"Un homme en vue" de Roger Béteille - Extrait

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un homme en vue


Du même auteur Romans Les Fiancés de la liberté, Hachette, 1986. Sel rouge, Rouergue, 1986. Rouergue en poche, 2015. Fortune lointaine, Hachette-Rouergue, 1987. Rouergue en poche, 2015. L’Orange aux girofles, Rouergue, 2001 (Prix Mémoire d’Oc, 2001), Rouergue en poche, 2014. Le Parisien, Rouergue, 2002. Souvenirs d’un enfant du Rouergue, Hachette Littératures, 2002. Les Chiens muets, Rouergue, 2003. Le Mariage de Marie Falgoux, Rouergue, 2004 (Prix Émile-Guillaumin, 2005). Clarisse, Rouergue, 2005 (Prix Lucien-Gachon et Prix de la ville de Thouars, 2006), Rouergue en poche, 2014. La Chambre d’en haut, Rouergue, 2006. La Maison sur la place, Rouergue 2007 (Prix Panazo 2008). La Rivière en colère, Rouergue, 2008 (Prix salon du livre-net 2009), Rouergue en poche, 2014. Retour à Malpeyre, Rouergue, 2009. Noces bourgeoises, Rouergue, 2009 (Prix Pierre-Benoît de l’Académie des Arts et Lettres du Languedoc). La Pomme bleue, Rouergue, 2011 (Prix Pierre-Jakez Hélias 2011, Prix Arverne 2012), Rouergue en poche, 2013. La Faute de madame le maire, Rouergue, 2012. La Vengeance de Laura, Rouergue, 2013. Rouergue en poche, 2014. Le Chien de nuit, Rouergue, 2014 (Prix Cabri d’Or 2014). Les Défricheurs de nouveaux mondes, Rouergue, 2015. Les Pouvoirs de Jean, Rouergue, 2016. Essais La Chemise fendue, Rouergue et Petite bibliothèque Payot, 1987. L’Aveyron au xxe siècle, Rouergue, 1999. Éros en Rouergue, Rouergue, 2003. Beau livre Balcons du Sud, Rouergue, 2011, Prix du livre de tourisme, 2011.

Graphisme de couverture : Cédric Cailhol Image de couverture : © Plainpicture/Marie Docher © Éditions du Rouergue, 2018 www.lerouergue.com


roger bĂŠteille

un homme en vue roman


Avertissement : Ce roman n’est pas un livre à clés, mais un ouvrage de fiction, quant aux personnages. Toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé dans la ville serait strictement fortuite.


Qu’est-ce que l’avenir ? Qu’est-ce que le passé ? Qu’est-ce que nous ? Quel fluide magique nous environne et nous cache les choses qu’il nous importe le plus de connaître ? Napoléon Bonaparte, Lettre à Joséphine Albenga, 16 germinal an IV (5 avril 1796).



Chapitre 1

L’automne. Vers son milieu. On éprouvait des sensations confuses. Entre la certitude que l’été ne reviendrait pas et celle que l’hiver attendait on ne savait quoi pour se saisir des êtres et des choses. Ce samedi soir, les départs du week-end, vers la campagne, la mer ou les Pyrénées, s’ajoutaient au trop-plein quotidien des sorties du travail et des déplacements plus ou moins justifiés des citadins. Toulouse frisait l’infarctus automobile. Depuis l’aéroport de Blagnac, les rocades, puis les artères ordinaires s’étaient inexorablement congestionnées. La chute du jour serait précoce, précédée de grisaille, qu’accentuaient une brume hésitante et les vapeurs lourdes des pots d’échappement. Les couleurs des carrosseries ne rutilaient plus. Les façades suaient des traces noirâtres. Les occupants des véhicules ne devaient pas souffrir de cette bouillie visuelle. Ils la traversaient avec une indifférence éprouvée, à chaque fin de journée. Pour eux, c’était du grand ordinaire. 9


Des taxis se trouvaient enlisés là. Dans l’un d’eux, le passager dilatait ses prunelles comme s’il luttait contre une inexplicable défaillance de sa vue. Cet air terne ! Se réhabituer ? Beaucoup plus difficile que de triompher du décalage horaire ! Car, dans le pays africain d’où il venait, les jeux quotidiens de la lumière incomparable s’ordonnaient pour s’achever en apothéose : améthyste matinale contre les escarpements rocheux, puis éblouissement de midi, voiles d’une ondée orageuse, enfin rougeoiements crépusculaires, qui forçaient à cligner. René Marcillac pensa tout à coup que les rubans de voitures à touche-touche figuraient des processions de cloportes monstrueux. Il dut acérer son regard pour détecter un faible mouvement de leur colonie métallique et se persuader que le taxi avançait de quelques mètres. Il se sentait assez exaspéré pour couvrir le chauffeur de reproches, mais il se maîtrisa. Lorsqu’il reconnut le boulevard des Minimes, il accrocha ses yeux au jeu désespérant des rouges et des verts. Suspendus à leurs immenses portiques, clignotant sans logique apparente, ils mettaient son calme à rude épreuve. – Je ne voudrais pas coucher à Toulouse ! s’agaça-t-il. – Vous échauffez pas, conseilla le conducteur. – Coincés si près de la gare ! J’ai quelques raisons de râler, non ? Vous êtes sûr d’avoir choisi le trajet le plus court ? grogna René Marcillac. – Vous voulez le volant ? – Excusez-moi… Dans cette colle de voitures, je ne ferais pas mieux. – Vous voyez ! Vous devenez raisonnable. – Dix-neuf heures, mâcha René Marcillac, comme un nageur qui se noie fixe le rivage pour se convaincre qu’il lui reste une chance de l’atteindre. 10


– Au fait, vous venez d’où ? s’enquit l’homme, à la fois parce que la discrétion n’était pas son fort et parce que les clients qui racontaient leur voyage regardaient moins souvent le compteur. – Kenya, laissa tomber le passager. – Couillon ! Manquer un train à Matabiau, alors que vous débarquez de Zanzibar, ce serait la guigne ! grasseya le Toulousain. – Plutôt de Nairobi, mais peu importent vos connaissances en géographie ! Conduisez ! – Vous étiez parti chasser le lion ? – Entre autres ! – Je vous décharge juste devant le Départ. Vous aurez votre 19 heures, promit le taxi. Comme il s’extrayait de son siège, un concert d’aboiements monta du bord du canal, de l’autre côté de la rue. – Les clébards des hippies, ça vous change des lions, hein ? rigola le chauffeur, tout en encaissant le montant de sa course. – Les lions, je ne les entendais que dans la nuit, persifla Marcillac. – Bon retour chez vous. Les portes automatiques en verre s’affolaient, sollicitées dix fois par seconde par l’agitation des voyageurs. René Marcillac fonça dans l’ouverture de cette guillotine saccadée, puis dans la bousculade bouchant les escaliers. Les haut-parleurs nasillaient leurs indications ferroviaires, que la mélasse sonore et la résonance du souterrain rendaient incompréhensibles. – T.E.R… Rodez… Quai numéro 8, saisit tout de même René Marcillac. Deux semaines de safari l’avaient endurci. Quarantehuit ans dans quelques jours, il se sentit en pleine forme. 11


Son cœur battait aussi régulièrement qu’un métronome. Il donna un vigoureux coup de reins pour transbahuter plus vite sa valise. Mais cette lutte dans ce foutoir lui parut insupportable. Il ne put s’empêcher de déplorer la précipitation des gens, en se souvenant de l’organisation parfaite de son périple africain, déroulé des plages de sable fin de l’océan Indien aux territoires des Kikuyus et des Masaïs, jusqu’aux étouffantes sylves équatoriales des montagnes. Partout, un personnel stylé, des chauffeurs de pick-up ponctuels, le confort des lodges. Quai 8, la scène qu’il aperçut le choqua. Une marée d’étudiants, en partance chez leurs parents, déferlait contre le train, pour prendre d’assaut les portes. Dans cette horde bruyante et gesticulante, il devina une chevelure d’un brun de jais, qui devait être celle d’une jeune femme. Elle fut ballottée pendant quelques secondes dans le flux des adolescents qui se démenaient pour s’assurer une place assise, en s’engouffrant à l’intérieur les premiers. Comme la voyageuse touchait enfin à son but, tendant la main vers une poignée d’appui, par une poussée imprévisible, elle se trouva rejetée à l’extérieur de la mêlée. – Manqué ! J’étais tout près des marches d’entrée, dit-elle, plus étonnée qu’indignée. – Ils ne vous ont pas blessée ? – Un peu compressée, mais ce n’est rien… – Les goujats ! Il faillit ajouter : « Bousculer une dame ! », mais il eut assez de self-control pour ravaler sa remarque. Ils restèrent ainsi, l’esprit vide, pendant un instant. Une fille descendit de l’autorail en trombe, s’arrachant sans doute aux ultimes caresses de son amoureux. 12


– Les portières vont se fermer ! Donnez-moi votre bagage et montez en vitesse ! commanda René Marcillac. Le TER commençait à glisser. Du sas où ils venaient d’échouer, ils découvraient le compartiment principal, dans lequel plus aucun siège n’était libre. – Ici, il n’y a presque personne, observa-t-elle. – Nous n’avons pas d’autre choix, l’approuva-t-il, en lui souriant. C’était une sorte de plateforme surélevée, que les technocrates de la SNCF désignaient peut-être sous le nom de salon. Du haut de la marche, qui séparait celui-ci du sas d’entrée, les deux retardataires entrevirent une adolescente, entourée de cinq garçons. À l’évidence, elle les aimantait. Ils étaient à peine assis et déjà ils la mataient avec insistance et chacun d’entre eux débordait de simagrées pour monopoliser son attention. – Madame, je vous installe là ? proposa René Marcillac, en soulevant le sac de l’inconnue vers le filet. – Si vous voulez… – Vous préférez être dans le sens de la marche, je suppose ? – Aucune importance, assura-t-elle. – Pour moi si… Je m’assieds près de vous, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, décida-t-il. Dans la précipitation de leur embarquement plutôt hasardeux, il avait fait l’économie de toute formule de politesse, comme s’ils se connaissaient peu ou prou. Maintenant que le voyage s’annonçait normal, il semblait nécessaire de se réfugier dans la réserve banale qui sied entre deux voisins de siège. – Monsieur, merci pour tout ; j’étais un peu perdue. Sans vous je risquais de réagir après la fermeture des portes et de rester sur le quai. 13


Violaine Lafon recouvrait l’acuité d’esprit qui était une composante importante de sa personnalité. Sa respiration se posait. Elle parlait d’une voix harmonieuse, qui laissait percer une chaleur naturelle. D’habitude, lors de ses rares déplacements en train, elle répugnait à lier conversation avec ses voisins. Mais l’imprévu lui avait attribué un compagnon secourable. Elle pensa qu’elle ne pouvait pas se montrer froide à son égard. – Vous voyagez souvent sur cette ligne ? reprit-elle, plutôt mécontente de la platitude de cette façon de ne pas sombrer dans un silence gêné. – Presque jamais… Son Bon Samaritain lui parut plutôt sympathique. Elle tourna à plusieurs reprises sa tête vers lui, avec l’intention de ne rien révéler d’elle-même, mais de ne pas lui opposer un visage fermé. Il n’osa pas la fixer pour la soumettre à un véritable examen, mais il fut frappé par la nuance de ses yeux. Ils étaient d’un vert d’émeraude pâlie, qui leur donnait un peu de nostalgie. Il y avait aussi sa peau très mate : l’approche de la maturité ne la froissait pas, mais lui donnait au contraire une sorte de plénitude soyeuse. La jeune fille qu’elle avait été avait dû être d’une beauté possédant un magnétisme singulier. Amusé de sa curiosité, René Marcillac tenta de se représenter son teint de dix-huit ans : une complexion d’Andalouse, sous un casque de cheveux, ondulant au moindre de ses mouvements. Il était d’autant plus sûr de ce portrait juvénile de l’inconnue, peint à son insu, qu’il décelait impitoyablement les fausses blondes depuis que la mode affublait tant de châtaines ou de brunes banales de coiffures lisses et platinées à la suédoise. Les teintes en vogue brouillaient l’âge réel de celles qui les portaient. Il la regarda de côté. Il hésita. Elle pouvait 14


le tromper aussi… Mais il lui attribua un âge : pas plus de trente-cinq ans. Son métier le portait à évaluer d’une seule impression les gens qu’il rencontrait. Il voulut la situer : une employée ou un petit cadre, s’il en jugeait par sa tenue, de bon goût, mais sans bijou de prix ou pièce de vêtement de grande marque. Il se demanda s’il l’ignorait ou s’il allait entretenir un dialogue intermittent, se ravivant de loin en loin, au gré de la monotonie de l’ennui ou d’un fait insignifiant : un choc anormalement percutant des roues métalliques contre les rails, un personnage surprenant entraperçu au gré de l’arrêt dans une gare. D’ailleurs désirait-elle meubler le temps de quelques mots ou de quelques phrases sans intérêt ? Il en était là de ses méditations, lorsqu’un jeune, barbu, s’extirpa de la grappe d’admirateurs de l’égérie et l’interpella. – Si vous aviez des cigarettes, je vous taperais pour moi et les copains… dit-il, en se donnant un air hardi. – Je n’ai jamais fumé. – Pas de pot, les mecs ! On se casse le nez sur un non-fumeur. – Vous n’ignorez pas qu’il serait d’abord convenable de demander l’autorisation de fumer à Madame et que, de plus, il est interdit d’empester les lieux publics ? lui rappela René Marcillac, railleur. – Non-fumeur ! En plus, Père la Vertu ! grommela l’individu. Il plongea vers sa place, accueilli par des moqueries bruyantes. Les autres n’étaient pas fâchés que sa tentative d’éblouir la fille, en mettant le bourgeois dans sa poche, ait avorté ridiculement. Il s’affala sur son siège et, en guise de provocation, il appuya ses longues jambes de dégingandé sur le dossier, devant lui, de manière à offrir le spectacle de la semelle de ses baskets éculées au couple d’adultes. 15


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