"Les gagneuses" de Claire Raphaël - Extrait

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LES GAGNEUSES


De la même auteure Roman Les Militantes, Éditions du Rouergue, 2020 Poésie Par nos montagnes, Éditions Encres Vives, 2020

Graphisme de couverture : Odile Chambaut Image de couverture : © Samuel Bollendorff/Agence VU’ © Éditions du Rouergue 2021 www.lerouergue.com


CLAIRE RAPHAËL

LES GAGNEUSES roman



« La vérité est que tout homme intelligent, vous le savez bien, rêve d’être un gangster et de régner sur la société par la seule violence. » Albert Camus, La Chute.



Il pleuvait en déversoir d’un chagrin énorme, et les voitures vrombissaient en conséquence. Elles traversaient l’atmosphère dans des sifflements de gorges encombrées et les piétons allaient en cognant leurs parapluies. Je marchais vite le long du quai de l’Horloge. Je suis arrivée devant le numéro 3, j’ai franchi le portique et une grande blonde m’a bousculée comme si elle avait été plus pressée que moi. Et elle n’aurait pas eu de mal à l’être vu que je n’étais pas impatiente d’aller travailler un jour de plus, qui s’annonçait comme un jour de trop, eu égard à ma fatigue accumulée cette saison. L’automne m’épuise autant qu’il fait tomber les feuilles des arbres. L’automne est une période souvent agitée et personne ne sait très bien pourquoi. On y attrape des voyous qui ont eu le temps de dépenser leur argent pendant l’été et qui s’échinent à reconstituer leur magot. On y travaille plus et trop jusqu’à ce qu’on finisse par croire qu’on fait un métier dur.

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J’étais arrivée dans la cour, j’éclaboussais le bitume et son eau stagnante, la blonde marchait devant moi à grandes enjambées, facilitées par des gambettes aux allures d’échasses, dans un pantalon jaune sous une veste de cuir. Je la regardai d’un air désapprobateur – justifié par le fait qu’elle m’avait bousculée – et je la laissai filer comme un patineur. Puis, je la vis qui chavirait telle une danseuse larguée par son cavalier, elle s’effondra sur le sol, ce qui aurait pu me faire rire. Mais comme elle ne se relevait pas, immobilisée dans sa flaque ainsi qu’un corps brisé emprisonné par l’échec, je me suis précipitée ; je me suis approchée pour la relever, elle était tombée en avant, les fesses au sommet d’un corps asymétrique, la tête dévissée sur le côté comme après une grande claque, telle une silhouette absurde dans un tableau cubiste. Elle ressemblait à une poupée jetée dans un coin par un enfant grognon. Je me suis penchée, j’ai vu son sac ouvert qui dégorgeait quelques effets personnels, le genre de fourbi qu’une femme collectionne pour pallier toute éventualité, et au milieu de tout cela, exception notable, la crosse d’un revolver. Un petit revolver aux formes gracieuses, et je n’avais pas besoin qu’on me fasse un dessin pour savoir de quoi il s’agissait. C’était un genre de bulldog, cette arme de poche qui a plu au début du vingtième siècle et qu’on ne fabrique plus depuis des lustres. J’ai aidé la fille à se relever. Elle dégoulinait d’eau froide. Elle a ramassé son sac. J’ai pensé que c’était une collègue et qu’elle avait le droit de détenir une arme entre un bâton de rouge à lèvres et une boîte d’aspirine… elle avait le droit d’organiser les conditions de sa sécurité… les temps sont durs… et de plus en plus durs… c’est ce qui se dit au café du coin. Puis, je me suis souvenue que les revolvers ont été rangés chez nous depuis dix ans au profit d’un pistolet semi-automatique, et le bulldog n’a jamais fait partie de notre attirail. La demoiselle me devait quelques explications. J’étais prête à l’écouter d’un 10


air magnanime. Elle s’est redressée en me remerciant. Je la regardais droit dans les yeux pour qu’elle consente à la vérité. Comme si mes yeux avaient l’autorité nécessaire pour faire avouer à une fille ses peurs et ses faiblesses. Elle a remis son sac à l’épaule. Je l’ai laissée partir sans dire un mot. Elle boitillait. Je suis restée sur le carreau – certains diront piteusement – et j’ai pensé que j’avais été témoin de ce que je n’aurais pas dû voir. Une fois encore. Car ce n’était pas la première, tant s’en faut, mais d’aucuns considéreront que c’est le métier qui veut cela et ils n’auront pas tort. J’ai pensé que cette femme était peut-être dangereuse. Malgré son pantalon jaune. Son pantalon jaune de poussin malhabile. Les femmes ont des corps innocents et des esprits démoniaques, quelquefois, quand elles ont accumulé assez de frustrations pour se venger du monde entier. J’ai pensé que j’avais bien fait de ne pas la contrarier. Qu’il faut être prudent quand on n’a pas plus de force qu’un chérubin. Je n’ai pas assez de témérité pour chercher querelle à ceux qui ont les moyens de m’assassiner et pourraient en avoir l’idée, mais j’ai de la curiosité malgré tout et je l’ai suivie. Elle a franchi la grille, elle est passée sous le porche, a traversé la cour, et s’est dirigée vers la porte menant aux brigades centrales. Je suis retournée vers le laboratoire, l’accueil était vide, il était un peu tôt, j’ai pris les escaliers et je suis montée. J’étais la première. Des chats s’étaient battus et m’avaient réveillée. Leurs cris de petits fauves dans les jardins sous mes fenêtres… Leurs cris de fureur et de haine, montant crescendo jusqu’à l’aigu de leurs gosiers minuscules… Si bien que je m’étais levée pour arriver à l’aube dans ces couloirs aux portes fermées que j’ai ouvertes une à une. J’ai préparé le café. J’ai sorti mon journal. Je me suis installée. J’ai commencé ma lecture. 11


Mes journées débutent ainsi par la prise en compte des derniers soubresauts. Dernières convulsions de nos villes trop nerveuses, pleines de violences et de plaintes, qui se répètent et se répondent comme les cris des corbeaux et des chiens. La première page était consacrée à la faute d’un lycéen dans son établissement. Il avait pointé une arme à feu contre une enseignante de quarante ans. Et cette agression avait toutes les raisons de faire la une, elle symbolisait la volonté d’une certaine jeunesse de faire la peau de l’intelligence. On en faisait un gros titre, un article circonstancié, une page de commentaires, une liste de réactions réprobatrices dressées en paravent comme une pétition. L’enseignante était effondrée, ses collègues refusaient de reprendre le travail, l’inspecteur d’académie parlait d’un acte isolé, et le ministre se désolait avec l’air nauséeux des jours de roulis. Et nous-mêmes serions bientôt saisis de l’affaire à n’en pas douter. Nous aurions l’arme en examen dans la journée ; pour dire si elle fonctionnait, et si elle avait déjà été identifiée dans une précédente affaire. Trouver à une arme des antécédents est notre jeu favori. On y excelle. Les armes ont leur propre façon de marquer les munitions qu’elles tirent, elles sont taillées dans un acier plus dur que le cuivre des cartouches et des balles, elles les frappent et les éraflent, elles impriment leurs signatures qui sont uniques dans l’infinie petitesse de leurs caractéristiques propres. Il suffit d’un bon matériel pour qu’on puisse comparer deux échantillons et déterminer s’ils sont passés par le même canon ou la même culasse. Il suffit d’une série d’optiques positionnées en parallèle, traversées d’une lumière blanche, composant une sorte de microscope à deux têtes dont le prix fait pleurer nos gestionnaires. Il suffit d’une méthode éprouvée depuis un siècle, dont la rigueur augmente régulièrement pour accompagner la sévérité croissante que 12


les policiers s’imposent à eux-mêmes depuis qu’ils ont compris ce qu’on attendait d’eux. Et certains diront que nous avons mis du temps à le comprendre, mais ça y est, nous savons ce que le monde attend de nous… Alléluia ! On attend de nous la sévérité d’une autorité capable de ne pas transiger sur les règles, et de les appliquer avec discernement, ce qui est bien sûr incompatible mais personne n’a l’air de s’en rendre compte. On attend de nous la sévérité nécessaire à ce que l’ordre soit effectif mais point trop visible pour ne pas faire peur aux poètes qui sont nombreux. On attend de nous des miracles et le premier miracle est qu’on arrive finalement assez souvent à faire le nécessaire pour que le public soit content. Je me suis attablée à mon bureau. J’ai lu mes derniers mails. Et quelques blagues envoyées par un fidèle qui m’accable également de photos de cul quand il se trompe de destinataire. Mes collègues sont arrivés les uns après les autres. Les lumières se sont allumées, éclairant des paquets de dossiers, et des cagettes de fusils attendant l’examen, aussi inoffensifs que les armes déposées par ceux qu’on a forcés à capituler. Des armes aux canons d’acier dressés, comme les tuyaux d’un orgue démonté capable de chanter des airs militaires… Le chef est arrivé, le front plissé et le sourire aux lèvres comme chaque matin. Et il était pressé comme d’habitude. Il avait des choses à nous dire comme toujours, vu qu’il n’a jamais la tête vide, et c’est peut-être ce qui le distingue de nous. Il a la caboche pleine à ras bord tandis que la nôtre est poreuse. Il a des préoccupations qui le distinguent. Il doit adapter nos méthodes à l’exigence de la magistrature, du grand public et du gouvernement… l’exigence d’une société qui refuse de souffrir. L’exigence d’une société qui refuse les inconvénients de la vie sauvage. Nos contemporains sont dès l’aube prêts à réclamer qu’on leur 13


offre la protection dont ils pensent avoir besoin. Dès le saut du lit, chaque citoyen se réveille en réclamant justice et il faut faire avec. Notre chef doit donc adapter nos méthodes à la vie moderne qui est prévue pour que l’erreur soit inadmissible, et que les désirs s’assouvissent, et que les libertés se consomment jusqu’au trognon… Autant dire qu’il doit trouver des solutions tous les jours pour nous faire travailler davantage et il y parvient. Il est arrivé, nous a salués, et nous a réunis pour nous parler de la prochaine visite d’un journaliste autorisé à nous photographier pour un reportage destiné à un magazine grand public, à condition qu’on l’accepte, « bien entendu ! car vous êtes les seuls à pouvoir donner un accord définitif, dites-moi qui d’entre vous est volontaire, s’il vous plaît »… Nous l’avons regardé en silence. Avec l’air buté de ceux qui ne sont pas prêts à faire des concessions. Puis, nous nous sommes regardés les uns les autres. Et personne ne s’est désigné, ce qui ne m’étonnait pas, car notre anonymat convient à notre obéissance. Nous n’avons pas l’intention de briller plus que nécessaire. Les hauteurs ne nous attirent pas plus que les profondeurs. Nous aimons vivre à l’altitude moyenne la mieux adaptée à l’épanouissement des animaux de basse-cour. Le chef a tenté de nous convaincre : « Ce journaliste a déjà été autorisé à suivre les stups l’année dernière, il a un certain goût pour notre maison, et il est persévérant, je peux vous dire qu’il ne va être de bonne humeur si je lui dis qu’on ne peut pas l’accueillir. » Personne n’a moufté. Il a renchéri encore une fois, pour sauver l’honneur peut-être : « Je suis sûr qu’on ne va pas se débarrasser de lui aussi facilement. » Puis il est passé à autre chose. Le service était préoccupé par une affaire de tueur en série et ce n’est pas courant. Les gens raisonnables n’ont pas de raison de vouloir tuer plus d’une personne, et c’est 14


peut-être en cela qu’ils sont raisonnables. Les tueurs en série sont eux capables de multiplier leur désir de meurtre parce que leur volonté se nourrit du plaisir qu’ils ont à tuer. Le plaisir de tuer est très rare. Les braves gens ne tuent pas par plaisir mais par devoir. Un devoir qui les obnubile tout à coup. Le devoir de se libérer de frustrations insupportables et d’humeurs frelatées ayant mijoté trop longtemps. Le devoir de prendre l’ascendant sur un ennemi imaginaire, un ennemi qu’ils ont aimé haïr mais qu’ils tueront sans passion. Nous traitons une affaire de serial killer tous les trois ou quatre ans en moyenne. C’est peu et beaucoup à la fois. Et cela nous change des braquages en nous plongeant dans le noir des histoires pleines de sang. Nous étions donc préoccupés par une de ces affaires, qui nous excitent comme tous les faits qui ressemblent à des romans. Ces affaires qui nous rappellent des thrillers dont on a lu quelques pages et dont on va accompagner la narration dans des jaillissements d’hémoglobine. Il s’agissait du meurtre d’une petite prostituée, retrouvée dans un bosquet par un chien promenant son maître, dans un petit parc public, un square dont la grille ne fermait plus parce que la serrure était arrachée à chaque réparation par ceux qui trouvaient un avantage à ce que le lieu reste ouvert toute la nuit. Une fille abîmée de trois petits trous sanglants, trois petits trous suffisants pour laisser s’échapper sa vie sans importance, et elle portait sur elle assez d’argent pour qu’on écarte l’hypothèse d’un vol. Elle avait visiblement été cueillie par un homme décidé, n’ayant pas eu peur de lui faire face, ayant ajusté son tir et visé très proprement, ce qui n’est finalement pas fréquent, car les assassins sont souvent maladroits. Ce dont on ne se plaint pas quand ils sèment des indices aussi éloquents que des aveux. Elle avait été cueillie par un homme peu enclin à 15


laisser des traces derrière lui, un homme dont on ne savait encore rien et qu’on avait envie de connaître. Notre service avait prouvé que la même arme avait servi quelques jours plus tard à tuer une serveuse de boîte de nuit à l’autre bout de Paris ; une étudiante d’un cours formant des comédiens, dont quelques-uns le deviendront et les autres s’abîmeront dans la rengaine de petits boulots consentis et assumés comme des punitions. Une semaine séparait les deux affaires. On avait toutes les raisons de penser que le même homme avait agi. La première victime se prénommait Irina, elle était issue d’une région de Roumanie réputée pour sa pauvreté, et la misère intellectuelle et culturelle de la population. Une province dont le développement patine quand les subventions sont interceptées avant d’arriver à bon port, quand les investisseurs ne font que passer, quand les autochtones se découragent, quand le passé est encore plus dur que le présent et qu’on finit par s’habituer à cette idée qu’il faut se contenter de peu, c’est-à-dire de rien. Quand elle a eu dixhuit ans, un homme est venu qui embauchait des filles pour aller travailler en Europe de l’Ouest. Un homme assez riche pour rouler dans une belle cylindrée et c’était suffisant aux yeux de la plupart, cette richesse qui promet beaucoup, et le bagout du bonhomme qui fait des grandes phrases en se disant garant de la bonne santé des filles qu’il emmène… elle n’a pas réfléchi longtemps, elle n’a même pas réfléchi du tout. Peut-être parce qu’elle était l’aînée de sa famille et qu’elle rêvait de gagner l’argent qui permettrait au reste de la fratrie de s’inventer un avenir meilleur. Elle est partie. Elle a vite compris dans quelles mains elle était tombée. Elle ne s’est pas révoltée. Elle n’a pas pensé qu’elle méritait mieux que cela. Elle n’a pas pensé qu’elle avait le droit de refuser la violence qu’on allait lui faire subir. Elle a été mise sur le 16


trottoir et elle a cru qu’elle avait de la chance quand on lui a dit de s’installer dans un square où les arbres sont assez vieux pour sembler protecteurs, aux larges branches nouées par les années. Derrière le square, il y a une église, et chaque jour, elle regarde la façade triangulaire de l’édifice, les vitraux cadrés par des arcs et des cercles, elle pense que Dieu la protège, elle pense qu’elle doit accepter son sacrifice, elle pense que la vie est dure pour ceux qui n’ont pas mérité que les anges les portent haut et loin… elle rêve que ses prières soient entendues, elle rêve du jour où elle pourra avoir un enfant, et ce sera une fille, et ce serait bien que cette fille soit infirmière, qu’elle soit douce et forte, qu’elle protège les plus faibles et qu’elle apaise ceux qui souffrent… Elle vit en pensant à ce qui va venir et qui est bien plus beau que ce qu’elle est en train de vivre. La deuxième victime se prénommait Isabelle. Elle avait beaucoup de rêves, un peu plus que la moyenne, elle n’avait peur de rien ou presque, et il fallait bien cela pour que ses rêves s’accomplissent. Car elle croyait fermement que tout doit être pris par la force, que rien ne se donne, que tout se gagne, et qu’il faut être dur avec soi-même quand on a de l’ambition. Elle avait décidé de cela comme on décide d’une stratégie, et ce n’était peut-être pas la meilleure mais elle s’en contentait, pour réussir un jour à briller, pour fuir la vie qu’on lui avait promise et qui risquait d’être monotone comme un chemin taillé par des principes trop sages. Elle s’était mise à la prostitution comme d’autres se mettent au sport, comme une hygiène de vie à rebours, comme une façon de se démettre d’une éducation classique qui ne lui avait rien appris, comme une façon de faire corps avec la solitude de ceux qui s’offraient ses services, et elle aimait croire que vivre dangereusement est une façon de 17


vivre plus et mieux, une façon de donner de l’élan à des projets qui finiront par s’accomplir. Elle veut être comédienne et elle sait que ce ne sera pas facile. Elle n’est pas assez belle pour jouer les ingénues, pas assez forte pour jouer les femmes fatales, mais elle espère faire carrière en incarnant des seconds rôles. Elle apprend à mener une double vie en attendant qu’on lui permette de tenter sa chance. Elle apprend à aimer et à souffrir, elle se laisse dévorer et se laisse humilier, elle apprend les sentiments et les émotions pures. Elle apprend à être une femme qui plaît et qu’on méprise. Elle est au cœur des convoitises. Les deux femmes avaient été tuées de la même façon. Trois tirs en zone thoracique. Trois tirs pour atteindre le cœur et les artères. Et j’avais discuté longtemps avec le médecin légiste qui les avait autopsiées de l’hypothèse d’un tir en rafale. Une discussion pour la forme et le plaisir, car les conditions exactes du tir n’étaient pas déterminantes pour retrouver le tireur. Une discussion ardue car la problématique est assez technique. Les projectiles d’armes à feu déchirent les tissus qu’ils traversent mais ils produisent aussi, dès lors qu’ils développent une certaine énergie, une compression adjacente à la trajectoire. Cette poussée provoque des micro-lésions et de probables effets neurologiques, elle est majeure dans le cas d’un tir en rafale, et permet de neutraliser la cible plus vite que prévu, la victime meurt avant même que les hémorragies internes se soient formées. On avait parlé longuement, pour nous prouver l’un à l’autre qu’on avait des connaissances, et qu’on aimait les partager, et on avait une conviction qui allait devenir celle des enquêteurs, le tireur savait manier une arme, ce qui n’est pas si fréquent quand on sait l’amateurisme de la plupart des voyous. 18


On savait aussi que l’arme utilisée pour ces meurtres était un pistolet-mitrailleur britannique Sten. On le savait parce que la Sten marque les étuis des cartouches d’une façon caractéristique, dessinant un grand passage d’éjecteur de forme rectangulaire aux angles arrondis. Les Sten ne courent pas les rues ; mais elles ont fait du bruit durant la Seconde Guerre mondiale, entre les mains des soldats et des résistants, avant de plaire aux voyous dans les années suivantes. Parce que les armes ont plusieurs vies dans une vie et commencent souvent leur carrière sous le drapeau avant de devenir les outils des trafiquants. Comme le Colt 1911 qui fut réglementaire dans l’armée américaine avant de devenir l’ustensile des gangsters sous le nom de Colt 45 et c’est un exemple parmi d’autres. On cherchait à retrouver cette Sten pour la questionner. On cherchait d’autres rapprochements. On attendait la prochaine victime. Et c’était une attente obscène. Le chef nous demandait d’être vigilants ; d’étudier en priorité tous les faits impliquant des projectiles de calibre neuf millimètres parabellum et de signaler tous ceux susceptibles de correspondre à une Sten. Il était assez content qu’on ait mis en évidence la relation entre deux affaires apparemment distantes, deux affaires banales devenues brûlantes du seul fait de leur lien, car chacun de ces deux meurtres avait séparément l’allure d’un fait divers qui n’étonne personne, quand on sait que les filles qui se prostituent sont les objets de désirs parfois équivoques jusqu’à la violence. Le chef ne voulait pas risquer de passer à côté d’une troisième victime et nous non plus. Dans l’après-midi, il est venu me parler d’une petite conférence que j’allais faire à l’attention de magistrats ayant demandé une formation expresse à la balistique. Et j’avais été choisie parce que j’ai du vocabulaire. Je savais qu’il allait 19


falloir proposer à mes illustres élèves un discours simple capable de les initier sans les submerger. Un discours efficace pour leur éviter de croire à toutes les sauces dont certains experts tartinent leurs rapports. Parce que certains experts ont assez d’imagination pour inventer à chaque problème des solutions inconséquentes qu’ils défendront avec la maestria d’un grand acteur. Parce que certains experts pensent que leur métier est de défendre des conclusions pourquoi pas fantaisistes en haussant le ton comme une cantatrice. Et ce n’est pas la méthode de notre maison, où nous sommes prudents parce que nous sommes exigeants. Il s’agissait donc d’expliquer à mes interlocuteurs les bases de la spécialité pour leur donner des rudiments à défaut d’un savoir. Je devais leur apprendre à nous poser des questions utiles qui sont souvent des questions simples. Il allait falloir les travailler au corps pour qu’ils comprennent la réalité de notre métier, faite de mesures fines tamisées par des précautions qui nous garantissent la possibilité de ne pas nous tromper. J’allais leur permettre de comprendre le fonctionnement des armes, les gestes nécessaires à leur mise en œuvre, la vivacité du dernier mouvement lorsque le doigt presse la détente, et l’efficacité des munitions, la variété du corps humain, l’exception de chaque blessure. J’allais leur présenter quelques modèles de pistolets et de fusils sortis de notre collection… ces armes aux formes menaçantes et aux mécanismes experts… Les armes sont des outils précis comme des horloges sonnant le coup de grâce… les armes sont des outils puissants entre les mains mégalomanes de ceux qui n’ont pas peur d’incarner la Faucheuse… il fallait que je leur explique froidement comment nous relions une balle à un tireur et un tireur à sa comédie de gestes barbares. Puis, comme si cela n’avait aucune importance, le chef m’a annoncé qu’un homme venait de se suicider au dépôt. 20


Le dépôt se trouve dans nos murs. Les murs épais du Palais qui servent à la police et à la justice. On y entasse ceux qui seront présentés au parquet. L’homme avait été trouvé lors d’une ronde, et secoué parce qu’il dormait d’une drôle de manière, la tête sur les genoux ce qui n’est pas courant. L’arme utilisée est arrivée une heure plus tard et c’était un bulldog. Un de mes collègues l’a sortie de son sachet et nous étions quelques-uns à regarder le cadeau émerger comme à chaque fois qu’une urgence arrive. Une affaire chaude qui va nous exciter quelques heures comme si nous avions un rôle important à tenir dans l’imagination de ceux qui veulent des réponses avant d’avoir dressé la liste des questions utiles. Et je scrutais cette petite chose semblable à une bête susceptible de se réveiller, un animal dont j’avais peut-être vu la petite gueule sortir d’un sac à main quelques heures plutôt… « Tu parais pensive », m’a dit Michel. Je n’étais pas pensive, j’étais médusée par l’amalgame de mes souvenirs et de l’image de ce bijou cruel, sa crosse en virgule quadrillée, son chien courbe, son barillet portant les poinçons du banc d’épreuves de Liège, son canon court polygonal autour de son fourreau rayé. J’essayais de me souvenir de l’arme qui dépassait du sac de la blonde. Je n’arrivais pas à croire qu’elle ait pu pénétrer dans le dépôt pour liquider un homme, et pourtant je croyais encore moins à une coïncidence. J’avais toutes les raisons de penser qu’il ne pouvait pas y avoir eu deux armes similaires dans le périmètre de nos locaux dans la même matinée. Et autant de raisons de ne pas vouloir accuser une collègue. « Les bœufs sont déjà sur la place. Ceux qui ont fait sa fouille ont du souci à se faire. » Les bœufs, ces fonctionnaires de l’inspection générale qu’on voit débarquer au plus mauvais moment avec l’air concentré des inspecteurs des travaux finis. Ces gens 21


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