CAHIER DU TRAIT N°5 _ TU

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* Les Cahiers du Trait


Sommaire Mot du prÊsident Claude Ber, La langue bruit gravure de Maurice Maillard Claude Ber, La nuit le ciel gravure de Lucile Piketty Veronika Mabardi, Rien gravure de Pablo Flaiszman François Rollin,


Pour ce cinquième e t dernier CAHIER DU TRAIT sur des thèmes initiés par les lettres du mot TRAIT nous avons proposé aux auteurs et artistes un petit mot de deux lettres dont la première est, comme le veu t la règle du jeu, la dernière du mot TRAIT. Un mot de deux lettres au sens double. Le TU de l’adresse à l’au t re, orale ou écrite, tendre ou autoritaire, amoureuse ou nostalgique… Le TU de la parole retenue, du silence signifiant l’inexprimable, du secret inavouable… Les auteurs ainsi que les artistes sollicités ont répondu chacun à leur manière et selon leur propre sensibilité à ce difficile exercice. La poésie, la philosophie et l’humour s’y côtoient avec délicatesse, onirisme ou un semblant de brusquerie. Les auteurs et les artistes mettent ainsi en évidence l’objectif premier des Cahiers du TRAIT d’ê t re un espace de rencon t re en t re des artistes et des auteurs où chacun s’exprime libremen t répondan t au questionnement du thème proposé. Maurice Maillard Président du Trait 1946-2020


Claude Ber, ĂŠpĂŽtre langue louve,


Du tu à un tu, du caché vers

la parole à son secret et à son adresse. Dans le sonore du tu un il ou elle tue résonne aussi dans l’anonyme s’articule

sa violence. Tiers inclus à l’os de la

langue proférée, sensé et

insensé tressés l’un dans l’autre au caducée d’Hermès en serpent de connaissance.

Toujours

la langue bourgeonne en

buisson, mémoire de l’ardent ou de broussaille. Leur braise. Ce qui se meut au miroir de la nuit entre

exaltation et inquiétude (la vitesse de vivre, un égarement au devenir empli d’inconnaissance et nos disparitions par meutes successives) quand

aboie la langue roulée en boule sur elle-même, ahanant au bord des lèvres, tutoie

la voix vers

l’ascendant du corps.


dire ? Ou que veut-on simplement qui soit autrement dit ? La balance inquiète est là

Que veux-tu

Ananké et les Bienveillantes accueillent la vie au berceau. C’est écrit sur le front et entre les dents. L’en-avant de l’avenir. Le hors jeu inscrit dans les règles. Sur l’écran d’un portable à peine la

menue place d’un signe. Dans ta

voix le cri

le roucoulement des colombes, le piaillement des pies, le chuintement des chouettes, les trilles du rossignol et craintivement, allant au nénuphar la grenouille coassant quoi ? des pipistrelles,

ce bruitage ? De l’armada des mots ? Des

Quoi demeure de

douilles de cette migration

sonore? Une épine dans

la glotte, un épis de maïs, le pis gonflé d’une bazadaise ruminant le foin de son nom ? Qu’attends-tu de l’amour sa

roucoulade ou son arête ?


Dans l’air courbé un vol de

voix et leur

cercle d’étamines, pistil de vent sur la cible du cœur. Au front on la pierre tombe déjà, les vallons et les collines derrière la rosace se voient, les champs labourés, la campagne concise. Une vie dure un sautillement de passereau, un

pépiement de roitelet et la parole est une esquive à déduire les mots de la mort disant tu comme batte de bois dans une besace vide. L’inapprivoisé oscille entre la bouche à mordre et à baiser, les mains meurtries et meurtrières.

Mais les bras dans l’herbe, accoudés sur un mouchoir de poche, heureux, nous prolongent au bout de leur élan entre les doigts porté - si près de nous et de tout quelquefois.

parole s’avance dans un bruire où s’apaisent loups et lions, langues léchant sur la main le son de la parole. Le réel est sanglant, brutal, indécidable et dire l’apprivoise, à son pire adouci - afflux de La

sang canalisé aux veines du langage près de la tête

fracassée. Et d’être formulée un peu apprivoisée la

chose survenue (fin d’une vie, pleurs, fleurs, odeur de cimetière, couronnes et crématoire) et tu es moins gisant à être encore nommé. À l’appel des voyelles absentes, à proférer tout haut les morts et les vivants

la langue bruit de vive voix


toute chair à l’ouvrage, lèvres, larynx, poumons, pelures granuleuses du palais, incisives

sifflant sous la syllabe. Lève toi Lazare puisque tu es prononcé.

Langue louve sauvage et nourricière toutes voix confondues son oblique scelle secrètement l’envers au halo de clarté. Louange et vindicte. À la conque de l’oreille, au buisson des sens, à l’ardeur qui fait ce buisson s’embraser, l’appel sexué du

bruissement tient de l’amour ou le figure. Tapage, mélodie, murmure, tintamarre de sensible dans son

souffles et de noms pour que trouvent nos

mots d’autres corps qui les parlent.

La langue bruit et on n’écrit pas dans le noir.





Gravure Maurice Maillard


La nuit le ciel Claude Ber, La mort n’est jamais comme,


certains soirs face offerte à la nuit tu guettais les comètes chargées de vœux rayant le ciel y croyant sans y croire avec la crédulité de l’espoir consenti à l’insensé même si nous trahissent les dieux et les étoiles ne tenant serment de rien ces rocailles venues du lancinant d’un lointain de nousmêmes autant que de nos yeux où nous puisions consolation le temps que fasse signe au rouet du chariot cette filasse d’étincelles dont se découd dans l’œil l’ourlet en cicatrice


t

c’est courage d’y croire pour dérober encore à la barbe d’Orion et au nez de Bételgeuse une innocence d’enfance consumée sur la rétine en simulacre d’espérance dans cet ouvert du corps qui s’arpente à son illimité c’est courage qu’il faut en se sachant mourir


de ces cristaux d’éphémères dont le sel caille en gifle sur le défabriqué du ciel comme à la pente du temps constant une maison durable dans la trajectoire calculée d’horoscopes chimériques je ne garde pour la beauté du geste et comme dernier denier de l’esprit dépouillé de tout avant qu’il ne le soit de lui-même que bienveillante et veillant bien ta vigilance à ce grésil de brandons à leur légende à la nôtre à toute légende à toute vie





Gravure Lucile Piketty


Rien Veronika Mabardi


- Qu'est-ce qu'il y a ? - Rien. Sur la terrasse, tu fumes. Tu parles fort, que je t'entende dans la cuisine où je fais le café :

En venant chez toi, il y avait deux types dans le tram, si je savais écrire, putain... tout ce qui se passe dans la rue, tu sors jamais juste pour regarder ce qui se passe ? Un temps, et tu insistes :

ou alors, rien. Écris sur rien. Quand il y a rien, c'est déjà beaucoup. Mets-le mot sur une page - RIEN – et regarde-le. Tu me rejoins dans la cuisine :

Ou alors, comment dire ? Fais un aveu. Mets n'importe qui sur une scène, face au public.

Il est là, il cherche les mots, je sais pas moi, c'est toi qui écris. Écris : voici mon aveu. Un autre soir, sur un trottoir devant un snack à pita, à piaffer de froid en attendant les frites, ta voix, dans mon dos, brutale :


je dois te dire un truc, tu m'écoutes ? Et moi :

tartare ? Et toi, dans la foulée :

je t’aime, tu le sais, ça ? La buée sort de ta bouche avec les mots. Et moi : le type attend, allez, tartare ou pas ? Et puis tu meurs. Tu dis :

j'ai tiré l'hexagramme « faire retraite » au Yi king, ça tombe bien, je comptais partir quelques jours, je t'appelle quand je reviens. Et rien. Tu faisais des spectacles. tu arpentais les lieux en scrutant les aspérités, les coin d’ombre. Absorber l’espace, sans intervenir. Le vider de ses anecdotes, faire une place pour le silence.


Aux acteurs, tu demandais de fermer les yeux, d’être des algues dans le courant, perméables, poreux, de se laisser atteindre, et tu répétais :

ne fais rien, ralentis, pars d’où tu es. Tu donnais au désir le temps d’émerger. Des heures de fragilité, de présence. Quelques jours après l’accident, je t’ai vue, là-bas, scrutant le rien en plissant les yeux, sac au dos, cheveux de corbeau sur la figure, perméable, poreuse, excitée – touche à rien, on va partir de ce qui est là. toi, prenant l’éternité en main. Soupesant le potentiel de la situation – l’espace illimité, les zombies, le silence, et les couches de temps à l’infini... Ressassant tes plans :

Mapplethorpe à la lumière, Kantor à la scéno, on fait entrer Artaud et Blixen, on leur demandera de chanter comme au Karaoké, ils auront des trous de mémoire, et – quelqu’un a vu Morisson ? J’attendais un message


Ça t’intéresse encore, cette affaire d’aveux ? Y a des gens ici qui ont des trucs à dire. J’ai ri, j’avoue. ton rire a fait écho sur la terrasse. Tu étais là. Maintenant plus. Et de nouveau. Je n’ai jamais tant ri que dans la semaine où ton corps attendait qu’on le brûle. Je jurais, je riais. Je cultivais l’irrévérence. Rire te ramenait. Ils m’ont donné ton ordinateur. Il fallait que quelqu’un l’ouvre. Une soir je m’y suis collée, avec la veilleuse des morts, le silence dans la maison et la nuit insomniaque, jusqu’aux corbeaux du matin. Au milieu de l’écran, une icône portait mon nom. Une lettre pas envoyée. Écrite une autre nuit. Tu m’écris la violence, la physicalité du silence. Tu dis

je repense à la conversation d'hier.

Tu dis

le silence chargé, prêt à exploser et de l'autre côté le bruit de la vie. Le silence, sa naissance, le moment d'après. Ce qui est indéfinissable, insaisissable.


Tu cites Jon Fosse :

essayer de dire ce qu'on ne peut pas exprimer. Mon cahier des charges. Et tu te tais. Je décortique la trace à moi laissée. Décortiquer : dépouiller de son écorce. Si tu étais là, je dirais :

tu vois bien qu'un aveu, ça le fait pas. Et toi : pourquoi tu dis ça ? Pars de ce qui est là. Il y a trop. Passe-moi les ciseaux. Un type entre sur scène (fatigué, le corps lourd). Il cherche un endroit (pour s’asseoir et parler ; il n’y en a pas. Tu as viré toutes les chaises, parce que tu te fous de ce qu’il va dire, tu veux le voir) perdu (pataugeant dans) son désir d’aveu (tu veux montrer la) peur de dire (l’envie de se planquer, la) tentation de séduire (le montrer, lui, à l’endroit où) il touche son rien.


Tu lui demandes de refaire, dix fois, plus lentement, plus conscient, plus attentif, plus... on arrivera pas au bout de la première phrase, et alors ? Quand le corps est là, pas besoin de phrases. J’avoue, je t’ai mangée. Il fallait arrêter l’hémorragie, le désir qui se déversait hors de moi. Je fumais sur la terrasse. Nous, amputées de moitié. Nous à moi seule. J’ai demandé si tu étais d’accord. Tu m’as traitée de punk. J’ai pris ça comme un compliment. Ça s’est passé vite. A la chaleur dans ma poitrine j’ai compris que c’était bon. Au début ça discordait un peu, je ne savais pas comment faire avec ta brutalité, on aurait dit que tu cherchais comment t’installer. Au bout de quelques semaines, il y a eu un silence nouveau. Une nuit, tu nous fais un rêve. Un couloir obscur et étroit. Tu dis :

avec ce mur, on pourrait... je sais pas, comment dire...


Tu passes ta main sur la pierre. Ta bague d’argent dans les aspérités. Une brique se descelle. Tu la saisis entre tes doigts pour l’observer de près. Tu te tournes vers moi et tu me tends la brique :

regarde. Derrière toi, le mur s’écroule sans bruit, au ralenti. Tu vois mes yeux écarquillés :

Pourquoi tu fais cette tête ? Et puis tu vois la brèche et tu pâlis :

qu'est-ce que j'ai fait, putain, qu'est-ce qu'on va faire ? Je ris :

tu es morte, on s’en fout.

à travers la brèche je vois l’espace illimité, l’étendue sauvage à perte de vue -

c’est là que tu vis maintenant ? Tu franchis la brèche. Je veux te suivre mais non. De l’autre côté du couloir, dans une salle de spectacle, je dis que je t’ai vue, tout va bien. Je revois ta tête face au mur écroulé. Je ris. Ton dos qui s’éloigne dans la prairie.

Et puis plus. Rien.





Gravure Pablo Flaiszman


Titre ... Franรงois Rollin,


Tu ne t’occupes pas de moi. Tu ne te soucies pas de moi. Parfois tu fais mine de te soucier, mais dans le fond tu t’en fiches. Tu n’es préoccupée que de toi. Tu donnes le change, tu prends des grands airs, mais tu ne me considères pas vraiment. Tu ne m’as pas soutenu dans le contentieux de la voiture d’occasion à Angers. Tu as dit que tu étais de mon côté, mais tu n’as pas été plus loin. Tu t’es défilée, ni plus ni moins. Tu as feint de me soutenir, mais à la gendarmerie tu ne m’as pas réellement soutenu. Tu es sur ta planète, et tu ne me calcules pas. Tu es presque toujours dans le jugement. Tu juges mes préférences alimentaires, tu laisses entendre que je mange trop gras, mais tu n’as pas les moyens ni le courage d’en faire la démonstration. Tu t’enorgueillis de tes succès, mais tu ignores effrontément les miens. Tu ne m’as pas félicité pour ma légion d’honneur, tu as fait comme si tu ne savais pas.

Tu ne pensais qu’à toi, à cet instant. Tu es follement égocentrique. Tu affiches ta réussite, et tu le fais aux dépens de tes prétendus amis, à mes dépens. Tu es mégalomaniaque. Tu voudrais régner sans partage sur le monde et sur les gens. Tu es sûre de ton charme, tu fais étalage de tes charmes, et tu te moques bien de l’effet produit et des dégâts affectifs qui s’ensuivent. Tu n’es pas venue à l’anniversaire de Jean-Jacques, et tu ne t’es même pas excusée. Tu vois la paille dans l’œil de tes proches, et jamais la poutre dans le tien.


Tu joues avec les gens. Tu les séduis, tu les captives, tu les enjôles avec des ruses admirables, mais tu ne penses en réalité qu’à toi. Tu as laissé tomber ta soeur au pire moment, quand elle a été chassée de son logement à l’issue d’une procédure que tu savais abusive. Tu prét ends mépriser les sportifs, mais tu as manigancé comme une vulgaire in t rigant e pour félici ter Nadal dans les ves tiaires de Roland Garros. Tu t’es crue plus fort e que tout le monde. Tu crois tout savoir. Tu es convaincue d’ê tre une championne de l’amour, mais tu n’as pas le débu t du quar t d’une preuve pour ét ayer cette prétention.

Tu ne disposes pas des t émoignages dont tu pré tends disposer. Tu occultes cyniquement tes échecs.

Car oui : tu as échoué parfois. Souven t, même. Et tu ne sais pas l’adme ttre. Tu es seule responsable de la mort de ton cha t, e t tu affabules en boucle pour échapper à ta responsabilité. Tu sèmes le malheur sur ton passage. Tu mar tyrises les vendeuses chaque fois que tu achè tes une jupe ou un caraco… et ne feins pas – tu te couvrirais de hon te d’avoir oublié le pathétique épisode versaillais, où tu t’es compor tée comme une harpie. Tu n’as pas vu ce tte jeune fille pleurer.

Tu n’as rien pris en compte que toi, toi, et encore toi.


Tu manipules tes amis : tu organises l’activité « piscine », et tu es la première à rompre le contrat. Tu as un mauvais fond. Tu as trahi ton père ; par omission, je veux bien le croire, mais tu as trahi. Tu n’es jamais au rendez-vous. Tu es toxique, définitivement. Tu nuis à toutes celles et tous ceux qui ont eu la faiblesse de t’approcher. Tu revendiques des conquêtes que tu n’as pas su aboutir. Tu ne crains pas de te prévaloir d’avoir lu tout Balzac, mais tu n’as pas lu La Cousine Bette. Tu diras que c’est un détail, mais tu te trompes. Tu négliges le sens de l’adverbe « tout ». Tu te crois parfaite, mais après trois ans de vie avec Arnaud, c’est lui qui a décidé de rompre, parce que tu ne te souciais pas vraiment de lui. Tu te plains à longueur de temps, et tu râles constamment, rien n’est jamais assez bien pour toi. Tu as jeté à la poubelle les photos du voyage au Japon, et tu n’avais pas le droit de le faire. Tu files un très mauvais coton. Tu finiras seule.

Et moi ? Comment ça, moi ? Il ne s’agit pas de moi !

Tu délires. Tu te défausses lâchement. Tu mélanges tout.




Tu est le cinquième et dernier volume des Cahiers du trait. Il réunit trois gravures originales et quatre textes, le tirage sur vélin Johannot 125g est limité à 100 exemplaires numérotés et signés. Pour ce dernier cahier, six artistes ont collaboré : Claude Ber, Véronika Mabardi et François Rollin pour les textes, puis Maurice Maillard, Lucile Piketty et Pablo Flaizman pour les gravures. La mise en page a été conçue par Rose-Marie Devignes. L’impression des textes a été réalisée par l’atelier Auger à Orléans et l’impression des gravures par les ateliers Moret à Paris. Achevé d’imprimer à Paris en ...........2020

Typographies utilisées : * Code Morse international, Samuel Morse et Alfred Vail * Le Murmure, Jérémy Landes, 2018, SIL Open Font Licence * Space Grotesk, Florian Karsten, 2018, SIL Open Font Licence Référencement : *Claude Ber, Épître langue louve, Éditions de l’Amandier, 2015 *Claude Ber, La mort n’est jamais comme, Éditions Bruno Doucey, 2019 (Prix international Ivan Goll) *Bernard Noël, Petit traité du tu, Les Unes, 1998, St Aubin


à perte de vue va la vue on met là-bas une syllabe un diminutif de distance puis chacun rentre dans sa bouche pas besoin de ramasser je quand on a déjà tant de tu. Bernard Noël




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