Quelques titres du même auteur au Rouergue
Je suis le chapeau - 2009, roman doado
Les trois vies d’Antoine Anacharsis - 2012, roman doado
Le fils de l’ombre et de l’oiseau - 2016, roman doado
N.I.H.I.L - 2018, roman épik
Illustration de couverture : © Julien Rico
© Éditions du Rouergue, 2025 www.lerouergue.com
Alex Cousseau
courir le vaste monde
J’écris avec l’encre volée dans la cabine du capitaine. Par une nuit en pleine mer. À la lueur d’une chandelle de suif. Dehors, la pluie tombe en gouttelettes pareilles à des poussières de lune. Le vent s’est tu. Dans le silence qui a suivi, le papier a commencé à crisser sous ma plume.
Parfois, en écrivant, je ne sais plus trop bien où je suis. Le noir de l’encre et le blanc du papier se confondent, finissant par ressembler à cette nuit, et à cette pluie silencieuse qui tourbillonne derrière le hublot. Tout devient flou. Et alors je dois reprendre mon souffle. Et c’est comme si le fantôme de mon père était présent, penché à mes côtés. Comme s’il me tapotait le dos pour m’aider à respirer.
– La mémoire est la pulpe d’un fruit.
Voilà ce que souffle mon père. Mot pour mot.
– La mémoire est la pulpe d’un fruit depuis longtemps déjà réduit à l’état de trognon.
Il dit ça comme s’il récitait les Évangiles. Et l’instant d’après, il n’est déjà plus là. Et je suis seule. Les yeux embués. À me dire que c’est sans doute une excellente raison pour continuer à écrire. Pour faire en sorte que les
fantômes existent. Pour ressusciter les morts. Inviter les absents.
J’ai jusqu’à notre retour à terre pour raconter mon histoire. De mon enfance en pays breton jusqu’à mon voyage en terres australes, sur des îles où personne avant moi n’avait posé le pied. Quelques nuits devraient suffire pour tout dire. Ce n’est pas le temps qui pourrait me manquer, c’est parfois le courage.
J’écris sur le papier volé parmi les affaires du capitaine. Des dizaines de feuillets arrachés à ses nombreux registres, livres de bord et livres de comptes inachevés. Les mots, je dois parfois me les arracher du cœur. Ou de je ne sais où. Mes doigts tremblent. La plume ne va jamais aussi vite que je voudrais. Je ne peux pas écrire aussi vite que l’encre coule.
Alors je ralentis. Je ralentis encore. Je dois trouver la bonne allure. Que ma plume courre sur le papier sans trébucher. Je vais stopper là. Je vais poser ce feuillet sur un coin de table et laisser l’encre sécher. Je vais prendre un deuxième feuillet et recommencer. […]
Mon père était là. C’était juste avant le départ. Juste après la tempête qui précipita le grand départ. Mon père était là. À marée basse, entre deux flaques, sur une crête de roche. Tout droit sorti du ventre humide de l’océan. Avec ses cheveux ruisselants d’écume. Avec ses yeux vides. Avec ses lèvres à peine entrouvertes d’où s’écoulait un filet de bile. Et sa peau. Sa peau couleur de neige ou de nacre d’un gris luisant.
Mais je vais trop vite. Je commence trop tard. Je raconte au passé, comme si mon père n’était plus là. Le fantôme de mon père est toujours là, dans les parages, et c’est aussi pour lui que je raconte. Mon histoire, je l’offre à tous ceux que j’aime. Au présent. Alors je vais écrire cette histoire au présent.
Je dois commencer bien avant la mort de mon père. Je dois dire où j’ai grandi et qui nous sommes. […]
L ivre un DU PAYS PAGAN
1. les mots et la lumière
J’apprends les mots dès l’âge de cinq ans. Avec mon frère, Eliaz, qui en a douze. D’abord par sa voix. En prononçant les sons, un par un, comme une panoplie de syllabes à assembler pour former tous les mots, ceux qui existent et ceux qui restent à inventer. Comme un jeu. Un jeu de construction en pièces détachées.
Quand je sais enfin manier toutes les syllabes, Eliaz me conduit là où la rivière forme un coude. À un endroit précis, là où l’eau déborde après n’importe quelle pluie, déposant sur la rive un mélange de terre et de sable, une poussière de roche encore humide.
– Le limon, dit Eliaz.
Et il écrit avec son doigt dedans. LIMON. Avant que je ne l’imite en m’appliquant.
– Tu changes la lettre du milieu et tu as ton prénom, fait remarquer mon frère.
Il recommence plus loin, en remplaçant le M par un serpent. LISON.
Ce jour-là, je dessine mon prénom des dizaines de fois dans le limon. Avec l’impression de chuchoter à l’oreille de la rivière. Lison… Lison…
Puis Eliaz m’enseigne l’alphabet entier. Il me montre comment les lettres se combinent. Ça ne se fait pas en un jour. Tous les deux, on revient à la rivière autant que possible. Entre deux corvées, je m’exerce. J’efface, je recommence. Dans le limon, j’apprends à conjuguer les verbes et à soigner la ponctuation.
Un jour, j’interroge Eliaz pour savoir qui lui a appris tout ça.
– Notre mère, voilà ce qu’il répond.
Et plutôt que d’évoquer notre mère, plutôt que de parler des mille choses que notre mère savait sur le monde des chiffres et des mots, Eliaz se tait. Il se contente de hausser les épaules. De son doigt, il trace un rond dans le limon. Un zéro. Ou la lettre O. Peutêtre la première lettre d’un mot secret. Le début d’une phrase trop difficile à prononcer à voix haute. Ou alors un simple cercle. Un trou dans lequel tout disparaît. Un trou de mémoire.
Un autre jour, je comprends que mon propre père ne sait pas écrire. Pas plus que l’immense majorité des gens autour de nous.
– Alors à quoi ça sert, tout ça ?
– Ça servira un jour, me répond Eliaz.
– Mais à quoi ?
Et mon frère hausse les épaules. Il ne sait pas. Il se contente de répéter. Cet alphabet est comme un trésor qu’il me transmet. C’est tout ce qui nous reste de
notre mère. C’est notre héritage, et je le fais fructifier aujourd’hui en écrivant ces lignes.
Pendant longtemps, je me persuade que les mots ont peut-être quelque chose à voir avec la lumière. Mon père m’y incite en inventant une histoire qu’il répète chaque fois que je cherche à savoir où se trouve exactement ma mère.
Selon lui, ma mère est une reine. Une reine enfuie à l’autre bout du monde. Aux Antipodes. Sur des îles où les hommes ont les pieds à l’envers, et où le sable des plages peut être aussi noir que la nuit. Là-bas sont réunis celles et ceux qui ont le cœur étincelant. Et ma mère est ainsi, voilà ce que prétend mon père. Ma mère est la reine des cœurs étincelants. Son cœur dégage tellement de lumière qu’il lui faut des cieux plus vastes que chez nous. Il lui faut l’immensité du ciel et du monde. Alors elle est partie sur ces îles pour bâtir un royaume. Et ces îles sont si lointaines qu’elle ne reviendra jamais. Jamais.
– Et elle fait quoi là-bas ? je demande. Elle fait quoi de son temps ?
– Elle dessine dans le sable, répond mon père. Elle écrit ton prénom et celui de ton frère. Et peutêtre le mien aussi. Elle écrit pour penser à tous les gens qu’elle aime. Lison, Eliaz, Jobic… Et dans ce sable aussi noir que la nuit, chaque lettre est comme une petite étoile. Ensemble, les mots forment une constellation.
Sans doute que les mots peuvent remplacer la lumière, voilà ce que j’en conclus. Pour tous ceux qui vivent sur ces îles aux plages noires. Pour les éclairer. Les orienter.
J’imagine ma mère accroupie dans son royaume des cœurs étincelants, en train d’écrire avec ses doigts au milieu de la nuit.