"Beau drôle" de Yves Revert - Extrait

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beau drĂ´le


Du même auteur Carlos et Budd, ovation et silence, Verdier, 2017

Photographies de couverture : © Martin Bogren/Agence VU’ © Éditions du Rouergue, 2020 www.lerouergue.com


Yves Revert

beau drĂ´le

la brune au rouergue



I LA REMONTÉE DU FLEUVE



chapitre 1

M. d’Aubigny, genou à terre, observe l’étang à vidanger dans le mois qui vient, trente-trois hectares creusés par les anciens ducs qui possédaient le fief. Il s’est levé à l’aube, a fait seller un cheval, a parcouru le domaine d’un point à l’autre. Maintenant, il reste devant l’étendue d’eau fumante dont les contours se modifient en permanence, la terre et l’eau se déplacent avec le brouillard, et parce qu’ils parviennent de derrière une épaisseur impénétrable, les bruits les plus ordinaires perdent toute réalité, ils ont leur vie propre. M. d’Aubigny se tient parmi les échos de ce monde inaccessible, la contraction violente d’un corps entre les herbes, la brusque immersion d’une bête, quand une cavalcade précipitée lui fait relever la tête. Un cavalier mène sa monture à fond de train. Il pense : Celui qui emballe comme ça son cheval n’est pas quelqu’un d’ici. Personne ne va si vite dans le pays, pour aller où, rien n’exige d’être aussi pressé. Celui-là va vite juste pour aller vite. 9


Il se remet debout. La distance l’empêche de distinguer la figure du cavalier lancé sur la ligne d’horizon, mais il en est certain, celui qui file là-bas sans le voir est le garçon qu’il attendait. * ** Sa cape vole au vent. Il pourra le héler au moment où il atteindra un bouquet d’arbres à la sortie d’une légère courbe, ou plutôt lui faire signe de la main parce qu’avec le fracas du galop il y a peu de chance que l’autre l’entende, le mieux serait qu’il lève le bras et l’agite, profitant de la légère décélération à laquelle la pente le contraindra, mais il ne le fera pas. Il ne criera pas. Il n’agitera pas le bras. La veille, son valet a demandé quelle chambre préparer et que prévoir au souper. N’importe quelle chambre fera l’affaire, a-t-il répondu, et le menu ordinaire suffira. Longtemps après que le cavalier a disparu, le bruit du galop roule encore sur la terre. M. d’Aubigny se tient sur le bord du chemin, talons décollés du sol et menton en avant comme s’il cherchait à voir par-dessus la ligne de la plaine. Son manteau lui descend aux mollets, un manteau au cuir épais, râpé aux entournures, aussi lourd qu’une cuirasse, sur lequel la poussière et le givre ont laissé des auréoles. Le vêtement, aussitôt qu’il l’enfile, le fait paraître d’un bloc. Malgré l’usure, le cuir grince lorsqu’il se plie aux coudes. Des rivets de métal cousent manches et poches. Les bottes sont de la même peau, on les dirait taillées directement sur la bête, des bottes à bout carré et boucles de métal. Le cheval, tout le temps qu’il est resté dans son champ de vision, n’a pas dévié de sa trajectoire, cheval et cavalier animés 10


de tressautements mécaniques, comme montés sur ressorts. Tout en eux était vif et brutal en même temps qu’une harmonie secrète les unissait l’un à l’autre. Si M. d’Aubigny s’était tenu plus près, il les aurait entendus râler, cracher, renifler d’impatience. Le cavalier jetait de petits cris rauques chaque fois qu’il expulsait l’air de ses poumons. * ** M. d’Aubigny traverse des champs et des saulaies. L’hiver est âpre. Le froid prend aux tempes et donne le vertige. Il s’arrête, extirpe de sa poche un carnet qu’il ouvre au hasard. Ni neige ni pluie de la Toussaint jusqu’à aujourd’hui. Les vignes n’ont donné qu’un quart de vin par arpent, qui s’est vendu vingt-cinq livres quoique très vert, l’année dernière il valait cinquante sous les deux tonneaux. Il a noté dans les autres pages les décès de la paroisse l’année passée et leur cause, et les travaux nécessaires sur la route d’Amboise. Les orages dans l’été y ont creusé de telles crevasses que les voitures n’y passent plus. Il siège à la chambre des eaux et forêts de France, à la Table de Marbre, il a juridiction et connaissance sur tout ce qui touche aux bois et forêts du roi, des princes, prélats, gentilshommes, particuliers et communautés, ainsi que sur les garennes, pêches, rivières, îles, îlots et moulins. Certains après-midi, dans son manteau de cuir clouté, il se poste sur une hauteur et immobile durant des heures, il observe la Loire. Les mariniers aperçoivent au loin le guetteur solitaire. Seuls les yeux sont visibles sous le rebord du chapeau, pour se prémunir du froid il s’enveloppe d’un foulard le bas du visage. 11


Les mariniers sont les nomades du fleuve. Dans un mouvement perpétuel, ils vont et viennent le long d’un tracé dont se modifient sans cesse les détails, selon que l’eau submerge ou laisse à découvert les bancs de sable. Le fleuve se remonte à la voile depuis l’océan jusqu’à l’Orléanais à condition de composer avec l’ensablement et l’irrégularité du régime. Il regarde passer sapines et chalands, il les compte, note s’ils remontent ou descendent le cours. À intervalles réguliers, il sort une montre à boîtier en acier bleui, dont le cadran porte des chiffres émaillés. Il calcule les vitesses et les inscrit dans les pages de son carnet. Il a noté de visiter demain le Bois Grand pour répertorier les coupes à faire. Le bois est à l’abandon, aucune borne ni fossé ne le délimitent. Il devra le débarrasser des souches et tronçons d’arbres qui l’encombrent. Les habitants du village y mènent paître leur bétail et coupent des arbres à bâtir pour en faire commerce. Il va y mettre fin. Il fera tracer des chemins d’une largeur de douze pieds pour faciliter la surveillance, un arpenteur fixera la surface précise du bois et il décidera quels arpents réserver pour qu’ils croissent en forêts de sapins, lesquels exploiter dans vingt ans, lesquels dans l’immédiat, sous réserve de préserver les jeunes plants. M. d’Aubigny sait le temps qui lui reste avant la nuit, il ne se laissera pas surprendre. Il traverse un pré, longe un bois. La brume monte de derrière les arbres. C’est l’heure où s’élèvent les bruits qu’on n’entendait pas l’après-midi, des bruits de nuit et d’eau. Dans le lointain, de l’autre côté du fleuve, des femmes ramassent du petit bois, buste incliné sous la charge du poids trop lourd. Elles sont une dizaine. La terre fume. Des bœufs au pelage sombre paressent les pieds dans l’eau. Le pays s’est éteint autour d’elles, seul le fleuve se distingue, 12


il retient la lumière et dans l’obscurité qui gagne, se couvre d’une laque transparente. Parvenu dans sa chambre, il s’allonge et rabat sur lui le couvre-lit. Il ferme les yeux et écoute. Il lui semble entendre quelque part dans la maison une respiration jeune, la respiration de quelqu’un qui dort et dont les rêves ignorent la peur. * ** La nuit, il se récite des listes de noms et de dates selon un ordre précis. Arrivé au dernier nom, il reprend au début. Il récite à voix basse et ses lèvres dans l’obscurité produisent un bruit humide. Jean Érard de Belle-Isle, marin protestant, chef d’escadre, tué à la bataille de Vélez Málaga en 1704. Tobias de Burgos, alias Jacob du Bourk, chevalier, colonel irlandais, envoyé de Jacques III à la cour d’Espagne. Jean-Baptiste Jonchée, agent de la compagnie de l’Asiento à La Havane, 1722. Don Manuel Oms y Santa Pau, marquis de Castelldosríus, vice-roi du Pérou, 1707-1710. Juan Pimienta, gouverneur de Carthagène, destitué en 1702, remplacé en 1704. Don Melchor Portocarrero y Laso de la Vega, comte de la Monclova, vice-roi de la NouvelleEspagne, 1686-1688, vice-roi du Pérou, 1689-1705, mort à Lima en 1705. Don Agustin de Villa Nova, général des galions, tué en 1711 au large de Carthagène. Don Sancho de Ximénès, commandant de Boccachique, 1697. Il les appelle dans la nuit, les uns après les autres, les vicerois, les amiraux, les flibustiers.


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