"Intemporia-3" de Claire-Lise Marguier - Extrait

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Intemporia 3 La clĂŠ des Ombres


Illustration de couverture : © Lorenzo Mastroianni Graphisme de couverture : Olivier Douzou © Éditions du Rouergue, 2017 www.lerouergue.com


ĂŠpik

Claire-Lise Marguier

Intemporia 3

La clĂŠ des Ombres



Dans les deux tomes précédents…

Pour sauver son village de la Plaine d’une épidémie mortelle, Yoran, jeune chasseur de seize ans, a dû passer un pacte avec la reine Yélana. En échange de l’Aïguaviata, une relique aux pouvoirs immenses, elle lui a promis de mettre un terme à cette étrange maladie. Si Yoran a pu ainsi sauver les siens, il a condamné l’ensemble du royaume en décuplant les pouvoirs de Yélana… Afin de corriger ses erreurs, il a rejoint les insoumis, un groupe de jeunes résistants mené par Tadeck le fils unique de la reine, dernier rempart contre la tyrannie de la souveraine. Ensemble, ils ont détrôné Yélana et Yoran vient prendre la tête du royaume à sa place. Mais la reine est loin d’avoir renoncé et le jeune roi va devoir mener une ultime bataille.



Chapitre premier L’alliance

L’ombre des bois s’étendait autour du trio, comme une frontière entre le monde et eux. Pourtant, ils n’avaient pas besoin d’être retirés du monde pour s’en sentir étrangers. Leur intimité était telle qu’il y avait souvent de longs moments de silence pendant lesquels le plaisir d’être ensemble prenait le pas sur tout le reste. Les mots n’étaient plus nécessaires. Ils se devinaient, se questionnaient d’un regard et se répondaient d’un soupir. Les deux adolescents s’étaient chamaillés sous les encouragements de la fillette. Elle portait une robe verte d’enfant qui lui arrivait presque sous les genoux tant elle avait grandi ces dernières semaines. Elle ne faisait rien pour dissimuler ses chevilles et refusait d’entraver sa chevelure. Elle s’allongea à plat ventre dans l’herbe près de la rivière, les pommettes roses d’avoir tant ri et houspillé les garçons. Aussitôt, ils s’allongèrent à ses côtés ; l’un mat, ses cheveux tombant en boucles serrées sur ses épaules nues ; l’autre, le cheveu noir et l’œil charmeur, souple comme une panthère.

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Elle les embrassa chacun leur tour sur le front, feignant d’ignorer le trouble que cela suscitait dans leurs jeunes cœurs. L’heure semblait propice aux confidences, et elle se redressa entre eux deux. Ils roulèrent pour se mettre sur le dos, la main en visière pour la contempler. L’une des bretelles de sa robe avait glissé de son épaule et, dans le contre-jour, les contours gracieux de son visage se paraient d’une touche de séduction qui les égarait tous les deux. – Il y a une chose que Banky m’avait fait promettre de ne jamais révéler à quiconque, dit-elle. Mais maintenant qu’il est mort… Yélan étira un sourire sceptique et amusé à la fois : – Étrange qu’il se soit noyé. J’ai toujours cru qu’il savait nager. Elle eut un rire cristallin qui valait tous les aveux du monde et les fit frémir. – Il avait dû trop boire, ce soir-là. En tout cas, il ne pourra plus me contraindre à me taire. Les choses vont être différentes, dorénavant. Voilà ce que je voulais vous montrer. Elle parlait toujours avec des tournures soignées qui témoignaient de son discernement ; douze ans n’était qu’un nombre sans rapport avec sa maturité. Elle défit les attaches de sa robe pour l’ouvrir sur le devant, laissa glisser les bretelles jusqu’à ses poignets. Les deux garçons retinrent leur souffle. Elle avait un teint pur de porcelaine, avec deux petits boutons de rose qui attendaient d’éclore, et leurs yeux s’y attardèrent malgré eux. Mais, surtout, son ventre d’ivoire s’ornait d’une marque sombre, juste sous le nombril. Un croissant de

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lune au contour parfait, légèrement en relief. Ils le scrutèrent en silence ; elle leur laissa le temps nécessaire pour qu’ils comprennent tout ce que cela impliquait. Pour elle, pour eux, et pour le royaume tout entier. Il dut s’écouler une minute entière, et, à leur âge, cela eut la valeur d’une demi-vie. – C’est toi, souffla Yoran d’un ton nuancé de frayeur. La reine de l’Annoncement ! Mais… Depuis quand ? – Depuis toujours, dit-elle en tripotant l’ourlet de sa robe sans songer à se rhabiller. Banky exigeait que je n’en parle à personne. Mais je ne voulais avoir aucun secret pour vous. – Pourquoi ? – Parce que j’ai besoin de vous. J’ai besoin que vous soyez avec moi. Dans ces mots simples et prononcés à mi-voix résonnait la proposition d’une alliance immuable. – Je peux compter sur vous ? ajouta-t-elle avec sa voix de petite fille. Yélan et Yoran se jetèrent un bref regard. Ils avaient seize ans, devant eux une vie prometteuse les attendait. Voilà qui répondait à leur soif de grandeur et leur garantissait la présence de Yélana, dont ils ne pouvaient, ni l’un ni l’autre, se passer.


Chapitre deux Incertitudes

Yoran ouvrit les yeux. Il n’avait dû dormir que trois heures, au grand maximum. Sa nuit avait été entrecoupée de songes à demiéveillé où il ne distinguait plus le rêve du réel. Il avait encore vu dix fois, cent fois, le visage de Nédine, un jeune garçon victime de l’armée de la reine Yélana. Quelques semaines plus tôt, lui et tous les gens de son village avaient été massacrés. Chaque nuit, Yoran voyait leurs visages figés dans la boue cendreuse, leurs yeux hagards, incrédules. Il savait qu’aucun d’entre eux ne s’était douté qu’il voyait son dernier soir. À quelques heures d’être engloutis par les ténèbres, ils avaient ri, mangé, embrassé leurs proches ou sermonné leurs enfants, et cela nourrissait chez Yoran un long serpent de douleur, qui s’entortillait dans son ventre. Dans ses rêves, il arpentait seul les décombres, cherchant les survivants au milieu d’une fumée âcre et des cadavres d’animaux, sans jamais en trouver aucun. À la place, les corps de ceux qu’il aimait se substituaient à ceux qu’il avait vus dans la réalité. Sa femme, ses

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petites filles de quelques mois, sa mère ou ses sœurs n’habitaient ses songes que pour le terroriser, l’éveiller brusquement en sueur, les poings serrés et l’échine parcourue d’un frisson. Il mettait alors de longues minutes à s’apaiser, à se convaincre que, là-bas, loin sous le bouclier qui protégeait la Plaine, ses proches étaient en sécurité. Parfois, Tadeck était étendu, mort lui aussi. Et Yélana, qui était la cause de tout cela, se trouvait tout près. Elle avait l’air vulnérable et éploré, et Yoran avait vers elle un élan de tendresse qu’il ne s’expliquait pas. La dernière fois qu’il l’avait rencontrée, elle avait chargé son frère Yélan de les tuer, lui et Tadeck. La nuit, son cousin Dori n’apparaissait presque plus. À son réveil, Yoran ne se demandait pas pourquoi ; sa mort était réelle, il l’avait vu chuter de la falaise et disparaître dans le vide. Il n’avait pas besoin d’être endormi pour vivre ce cauchemar. Une aube fraîche se répandait par les longues fenêtres de la petite pièce où ils avaient tous trouvé refuge pour la nuit. Il s’assit sur ce qui lui tenait lieu de lit : un amas de tissus et de rideaux arrachés dans les pièces voisines. Il frotta machinalement sa cuisse, là où un soldat l’avait frappé. Depuis, Tadeck l’avait soigné grâce à son don, et il n’avait plus de plaie ; mais, étrangement, il conservait le souvenir de la douleur. Il observa un moment ses compagnons de route encore endormis. Neschka dormait, roulée en boule sur un manteau rapiécé. Yoran sourit en se remémorant la force et l’endurance de la jeune fille, malgré son minuscule gabarit. Il savait, pour l’avoir vue à l’œuvre,

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qu’elle était capable d’une bravoure qui surpassait celle de beaucoup d’entre eux. Akin dormait à moitié assis contre un banc de pierre ; il arborait, même dans le sommeil, un air satisfait qui se moquait de ses nombreuses plaies qu’il avait, par fierté, refusé de faire soigner. Kern et Koura, ses amis d’enfance qui l’avaient accompagné hors de leur Plaine natale, semblaient plus sereins que les jours précédents. Yoran se dit qu’ils apprenaient à digérer la mort de leur ami Dori, mais lui n’en était pas encore là. Les autres jeunes gens étaient disséminés à travers la pièce. Il y avait Séraphian, le fils de l’ancien roi, qui était venu de Syanne avec Licette et ses amis Mérick, Arcellin et Milien. Il y avait aussi Loris, Vandii, Flag, Liam et Salia, les premiers qui, menés par Tadeck, le fils de Yélana, s’étaient mis en tête de trouver des Porteurs du Sceau qui se cachaient, et de découvrir l’héritier de Terendis. Les Porteurs du Sceau s’étaient joints à eux, petit à petit, pour former un groupe qu’entre eux ils appelaient les « insoumis » : les sœurs Yabila et Diallamaya, Din-Faradel, Sayaël, Guéran, Nérielle, les frères Brass et Jared, Kaldir, Zébana et Malka. D’autres les avaient rejoints au cours de leur périple, comme Eden, le plus jeune de la troupe, ou Sourane, un soldat que Yoran avait fait épargner lors d’une bataille contre l’armée de la reine et à l’issue de laquelle ils avaient eu le dessus. Yoran scruta chacun des visages avec une attention particulière, une acuité que la fatigue décuplait. Ils avaient tous risqué leur vie pour parvenir jusqu’ici.

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La veille, guidés par les Sajiêls – un peuple nomade des montagnes qui les avait secourus pendant une tempête de neige –, ils étaient parvenus jusqu’à Terendis-laNoire, ancienne cité fortifiée du roi Arden. Séraphian Andala, le fils d’Arden, leur avait permis d’entrer au cœur de la ville fantôme par un passage inconnu, et de contourner ainsi une partie de l’armée de la reine en poste à la porte principale. Malheureusement, le trône était bien gardé, et ils avaient dû tous se battre pour parvenir à l’approcher. Yoran avait encore tué plusieurs hommes, hier. Il essaya de ne pas y penser, mais c’était plus fort que lui. Quand tout avait été fini, l’un des soldats s’était approché de lui au cours de la nuit. – Majesté, nous obéissions aux ordres d’Argoran, s’était-il justifié en courbant la tête. Nous ne pensions pas nous battre contre l’héritier. Il n’avait pas su quoi répondre et avait simplement hoché la tête. Majesté. C’est le titre que l’homme lui avait donné. Il était l’héritier de l’ancien roi, Arden, bien que n’ayant aucun lien de sang avec lui. Il ne savait pas comment cela était possible, ni pourquoi c’était lui que le trône avait choisi, mais il était encore trop sonné pour chercher des réponses. Il avait besoin de repos, de temps, pour assimiler les récents événements qui avaient fait d’un jeune chasseur de dix-huit ans, élevé dans un petit village reculé du royaume, le roi d’une cité abandonnée. Le soldat s’était retiré, et Yoran, songeur, avait fixé un moment les cadavres des hommes d’Argoran alignés contre le mur. Il avait remarqué quelques soldats qui pleuraient leurs camarades morts au combat au cours

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des dernières heures. Yoran avait gardé le silence longtemps, avant que Tadeck n’intervienne : – Ne perds pas ça, surtout, Yoran. – Quoi donc ? – Ta capacité à voir la valeur de chaque vie. C’est une grande qualité. Il n’avait rien répondu et avait seulement profité de ce silence réconfortant entre eux. Incapable de se rendormir, assailli par mille pensées confuses, Yoran finit par se lever. Dans les couloirs du palais, des hommes armés montaient la garde. Pour prouver leur allégeance au nouveau roi, ils avaient arraché fanions et rubans aux couleurs de la reine Yélana. Incertain, Yoran leur adressa un petit signe de tête, qui eut pour effet de les jeter à terre dans un salut dévot. Il disparut aussitôt pour échapper à l’embarras que lui procurait cette situation et se rendit à l’extérieur ; il avait soudain un grand besoin de voir l’horizon. Ayant poussé une porte, il se retrouva dans le jardin que, la veille, Tadeck, Neschka et lui-même, poursuivis par les hommes d’Argoran, avaient traversé en courant. Il se mit à penser à sa famille, à plusieurs centaines de lieues de là. Il ne savait plus exactement depuis combien de temps il était parti. Il avait oublié de compter. Les jours passés à chercher Séraphian Andala dans le désert, les longues routes à cheval, les nuits sous la tente, le froid de la montagne, les risques qu’ils avaient pris, tout cela avait mis de côté le temps qui passe. Il se demanda comment se portait Loda, sa femme. Il aimait la savoir en sécurité à la Plaine, prenant soin de leurs petites jumelles, entourée de leur famille et de

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leurs amis, loin de ce royaume dont il avait entrevu la barbarie. Il était réconforté de savoir qu’un tel endroit existait, en paix dans des collines verdoyantes, et cela lui donnait de la force. Il passa sous le regard des quatre statues monumentales qui gardaient l’entrée de la salle du trône ; elles avaient l’air d’attendre quelque chose de lui. – Quoi ? les questionna-t-il, un peu contrarié tout à coup, ce n’est pas comme ça que vous imaginiez l’héritier, n’est-ce pas ? Eh bien, moi non plus ! – Moi si, si ça peut te consoler. Yoran se retourna. – Toi, Tadeck, ça ne compte pas. – Et pourquoi ? Tadeck arborait son sourire légendaire, d’une oreille à l’autre, ce qui pouvait être considéré comme un exploit, compte tenu des épreuves par lesquelles ils étaient tous passés ces derniers jours. Résister à l’enjouement de son ami était vain, Yoran le savait d’expérience. – Quand je pense à tout ce temps durant lequel tu m’as menti, Tadeck, je devrais me mettre en colère. Te faire bannir du royaume, ou je ne sais quel châtiment en vogue à la cour… Tadeck feignit de réfléchir. – Cela fait partie de vos prérogatives, Majesté, dit-il en s’inclinant cérémonieusement. Yoran aurait voulu conserver un air de reproche, ou au moins sérieux, mais il se mit à rire, bien malgré lui. Tadeck l’arrêta : – Je ne t’ai jamais menti, Yoran. Juste… disons, préservé.

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