histoire souterraine
Du même auteur Saccades (photographies et textes), Yellow Now, 2009 Après tout (photographies et textes), Le caillou bleu, 2012 Les Oiseaux favorables (photographies sur un texte de Stéphane Bouquet), Les Inaperçus, 2014 Incidences (photographies et textes), Filigranes, 2015
Au Rouergue Fond de l’œil (Petites histoires de photographies), la brune, 2015
Graphisme de couverture : Olivier Douzou Illustration de couverture : Palerme, Sicile, août 2015 © Amaury da Cunha © Éditions du Rouergue, 2017 www.lerouergue.com
Amaury da Cunha
histoire souterraine
la brune au rouergue
Ă€ mes amis
« Une personne pressée de prendre son train et qui se précipite en nage dans cette atmosphère refroidie s’expose aux plus grands dangers. » Arthur da Cunha, « Inauguration du métro municipal de Paris », La Nature, 1900.
En entrant dans la rame du métro de la ligne 14, la porte se referme brutalement sur mon pied, une partie de mon corps est dans le compartiment, l’autre sur le quai. Des voyageurs affolés viennent à mon secours en me tirant pour me faire entrer de force (j’ai l’impression d’être une bête de ferme) tandis que me revient au même moment un atroce fait divers relaté récemment dans le journal : un type s’est d’abord fait coincer comme moi par la porte d’un métro, il est tombé brutalement sur les rails avant de se faire traîner sur plus de cinq cents mètres, électrocuté et broyé par la machine. Sain et sauf, je m’assois en entendant derrière moi un homme raconter à une femme ce à quoi j’ai échappé. Corps déchiqueté, morcelé, que sais-je ? L’homme parle tout bas. Il a sans doute peur que je l’entende. Les Français sont des gens gênés et je n’ai jamais pu comprendre si ce sont des lâches, ou des gens bêtement pudiques. En tout cas, ils ne veulent pas
d’histoires. Après tout, j’ai échappé au pire. Et plutôt que de faire ses petites messes basses, ce couple pourrait prendre de mes nouvelles, venir me consoler, ou bien seulement m’écouter – mais rien ne se passe, et rien ne m’étonne. Je préfère être attentif au sourire amusé d’une jeune femme très jolie plutôt qu’aux sales petites histoires que se raconte ce couple. D’ailleurs, cet homme qui parle à sa femme n’a que faire de la mort, et si je m’étais fait assassiner par le métro, il aurait sans doute tiré le signal d’alarme puis pris ses jambes à son cou. Je devine que, maintenant, sa seule et mesquine excitation consiste à être potentiellement témoin. Commérer, voilà le maître mot de cette communication souterraine. Je vais louper mon train, et j’ai manqué ma mort. La jeune femme me regarde avec prudence, je dois être rouge, rouge comme le petit vieux médisant dont le visage est abîmé sans doute par du pinard. Je regarde ses mains serrées l’une contre l’autre – boudinées et grasses – elles me font penser aux pinces d’un vieux crustacé sorti d’une mer vaseuse.
Pourquoi mon regard est-il souvent aimanté au sordide, au bizarre, à tout ce qui cloche, et menace de sombrer ? Le beau visage de la jeune femme me fait relever la tête, l’équilibre à nouveau, et propage un peu de grâce dans la rame du métro. L’état du monde est désormais planant, je me laisse prendre par la vitesse de ce métro sans conducteur. Direction la gare Saint-Lazare. Je vais en Normandie pour découvrir l’exposition de photographies d’une amie. Et dans le quotidien étriqué de ma vie, cette escapade a quelque chose d’héroïque. Je m’en vais, je fantasme que je m’en vais. Quand j’étais enfant, le mot « fugue » me faisait rêver, mais comme j’étais lucide, je savais que je n’aurais jamais le courage et la folie de fuir. L’expérience la plus intense qui pourrait m’arriver maintenant, et qui ferait basculer ma vie dans une dimension 13
nouvelle et heureuse, consisterait à entrer dans la vitre du métro, comme on crève un écran. Avec beaucoup de prudence et de pudeur, la jolie brune risque un regard vers moi dans le reflet. Nos deux images se frôlent. Elle fait partie de ces femmes que je croise depuis toujours dans le métro, à qui je ne parle pas, que je ne fixe jamais trop longtemps de peur d’être pris pour un pervers. Femme qui contient dans un seul regard ce désir de lui dire : « Viens, descendons à la prochaine station, vivons ce que nous avons à vivre, le temps presse. Fuguons. » C’est sans doute de la pure cucuterie, mais je chéris ce qu’il me reste encore de l’adolescence. Depuis toujours, j’esquive tout ce qui pourrait m’emporter dans des directions imprévues, et, en même temps, je n’attends que cela : un accident, une bifurcation inconnue, une histoire inventée. Je préfère cependant végéter dans une attente qui ne dit pas son nom plutôt que d’agir en direction d’une piste qui pourrait bouleverser ma vie. Pour me sortir vraiment de ma torpeur, il faudrait que quelque chose d’inouï puisse venir du dehors. Une femme, un dieu, un soleil lointain, qui me ferait rêver à distance et que je serais tenté de rejoindre pour m’exposer à toutes sortes de risques. Comme c’est une destination banale et cliché, et que je suis photographe, je parlerai par exemple de la Sicile où j’ai brûlé ma vie avec une femme l’été dernier.
Dans la profondeur parisienne, quelques lambeaux d’images ensoleillées font leur chemin dans ma mémoire. C’est le métro contre l’espace ouvert et l’été qui recouvre d’un coup sec l’hiver. Dans une chambre de Syracuse, une femme dénudée se regarde dans le miroir avec un air de défi, elle me demande de la photographier, nous avons trop peu de temps devant nous, la lumière méditerranéenne donne tout ce qu’elle peut avant de s’éteindre, derniers éblouissements pour cette photographie que je prends. La femme est dans le reflet, je m’y trouve aussi, nous sommes nus, nous ressemblons à deux pénitents, visages et corps dorés, mines tristes et absentes, jusqu’au moment où l’obscurité entre dans la chambre d’hôtel en éteignant tout doucement cette image. J’avais sans doute les yeux fermés, dans le métro. La vitesse de la rêverie a sa vie propre, quelques secondes, presque éternelles. On se raccroche à ce qu’on peut quand l’existence 15
est tout à coup privée d’intensités. J’ai toujours détesté ces moments mous qui m’enchaînent à une attente sans objet véritable, elle ne garantit pas forcément le retour de la joie. Je regarde alors mes semblables, et tente de les faire entrer dans ma tête. Même si je ne les trouve pas beaux, leur prêter attention fait au moins passer le temps. Mais le fantôme prend beaucoup de place, il chasse les vivants du métro. Je veux parler du mort.
C’est en déjeunant rue des Cinq-Diamants il y a deux semaines avec ma tante, lectrice régulière du Parisien, que j’ai entendu parler de cette histoire. Nous étions à table, avec ses jeunes enfants – présence qui ne l’a pas dissuadée de me raconter l’entrefilet lu dans le journal. Est-ce parce qu’il s’agissait de la ligne de métro qui traverse notre quartier de la Butte aux cailles ? Un sentiment plus noble, de la commisération ? Le goût de l’horreur à l’heure du repas ? – C’est atroce ce jeune homme saucissonné par le métro, tu ne trouves pas ? – Je ne vais pas te dire le contraire. – Le poulet est bon. – Et les enfants, ça va ? En écrivant aujourd’hui face à la fenêtre, dans ce coin lumineux ouvert sur une cour au milieu de laquelle un pauvre 17
sapin est coincé le long d’une façade en brique, mon regard se fixe sur ce mur ; il me protège des voisins d’en face, certes – forteresse rassurante. Mais face à cet obstacle, j’imagine surtout la possibilité du choc. Un être jeté contre le mur. Un objet qui se fracasse. Le sapin arraché par une tempête. Dans un rêve fait il y a quelques années, je voulais revoir l’immeuble de mon enfance, rue de l’Étoile à Paris, au numéro 24, (métro Ternes, ligne 2) mais depuis une trentaine d’années, on s’en doute, le code avait changé, impossible d’entrer dans l’immeuble. Pour résister à cette épreuve et retrouver la sensation de mon enfance, je me souviens que j’avais décidé de prendre un élan digne d’un coureur de sprint et de foncer tête baissée vers l’immeuble pour m’éclater le crâne contre la façade en pierre de taille.
À quoi ressemble le choc ressenti par ce jeune homme dévoré par un métro ? Comme il est maintenant enfantin d’obtenir des informations sur ce qu’il se passe dans le monde, je tape sur Google : homme/mort/métro/Paris, et je tombe immédiatement sur ce titre de 20 minutes (journal métropolitain) : « Un homme de 24 ans meurt traîné par le métro ». L’article est court, clinique. On apprend que le mercredi 13 janvier 2016, à la station La Motte-Picquet, vers 23 heures, un jeune homme de 24 ans a tenté de sortir du wagon alors que le métro repartait en direction de Charles de Gaulle, sa veste s’est retrouvée coincée dans la porte, il a été traîné sur toute la longueur de la station, et il est mort, électrocuté. Le conducteur n’aurait remarqué l’accident qu’une fois arrivé à la station suivante (Dupleix), après la coupure de courant. Vers minuit trente, son corps a été transporté à l’institut médico-légal.
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