Je pense très rarement
Pierrick de Chermont S o p h i e R o u ss e a u Ce
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Je pense très rarement
P i e r r ic k de C h e r mon t S op h i e R ou ss e au
Ce
qui
reste
Je pense très rarement
Je pense très rarement. L’activité naturelle de mon esprit — dès lors qu’il se met à compter et à compter pour rien les sollicitations pratiques ou fonctionnelles qui l’entretiennent et l’encombrent, pour ne pas dire l’ennuient par la vacuité qu’il y ressent — c’est de formuler des phrases sur un sujet ou un autre, et d’y revenir, comme autant de vagues qui touchent un rivage et jamais ne s’en lassent. 6
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Nulle quête esthétique dans cette activité répétitive, mais une volonté aveugle qui recherche le juste. Le juste en termes de son, de contenu et d’enchaînement. Cette aspiration du juste – je ne trouve pas d’autre mot – a pour vertu de relancer cette activité sans fin, d’abandonner la première formulation pour une suivante, de pousser plus loin le sens, ou le son, ou de construire par son articulation une nouvelle figure. 8
Puis vient le besoin d’assembler les phrases les unes avec les autres. Parfois, non, et la phrase tourne et brille dans sa lumière et de son ombre. Quand je dis « phrases », je devrais plus simplement évoquer une série de sons et leurs nuances, de contenu où circule invisible et libre un sens plus ou moins explicite, qui s’y propage ou s’y cache.
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Des phrases, cela aussi veut dire une certaine lenteur, car pour les dire, il faut disposer d’une certaine durée, d’une poche temporelle et vide ; cela veut aussi dire un ton, avec un motif tel un paysage, ou un souvenir, un discours, une pensée parfois ; ce dernier cas est le plus troublant, car le travail pour l’exprimer produit autour une forêt vivante, qui bruisse, se mouille ou se ravit au soleil. 10
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À noter, que le travail qui aboutit à une pensée, se fiche bien de son articulation, ou de son origine qu’elle soit lecture ou circonstance. Une pensée se suffit à elle-même, comme les fruits et les fleurs. En général — il suffit de me lire pour le deviner — je mène cet exercice allongé, juste avant de m’endormir. Sommeil, le plus souvent bref, mais suffisant pour interdire toute 12
saisie de ces constructions éphémères et animées. Ma poésie et mon écriture portent l’ombre de cette activité et de son fumet ; elle garde en secret le souvenir de ce qui fut vivant sans jamais être ni une parole, ni un acte. De cette activité prodigue et gratuite, je garde une souveraine indétermination. Du moins, tant que je suis en vie.
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Premier jour d’automne
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Cette semaine a salué la venue de l’automne. Chaque changement de saison est une forme de ravissement, n’est-ce pas ? Les souvenirs et l’espérance s’y réveillent. Une nouvelle mythologie surgit, nous faisant autres et nous-mêmes. Quelle réjouissance la venue d’un changement ! Et nous y sommes pour rien ! On l’accueille au mieux, elle nous renouvelle et se laisse oublier, se 18
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perdre dans le désordre de nos vies. Qui se lèverait le matin et saluerait la saison passerait pour fou. D’ailleurs, nul ne peut nous assurer de son existence. Ici, je regarde avec ferveur les feuilles d’automne devenir les signes de leur métamorphose. J’observe les arbres et comme ils se prêtent au vent. Et ces rougissements m’émeuvent comme si c’était moi ; toutes ces dorures sourdes, 21
toute cette lente modification de l’acoustique des jardins et des rues qui se perdent entre leur touche « d’éternité » et leur impassible présence sur terre. La lumière des jours blanchit maintenant. Elle resserre sur quelques heures chiches. La pluie gonfle et fermente dans les airs. Le froid nous fige et nous rend pareils à des moines enfouis dans un monastère. J’imagine ne pas être seul à être 22
profondément atteint par la venue de l’automne. D’autres vivants se réinventent à l’invite de son silence. Le feu de nos origines brille en lui et il nous redit notre attache au monde qui nous confie, comme il nous reflète à lui. Tant de gratuité ! Comment l’exprimer ? Comment la partager ? Qu’importe, une vie n’attend pas des mots le feu de la louange pour se donner. 23
RĂŠsistance trop humaine
Quelques mots sur une page ; un moment de retrait, oĂš se cherche ce qui patientait pour surgir. Mais rien ne se propose, rien ne vient ; sauf, non pas le silence, mais le bruit du remuement des heures qui tombent. Et cet ĂŠtonnement devient en mes intĂŠrieurs, la signature du temps.
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Ce qui n’est pas de la durée qui passe, mais l’impossible attachement à ce monde. C’est moi qui file entre ses doigts, c’est moi qui tombe sans fin en lui. J’y voudrais une place, mais il est trop vaste. Sans fin il relance sa prodigieuse prolixité. Mon cœur éclate en lui. Soir et matin, à s’y plonger, mon âme est saisie de vertige. Pourquoi s’accrocher ? Pourquoi cette épui30
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sante obstination à vouloir tenir quelque chose, à tenir tout court, alors que la plus simple expérience réclame le contraire ? Pourquoi se définir par ce provisoire assuré que nous sommes ? Mais céder au temps serait renier ce qui nous constitue. Vivre en humanité, c’est écrire notre résistance au temps, c’est exprimer la conviction qu’il nous traverse sans nous contenir. 33
Le tragique est ta maison, me redit le jour qui vient et passe. Perdre, est ta victoire. Ou plutôt non ; non pas perdre, simplement mourir. Mourir et ne rien céder de ce que nous sommes et qui ne trouve place en ce monde. Consentir à être cette part de soi-même qui devra mourir de ne pas être né sur cette terre.
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Et je rouvre les yeux. Je suis sur le même boulevard du Montparnasse, avec ses voitures, ses passants, qui parlent la même langue de l’oubli, et qui, depuis le premier souffle du monde, s’unissent les uns aux autres par ce qui ne trouve pas de lieu et pas d’heure pour naître et fructifier.
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Étrange, être en exil mais avec les yeux bleus de l’enfance, toujours vifs et souverains.
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Les auteurs
Pierrick de Chermont Poète et dramaturge. Il a publié de nombreux recueils de poésie, aux éditions Corlevour, la Librairie-Galerie Racine et Club des Poètes, ainsi qu’une pièce de théâtre chez Eclats d’encre. il est membre du comité de la revue Nunc. Il organise tous les ans un récital de poésie et piano Présences à Frontenay, les rencontres estivales de Nunc ainsi que Présences à Paris, les rencontres de Nunc, récital trimestriel de poésie et pianon autour d’un poète. Publications –– Je ne vous ai rien dit, Club des Poètes, 1995 –– Poème pour vingt-et-une voix, Club des Poètes, 1996 –– Un poète chez Hans Arp, Club des Poètes, 1997 –– Des citronniers et une abeille, Librairie-Galerie Racine, 2000 –– Le plus bau visage du monde, avec Elodie Turki, illustrations de François Dreulle, Librairie-Galerie Racine, 2001 –– J’appartiens au dehors, dessins de Dinah Diwan, Librairie-Galerie Racine, 2008 –– Portes de l’anonymat, Editions de Corlevour, 2012 –– La nuit se retourne, Éditions Librairie-Galerie Racine, 2012 –– Par-dessus l’épaule de Blaise Pascal, Édition Corlevour, 2015.
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Sophie Rousseau « Les mots qui vont venir savent de nous ce que nous ignorons d’eux. » René Char
Elle promène son regard sur la vie à la manière d’un écrivain, ou bien d’un photographe, avec le recul nécessaire. Elle engrange des sensations, cadre, note, zoome et dézoome, affine sa perception. Elle en restitue les traces, avec les outils du peintre. Elle nous livre alors ses histoires sans paroles… Les mots, elle dit préférer les laisser aux autres, ceux qui savent faire. Littérature et poésie surtout, dont elle se nourrit quotidiennement, et qui alimentent son imaginaire. Pour cette série de photos, le papier léger, froissé puis défroissé, garde l’empreinte de l’encre et du rouleau. L’œil et l’esprit en alerte, l’artiste y cherche des échos, ouvre des fenêtres, trouve du sens, en résonnance avec les textes de Pierrick de Chermont. Elle collabore avec de nombreux auteurs : Maurice Lestieux, Michel Bourçon, Christian Nicaise, Michel Butor, Jean-Pierre Nicol, Hervé Bougel... D’autres projets sont actuellement en cours avec les éditions L’Instant Perpétuel et pré # carré. Son site internet : www.sophierousseau.com Elle expose jusqu’au 2 avril 2016 à la librairie Arthaud de Grenoble.
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© Mars 2016 - Textes Pierrick de Chermont Encres et photographies - Sophie Rousseau La revue Ce qui reste pour la présente édition www.cequireste.fr
« Ma poésie et mon écriture portent l’ombre de cette activité et de son fumet ; elle garde en secret le souvenir de ce qui fut vivant sans jamais être ni une parole, ni un acte. De cette activité prodigue et gratuite, je garde une souveraine indétermination. Du moins, tant que je suis en vie. » Pierrick de Chermont
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