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De la même autrice au Rouergue Les Autodafeurs 1, mon frère est un gardien, roman doado, 2014 Les Autodafeurs 2, ma sœur est une artiste de guerre, roman doado, 2014 Les Autodafeurs 3, nous sommes tous des propagateurs, roman doado, 2015 Génération K, tome 1, roman épik, 2016, poche, 2020 Génération K, tome 2, roman épik, 2017, poche, 2021 Génération K, tome 3, roman épik, 2017 L’attaque des cubes, roman dacodac (ill. Gaspard Sumeire), 2018 DIX, roman doado noir, 2019 Les Autodafeurs, intégrale, 2019 Romy et Julius, roman doado (coécrit avec Coline Pierré), 2020 L’attaque des cubes 2 – Gamers, amours et minigun, roman dacodac (ill. Gaspard Sumeire), 2021
Illustration de couverture : © Marta Orzel Graphisme de couverture : Olivier Douzou © Éditions du Rouergue, 2021 www.lerouergue.com
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Marine Carteron
la (presque) grande évasion ou le déconfinement sauvage (et parfaitement illégal) d’une fille, de deux crétins et d’un chien.
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À tous les ados de 2020-2021 (et à leurs profs exténués). En souvenir de cette parenthèse légèrement dystopique…
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deux minutes avant l’impact…
– Mais freine Bonnie ! FREINE !!! L’abruti qui me hurle dans les tympans s’appelle Jason. D’habitude, il est plutôt du genre à vouloir foncer, mais là, agrippé au tableau de bord, il écarquille les yeux tellement fort qu’on dirait que ses globes oculaires vont tenter un free jump hors de ses orbites. Enfin, j’imagine. Parce que je suis plutôt concentrée sur ce qu’il y a devant nous : un chemin de terre façon piste noire avec autant de nids-de-poule qu’un éleveur sous contrat avec KFC et, tout au bout, un virage à 90 degrés. – On va mourir, cette fois-ci c’est sûr, on va mourir, gémit Malo dans mon dos. Pour une fois que le malade imaginaire a une bonne raison de se plaindre, et que Jason me demande de ralentir, je devrais être contente, pourtant c’est plus fort que moi, faut que ça sorte. – Vos gueules ! Je gère ! 7
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Évidemment, c’est archifaux. D’abord, parce que j’ai pas mon permis et que j’ai un tout petit peu survendu mes talents de conductrice. Ensuite, parce que le volant semble avoir décidé de vivre sa vie comme il l’entendait. Enfin, parce que j’ai beau appuyer dessus comme une malade, la pédale de frein ne répond pas. Dans deux minutes, moins sans doute, ce sera le grand plongeon, directement dans le vide qu’on devine derrière le virage. Dans les romans et les films, ils font souvent le coup du « Je vois ma vie défiler juste avant de mourir. » D’habitude, ça me fait marrer. Pourtant, à cet instant, c’est exactement ce qui est en train de m’arriver. Devant nous, le vert des arbres et le bleu du ciel qu’on va bientôt traverser comme une étoile filante. Derrière nous, les trois jours qui nous ont amenés là. Une véritable idée de génie…
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1. clair, net, efficace
Toute cette histoire a commencé la semaine avant Pâques. Je m’en souviens parce que, comme une pluie de missiles américains, la mauvaise nouvelle n’est pas arrivée toute seule mais en escadrille. Le premier à lâcher un scud avait été le président, le mercredi soir, en annonçant le troisième confinement qu’il-ne-fallait-pas-appeler-comme-ça même si, en vrai, ça y ressemblait vachement vu que ça commençait par une semaine de cours en distanciel. Le deuxième scud, logique, était tombé le jeudi quand les parents nous avaient annoncé que les vacances étaient annulées et que personne ne quitterait la caserne jusqu’à nouvel ordre. Jusque-là, rien de surprenant. Depuis un an on avait l’habitude de ce petit jeu de cache-cache avec le virus en mode « je sors/je sors pas » et la menace du reconfinement-qu’il-ne-faut-pas-appeler-commeça planait sur nos têtes depuis des semaines. 9
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Le dernier scud fut plus inattendu car il venait de maman. Enfin, un scud, façon de parler vu que le missile en question a pris la forme d’une inoffensive feuille de papier. Un mot, deux pour être précise, griffonnés sur le carnet à spirale qui nous sert normalement pour les courses. Maman a écrit ces deux mots et arraché la feuille avant de la fixer sur la porte du frigo. Enfin, je présume qu’elle a fait ça dans cet ordre, mais en vrai, j’en sais rien, je dormais. Son message est resté là, retenu par le magnet que Bouille d’amour avait rapporté de son voyage scolaire en Vendée (un genre de gros oiseau moche, made in China, pour lequel mon petit frère avait dépensé ce qui lui restait d’argent de poche, un très mauvais investissement, mais c’est pas le sujet). C’est moi qui l’ai trouvé en premier, le mot, pas Bouille d’amour. Lui, j’aurais pas pu le trouver, même si à force de jouer à cache-cache dans nos quatrevingts mètres carrés je connais toutes ses cachettes préférées (panier de linge sale, placard des parents, sous son lit, sous MON lit, derrière le canapé, sous la couverture en fausse fourrure camouflant la tache de café indélébile sur le fauteuil préféré de papa, derrière le rideau de douche), même en cherchant très fort. Parce que pour trouver quelqu’un, faut tout de même qu’il soit là, sinon, c’est compliqué. 10
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Il était donc huit heures et j’étais pas des masses réveillée, je ne le suis jamais avant dix heures du matin. Comme on était vendredi, j’avais cours à neuf heures, une vraie grasse mat’ quand tu es au collège. Mon réveil a sonné, et sonné, et sonné encore… et personne ne l’a arrêté. Ça aurait dû me mettre la puce à l’oreille, mais faut croire que mon cerveau était trop plein de sonneries. J’ai soulevé une paupière, grogné je ne sais plus quoi de mal élevé (« P’tain, faites chier » étant le plus probable), ajouté « Ça suffit le chien ! » à l’attention de Melting-Pot qui tentait de creuser un tunnel entre le couloir et ma chambre, puis je me suis résolue à me traîner jusqu’à mon réveil, un gros truc Harry Potter qui a fait la joie du Noël de mes dix ans et que je ne me résous pas à remplacer par un truc plus en rapport avec mon statut d’ado. J’ai renoncé depuis longtemps à laisser l’appareil sur ma table de chevet. Trop dangereux. À la première sonnerie ma main se déplace toute seule et lui coupe le sifflet sans même que je soulève une paupière, et je me rendors aussitôt. Après deux retenues le mercredi après-midi à cause de mes retards j’ai opté pour la sécurité et posé le réveil maléfique contre la porte de ma chambre ; c’est-à-dire trop loin pour que je puisse l’arrêter sans bouger mes fesses. Sauf que, d’habitude, Bouille d’amour ou maman en ont marre avant moi et viennent l’éteindre sans que je sois obligée de me lever. Papa, non, mais c’est 11
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normal, avec son taf il est rarement là : parti plus tôt ou pas encore rentré, horaires décalés et souvent à rallonge. Papa est adjudant-chef dans la gendarmerie. Le mot, donc. Maman a fait court. Trop. À tel point qu’en trouvant son message sur le frigo, entre les pattes de l’oiseau moche du Puy du Fou, c’est à notre prof de français que je pense en premier. Deux mots pour exprimer une idée, c’est sûr, madame Bailly aurait râlé. Il faut dire que notre prof a l’obsession des phrases complexes, elle aime les tournures compliquées, les couches de mots superposées. Un jour, pour nous montrer « le rythme lancinant et la magie des phrases complexes » (déjà, là, elle m’avait perdue), madame Bailly nous avait lu le début d’un roman du XXe siècle. Sa première phrase était tellement longue, une page, que je ne serais même pas capable de vous dire de quoi ça parlait. Quand le point était enfin arrivé, je m’étais sentie comme une navigatrice tombée à l’eau qui, après avoir nagé des heures, découvre un morceau de bois assez gros pour s’y agripper. J’avais qu’une envie, me poser sur ce point et, surtout, ne plus en bouger. Mais la prof avait voulu continuer, disant que l’auteur, un certain Marcel, était un génie et son roman, un monument. Un monument d’ennui si vous voulez mon avis, d’ailleurs, le mec ne s’y est pas trompé vu qu’il a intitulé son œuvre À la recherche du temps perdu. 12
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Quand madame Bailly nous avait dévoilé ce détail, j’avais suggéré à voix haute que Marcel parlait certainement du temps qu’on allait passer à lire son roman. Tout le monde s’était marré, sauf la prof, et si ça n’avait pas sonné pile à ce moment-là, je pense que j’aurais été bonne pour revenir passer deux heures au collège un mercredi après-midi. J’y peux rien si les trucs à rallonge m’emmerdent. Fille de militaire, petite-fille de militaire, j’ai la phrase courte dans le sang. Question d’efficacité. Ajouter des compléments, des adjectifs, des adverbes, faire durer et durer encore mes descriptions, mes rédactions, jusqu’à ce qu’elles soient plus longues (et aussi inintéressantes) qu’un trajet Lyon-Clermont-Ferrand, j’ai jamais compris l’intérêt. Chez nous, à l’exception de Bouille d’amour qui est capable de babiller des heures, sans point ni virgule, sans respiration, de son retour de l’école à l’heure du coucher, on s’exprime plutôt sur le mode injonctif : « Range ta chambre, fais tes devoirs, mets la table. » Voire carrément en mode désertique, monolexical : « Chaussures, lave-vaisselle, pain. » Clair, net, efficace. Pour son mot sur le frigo, maman avait appliqué la recette maison. Mais bon, là, j’avoue, j’aurais aimé qu’elle fasse l’effort d’ajouter quelques mots derrière son sujet et son verbe conjugué. N’importe lesquels m’auraient convenu, par exemple : « à la laverie » 13
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(complément circonstanciel de lieu), « une heure » (complément circonstanciel de temps), « déjeuner avec Lucie » (complément d’objet direct). Malheureusement, j’ai eu beau enlever le papier du frigo, dans l’espoir un peu stupide que les mots manquants étaient cachés sous les pattes de l’oiseau moche ; j’ai eu beau tourner et retourner le papier, au cas où maman nous aurait fait la blague d’écrire la suite au dos ; des mots, y en avait que deux. Je : pronom personnel de la première personne du singulier des deux genres, au cas sujet (me, moi). Pars : verbe partir, indicatif présent, première personne du singulier. Je pars. Pas où, ni quand, ni pourquoi, ni combien de temps, ni avec qui. Juste, « Je pars. » Traduction : je me casse, je me barre, je vous largue. Clair, net, efficace.
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