"Les oublieux"-Extrait

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Du même auteur au Rouergue

Sortie 32.b – roman épik, 2019

ABC… – roman doado, 2020

Azul – roman épik, 2021

SOL – roman épik, 2023

Illustration de couverture : © Patrick Connan

© Éditions du Rouergue, 2025 www.lerouergue.com

Antonio Da Silva les oublieux

« Fidèle à son propre démon. »

Inscription sur la tombe de Jim Morrison. Cimetière du Père-Lachaise.

chapitre 1

Assis sur une tombe, le garçon regardait ses mains.

Le sang sur ses doigts paraissait cuivré sous la lumière d’automne. L’image d’un couteau rodait au fond de ses yeux. Cran d’arrêt, lame fuselée, un prénom était gravé sur le manche en os : Côme. Était-ce son prénom ? Le sang était-il le sien ?

Tout était si nuageux dans son esprit.

Était-il agresseur ou victime ?

Il ne savait même pas si la douleur dans son ventre était vraiment la sienne. Il ferma les yeux un instant. Quand il regarda à nouveau, ses mains étaient redevenues propres. Le sang, comme sa douleur, avaient disparu.

Les tombes, par contre, s’étaient multipliées.

Billy s’aperçut que le cimetière était si grand qu’il ressemblait à une ville. Micocouliers, marronniers, tilleuls, érables, chênes, houx, ifs, leurs ombres recouvraient les sépultures d’une ébauche de forêt. En dessous, les racines disloquaient les caveaux pour étreindre les ossements.

Billy !?

Cette bribe de mémoire accentua son mal de tête. Il sentit une odeur de miel, pourtant les acacias n’étaient plus en fleur. Sous ses fesses, la dalle en pierre perdit sa dureté jusqu’à paraître liquide et chaude. La tombe devint une tasse, le granit un tourbillon de café. Billy coula dans cette eau noire. Il paniqua, agita bras et jambes, avala du liquide, s’étouffa, recracha. Malgré son affolement, il perçut sous l’amertume de l’arabica une pointe de pollen et de soleil.

À seize ans, Billy était le plus jeune membre du gang des Spartiates. Pour imiter les autres, il consommait lui aussi à longueur de journée les ellinikos préparés par Nicodème. Pour atténuer leur goût amer, il les adoucissait avec du miel. Aussi improbable que ce soit, il comprit qu’il se noyait dans le souvenir de son premier café grec.

D’interminables vagues noires submergèrent Billy.

Le café changea de consistance et de saveur. Odeur de varech et d’iode. Eau grise et écumeuse. Nappes de gasoil en feu. Gilets gonflables crevés. Rugissements d’un moteur diesel à l’agonie. Billy nageait au milieu des débris d’un naufrage. Son cœur affolé battait au rythme des pistons mécaniques. Un autre souvenir venait s’imbriquer dans le premier. L’instant terrible qui l’avait rendu orphelin. Une pluie salée fouetta ses yeux, s’il avait pu compter les gouttes, il y aurait trouvé le nombre exact des larmes versées à la mort de ses parents. Il suffoqua, englouti par sa propre peine.

Une main le saisit et le tira vers le haut, le ciel, l’oxygène.

Billy s’attendait à voir sa sœur, ce moment de sa vie s’était achevé quand elle l’avait sorti de l’eau. À la place, il entendit une petite voix.

– Respire, ce sont tes Kioku qui te font des misères.

chapitre 2

Le souvenir du naufrage se désagrégea, Billy eut la sensation de s’éveiller d’un long sommeil. La jeune fille penchée au-dessus de lui avait un sourire bienveillant et des yeux perdus sous une chevelure couleur cassis, presque noire. Une bourrasque frileuse fit tomber quelques feuilles d’érable, sans qu’aucun de ses cheveux ne bouge.

– Ne t’inquiète pas, les débuts sont toujours difficiles.

– Les débuts de quoi ? répondit Billy.

Elle s’assit sur la dalle à côté de lui en lissant sa jupe.

Autour de son cou, un foulard blanc et rouge égayait l’austérité de son manteau gris.

– Je m’appelle Mirai.

Billy voulut se lever et ses jambes se dérobèrent, sans la main secourable de la jeune Japonaise, il serait tombé.

– Reste assis encore un peu, Billy.

– Tu connais mon prénom ?

– Je me suis permis de toucher le Kioku associé à ton identité.

Ses deux dents du haut légèrement écartées agrandissaient son sourire.

– Concentre-toi sur la dernière chose que tu as faite.

Billy aurait bien aimé savoir ce qu’était un Kioku, mais la migraine qui cognait derrière ses yeux l’incita à obéir sans poser de questions. Il mit sa tête entre ses jambes et serra fort de peur qu’elle éclate en mille morceaux. Puis, il fouilla sa mémoire à la recherche d’un indice. Qu’avait-il donc fait qui l’avait mené à ce cimetière ? Sur cette tombe ? Quel acte affreux avait-il commis pour l’avoir refoulé si ardemment ? Il insista de toutes ses forces. C’était difficile d’ordonner ses pensées, elles allaient libres et sauvages, indifférentes à sa volonté. Ses pensées n’avaient plus besoin de lui.

– Aide-toi d’un son, d’une odeur, chuchota Mirai, ce sont autant de petits cailloux qui te guideront.

Billy se concentra et finit par attraper le premier caillou : un bruit de baskets sur le bitume. Les autres suivirent plus facilement : la peur aigre qui suintait de sa transpiration, les feuilles mortes qui s’enfuyaient des acacias du boulevard de Ménilmontant.

Et comme elles, Billy fuyait…

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