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Illustration de couverture : Juliette Barbanègre Graphisme de couverture : Olivier Douzou © Éditions du Rouergue, 2021 www.lerouergue.com
Isabelle Renaud
la sorcière de la bouche d’égout Illustrations de Juliette Barbanègre
À Édith, à nos récrés.
chapitre 1
Dans mon village, il y a une école. Dans cette école, il y a une cour de récré. Dans cette cour de récré, il y a une bouche d’égout. Et tout au fond de cette bouche d’égout, il y a une sorcière qui est emprisonnée. Mon amie Melinda et moi, on lui donne souvent à manger. Des brins d’herbe, des cailloux, des restes de nos goûters. Il arrive qu’elle en laisse et alors, le lendemain, on aperçoit des brins d’herbe qui flottent à la surface. Mais, la plupart du temps, elle mange et tout disparaît. Il faut dire que, dans sa situation, elle ne peut pas 9
faire la difficile. Et puis c’est une sorcière ! Et les sorcières, selon Melinda, ont une capacité de digestion surnaturelle. Elles peuvent absorber des tas de trucs qui nous rendraient malades, nous autres, simples humains…
Melinda s’y connaît. Comme elle veut devenir plus tard herboriste (et les herboristes sont, paraît-il, de lointaines descendantes des sorcières), elle a beaucoup lu sur le sujet. D’ailleurs, c’est elle qui a trouvé la sorcière. Elle a senti un courant d’air frais qui sortait 10
de la bouche d’égout et elle a deviné que quelqu’un vivait là-dessous. Depuis, elle l’a vue plusieurs fois. Elle dit qu’elle a de longs cheveux gris épais comme des serpents, de grandes rides autour de la bouche et du front. Moi, j’ai cru la voir une fois, et c’est vrai qu’elle ressemblait à ça. Mais avec, en plus, des yeux ronds et une bouche de poisson. – La bouche de poisson, c’est parce qu’elle vient de la rivière, a affirmé Melinda quand je lui ai donné ces précisions. – De la rivière ? – Mais oui ! Elle est arrivée pendant l’inondation ! Bien sûr, Melinda a raison. Il y a cinq ans, un orage a fait déborder la rivière qui coule derrière l’école, et la cour de récré a été inondée. Nous, on est trop jeunes, on ne s’en souvient pas, mais les adultes parlent souvent de cet événement. C’est à ce moment-là que la sorcière a été emportée par les eaux et qu’elle s’est retrouvée bloquée ici contre son gré. 11
Melinda dit que la sorcière regrette sa rivière. D’autant que la bouche d’égout est étroite, ennuyeuse, et qu’elle sent l’eau croupie. Tout ça l’a rendue maléfique. Melinda la soupçonne d’en vouloir à l’école. C’est pour ça que, pendant la récré, on ne laisse pas les petits CP s’en approcher. On s’accroupit près de la bouche d’égout, mais on prend soin de ne pas glisser les doigts à l’intérieur quand on lui lance des miettes de nos goûters. Il ne faudrait pas qu’elle attrape nos mains avec une de ses mèches-serpents et nous attire dans les marécages du dessous. Parfois, on ne la nourrit pas pendant plusieurs jours. Ce sont les jours joyeux, comme ceux, par exemple, où l’on est occupées par la préparation de la fête de l’école. – Notre classe fera un grand pow-wow ! a décidé Victoire le jour de la rentrée. Victoire est notre super maîtresse. Elle est aussi rose et blonde que les Indiens sont burinés, 12
mais elle nous a expliqué qu’elle a une âme de Sioux. Elle a deux grandes tresses, des bracelets de perles colorées aux biceps et un sourire à fossettes. Elle s’assoit toujours en tailleur sur son petit bureau pour nous faire classe.
Tous les lundis matin, on se rend avec elle au gymnase pour fabriquer des tipis, des totems et danser pieds nus au rythme des chants de chasse au bison qu’elle a téléchargés. Melinda a emprunté à son père un tee-shirt rouge qu’elle coupe en franges aux extrémités pour en faire une robe de 13
squaw. Moi, je me fabrique une coiffe avec du carton ondulé et des plumes de pigeon teintées. Et on frappe fort le sol de nos talons quand on se met à danser. Ces jours-là, on aime tellement l’école qu’on en oublie complètement la sorcière. Sauf que la sorcière n’aime pas trop ça, être oubliée. Deux ou trois jours plus tard, ça ne loupe jamais, les premiers dégâts apparaissent. Et, quand je vois Melinda arriver dans la cour avec le front plissé, je devine à l’avance ce qu’elle va me raconter. – Maud, m’a-t-elle chuchoté l’autre jour à l’oreille, quand j’ai voulu me laver les mains dans les toilettes des filles, l’eau s’est mise à couler orange du robinet ! – Ça ne m’étonne pas, ai-je soupiré. D’ailleurs, t’as remarqué ? – Quoi ? – L’arrosage automatique de la pelouse de l’école ! Il s’est complètement déréglé ! Tout 14
à l’heure, quand je suis arrivée, le gardien n’arrivait plus à l’arrêter. Il est trempé de la tête aux pieds ! Alors, à la récré, on retourne nourrir la sorcière. Pâquerettes et boutons d’or (si c’est de saison), cailloux, Granola et BN à la fraise. Et tout rentre dans l’ordre. L’arrosage recommence à fonctionner et l’eau du robinet redevient transparente. Le gardien de l’école fanfaronne devant la directrice, explique qu’il a tout réparé. Melinda et moi, on adore le féliciter. – Bravo ! Encore gagné ! applaudit Melinda. Et moi, je m’extasie : – Vous êtes tellement doué ! Du coup, il nous aime bien. Mais en réalité, même si on ne dit rien, on sait que c’est grâce à nous que l’école se porte bien.