nature même de ces communautés autodisciplinées et de leurs luttes atomisées est définie par le pouvoir. Elles permettent de répondre à des besoins très concrets qui ne remettent jamais en cause le fonctionnement du régime. Elles vont parfois jusqu‘à lui affirmer leur loyauté quand cela est nécessaire pour obtenir son soutien contre les formes extérieures d‘oppression liées au marché. Ainsi l‘Etat organise lui-même, les modalités et les limites des mobilisations de citoyens afin d‘assurer la stabilité sociale du pays.

3) Dépendance et contrôle

Avec ces exemples de mouvements de revendications et d‘actions collectives parmi la population urbaine, nous avons vu, malgré les transformations liées aux réformes, qu‘en l‘absence de réformes politiques ou juridiques de grande ampleur, le statut des citadins n‘a pas évolué en profondeur. Les droits de manifester, de grève ou de s‘organiser en groupes contestataires sont toujours inexistants en Chine. Malgré l‘émergence de luttes, comme le mouvement pour les droits des propriétaires, leurs revendications se limitent à des exigences sectorielles. La particularité de ces mouvements contestataires est qu‘ils s‘appuient sur la loi pour s‘assurer de la légitimité de leur cause et pour critiquer les dérives de corruption des gouvernements locaux. Nous avons vu avec Judith Audin, comment le pouvoir politique avait adapté ses formes de gouvernance pour resserrer son contrôle sur les populations urbaines dans le nouveau contexte économique. De son côté Chen Yingfang, rejoint les conclusions de Luigi Tomba et Muriel Périsse en affirmant que le pouvoir ne tolère les mouvements de contestation que dans la mesure où leurs revendications restent strictement circonscrites à des questions économiques.

-75


Des modalités de contrôle politique toujours efficaces sur les populations urbaines

L‘analyse des cadres politiques et administratifs dans lesquels s‘insèrent les actions collectives en milieu urbain, alliée à celle d‘Antoine Kernen concernant le discours utilisé pour légitimer leurs revendications font apparaitre les limites des mobilisations des résidents urbains qui restent dans une large mesure redevables envers les institutions politiques urbaines. Ce « miracle politique » pour reprendre les termes de Chen Yingfang, souligne la capacité de l‘Etat à adapter ses organes de régulation sociale au contexte de l‘économie urbaine. Les modalités de régulation et de contrôle social ont certes évolué pour se faire plus discrètes et ne pas entrer directement en confrontation avec les objectifs de « développement urbain »111 et économiques, néanmoins elles restent efficaces en ce qui concerne le contrôle des populations. En effet, les conclusions sur la portée limitée des mouvements de propriétaires et des xiagang semblent applicables à d‘autres groupes d‘urbains. Chen termine son enquête parmi les habitants déplacés par les opérations de développement urbain, elle constate que les si les injustices vécues donnent souvent lieu à des conflits et à l‘expression de frustration ou de colère, les déclassés peinent toutefois à formuler leurs revendications en termes d‘équité et de justice communes.

« L’objectif de notre étude était d’expliquer comment, au cours du développement urbain et dans un temps relativement long, les demandes d’égalité de logement et d’égalité spatiale, comme les mouvements de résistance des urbains, n’ont pu se transformer en une exigence efficace de justice, capable de transformer les rapports de force entre le pouvoir, le capital et les habitants, et de substituer un développement de type social à un développement de type économique . » (Chen Yingfang, 2009, p.132)

Et de conclure que les mouvements de contestations émergents au sein de la société civile ne sont pas des mouvements politiques, tout simplement parce que « dans les villes chinoises contemporaines, les intellectuels et les classes moyennes, qui ont la capacité de conduire des actions collectives, manquent d’un espace politique et légal pour initier des mouvements sociaux organisés qui transformeraient le système. » (Chen Yingfang, 2009,

111

Chen Yingfang, 2009, p.101 : « On parlera dans ce texte de « développement urbain » (urban development) pour désigner la transformation des villes — à la fois le renouvellement des quartiers anciens et la mise en valeur de nouveaux terrains — sous l‘effet de la rente foncière et de principes d‘aménagement efficace de l‘espace. »

-76


p.132). La question de la justice envers les déplacés urbains soulève la question du contrôle du débat public et des intellectuels par le pouvoir.

« Au moment où émergent des mouvements de résistance des urbains aux inégalités de logement et aux inégalités spatiales, le pouvoir non seulement dispose des capacités techniques pour mettre en œuvre sa politique, mais maîtrise également l’idéologie et l’expertise, en même temps qu’il est capable de tenir les intellectuels critiques à distance des mouvements sociaux. » (Chen Yingfang, p .132)

En l‘absence de ressources économiques, juridiques et morales pour formuler une argumentation exigeant la justice sociale pour tous, opposable à la fois au secteur privé, à l‘Etat et aux gouvernements locaux, les « oubliés de la mondialisation »112 ne peuvent s‘unir efficacement contre le système qui les oppresse et sont condamnés à de veines luttes pour défendre des besoins communautaires ou des intérêts individuels.

*

112

Roulleau-Berger Laurence (2007), « Les oubliés de la mondialisation à Shanghaï et Pékin : captivités et résistance des migrants peu qualifiés sur les marchés du travail urbains », in Berry-Chikhaoui I., Deboulet A., Roulleau Berger L., Villes internationales : tensons et résactions, Editions La découverte, Paris

-77


Au terme de cette réflexion sur l‘origine des barrières qui limitent la portée des mouvements de contestation en Chine urbaine, nous pouvons dresser un premier constat. Tout d‘abord le système politique chinois a réussi à s‘adapter à la « révolution urbaine » et garde une maitrise de la portée des revendications sociales. Le redéploiement d‘un maillage territorial par l‘administration malgré la disparition des danwei et la reproduction d‘un système de dépendance des citadins envers les institutions étatiques -qu‘elles soient directes ou indirectes en fonction du statut social (xiagang, propriétaires)- permettent d‘expliciter la pérennité des structures politiques malgré les transformations économiques et urbaines en cours. D‘autre part, en l‘absence d‘un Etat de droit, les marges de manœuvres de citadins en matière de contestation sont laissées à leur propre évaluation. Si certains se lancent dans des mouvements de contestation de plus en plus visibles sur l‘espace public, Chen Yingfang souligne que le pouvoir ne tolère ces derniers que dans la mesure où leurs revendications restent strictement circonscrites à des questions économiques. La maitrise de l‘Etat Parti sur le débat public s‘illustre d‘ailleurs par l‘impossibilité de transformer ces mouvements particuliers de contestation en mouvement politique puisque toute tentative de les fédérer en une cause commune regroupant un plus large panel de revendications serait systématiquement déboulonnée par le gouvernement. Ainsi seules les revendications cantonnées au domaine de la sphère privée ou communautaire trouvent les moyens de se faire entendre et peuvent espérer être traitées par les organes officiels de régulation des conflits.

Toutefois si ce mode indirect de régulation indirect fonctionne pour le contrôle des mouvements d‘actions collectives organisés par les résidents urbains, il n‘en va pas de même pour les formes de contestations qui sont en train de naître chez les nongmingong. Les xiagang n‘appartiennent plus au marché du travail et sont dans une situation de dépendance vis-à-vis des pouvoirs administratifs locaux et les propriétaires bénéficient directement du fonctionnement inégalitaire des villes, ils ne sont donc pas prêt à le remettre en question. A l‘inverse, les migrants s‘imposent par leur nombre et par leur poids dans l‘économie urbaine et sont privés d‘un statut officiel et des avantages réservés aux résidents urbains.

Nous allons voir comment cette différence de statut assure aux migrants une plus grande indépendance vis-à-vis des autorités et leur permet paradoxalement plus de liberté dans l‘expression de leur mécontentement. -78


III. Autonomisation et organisation des migrants

La période de reconfiguration du régime socialiste a abouti, dans la société urbaine chinoise et essentiellement dans les mégapoles de la côte, à l‘émergence de revendications de la part de groupes d‘individus formant les prémisses d‘une société civile organisée. Le principal moteur de ces mobilisations repose sur le décalage entre des incitations contradictoires adressées aux populations urbaines par les gouvernements locaux et par le gouvernement central. La priorité donnée à la croissance par les autorités politiques a eu pour conséquences de favoriser l‘accumulation et la concentration du capital. En cas de conflits sociaux les autorités locales sont face au contradiction de l‘économie socialiste de marché puisqu‘elles sont censées assurer la redistribution plutôt que l‘accumulation des profits. Elles doivent concilier l‘application des principes communistes, les attentes populaires et les impératifs de croissance exigés par le gouvernement.

Les populations non-urbaines, comme les paysans suburbains, profitaient d‘un certain nombre d‘avantages liés à leur statut, notamment une relative autonomie. Une fois rattrapées par l‘étalement urbain et ingérées par la ville, la perte de cette indépendance n‘a pas été compensée par la prise en charge sociale des citoyens en raison du désinvestissement récent de l‘Etat. Ainsi à l‘origine, les actions collectives menées par ces groupes s‘adressent directement aux autorités locales et leur demandent de prendre position en leur faveur, contre les intérêts des entreprises privées (expropriation de terres, exploitation au travail). C‘est l‘incapacité des autorités administratives à apporter des réponses satisfaisantes aux attentes des plaignants qui les a poussés à durcir leurs actions et parfois à s‘opposer à la loi. Nous allons d‘abord nous intéresser aux mouvements de protestation des paysans hostiles aux changements introduits par les réformes pour défendre leur statut rural et leur autonomie, avant de nous intéresser aux nouvelles formes de mobilisation des travailleurs migrants d‘origine rurales contre l‘exploitation économique qu‘ils subissent.

-79


A. L’émergence de mobilisations collectives, réaction à la révolution urbaine ?

A ce stade de notre travail il est indispensable de rappeler que les revendications de la part de la société civile sont une nouveauté en Chine. Antoine Kernen 113 nous rappelle que l‘expression de revendications sur l‘espace public constitue un nouveau répertoire d‘action (Tilly, 1992) pour les citoyens. Traditionnellement, ces derniers étaient invités à exprimer leur mécontentement par le biais d‘institutions mises en place par le pouvoir communiste ou de les taire. Ainsi la dimension collective des mouvements de protestations est une nouveauté. Elle prend toutefois des formes différentes en fonction de la nature des groupes et de leurs revendications. Il est donc possible de différencier les actions des nongmingong de celles des paysans rattrapés par l‘urbanisation des campagnes.

1) La réaction face au nouveau système économique urbain

Différentes formes d‘actions collectives émergent dans les périphéries des villes. Les villageois urbains décrits par Li Peilin à Canton114 résistent à la dynamique d‘urbanisation et souhaitent conserver leur statut privilégié, hérité de l‘ancien système, pour préserver leur autonomie organisationnelle et leur indépendance vis-à-vis de l‘Etat. En s‘opposant aux nouvelles règles de la vie urbaine, ils font figure de « derniers gardiens de la civilisation agricole » (Li Peilin, 2008) et s‘inscrivent dans une démarche conservatrice de crispation identitaire. Ils se rapprochent ici des paysans urbains étudiés par Li Youmei qui luttent en périphérie contre l‘alliance des promoteurs et des gouvernements locaux qui ne cachent plus leurs intérêts convergents dans les opérations d‘aménagement du territoire dans le cadre de

113

Kernen Antoine, « Des ouvriers chinois réapprennent « la manif » », Critique internationale, 2002/3 no 16, p. 14-23. 114 Li Peilin, « les ‗villages urbains‘ de la Chine en mutation : le cas de Yangcheng à Canton » in ROULLEAUBERGER L., GUO YUHUA, LI PEILIN, LIU SHUIDING (2008), La nouvelles sociologie chinoise, CNRS Editions, Paris

-80


l‘extension urbaine. Les réquisitions de terrains poussent ces paysans à se mobiliser pour défendre le système économique qui répondait le mieux à leurs propres intérêts. Confrontés à l‘arbitraire des décisions administratives ils sont conduits à s‘organiser collectivement et à manifester leur mécontentement face aux autorités. Néanmoins l‘émergence de la figure de l‘acteur lors de ces mouvements de mécontentement reste limitée au strict respect de la loi.

L’exemple des mobilisations de paysans dans la périphérie de Shanghai

Dans le cadre de l‘urbanisation de la région périphérique de Shanghai, les autorités locales ont élaboré un projet d‘aménagement des terrains environnants afin de développer le secteur tertiaire et les hautes technologies. En 1996, le canton de JinQiao a été transformé en bourg urbain, sans considération pour l‘économie locale qui était essentiellement organisée autour de la production industrielle de l‘entreprise rurale de bourgs et villages (TVE). Les paysans ont été expropriés de leurs terres et celles-ci, confiées par les autorités à des sociétés de développement, chargées d‘y développer les infrastructures nécessaires pour attirer des entreprises étrangères. D‘abord confiants quant à leur avenir, les habitants de l‘ancienne zone rurale de Pudong sont restés, persuadés de pouvoir trouver un emploi dans les entreprises qui viendraient s‘installer dans le quartier. Cependant les habitants ont été confrontés à une transition brutale et à l‘abandon des autorités.

Alors que la loi sur les expropriations de terres agricoles prévoyait une réinsertion professionnelle des populations concernées, les autorités n‘ont pas été en mesure de préparer et d‘assurer le recrutement des ruraux dans les entreprises nouvellement arrivées. Cet abandon a été mal compris par les ruraux suburbains qui s‘attendaient à un soutien fort de la part de l‘Etat et qui s‘étaient préparés à changer d‘activité pour s‘adapter aux conséquences des réformes. Avec l‘urbanisation, le démantèlement des villages a entrainé un changement dans le mode de gestion des TVE. Sous le système administratif rural, les habitants les géraient collectivement. La transformation du canton en entité administrative urbaine leur a retiré ces prérogatives, le but étant de substituer une industrie des hautes technologies à l‘ancien parc semi industriel. Et les employés locaux des TVE n‘ont pas pu se faire embaucher dans les nouveaux emplois créés par les entreprises étrangères nouvellement implantées.

-81


La transformation du statut socioéconomique des ruraux suburbains qui s‘est matérialisée par la perte de leur terre, a suscité une peur dans l‘avenir, amplifiée en l‘absence de soutien de la part des autorités ou de perspective d‘emploi dans les nouveaux développements économiques. Face au risque de perdre leur autonomie, les anciens propriétaires ont décidé de se mobiliser pour refuser le nouvel ordre économique et revendiquer la restitution de leurs terres qui leur garantissaient la possibilité d‘un retour à la vie rurale. Les habitants ont mobilisé l‘ensemble de leur relations et de leurs savoirs faire locaux pour s‘opposer. Des sit-in ont été organisés devant le siège des sociétés de développement pour manifester contre les expropriations pendant que les personnes âgées déposaient des plaintes auprès de l‘administration au nom de leur famille, afin de donner plus d‘ampleur au mouvement. A travers ces phénomènes de résistance, les paysans mobilisés manifestaient leur liberté de choix entre le nouveau système économique auquel ils étaient prêts à s‘adapter avec une aide de l‘Etat ou bien le retour à un mode de vie agricole. Ils se comportaient donc en acteurs rationnels, confrontés à une période de doutes et de changement. Le passage de la prise de conscience de l‘injustice vécue à la mobilisation collective des paysans illustre le phénomène d‘émancipation des individus issus de la société civile soumis à l‘arbitraire de décisions administratives indifférentes à leur sort.

D‘après cette étude de Li Youmei115, les phénomènes de mobilisations collectives des paysans à Pudong dans les années 1990 ne traduisent pas seulement une résistance à la modernité mais aussi une volonté d‘adaptation. En manifestant leur mécontentement causé par une transition brutale et mal préparée par les autorités, les paysans suburbains cherchent une place dans le nouveau système et se comportent en acteurs rationnels. Ainsi, les différents modèles de production qui coexistent dans la Chine des réformes entrent en contradiction. Ils permettent parfois de faire émerger la figure de l‘acteur dans la société civile. Les paysans à la périphérie de ville qui bénéficiaient d‘une relative autonomie dans le système administratif rural des coopératives, ont été mis à l‘écart dans le nouveau système urbain orienté vers l‘économie de marché. Afin de lutter contre ce déclassement imposé, les paysans de Pudong ont mobilisé leurs savoirs locaux et leurs réseaux de relations et organisé des formes de

115

Li Youmei, « Processus d‘émancipation et production d‘action individuelle et collective : étude sur la question paysanne dans l‘ouverture et le développement de la nouvelle zone de Pudong dans les années 1990 » in ROULLEAU-BERGER L., GUO YUHUA, LI PEILIN, LIU SHUIDING (2008), La nouvelles sociologie chinoise, CNRS Editions, Paris

-82


mobilisation collective afin de se faire entendre. Néanmoins leurs revendications se font dans le respect de la loi.

Des mouvements paysans hostiles au changement dans les enclaves urbaines

Le même type de résistance face au nouveau modèle de développement économique est observable à l‘intérieur des villes, dans les enclaves rurales qui ont été intégrées à la ville au fur et à mesure de son expansion. Selon Li Peilin, il existe des « villages urbains » dans les villes du sud de la Chine. Selon ses estimations, il y aurait près de 139 villages urbains rien qu‘à Canton 116. Leur particularité est de conserver une structure sociale rurale, où les réseaux de relations personnelles sont très importants. Malgré l‘environnement urbain qui devient de plus en plus présent les habitants du village urbain sont des paysans disposant d‘un hukou rural. C‘est pourquoi ces villages posent un certain nombre de problèmes au système administratif dual chinois. En ville, les comités de quartier financés par les gouvernements municipaux régulent la vie sociale et les populations ne peuvent être expropriées ; inversement dans les campagnes, les villageois s‘organisent en coopératives autonomes et gèrent collectivement les revenus de la terre ou des TVE, mais l‘Etat peut user du droit de préemption pour réquisitionner des terres. Alors que les nongmingong souffrent de leur hukou rural quand ils viennent s‘installer en ville, les habitants des villages urbains revendiquent des droits spécifiques et une certaine indépendance du fait de leur hukou rural et refusent d‘en changer. Le fonctionnement collectif des villages urbains se révèle être un véritable atout économique. C‘est pourquoi les villageois s‘opposent aux autorités administratives qui souhaitent le transformer.

Les villageois souhaitent conserver leur hukou rural afin de préserver l‘autonomie de gestion de la communauté. Dans le village urbain, les comités de villageois sont plus indépendants que les comités de quartiers en ville. Les réseaux personnels priment sur les droits théoriques de propriété collective et les responsables de la communauté villageoise gèrent la société coopérative centrale chargée d‘organiser les services urbains du village (écoles, aides aux personnes âgées, subventions…). Ils disposent pour cela d‘une certaine

116

Li Peilin, 2008 op. cité, p .244

-83


autonomie financière. Les profits dégagés par les activités au sein du village (profits des TVE, et aujourd‘hui, les revenus sont principalement tirés de la location des immeubles) peuvent être répartis sous forme de primes aux habitants qui sont également actionnaires de la coopérative centrale selon un système d‘action par tête. Cependant, seuls les membres de la communauté rurale locale peuvent recevoir ces dividendes, ce qui rapproche le fonctionnement de la communauté villageoise d‘une institution clanique -les droits étant basés sur l‘appartenance à la communauté dès la naissance.

L‘intégration des villages urbains dans la ville devrait normalement se faire via la transformation administrative des coopératives en entreprises privées et des comités de villageois en comité de quartiers. Cependant, les villageois perdraient leurs privilèges liés au système d‘action par tête une fois les coopératives démembrées. De plus, l‘ensemble des dépenses sociales du comité de villageois reviendrait à la charge d‘un comité de quartier qui serait privé des recettes des coopératives. L‘Etat serait obligé de réduire ces dépenses provoquant le mécontentement des habitants. Enfin comme une grande partie des revenus des coopératives provient de la location informelle de logements aux migrants, la question de la légalité se poserait dans le cas d‘une privatisation.

Pour Li Peilin, le refus des villageois urbains de changer de statut et de devenir des résidents urbains à part entière en fait « les gardiens de la civilisation agricole » (Li Peilin, 2008, p.288). Situés au cœur des villes, ils représentent les derniers bastions de résistance à la mue de la civilisation chinoise en une société urbaine. Ainsi, assez paradoxalement, ces mouvements contestataires se constituent en réaction au changement. Dans le cas des villageois urbains, les imbrications du contexte économique avec la dualité du régime juridique aboutissent à des mouvements de résistances réactionnaires qui visent la préservation de leur statut au lieu de revendiquer des droits nouveaux.

Ces résistances semi-urbaines soulignent les ambivalences liées au système de résidence dans le contexte des réformes économiques et de la transition urbaine. Les enclaves de migrants comme les zones rurales en périphérie subissent les transformations liées à l‘urbanisation et sont les foyers de contestations sociales en vue de sauvegarder des intérêts individuels attachés à des hukou spécifiques. Ces mouvements autonomes sont les prémisses -84


d‘une société civile indépendante des autorités, pourtant leurs revendications restent cantonnées à la préservation d‘un statut ancien. Ils permettent toutefois de mieux comprendre la situation paradoxale des migrants en ville, entre autonomie et illégalité.

2) Constitution d’un « capital spatial » et autonomisation des migrants

« Invisibilisés » dans les villes (Roulleau-Berger, 2007), les travailleurs migrants développent des stratégies individuelles et collectives pour survivre et s‘intégrer socialement et économiquement. Nous verrons avec le cas des villages urbains et des femmes employées de maisons que ces derniers sont capables de mobiliser un ensemble de ressources économiques, sociales et morales afin de recréer un environnement moins hostile dans les centres urbains. Le cas du village du ZheJiang permet de mesurer le degré d‘autonomie des enclaves de migrants, complètement indépendantes des services de l‘Etat, qui parviennent pourtant à s‘autoréguler et même à recréer un système économique productif. Dans un autre contexte, la mise en place de solides routes migratoires par les femmes employées de maisons entre leur province d‘origine et leur nouvelle vie urbaine souligne la capacité des migrant(e)s à entretenir leurs réseaux de relations et à enrichir leur capital social grâce à la migration.

L’intégration des migrants dans les villages urbains

Pour Jean-Pierre Girard, les migrants disposent de ressources pour s‘intégrer en ville grâce à des « gisements de solidarités » (Girard, 2006, p.34) observables dans les « villages urbains ». Girard décrit le village de ZheJiang à Pékin117 et montre que les villages sont des organisations sociales originales et indépendantes formées par les migrants pour préserver un réseau de solidarité dans l‘environnement urbain et lutter contre les discriminations qu‘ils subissent à cause du hukou. Cette étude s‘éloigne de celle de Li Peilin (2008) sur le village urbain de Yangcheng dans le Sud de la Chine, où les paysans sédentaires défendaient leur statut face à l‘urbanisation. Les habitants du village de ZheJiang à Pékin sont des migrants qui

117

Girard Jean-Pierre, « Solidarité et urbanisation à Pékin : l'exemple du « village de Zhejiang » » , Espaces et sociétés, 2006/4 no 127, p. 33-46. DOI : 10.3917/esp.127.0033

-85


ont quitté leurs terres en province (ZheJiang) pour tenter leur chance dans la capitale. En reproduisant des modes ruraux de solidarité en milieu urbain, ces anciens paysans reconvertis dans le textile ont inventé une « nouvelle façon de vivre l‘urbanité ».

Dans le village du ZheJiang118, plusieurs centaines de milliers de familles vivent autour de l‘industrie florissante du textile. L‘Etat a essayé de les déloger à plusieurs reprises119 mais n‘a jamais réussi. Les villageois ne s‘opposant pas directement à l‘Etat, se sont organisés et forment une structure parallèle autogérée avec ses écoles, hôpitaux, crèches services de bus. Comme les membres de la communauté du village du ZheJiang sont des migrants exclus de l‘accès aux prestations sociales réservées aux Pékinois, ils se sont organisés pour élaborer un système de soins parallèle. Une cinquantaine de cliniques ont été créés et des médecins de la province d‘origine ont été recrutés. Ils prennent en charge les migrants et leur délivrent les soins que les pékinois leur refusent. Des centaines d‘écoles parallèles accueillent près de 60% des enfants de migrants dans des conditions peu optimales (soixante enfants par classe) mais à des coûts bien moindres que ceux proposés par les écoles pékinoises. Les membres ont également développé un système associatif de financement pour contourner le système bancaire officiel. Les hui proposent une modèle original de mise en commun de l‘épargne pour financer les projets de la communauté. Ainsi l‘autonomie économique issue d‘un groupe de même origine géographique est mise au service de la communauté pour compenser les inégalités créées par le système du hukou et le déni de reconnaissance des autorités.

« Ces formes d‘actions collectives aboutissent à l‘émergence d‘un environnement social ‗collectivement construit et contrôlé‘ qui produit une interdépendance entre les individus (…) et oriente leur comportements économiques» (Girard, 2006, p.38). La communauté ainsi créée repose sur une « communauté de valeurs partagées » élaborée à partir de liens personnels et non purement rationnels. La tolérance des autorités face aux villages s‘explique par leur réussite économique qui profite à l‘ensemble de la ville. Le village s‘est développé de façon indépendante et l‘industrie de textile est désormais reconnue par les autorités comme étant un pilier de l‘économie de la capitale. Celles-ci ont autorisé la diversification des activités de la communauté vers des secteurs contrôlés en lui attribuant des 118 119

Formé par quelques familles originaires de cette province dans les années 1980. (voir Béja 1994)

-86


permis de construire et des inscriptions commerciales. De part sa gestion autonome des dépenses, la communauté allège considérablement le budget de la municipalité qui devrait les prendre à sa charge en cas de régularisation de ces populations. Ainsi le bon fonctionnement du village ne nécessite aucune intervention des autorités locales qui le tolèrent discrètement. De plus la régulation sociale communautaire permet de réduire les inégalités générées par la différence de hukou et atténue les risques de contestation des travailleurs migrants en ville.

La constitution du village en tant que territoire unifié par des valeurs communes représente pour Jean Pierre Girard une démarche volontaire et collective d‘acteurs pour s‘intégrer à la société urbaine malgré les obstacles administratifs (hukou). Le mode de fonctionnement du village basé sur la solidarité révèle une capacité d‘adaptation aussi bien individuelle que collective des migrants désireux de s‘installer en ville et capables de mobiliser leurs savoirs et leur réseau de solidarité traditionnels dans un nouveau contexte. Ainsi les migrants des villages élaborent de nouveaux cadres sociaux et moraux à partir des anciens cadres hérités. La démarche qui sous-tend la solidarité qui caractérise ces villages est moins éthique que rationnelle. Elle répond aux besoins d‘une communauté d‘intérêt (unis par leur hukou) dont le but final est la réussite économique. De la sorte, le village du ZheJiang défit les « logiques » de la modernité. En préservant les relations communautaires et en s‘appuyant sur elles pour assurer sa survie et sa croissance économique, les villages urbains questionnent la forme d‘organisation sociale la mieux adaptée au processus d‘urbanisation et de l‘économie de marché. Selon Girard la persistance des logiques des modes de sociabilité traditionnelle dans le contexte urbain interroge l‘inéluctabilité d‘une transition vers une « société d‘individus » dans la modernité et propose un schéma de développement social original alliant solidarité et concurrence dans un même mouvement d‘émancipation des contraintes gouvernementales (Girard, 2006, p.45).

Cette description des villages urbains permet d‘entrevoir la diversité des stratégies élaborées par les migrants pour s‘intégrer en ville. Elle contredit la vision des citadins qui perçoivent les migrants comme des éléments dangereux et insolubles dans la vie urbaine. Au contraire, le mode d‘organisation socioéconomique du village du ZheJiang s‘inspire des éléments de la vie rurale et les hybride jusqu‘à les rendre compatibles avec l‘urbanité. Il traduit donc une réelle capacité d‘adaptation et de mobilisations de ressources inédites.

-87


L’intégration des baomu à travers l’utilisation des routes migratoires de leurs mères

Les migrations internes qui nourrissent un réseau solide de connexions entre les villes et les campagnes permettent aux individus dans ces réseaux d‘avoir accès à la modernité. C‘est par exemple le cas des baomu ou ayi (femme de ménages, nourrices, employées de maison) qui depuis les années 1980 font figures de pionnières sur les routes migratoires chinoises.

L‘enquête de Wanning Sun120 sur les baomu de l‘Anhui formule comment ces employées de maison ont réussi, grâce à leur organisation en réseau de solidarité, à se forger un espace et à trouver une place loin de leur village d‘origine, au cœur des mégapoles chinoises. Elles ont su profiter de l‘occasion des réformes et saisir les opportunités de l‘offre et de la demande qui ont accompagnée l‘ouverture à l‘économie de marché. Leur masse et leur importance sociale ont poussé l‘Etat à intervenir assez rapidement pour organiser et sécuriser leurs déplacements ce qui a renforcé leur visibilité et officialisé l‘existence de cette « niche économique » (Roulleau-Berger, 2009, p.10) pour les femmes rurales. Mais d‘un point de vue sociétal, ces migrations permettent surtout

de développer la diffusion et

l‘accessibilité des codes de la modernité. En reliant par des individus, les villes aux villages, elles ouvrent la voie à un énorme flux d‘échanges économiques mais aussi à la diffusion d‘une économie morale (égalité, vie privée, liberté et droits individuels) à l‘ensemble du pays. Ainsi à leur manière, les baomu participent indirectement à la modernisation du pays.

De l’usage stratégique des relations jusqu’à la constitution d’un réseau officiel de voies migratoires

Les baomu seraient les « premiers migrant(e)s économiques » à avoir quitté leur province pour devenir employées de maison à Pékin dans les années 1950-1960 suite à l‘installation dans la capitale de révolutionnaires issus de cette région. Ces vétérans auraient constitué les premiers une demande pour des services domestiques reliés à leur région d‘origine. La Révolution Culturelle avait condamné cette pratique et renvoyé les baomu chez

120

Sun Wanning, ―The maid in China, Opportunities, Challenges and the story of becoming modern‖, Chinese Women living and working, Routledge Curzon, 2004

-88


elles. Cependant dès le début de la réforme économique (1978) les femmes de Wuwei (Anhui) se sont à nouveau emparées de cette niche économique pour se frayer une voie vers les grandes mégapoles de la côte (Pékin, Shanghai). Ainsi au début des années 1980, elles étaient plus de 30 000 à Pékin. Des migrations économiques de populations aussi précoces et d‘une aussi large ampleur ont conduit à leur institutionnalisation au cours des vingt dernières années.

Si les motivations des Wuwei women sont essentiellement économiques, Wanning Sun montre que ces migrations comportent une dimension symbolique. Tout d‘abord, ces femmes ont très vite réussi à faire valoir leur « bonne réputation » issue de la tradition initiée par les vétérans du PCC. Sun montre également qu‘elles ont réussi à utiliser au mieux leurs ressources économiques, sociales et symboliques pour s‘ancrer dans les métropoles d‘accueil, se reconstruire une légitimité et développer des réseaux et des opportunités de mobilité sociale. A la différence des « bonnes » employées par les familles de leaders ou d‘intellectuels sous le régime socialiste, les Wuwei de la nouvelle génération ont réussi à s‘intégrer dans le nouvel ordre de l‘économie socialiste de marché. En réutilisant les réseaux et les routes migratoires mises en places par leurs mères ou leurs grands-mères, ces jeunes femmes s‘en servent désormais comme d‘un tremplin pour s‘introduire dans la société urbaine et s‘y resocialiser. Elles y développent ensuite leurs compétences, en suivant des cours, ou en montant leur propre petite entreprise.

Dans son enquête sur les femmes de ménages chinoises, Wanning Sun montre que ces migrantes ont très vite réussi à s‘organiser en réseaux, en entretenant des relations avec leurs villages d‘origine (où souvent sont restées leurs familles) à qui elles transmettent des informations sur le marché de l‘emploi, des contacts ou des affaires à saisir. A travers ce vaste réseau non institutionnel elles organisent ce que Sun qualifie de « lien virtuel dans la chaîne des migrations entre monde rural et monde urbain » qui permet d‘assurer la vitalité économique de leur village d‘origine. Dans les années 1980, des femmes originaires d‘autres régions (Sichuan, Chifeng) se sont également constituées en réseaux pour concurrencer le monopole des Wuwei women. Le rapide développement de ce marché parallèle a amené le gouvernement, à travers l‘action de la China Women Federation, à réagir en instituant un système officiel (baomu market) destiné à réguler les migrations de ces femmes et leur embauche. Il a fondé en 1983 le March 8th Domestic Service Center qui a, pour l‘année 1996, -89


permis l‘embauche de plus de 900 000 femmes de ménages pour les résidents pékinois. La mise en place de cette plateforme a notamment été accompagnée d‘un nouveau statut pour ces femmes dont la profession est désormais officiellement reconnue au titre de « domestic worker ».

Urbanité et diffusion de la modernité

Enfin, la reconnaissance institutionnelle des baomu leur donne un statut spécial en ville, et leur ouvre une voie vers la légalité. A ce titre elles jouissent d‘une position privilégiée par rapport aux autres travailleurs migrants (dans le secteur de la construction, de l‘industrie ou de la prostitution). Si les baomu sont essentiellement reconnues et considérées en fonction de leurs origines (hiérarchie de préférence des employeurs pour les Sichuan baomu sur les Wuwei baomu), elles sont néanmoins employées pour des tâches très liées à leurs capacités individuelles (ménages, courses mais aussi soins). Ainsi la migration économique s‘accompagne pour ces femmes issues de la campagne d‘un apprentissage de la « modernité ». Elles ont dû apprendre les codes de socialisation de la ville qu‘elles partagent avec les nouvelles arrivantes, elles vivent aussi un mouvement d‘émancipation avec l‘évolution de leur travail. Le taux d‘accroissement naturel et l‘enrichissement poussent les citadins à employer des aides pour s‘occuper des enfants, des personnes âgées ou des infirmes pendant que les époux travaillent. Fortes de leur rôle social, les femmes de ménage ne sont plus nourries et logées par leur famille mais tendent à s‘autonomiser. Elles vivent seules ou avec leur famille, louent son propre apparentement et n‘acceptent plus d‘être traitées dans une relation maître-servante mais comme de petits entrepreneurs monnayant leurs services au plus offrant. Les vieilles chaînes de fidélités « à la maison qui les emploie » éclatent aussi devant la nécessité de rentabiliser leurs journées de travail auprès de plusieurs ménages. Ainsi s‘opère une petite révolution au sein même de la couche la moins valorisée du tissu urbain, chez les migrantes rurales installées dans les villes qui s‘imprègnent des codes de la modernité, obtiennent un statut et se créer une bulle de liberté dans l‘environnement urbain.

-90


Le cas des baomu est révélateur de l‘évolution des stratégies d‘émancipation élaborées par les femmes en fonction des générations. En ne s‘appuyant que sur leurs ressources personnelles et collectives accumulées au cours de l‘expérience migratoire, les baomu ont réussi à se constituer en mouvement d‘une telle ampleur qu‘il ne pouvait plus être ignoré par les autorités. De la même façon, le tissu économique créé par les travailleurs de l‘industrie textile dans le village du ZheJiang a fini par s‘imposer aux autorités pékinoises comme une véritable manne économique. L‘institutionnalisation partielle d‘activités créées par les migrants souligne également leur capacité de s‘intégrer à la vie urbaine mais également leur performance économique et leur capacité à faire infléchir les règles administratives en leur faveur. Pour conclure notre étude sur les mouvements de contestation dans les villes, nous allons voir en quoi l‘acquisition de ces nouvelles compétences au cours de leur parcours migratoires –ou la formation d‘un « capital spatial » (Roulleau-Berger, 2010)- permettent aux migrants de développer des stratégies ponctuelles de résistance et d‘organisation dont sont privés les résidents urbains.

-91


B. L’utilisation de nouvelles ressources par les migrants

Comme l‘avait montré Deborah Davis (1995), les réformes et le libéralisme économique ont ouvert des possibilités de différenciation et d‘individuation pour les habitants des centres urbains avec le développement d‘un véritable marché de la consommation. Le délitement progressif des « trois ensembles » qui encadraient la vie personnelle (hukou, danwei, commune collective) et l‘amélioration des conditions de vie matérielles permettent d‘accroitre l‘indépendance des individus par rapport aux structures socialistes. Nous avons vu que c‘était moins le cas pour les xiagang, qui, relégués au bas de l‘échelle sociale sont extrêmement dépendants des systèmes d‘aide publique délivrés par les autorités. Mais nous avons également vu que les propriétaires issus de la « classe moyenne » chinoise bénéficiaient d‘une amélioration notable de leur niveau de vie, ce qui leur permettait de mener des actions collectives afin d‘exiger la mise en application effective du droit de propriété en s‘appuyant sur la loi. Les études récentes de Chloé Froissart et d‘Antoine Kernen montrent que les nongmingong ont de plus en plus fréquemment recours à la manifestation pour exiger une amélioration de leurs conditions de travail. Dans cette partie nous montrerons qu‘une prise de conscience s‘est opérée chez ces travailleurs qui s‘opposent désormais à leurs employeurs et aux tentatives de médiations des autorités publiques pour revendiquer des droits réels. L‘émergence de mouvements contestataires parmi les populations migrantes s‘explique notamment par le positionnement ambigu des autorités à l‘égard de cette population (changement de discours du gouvernement et pratiques informelles des gouvernements locaux) qui a alimenté un phénomène de désaffiliation chez les migrants à l‘égard du politique (1). Nous verrons que l‘accumulation de compétences et de réseaux de connaissances au fil des parcours migratoires leur a permis d‘accumuler les ressources organisationnelles nécessaires au succès de ce type de mobilisations (2).

-92


1) La perte de confiance des migrants à l’égard du politique

Les autorités locales jouent un jeu paradoxal dans l‘équation migrations-croissance urbaine. Elles sont prises par des intérêts contradictoires : d‘une part préserver un statut privilégiés pour les résidents urbains et limiter l‘accès des migrants aux services et aux infrastructures, d‘autre part, elles doivent développer l‘attractivité des territoires et partagent de fait un certain nombre d‘intérêts communs avec les employeurs, que ces derniers respectent ou non les législations en matière d‘emploi. Les principales victimes de ce système sont les travailleurs migrants puisque la perpétuation du statut inégalitaire du hukou est indispensable pour maintenir la stabilité de l‘économie urbaine. Leur semi-clandestinité est tolérée par les gouvernements locaux qui bénéficient d‘une main d‘œuvre mal payée pour effectuer les services indispensables dédaignés par les urbains locaux. Néanmoins, récemment l‘exploitation des travailleurs migrants et leur absence de statut dans les villes ont donné naissance à une multiplication des conflits sociaux depuis le début des années 2000, pour la revendication des mêmes droits que les urbains locaux121. La multiplication des injustices subies par les migrants et l‘absence d‘institution officielle permettant la régulation de conflits produit une « grammaire du déshonneur » (Roulleau-Berger, 2010, P.101) chez les migrants qui ne peuvent accéder à la reconnaissance publique ou sociale. Ainsi « Les villes chinoises produisent des grammaires du mépris qui génèrent des plaintes, mouvements, émeutes, révoltes pour exiger la redistribution de ces reconnaissances sociales et publiques. » (Roulleau-Berger, 2010, p.101)

Après une période de déni (1990-2000), les autorités n‘ont pas eu d‘autre choix que de se ressaisir de la question migratoire. La multiplication des scandales liés à l‘exploitation des travailleurs a éveillé la conscience de l‘opinion publique internationale et la montée des tensions sociales à l‘intérieur du pays, liée à cette « masse flottante » que représentaient les travailleurs migrants d‘origine rurale, devait être contenue. Toutefois le contexte économique, social et même politique a évolué dans la nouvelle économie (socialiste) de marché. Et les mesures nécessaires pour canaliser ces flux humains ne pouvaient plus être aussi ostensiblement arbitraires qu‘elles ne l‘avaient été sous Mao. De plus, leur rôle indispensable

121

Périsse Muriel, « Chine : une transition salariale à hauts risques », Revue de la régulation [En ligne], n°6 | 2e semestre 2009, ref 19

-93


dans la croissance urbaine ces dernières années nous permet de re-contextualiser le changement d‘attitude récent de l‘Etat central à l‘égard de cette population.

Les tentatives de l’Etat central pour rehausser sa légitimité

Pour tenter d‘endiguer les mouvements de constations et rendre plus lisible le fonctionnement du système, le gouvernement central a lancé des campagnes d‘information destinées aux migrants les informant sur leurs « droits légaux » en dispensant des formations juridiques et proclamant la valeur universelle des lois nationales. Cette opération de séduction telle qu‘elle est décrite par Chloé Froissart (2005) 122 s‘attaque directement aux pratiques des employeurs et des cadres corrompus. Elle a pour but de rétablir le lien entre les migrants et l‘Etat Parti rappelant la conscience sociale de ce dernier et son soutien à la légitimité des revendications des migrants. Pourtant cette stratégie s‘est avérée contreproductive puisque les migrants voient dans ces déclarations de simples effets d‘annonces non suivis de réalisation concrètes.

D‘autres mesures ont été mises en œuvre. En 2006, une initiative nationale a été lancée pour lutter contre l‘absence de contrat de travail des nongmingong travaillant pour des PME. Elle a abouti à une loi généralisant le recours au Contrat de travail (applicable au 1 er janvier 2008)123 pour l‘embauche des migrants. Toutefois les effets conjugués de la crise économique mondiale et du mécontentement des employeurs ont provoqué une vagues de licenciements qui a contraint les autorités à reculer et à suspendre l‘application de certaines mesures phares de cette loi comme le provisionnement des salaires pour lutter contre les phénomènes de nonpaiement des sommes dues, ou encore les cotisations sociales obligatoires et l‘élaboration collectives de négociations salariales.

Ainsi malgré le fait que le gouvernement central semble avoir saisi l‘importance de réagir sur la question des travailleurs migrants. Les mesures mises en place depuis 2002 se sont soldées par des échecs. D‘autre part, l‘obstination de ce dernier à ne pas revenir sur la

122

Froissart Chloé, « L‘émergence de mouvements sociaux parmi les travailleurs migrants », Perspectives chinoises [En ligne], 90 | juillet-août 2005 123 Périsse, 2009, ref 24

-94


suppression du régime du hukou (même s‘il rappeler l‘enjeu démographique que représente cette question) rend impossible l‘amélioration des conditions de travail des migrants puisque les efforts pour la généralisation d‘un contrat de travail sont vains tant que les autorités locales disposeront de l‘argument du hukou pour cautionner des pratiques discriminatoires à l‘égard des migrants.

Alors que les nongmingong représentent aujourd‘hui entre 120 et 200 millions d‘individus, le changement d‘orientation souligné par Chi Y-Ling concernant les aspirations des jeunes migrants qui désirent s‘installer définitivement en ville malgré les incitations au retour des gouvernements locaux est pris en compte par les chercheurs et les dirigeants chinois124. Ces derniers ont adapté leur discours et reconnaissent la légitimité de certaines de leurs demandes. Nous allons voir comment les migrants vont exploiter cette ouverture pour exprimer leur mécontentement.

Le changement de discours à l’égard des migrants et l’apparition de « droits légaux »

Jusqu‘en 2003, le gouvernement central a « fermé les yeux sur la manière dont les autorités urbaines tiraient avantage du système de résidence pour ne pas garantir les droits des travailleurs migrants et multipliaient les barrières économiques et administratives » 125 contre eux. Mais depuis quelques années, les nongmingong sont devenus un véritable enjeu de politique intérieure. Ils étaient au cœur du discours politique prononcé en 2003 par le président Hu Jintao prônant une « société harmonieuse ». La doctrine du « développement scientifique » (scientific development)126 prouve d‘ailleurs que les dirigeants du régime souhaitent réguler le nouvel exode rural qui transforme la structure sociodémographique du pays.

Lors du XVIe Congrès du PCC en novembre 2002, l‘équipe du président Hu Jintao s‘est différenciée de ses prédécesseurs en annonçant qu‘elle souhaitait garantir des « droits

124

Rocca Jean-Louis, 2010, Une sociologie de la Chine, Repères, p.44 Froissart Chloé, « L‘émergence de mouvements sociaux parmi les travailleurs migrants », Perspectives chinoises [En ligne], 90 | juillet-août 2005, p.2 et 3 ref 4 126 Elle vise le prolongement de l‘industrialisation du pays tout en veillant à un rééquilibrage entre l‘urbanisation des grandes, moyennes et petites villes. 125

-95


légaux » aux travailleurs migrants et organiser un rééquilibrage socioéconomique entre les zones rurales et urbaines. Plusieurs raisons permettaient d‘expliquer cette prise de conscience : d‘une part les remises, sommes d‘argent prélevées sur les salaires et envoyées par les travailleurs migrants à leurs familles, contribuent en grande partie à soutenir l‘économie rurale, il s‘agit donc d‘assurer aux migrants un salaire décent pour qu‘ils puissent continuer de soutenir le développement des campagnes. D‘autre part, depuis le début des années 2000, les migrants sont devenus majoritaires dans les secteurs de l‘économie secondaire et tertiaire des grandes villes (60% des actifs) dont ils constituent la « nouvelle classe ouvrière » (Froissart, 2005). Il était donc nécessaire de leur garantir des droits et de stabiliser leur situation afin d‘endiguer les vagues de criminalité et de délinquance qui leur étaient associées depuis les années 1990.

En janvier 2003, le Conseil d‘Etat a rédigé un avis suivi d‘un document politique en janvier 2004127, faisant primer la législation nationale sur les règlements administratifs (comme le hukou) et locaux. Il institue une égalité théorique entre les travailleurs migrants et les résidents urbains (éradication de toutes formes de pratiques et de règlements discriminants, égalité d‘accès à l‘emploi, à l‘éducation et aux services publics, facilité d‘accès des travailleurs migrants aux institutions de l‘Etat, aux tribunaux et aux organisations du Parti afin de favoriser la résolution légale des conflits…). De plus, le gouvernement central a lancé en octobre 2003 une campagne locale pour développer des programmes de formations professionnelle et juridique afin de familiariser les migrants avec les principes judiciaires des villes128. Enfin, des campagnes médiatiques visent à restituer un climat de confiance entre les migrants et l‘Etat et les encourager à « faire confiance au gouvernement, faire confiance à la loi »129 notamment pour la résolution des conflits avec leurs employeurs.

127

Guowuyuan bangongting tongzhi, Zuohao nongmin jincheng wugongjiuye guanli he fuwu gongzuo, 16 janvier 2003, et Guowuyuan bangongting, Yihao wenjian, 1er janvier 2004. In Froissart, 2005, p.3 ref 5 128 En 2003, le gouvernement provincial du Sichuan aurait formé 2,1 millions de migrants et annonce que ces programmes toucheraient 10 millions de personnes d‘ici 2005. Les financements publics mobilisés se sont élevés à 4 millions de yuan en 2003 et 71 millions en 2004. Chloé Froissart, 2005, p.3 ref 5 129 « Daode yu fa » (La morale et la loi), programme diffusé sur la chaîne de télévision du Sichuan (Sichuan dianshitai) le 17 novembre 2003. In Chloé Froissart, « L‘émergence de mouvements sociaux parmi les travailleurs migrants », Perspectives chinoises [En ligne], 90 | juillet-août 2005, p.3

-96


De la confiance à la défiance

Selon Chloé Froissart, « à court terme, le nouveau discours de l‘équipe dirigeante chinoise a eu un impact positif. Il fait apparaître l‘Etat central et le Parti comme solidaires des migrants, partageant les mêmes intérêts et combattant les pratiques illégales des entrepreneurs et des cadres locaux corrompus (…) la stratégie populiste des nouveaux dirigeants chinois, les campagnes politiques de 2003 et de 2004 pour le paiement des arriérés de salaire et les annonces tonitruantes de milliards de yuans remboursés ont eu un effet symbolique relativement fort sur les migrants. Ceux-ci sont reconnaissants à l‘Etat d‘admettre la légitimité de leurs revendications. »130 Cependant la déconnexion entre le discours et les pratiques nourrissent une nouvelle rancœur et une réelle défiance envers l‘efficacité du système juridique et législatif. Le sentiment des migrants résume assez bien la situation :

« Le problème aujourd’hui n’est pas tant qu’il n’y a pas de loi mais qu’on ne peut s’appuyer sur elle, qu’elle n’est pas strictement appliquée et que les infractions sont sans limites. » 131

Car les décisions ne semblent pas avoir été suivies d‘effet : « D‘après les témoignages recueillis, les conditions de travail dans les usines n‘ont pas changé (…) De nombreux ouvriers continuent de se plaindre d‘être renvoyés d‘un bureau de plainte à un autre et de la difficulté à faire accepter leurs requêtes en raison de la collusion des autorités et des employeurs (…). En août 2004, un an et demi après le lancement de la première campagne pour le remboursement des impayés, Zeng Peiyan, vice-président de la République populaire, a révélé que 360 milliards de yuan étaient toujours dus aux travailleurs migrants. »132 Un film documentaire tourné sur une période de douze ans sur le « Bureau des Plaintes de Pékin », fournit un témoignage saisissant sur les injustices subies par les catégories populaires de la part des autorités locales133.

130

Froissart Chloé, « L‘émergence de mouvements sociaux parmi les travailleurs migrants », Perspectives chinoises [En ligne], 90 | juillet-août 2005, p.5 131 Zhang Zhiqiang, « Jiannan de weiquan zhi lu » (Le difficile chemin vers la protection des droits), Dagongmei zhi jia tongxun (Journal du Migrant Women‘s Club), n° 3, mai 2004, p.6. in Froissart, 2005, p.5 ref 15 132 Froissart Chloé, « L‘émergence de mouvements sociaux parmi les travailleurs migrants », Perspectives chinoises [En ligne], 90 | juillet-août 2005, p.4 ref 10 133 Zhao Liang, « Pétitions, La cour des plaignants », 2009, sélection officielle au festival de Cannes Hors Compétition

-97


Pour résumer, « les migrants font l‘expérience d‘une situation paradoxale où leurs droits, reconnus par la loi et confirmés par les déclarations des autorités centrales, ne sont pas garantis. »134 En empruntant ces termes à James Scott135, Chloé Froissart souligne qu‘en renouvelant le discours politique sur les droits, sans les assortir de réalisations significatives, les autorités fournissent aux migrants « le matériau de base pour les contradictions et les conflits » (Scott, 1985). Désormais, les migrants retournent « le discours officiel contre l‘Etat qui l‘a produit [et choisissent de l‘interpeller en s‘appuyant sur la loi] pour remettre en question des pratiques qui, bien qu‘illégales, sont cautionnées par le système institutionnel chinois. »136

2) Naissance de mouvements contestataires

« Confrontés à des épreuves d’injustice urbaine, les migrants vivent des lésions identitaires qui peuvent produire des mobilisations individuelles. » (Roulleau-Berger, 2010, p.101)

Nous avons vu que l‘absence de systèmes de régulation des conflits efficace crée des frustrations parmi cette population. Le double discours des autorités à leur égard a généré un climat de défiance de la part des migrants qui s‘attendait à un soutien des autorités pour obtenir une amélioration de leurs conditions de vie en ville. Mais les échecs des vois légales de résolution des conflits a conduit à la multiplication des conflits sociaux, de grèves et de mouvements de protestations chez les migrants contre leurs mauvaises conditions de travail, de vie et de rémunérations.

134

Froissart Chloé, 2005, p.5 ref 14 James Scott, Weapons of the Weak: Everyday Forms of Peasant Resistance, New Heaven, Yale University Press, 1985, p. 336. In Froissart Chloé, « L‘émergence de mouvements sociaux parmi les travailleurs migrants », Perspectives chinoises [En ligne], 90 | juillet-août 2005, p.5 ref 15 136 Froissart, 2005, p.5 et 6 135

-98


La multiplication des manifestations

Les manifestants de Shenyang, qui se sont confrontés en 2001 aux autorités de façons collectives pour faire entendre leur voix par l‘occupation de l‘espace public, illustrent la généralisation de ce type de manifestations ouvrières à partir des années 2000. Antoine Kernen souligne que « ce passage du dépôt de pétition à la manifestation est marqué par l‘utilisation croissante de la rue. Les ouvriers recherchent une nouvelle visibilité en jouant sur le nombre des manifestants, sur l‘occupation de la voie publique, sur les itinéraires, sur les slogans, sur la médiatisation : il ne s‘agit plus seulement de remettre des doléances aux autorités, mais de les exposer dans l‘ ‗espace public‘ » (Kernen, 2002, p.17). Ainsi nous allons voir que les manifestants disposent de nouvelles ressources pour faire entendre leurs revendications et attirer l‘attention de l‘Etat. Les nouvelles générations d‘urbains « qui portent les souffrances et les humiliations de la première génération (…) développent des compétences à résister et à lutter contre les situations d‘oppression et d‘injustices. » (Roulleau-Berger, 2010, p. 101-102). L‘exemple de la grève dans une usine de Shenzhen en octobre 2004, évoqué par Chloé Froissart, reproduit la mobilisation de Shenyuan quelques années plus tard. Elle montre comment les migrants se réfèrent à la loi pour justifier la légitimité de leurs revendications, tenter de rallier les cadres locaux contre la direction des usines, et faire pression sur les autorités pour qu‘elles appliquent la loi qu‘elles ont promulguée.

Alors qu‘ils acceptaient docilement des conditions de travail extrêmes et des salaires modiques, la promulgation d‘une loi par la municipalité de Shenzhen affirmant un salaire minimum a été à l‘origine de la

mobilisation des trois mille ouvriers qui réussirent à

renégocier leur conditions de travail avec la société sino hongkongaise Hai Yan Electronic en multipliant les grèves, tractages, et même l‘occupation de l‘autoroute très fréquentée Shenzhen-Hong Kong. Ainsi, « les travailleurs migrants ont une conscience croissante de leurs droits qui peut parfois donner naissance à une conscience politique ». Froissart souligne toutefois que « celle-ci prend rarement la forme d‘une autonomisation de la société. » (Froissart, 2005, p.11 ref 32) En effet, ce sont des conditions particulières qui ont permis à cette mobilisation d‘aboutir. Notamment l‘influence de la couverture médiatique et la situation géographique de l‘usine ont été déterminants dans le succès de la mobilisation (la -99


presse cantonaise se montrant solidaire du mouvement et poussant les journaux officiels à la mentionner). Et de préciser que ces « nouveaux îlots d‘actions politiques autrefois inacceptables » restent rares et les conditions nécessaires à la création d‘espace de débat sont tous sauf institutionnalisés. Au contraire ce genre d‘action reste limité à un « moyen possible de revendication » (Froissart, 2005, p.7 ref19).

Des nouvelles stratégies de mobilisation collective

« La grève de l’usine Hai Yan Electronic fut couronnée de succès grâce aux alliances établies entre différents acteurs sociaux soutenant les mêmes valeurs. Dans ce cas précis, les autorités locales et les acteurs sociaux avaient dans une certaine mesure les mêmes intérêts : le développement économique et la préservation de l’ordre social. Cette grève correspond bien à la définition donnée par Charles Tilly des mouvements sociaux, évoquant la formation d’un espace public au sein duquel prend place un débat qui a des conséquences sur la gestion des affaires publiques. » (Froissart, 2005, p.7 ref 19)

Le succès de la grève à Shenzhen repose donc sur un contexte conjoncturel et la participation au conflit d‘acteurs tiers capables de peser sur le débat public (et de le former) en faveur des travailleurs. Ce sont ces conditions inédites qui ont permis de trouver une solution pacifique au conflit et favorable aux migrants. L‘évolution du contexte médiatique et technique n‘est pas indifférent à la transformation des mentalités des nongmingong qui sont conscients des dérives des systèmes bureaucratique, administratif et politique et refusent de rester des bouc-émissaires silencieux. Le recours au média pour s‘informer et faire entendre leur cause, les liens avec différentes ONG chinoises ou étrangères et le jeu subtil qu‘ils ont prouvé être capables de mener afin de s‘attirer les faveurs d‘une partie de l‘opinion, constituent d‘importants changements dans la considération que nous devons porter à leurs luttes.

Le rôle des ONG dans la structuration des mouvements de défense des nonmingong

« Au cours de nos entretiens, les migrants remettaient clairement en question le système politique chinois et la légitimité du Parti en lui déniant la capacité de protéger leurs droits, à -100


gouverner avec bienveillance et à préserver l’ordre social. Cette situation conduit certains migrants à rechercher le soutien d’ONG fondées et gérées par des urbains, ou même à créer leurs propres organisations. » (Froissart, 2005, p.8 ref 23)

En effet, la multiplication d‘associations « non gouvernementales » agissant en faveur des migrants leur permet de trouver un relais pour leurs demandes et surtout de contourner le système administratif auquel ils n‘accordent plus leur confiance. Cependant la règlementation chinoise impose aux ONG pour être reconnues officiellement d‘être parrainées par un organe de l‘Etat ce qui limite considérablement leur autonomie. Certaines choisissent donc d‘opérer dans l‘illégalité, alors que d‘autres sont soumises à des logiques politiques ou administratives qui les dépassent137. De fait on aboutit à une situation ubuesque ou « très peu d‘organisations ont un statut officiel ; et celles qui en ont ne peuvent être considérées comme non gouvernementales » (Froissart, 2005, p.9 ref 28).

Les ONG entre dépendance et illégalité

Il existe différents types d‘ONG en Chine qui peuvent nous renseigner sur les divers degrés d‘autonomie sur lesquels s‘échelonne l‘activité du monde associatif soutenant les migrants. Au niveau des statuts les Government Operated Non Governmental Organisations (GONGO) ont une fonction sociale et sont des organisations parapubliques, c‘est-à-dire qu‘elles n‘agissent pas au nom du gouvernement. Néanmoins, leurs orientations s‘inscrivent directement dans la logique du Parti, des personnalités ou des administrations qui les financent et les cautionnent. Les ONG « indépendantes » se rapprochent davantage du fonctionnement associatif et tirent une grande partie de leur financement de l‘étranger. Elles se camouflent sous l‘apparence d‘entreprises privées pour jouir d‘une plus grande autonomie de décision mais lutte pour leur statut. Elles sont connues du pouvoir et tentent davantage d‘influencer les politiques publiques. Cependant leur « légitimité » plus démocratique joue contre elles puisqu‘elles sont perçues comme venant concurrencer celle du Parti. Ces deux types d‘organisation (GONGO et ONG « indépendantes ») ont pour but de se différencier du pouvoir, elles n‘en restent pas moins indirectement financées et influencées par ses doctrines

137

Minban feiqiye danwei dengji guanli zanxing tiaoli (Règlements provisoires pour l‘enregistrement et la gestion des organisations sociales à but non lucratif), publiés par le Conseil des affaires de l‘Etat en 1998. Une traduction en anglais de ces règlements peut être trouvée sur le site : http://www.chinadevelopmentbrief.com.

-101


politiques. Leurs relations avec le Parti-Etat varient entre la collaboration, la coopération ponctuelle et l‘opposition à certaines politiques. Mais elles disposent en échange de réelles capacités d‘action. Les ONG urbaines indépendantes se différencient des GONGOs par leur volonté d‘encourager la formation d‘une société civile dont elles sont issues (Beijing Facilitator a été fondée par des migrants n‘ayant pas de hukou urbain) et indirectement de soutenir des mouvements contestataires et les revendications d‘une « conscience de classe » (Froissart, 2005, p.10 ref 29). Néanmoins à cause de « la nécessité de sécuriser un statut incertain – et de [leur] culture politique, [ces] organisation[s] apparaî[ssen]t aussi dans une certaine mesure comme un relais du Parti » (Froissart, 2005, p.10 ref 29).

Lors de son enquête à Shenzhen, Chloé Froissart a découvert un troisième type d‘organisation plus radicale mais aussi plus rare138. D‘une portée moindre, « cette organisation s‘emploie essentiellement à transmettre des informations aux ouvriers sur leurs droits et la sécurité au travail, et offre assistance à ceux qui veulent porter plainte ou poursuivre leur employeur. » Elle prône des objectifs plus radicaux et défend un engagement politique puisque « son objectif à terme est d‘aider les migrants à progressivement s‘unir et s‘organiser pour, en dernière instance, changer le système politique par des actions collectives » (Froissart, 2005, p.11 ref 30). L‘auteur souligne toutefois que le profil des membres de l‘association diffère de celui des migrants pékinois. Ce sont essentiellement des ouvriers de l‘industrie fréquemment aux prises à des conflits sociaux contrairement aux employés de services à Pékin, davantage en quête d‘intégration et de reconnaissance sociales…

L‘apparition de nouveaux modes d‘organisation pour les travailleurs migrants et leur utilisation du discours officiel pour donner plus de poids à leurs revendications révèlent les nouvelles stratégies mises en place par les migrants pour défendre leurs droits en l‘absence de réformes de fond par les autorités. Elles montrent que les migrants s‘autonomisent et « produisent de nouvelles cultures prolétaires à partir des liens et solidarités des communautés d‘origine qui permettent la formation d‘une conscience de classe et produisent des compétences créatives d‘action et de lutte sur les lieux de travail. » (Roulleau-Berger, 2010,

138

La situation géographique particulière de Shenzhen, proche de la porte vers l‘occident que constitue HongKong, et l‘influence des ONG étrangères sur ses actions qui en découle, lui donne un statut spécifique. D‘autre par la plupart des ONG indépendantes sont basées à Pékin et les GONGOs sont présentent sur l‘ensemble du territoire, dans les capitales de provinces, en appui des gouvernements locaux.

-102


p.102). En Chine les mouvements contestataires autonomes des migrants s‘inscrivent dans des stratégies de résistance à l‘oppression et s‘affirme ponctuellement en tant que force collective. Ils s‘opposent aux modes de régulations sociales mis en place par le Parti et se situent à la marge de la vie citoyenne tout en la renouvelant.

La difficile mobilisation des nonmingong en Chine peut-être rapprochée de mouvements similaires en Europe et aux Etats-Unis, où les travailleurs précaires et les chômeurs souffrent des mêmes difficultés d‘organisation pour défendre leurs droits quand les organes de représentations officiels refusent de les reconnaitre. Sophie Béroud 139 explique comment « l‘étatisation de l‘action syndicale » en Espagne a entrainé la « désaffiliation progressive » des outsiders du marché du travail envers les organisations syndicales traditionnelles qui ignorent leurs revendications pour se concentrer sur les demandes des salariés ayant un emploi stable. Elle montre également que pour compenser ce déficit de représentation, les précaires se sont constitués en mouvements autonomes autour d‘actions ponctuelles de lutte contre la pauvreté. Ces acteurs non institutionnels constituent un réseau de connexions aléatoires entre des groupes de différentes tendances (altermondialistes au début des années 2000, mouvements de soutien aux émigrés, anarchosyndicalisme…) qui ont recours aux dispositions législatives locales pour défendre leurs causes (comme la loi d‘initiative populaire existant en Espagne) et n‘hésitent pas à saisir l‘opinion publique pour faire pression sur les politiques. En Chine, comme en occident, les individus créent de nouveaux moyens d‘actions afin de s‘imposer dans le débat public face aux autorités, lorsque les voies de recours légales pour faire valoir leurs droits sont épuisées ou insuffisantes.

Limites du soutien associatif porté aux migrants

Chloé Froissart note que les ONG qui aident les migrants « œuvrent [parfois] également au bénéfice de l‘Etat-Parti, réduisant les conflits sociaux et orientant les réformes dans une direction pouvant aider le Parti à maintenir son pouvoir. Tout en prenant pleinement part au mouvement social des migrants, ces organisations le limitent également » (Froissart, 2005, p.11 ref 33). Et de justifier « Des prétendues ONG, officiellement labellisées ‗troisième

139

Béroud Sophie , « La difficile émergence d'un mouvement de chômeurs en Espagne » (1988-2002), Politique européenne, 2007/1 n° 21, p. 133-156.

-103


secteur‘, offrent aux travailleurs migrants des services que l‘Etat ne leur fournit pas par manque de moyens ou de volonté. Elles comblent les manques du système sans s‘y opposer, contribuant ainsi à perpétuer le statu quo. C‘est dans cette mesure que les mouvements sociaux chinois échappent à la définition qu‘en donne Charles Tilly… » (Froissart, 2005, p.10 ref 32) qu‘elle rappelait déjà plus haut : « la définition donnée par Charles Tilly des mouvements sociaux, évoquant la formation d‘un espace public au sein duquel prend place un débat qui a des conséquences sur la gestion des affaires publiques » (Froissart, 2005, p.7 ref 19). Le cas des ONG rejoint celui de l‘aide sociale distribuée au xiagang. Elle soulève la question du positionnement des institutions sociales chargées de représenter les intérêts des travailleurs dans un système autoritaire. Quelle est la nature réelle de leur fonction, difficile à situer, entre aide et contrôle social, voie de représentation ou mode de régulation des contestations ?

Nous ne pouvons pas aller plus loin dans notre analyse, toutefois le développement de nouvelles ressources et de nouveaux modes d‘organisation chez les migrants les différencient considérablement des mobilisations sporadiques des anciens travailleurs de la danwei. Les nongmingong de ShenZhen sont plus autonomes et mieux organisés. Ils ont recours aux médias et au soutien des ONG pour négocier leurs conditions de travail, et n‘hésitent pas à mobiliser l‘opinion publique en leur faveur pour faire pression sur les gouvernements locaux qui ne peuvent les ignorer. Cependant le succès de tels mouvements reste très aléatoire et le statut précaire des ONG chinoises ne permet pas d‘assurer la généralisation de ce processus comme la nouvelle voie permettant une négociation équitable des règles sociales entre l‘Etat, les entreprises et les travailleurs dans les villes chinoises. La question d‘un relai politique pour les revendications des travailleurs pauvres reste entière, de même que les modalités de leur représentation commune qui tiendrait compte de la dualité du marché du travail. (xiagang, nongmingong). Ces questions sont très proches de celles que l‘on retrouve en Europe au sujet des restructurations du marché du travail liées au libéralisme et de la formation de couches précaires non organisées pour défendre leurs droits économiques.

Si Froissart émet des doutes quant à l‘émergence, via l‘action des ONG, d‘un espace public nouveau dans lequel trouverait à s‘exprimer la nouvelle société civile chinoise, il semble bel et bien que le paysage politique et associatif chinois soit en pleine recomposition. -104


Des formes innovantes de luttes apparaissent et renouvellent les modes d‘actions des populations opprimées. Ainsi les actions des nongmingong alliée à celle des xiagang et des jeunes propriétaires interrogent la frontière ténue entre social et sociétal autour de la question du respect des droits et de la prise en compte ou non des mécontentements populaires de la part du Parti.

-105


Conclusion

La croissance économique n‘a jamais été aussi forte dans les villes chinoises pourtant une part très importante de la population urbaine reste mécontente de son sort. Chaque groupe se sent victime des changements introduits par les réformes mais aucun ne dispose d‘un moyen officiel et efficace pour exprimer cette déception. La structure étatique héritée de la période socialiste ne permet pas la constitution de syndicat indépendant et les ONG restent dans une très large mesure contrôlées par l‘Etat. De plus, la rigidité des structures administratives empêche aux urbains de s‘organiser de manière indépendante pour s‘adresser collectivement aux autorités et faire valoir leurs droits.

Ainsi les conséquences des réformes économiques peinent à trouver leurs pendants sociaux. L‘absence d‘organisme représentatif des différents groupes composant la société civile empêche la formation d‘un véritable espace de débat entre les autorités et la population. L‘Etat Parti ne semble pas prêt à entamer de véritables réformes en ce sens. Pourtant la question d‘un espace public de négociation collective en matière de droits du travail, de droits à la propriété ou encore de garanties sociales, devient d‘autant plus urgent que les normes sociales mises en place par le Parti communiste dans ses entreprises d‘Etat sont remises en question par les entrepreneurs privés depuis la privatisation de l‘économie.

La question de la position idéologique du Parti dans ce nouveau contexte est fondamentale. En choisissant de promouvoir l‘économie socialiste de marché, celui-ci a tourné le dos à toute une partie de sa doctrine politique. Néanmoins, il s‘est efforcé d‘entretenir une relation de confiance et de légitimité avec la population. La multiplication des conflits sociaux issus de l‘exploitation économique des travailleurs pauvres souligne cependant les incohérences entre idéologie et pratique. Les doutes quant à la légitimité du -106


système politique communiste actuel reposant sur des bases économiques capitalistes s‘imposent désormais à toutes les franges de la population lorsque les sollicitations de l‘Etat contre les acteurs du monde privé se soldent par des échecs. Ainsi les différents groupes que nous avons étudiés permettent d‘avoir une vision d‘ensemble du ressentiment à l‘origine du malaise social dont s‘imprègnent les grandes villes chinoises. Pourtant la manière dont se matérialise le mécontentement varie en fonction des groupes et de leurs statuts. La différence de hukou entre les migrants et les résidents urbains explique en grande partie la différence en intensité de leurs mouvements de contestation. L‘absence de hukou urbain est à l‘origine de nombreuses discriminations et prive les migrants de leurs droits sociaux, cependant elle leur donne une relative indépendance vis-à-vis de l‘Etat.

Nous avons vu que les urbains locaux étaient davantage liés aux autorités locales du fait de leur statut de résidence. Si les modalités du contrôle social en ville se sont considérablement allégées depuis la disparition de danwei, les comités de quartiers permettent d‘assoir un nouveau maillage territorial à partir du statut résidentiel des populations. Les anciens travailleurs licenciés sont dans une relation de dépendance forte à l‘égard de ces structures administratives qui leur fournissent une aide sociale. Ils sont donc redevables devant les autorités, ce qui conditionne leur capacité d‘action lorsque ces derniers doivent s‘opposer à la puissance publique. De la même façon, les propriétaires recherchent une plus grande autonomie de gestion concernant leur vie privée mais restent directement liés aux intérêts de l‘Etat et aux objectifs de croissance économique. Leur statut social en pleine progression explique la tolérance des autorités à leur égard et les plus grandes marges de manœuvre dont ils disposent pour obtenir l‘effectivité de leur droit de propriété. Le point essentiel de notre démonstration réside dans la comparaison de ces deux groupes avec les travailleurs migrants.

En refusant de donner un statut aux nongmingong, l‘Etat se prive indirectement d‘un mode de contrôle possible sur cette masse flottante de population. L‘interdiction qui leur est faite de s‘installer en ville, les poussent à s‘organiser de manière indépendante et à recréer des réseaux de solidarité qui échappent aux modes de régulation sociale des autorités locales. Aussi lorsque ces derniers doivent s‘organiser pour faire valoir leurs droits, ils n‘ont plus qu‘à mobiliser leurs réseaux de connaissances et faire jouer la solidarité indispensable à leur survie en ville pour mener de front des actions collectives contre les structures qui les oppressent. -107


Jusqu‘alors ces manifestations visaient essentiellement les entreprises privées dans le but d‘améliorer leurs conditions de travail. Cependant la conscience politique des migrants est en train d‘évoluer, ils entretiennent de plus en plus de relations avec des acteurs sociaux extérieurs comme l‘illustre l‘exemple des ONG qui les aident à formuler un discours légaliste, argumenté et cohérent. Rien n‘empêche qu‘à terme les mouvements de contestations sociales se complexifient et osent de plus en plus interroger la nature paradoxale capitaliste et communiste du système politique chinois. En conséquence, il est évident que la question de la remise en cause du système du hukou s‘impose désormais à l‘Etat comme un impératif pour tenter d‘assurer la stabilité sociale indispensable au développement économique « harmonieux » du pays.

-108


Bibliographie

Ouvrages

HENRIOT Christian et ZHENG Zu‘an, Atlas de Shanghai — Espaces et représentations de 1849 à nos jours, Paris, CNRS Editions, 1999

LIU Jieyu, Gender and Work in Urban China. Women Workers of the Unlucky Generation, Routledge Contemporary China Series, London and New-York, 2007

ROCCA Jean-Louis, Une sociologie de la Chine, La Découverte, Repères, 2010

ROCCA Jean-Louis, La société chinoise vue par ses sociologues, Presses de Sciences Po, 2008

ROULLEAU-BERGER L., GUO YUHUA, LI PEILIN, LIU SHUIDING, La nouvelle sociologie chinoise, CNRS Editions, Paris, 2008

Travaux universitaires

FROISSART Chloé, Quelle citoyenneté pour les travailleurs migrants en République Populaire de Chine? L’expérience de Chengdu. Thèse dirigée par Jean-Philippe Béja, directeur de recherche au CNRS/CERI, soutenue le 14 septembre 2007 à l‘IEP de Paris, a obtenu la mention Très Honorable avec les Félicitations du jury à l‘unanimité.

-109


Articles

ANGELOFF Tania, « La Chine au travail (1980-2009) : emploi, genre et migrations » , Travail, genre et sociétés, 2010/1 n° 23, p. 79-102. DOI : 10.3917/tgs.023.0079

AUDIN Judith, « Le quartier, lieu de réinvention des relations Etat-société en Chine urbaine : l'exemple des comités de résidents à Pékin », Raisons politiques, 2008/1 n° 29, p. 107-117. DOI : 10.3917/rai.029.0107

BALME Stéphanie, « « Communisme et schizophrénie » » L'individu face au droit dans la société chinoise postrévolutionnaire, Raisons politiques, 2001/3 no 3, p. 67-85. DOI : 10.3917/rai.003.0067

BEROUD Sophie, « La difficile émergence d'un mouvement de chômeurs en Espagne » (1988-2002), Politique européenne, 2007/1 n° 21, p. 133-156.

BERGERE Marie-Claire, « Le développement urbain de Shanghai, un « remake » ? », Vingtième Siècle. Revue d'histoire 1/2005 (no 85), p. 45-60. URL : www.cairn.info/revuevingtieme-siecle-revue-d-histoire-2005-1-page-45.htm. DOI : 10.3917/ving.085.004

CAI Yongshun, « Conflicts and Modes of Action in China, The China Journal, No. 59 (jan.,2008), pp. 89-109

CATIN Maurice et VAN HUFFEL Christophe, « Ouverture économique et inégalités régionales de développement en Chine : le rôle des institutions », Mondes en développement, 2004/4 no 128, p. 7-23. DOI : 10.3917/med.128.0007

CHEN Yingfang, « Légitimité, rationalité et stratégies politiques : les fondements du ‗miracle urbain chinois‘ » (traduction de Gilles Guiheux et Olivier Marichalar), Terrains & travaux, 2009/2 n° 16, p. 97-136.

-110


CHEN YingFang, « ‗Chaine d‘intérêts‘ et absorption des migrants en ville », in ROCCA J.L., La société chinoise vue par ses sociologues, Presses de Sciences Po, 2008

CHI Y-Ling , « Rester ou rentrer ? La question du retour chez les migrants chinois », L'Économie politique, 2011/1 n° 49, p. 24-43.

FROISSART Chloé, « L‘émergence de mouvements sociaux parmi les travailleurs migrants », Perspectives chinoises [En ligne], 90 | juillet-août 2005

GIRARD Jean-Pierre, « Solidarité et urbanisation à Pékin : l'exemple du « village de Zhejiang » » , Espaces et sociétés, 2006/4 no 127, p. 33-46. DOI : 10.3917/esp.127.0033

GUIHEUX Giles et ZALIO Pierre-Paul « Agents immobiliers à Shanghai. Carrières de migrants à cols blancs » in Perspectives chinoises, n°2010/4, dossier : Les migrants ruraux : en marge des villes, un pont vers les campagnes

GUO Fei, CHENG Zhiming, « Disparités sur le marché du travail, pauvreté et inégalités en Chine urbaine » in Perspectives chinoises, n°2010/4, dossier : Les migrants ruraux : en marge des villes, un pont vers les campagnes

HE ShenJing and WU Fulong, ―Neighborhood changes and residential differentiation‖ in WU Fulong, China’s Emerging cities. The making of new urbanism, Routledge, 2007

HUANG Philip C.C., « The theorical and Practical implications of China‘s Development Experience : The Role of Informal Economic Practises‖ in Modern China, Vol 31n°1 jan 2011

HUANG Youqin « From work-unit compounds to gated communities. Housing inequality and residential segregation in transitional Beijing.‖ in WU Fulong, MA Laurence J.C., Restructuring the chinese cities. Changing society, economy and space, Routledge, 2005

-111


HUIXU, « Mobilité professionnelle et activités indépendantes des migrants de retour » in Perspectives chinoises, n°2010/4, dossier : Les migrants ruraux : en marge des villes, un pont vers les campagnes

HYUN BangShin, ―Residential development and social impacts in Beijing‖ in WU Fulong, China’s Emerging cities. The making of new urbanism, Routledge, 2007

KERNEN Antoine, « Des ouvriers chinois réapprennent « la manif » » , Critique internationale, 2002/3 no 16, p. 14-23.

LI Chunling « migrations villes-campagnes et mobilité sociale » in ROCCA J.-L., La société chinoise vue par ses sociologues, Presses de Sciences Po, 2008

LI Peilin, « les ‗villages urbains‘ de la Chine en mutation : le cas de Yangcheng à Canton » in ROULLEAU-BERGER L., GUO YUHUA, LI PEILIN, LIU SHUIDING, La nouvelle sociologie chinoise, CNRS Editions, Paris, 2008

LI Si-ming « Residential mobility and urban change in China » in WU Fulong, MA Laurence J.C, Restructuring the chinese cities. Changing society, economy and space, Routledge, 2005

LI Youmei, « Processus d‘émancipation et production d‘action individuelle et collective : étude sur la question paysanne dans l‘ouverture et le développement de la nouvelle zone de Pudong dans les années 1990 » in ROULLEAU-BERGER L., GUO YUHUA, LI PEILIN, LIU SHUIDING, La nouvelle sociologie chinoise, CNRS Editions, Paris, 2008

MILCENT Caroline, « Les soins médicaux pour les migrants en Chine urbaine : une nouvelle frontière » in Perspectives chinoises, n°2010/4, dossier : Les migrants ruraux : en marge des villes, un pont vers les campagnes

PERISSE Muriel, « Chine : une transition salariale à hauts risques », Revue de la régulation [En ligne], n°6 | 2e semestre 2009

-112


PETTIER Jean-Baptiste, « Politiques de l‘amour et du sexe dans la Chine de la « révolution sexuelle » », Genre, sexualité & société [En ligne] , n°3 | Printemps 2010 , mis en ligne le 18 mai 2010, Consulté le 15 juin 2011. URL : http://gss.revues.org/index1381.html

PONCET Sandra et Zhu Nong, « La dynamique migratoire des ruraux vers les villes », Perspectives chinoises [En ligne], 91 | septembre-octobre 2005

PUN Ngai, « The Dormitory Labor Regime : Sites of Control and Resistance for Women Migrant Workers in South China », in Feminist Economics, Vol 13, 2008.

RICHET COOPER Daphné, « La télévision chinoise, entre contrôle de l'État et forces du marché » , Le Temps des médias, 2009/2 n° 13, p. 73-85.

ROULLEAU-BERGER Laurence, « Les oubliés de la mondialisation à Shanghaï et Pékin : captivités et résistance des migrants peu qualifiés sur les marchés du travail urbains », in BERRY-CHIKHAOUI

I.,

DEBOULET

A.,

ROULLEAU-BERGER

L.,

Villes

internationales : tensons et réactions, Editions La découverte, Paris, 2007

ROULLEAU-BERGER Laurence, « Circulation, Disqualification, Autonomie des migrants en Chine continentale », Revue Espaces, Populations et Sociétés, No 2009/3

ROULLEAU-BERGER Laurence, « Migrant (e)s dans les villes chinoises de l‘épreuve à la résistance », Multitudes 2010/4

SHEN Yuan (2008a), « Vers les droits du citoyen : la défense des droits des propriétaires comme mouvement citoyen dans la Chine contemporaine » in ROULLEAU-BERGER L., GUO YUHUA, LI PEILIN, LIU SHUIDING, La nouvelles sociologie chinoise, CNRS Editions, Paris

-113


SHEN Yuan (2008b), « L‘hégémonie fondée sur les relations dans l‘industrie du bâtiment » in ROCCA J.-L., La société chinoise vue par ses sociologues, Presses de Sciences Po, 2008

SHI Li, « La situation économique des travailleurs migrants d‘origine rurale en Chine » in Perspectives chinoises, n°2010/4, dossier : Les migrants ruraux : en marge des villes, un pont vers les campagnes

SUN Wanning, ―The maid in China, Opportunities, Challenges and the story of becoming modern‖, Chinese Women living and working, Routlegde Curzon, 2004

TIAN Ying Ying and WONG Cecilia, ―Large urban redevelopment projects and sociospatial stratification in Shanghai‖ in WU Fulong, China’s Emerging cities. The making of new urbanism, Routledge, 2007

TOMBA Luigi, « Fabriquer une communauté », Perspectives chinoises 2008/4

WU Fulong and MA Laurence J.C., « The chinese city in transition. Towards theorizing China‘s urban restructuring‖ in Laurence J.C. Ma, Fulong Wu, Restructuring the chinese cities. Changing society, economy and space, Routledge, 2005

ZHANG Tingwei, « uneven development among Shanghai‘s three urban districts » in WU Fulong, MA Laurence J.C, Restructuring the chinese cities. Changing society, economy and space, Routledge, 2005

Ressources documentaires ZHAO Liang, « Pétitions, La cour des plaignants », 2009, sélection officielle au festival de Cannes Hors Compétition

-114


-115


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.