un sort ou un bonbon ?
Les siestes c’est nul. J’ai dû dormir quatre cents ans et maintenant j’ai faim. Mais il est temps de sortir de mon cercueil pour me rassasier d’un villageois ou deux…
boomerang, une collection de courts romans recto verso.
Pile ou face ? Commencez par l’un ou par l’autre et laissez-vous surprendre…
Du même auteur au Rouergue
Allez, Churros ! / Pitié, Juliette ! - roman boomerang (avec Raphaële Frier), 2021.
© Éditions du Rouergue, 2024 www.lerouergue.com
Illustration de couverture : Marta Orzel
Graphisme de couverture : Olivier Douzou Ouvrage réalisé par Cédric Cailhol Infographiste. Reproduit et achevé d’imprimer en septembre 2024 par l’imprimerie Laballery à Clamecy.
Dépôt légal : octobre 2024 N° d’impression : ISBN : 978-2-8126-2643-2
« loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse »
illustrations de Marta Orzel boomerang
Tristan Koëgel
un sort ou un bonbon ?
Ah ! Par tous les rats des Carpates !
C’est pas bon de dormir autant, ma mère m’avait prévenu. À chaque fois qu’elle ramenait un fermier au château pour dîner, elle me répétait avant que je lui plante mes crocs dans le cou : — Mange, Vali. Mais ne fais pas trop la sieste après. Sinon un jour, tu n’arriveras plus à ouvrir ton cercueil tout seul ! Elle avait raison, j’ai trop traîné au lit. Et j’ai eu un mal de chien à sortir de ma boîte ! J’ai bien failli rester coincé
avec les vers et les cloportes jusqu’à la fin des temps. Quelle idée de m’enterrer aussi profondément ? J’ai dû creuser comme une taupe avant de revoir la lumière de la lune. J’ai les ongles tout sales, maintenant. Je n’aime pas avoir les ongles sales. Sur les mains d’un fermier, c’est pas gênant, mais sur celles d’un jeune comte, ça fait mauvais genre. Si ma mère voyait l’état de ma cape… On dirait qu’on s’en est servi de serpillière pour nettoyer le sol du donjon. Je l’entends d’ici : — Tu fais honte à ta lignée, Vali. Tu m’étonnes, j’ai l’air d’un vieux zombie.
Ça a drôlement changé, par ici ! Il y a beaucoup plus de monde qu’avant,
on s’y perd entre ces tombes. Comment est-ce que je me suis retrouvé là, moi, dans ce cimetière, au milieu des caveaux des villageois, si loin de mon château ? Je me souviens de rien.
Ah ! J’ai trop mal au dos pour me rappeler quoi que ce soit. J’ai les os qui craquent, c’est épouvantable. En plus, j’ai la langue toute collée et les canines qui grincent… Oula ! Par le pieu qui cloua mon aïeul ! C’est à moi cette
haleine de loup-garou ? J’aurais pas dû bâiller si fort, j’en ai les yeux qui pleurent. Combien de temps j’ai dormi, au juste ? Trois ou quatre cents ans, pas moins, à vue de nez… Sacrée sieste.
Ça y est, j’ai faim. J’ai faim, j’ai faim, j’ai faim. Il faut que je trouve quelque
chose à me mettre sous les crocs. Un cou, un bras, n’importe quoi… Ils vont voir ces villageois, si on se débarrasse si facilement du comte Vali. Ça va saigner ! Allez, hop ! À table. Je vais me dégourdir la cape. *
L’inconvénient quand je me transforme en chauve-souris, c’est que j’y vois mal. Je vole pas droit. Surtout après quatre cents ans passés au fond d’un trou. Mais bon, je n’ai qu’à me laisser guider par mon nez infaillible. Le village aussi a beaucoup changé ! Où est mon château ? Et la forêt, et les collines ? Il n’y a que des chemins
recouverts de pierres et des arbres en ferraille qui projettent de la lumière comme des chandelles géantes. Les paysans du coin ne savent plus quoi inventer, ma parole. Et là, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il y a inscrit sur ce panneau ? Je vais m’approcher un peu. J’y vois rien mais quand même, là, c’est écrit en gros : Joyeux Halloween.
C’est le nouveau nom du village ? Bon sang, c’est ridicule ! Il leur a poussé des gousses d’ail dans le crâne pendant tout ce temps, ma parole ! Oh, mais, tiens ! Ce serait pas mon cousin qui se promène avec des amis, là-bas, juste devant le cimetière ? Ça alors, Vlad ! Le vampire le plus drôle de la famille ! Quelle chance ! Si je
m’attendais à le croiser ici, après tout ce temps ! Quand je repense à toutes ces fois où on s’est amusés à terroriser les villageois, à hanter leurs greniers, à se cacher sous leurs lits… Ça me fait plaisir de tomber sur lui. Les squelettes qui l’accompagnent ont l’air très sympathiques, en plus. Ils sauront sûrement m’indiquer où trouver à manger.
— Ohé, Vlad ! Vlad !
Je suis bête, je crie pour rien. Je suis en chauve-souris, il ne peut pas m’entendre. Je vais me poser tout près d’eux. J’avise un coin pour atterrir, je redescends en piqué et hop ! Au dernier moment, je range les ailes et je sors ma cape. Et c’est là que… PAF ! Je me fais assommer. Je me retrouve
par terre, sonné, avec l’impression de m’être fait charger par un sanglier. Par tous les rats des Carpates ! J’essaie de me relever, péniblement, bien décidé à faire comprendre à cette bête sauvage et malpolie qui est le comte Vali. Mais je me prends les pieds dans ma cape et, quand enfin je découvre ce que j’ai devant moi, j’en reste sans voix. C’est tout sauf un sanglier. C’est une princesse. Ma princesse ! Ô génie des Carpates ! Pouvoir infini ! Les villageois ont essayé de m’enterrer mais les puissances occultes sont de mon côté ! Elles ont remis sur ma route, au bout de tant de lunes, et mon cousin adoré, et l’élue de mon petit cœur noir de vampire : Cornélia… Je n’en
crois pas mes yeux ! Te revoilà, comme si les derniers siècles n’avaient duré qu’une seconde. Tu n’as pas tellement changé…
Tout me revient, maintenant ! Nous avions rendez-vous, le soir où je me suis endormi. On s’était mis d’accord, tous les deux, pour que tu fasses partie de la famille. Une petite morsure dans le cou, pas bien grosse, juste ce qu’il faut pour faire de toi ma comtesse, et tu serais venue vivre au château…
Mais j’ai eu peur. Peur de te mordre un peu trop fort et un peu trop longtemps.
Alors, pour être sûr de ne pas me laisser emporter par mon appétit, j’avais décidé de prendre un en-cas avant de te rejoindre. J’étais passé dire un petit
bonsoir aux villageois… Un petit en-cas, tu parles ! J’ai tant mangé ce soir-là que je me suis endormi comme une souche.
Et je ne me suis réveillé que tout à l’heure, coincé dans mon cercueil sous quinze mètres de terre ! Peu importe. Je t’ai retrouvée, et la promesse que l’on s’est faite va enfin s’accomplir ! Dans mes bras, ma princesse ! Tends-moi ton petit cou ! Je vais me faire pardonner ces quatre cents ans d’attente.
— Gorbéya !
Zut ! Avec le coup que j’ai pris dans la mâchoire, je n’arrive même pas à prononcer ton nom correctement.
J’ai les lèvres toutes gonflées. Tu avances vers moi. Tes sourcils sont froncés. Tu as l’air en colère…
— Tu pouvais pas faire attention ! C’est censé être la chauve-souris, ton animal-totem, pas la taupe !
Non, Cornélia, ne me hurle pas dessus. Ne m’en veux pas ! Bien sûr que j’aurais dû faire plus attention ce soirlà. Mais je vais me rattraper. Cornélia ?
Où tu vas ? Elle me tourne le dos et disparaît en s’enfonçant dans une ruelle…
Ressaisis-toi, Vali. Rattrape-la ! *
Avant de me lancer à sa poursuite, j’aurais préféré d’abord m’occuper de mon estomac… Je commence à tourner de l’œil. Avec tout ça, j’ai toujours pas trouvé mon fermier et j’ai le ventre qui
hurle. Tiens, qu’est-ce que c’est que ça ? Mon cousin est parti en laissant par terre un drôle de sachet rempli de boules de toutes les couleurs. J’en ramasse une, par curiosité. Ça sent la fraise, la fraise des bois… Allez, je goûte, au point où j’en suis. Humm, c’est pas mauvais ! Ça colle aux crocs mais c’est très bon. Et ça me donne meilleure haleine, on dirait. Je peux filer vers ma princesse ! Bon, où est passée Cornélia ? Il y a tellement de rues ici qu’on y perdrait sa tombe. Ah, cette manie d’inscrire partout le nouveau nom du village… Halloween, Halloween, Joyeux Halloween. Ils sont demeurés, ou quoi ? Ils ne se rappellent pas où ils habitent ?