"Marchands de mort subite" de Max Izambard - Extrait

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MARCHANDS DE MORT SUBITE


Graphisme de couverture : Odile Chambaut Image de couverture : © Robin Hammond Carte de la page 11 : © Claire & Nicolas © Éditions du Rouergue, 2021 www.lerouergue.com


MAX IZAMBARD

MARCHANDS DE MORT SUBITE roman



Pour Émilie



L’obscurité fourmillait de brigands. La nuit mystérieuse dissimulait toutes sortes de bandits aux aguets. La ville était pleine de patrouilles militaires, de soldats à la recherche de plaisirs nocturnes et d’aventures interdites. Le ciel grouillait des âmes de ceux qui avaient été assassinés pendant le coup d’État, assassinés avant le coup d’État, assassinés pendant l’état d’urgence, assassinés à la veille de l’indépendance, tandis que la politique se couvrait des masques les plus affreux et faisait couler de plus en plus de sang. Moses Isegawa, Chroniques abyssiniennes


Le lecteur trouvera en fin de livre un glossaire des principaux termes swahili, luganda et rutooro employés.


Soudan du Sud

République démocratique du Congo

Ituri

Nil Blanc Gulu

Ouganda

Mongbwalu

A ac

t

er

lb

Bunia

L Beni

Mbale Kampala

Jinja

Principaux sites miniers :

Entebbe

Butembo

Or

Mbarara

Nord-Kivu Goma

Coltan Lac Victoria

Rwanda Sud-Kivu

Tanzanie Burundi

Kenya



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Lorsque Pierre Marlot reçut l’appel du consul, il observait une colonie d’avocettes à tête noire qui déambulaient à grands pas rapides et gracieux le long d’une plage en baie de Somme. L’aube était étrangement lumineuse en ce début de mois de mars. Dès les premières lueurs du jour, il était parti marcher sur l’immense plage presque rectiligne qui part de la pointe du Hourdel et va jusqu’à Cayeux-sur-Mer ; cette plage sur laquelle, à cette heure, on ne décelait aucune trace de l’espèce humaine, à l’exception d’un bunker allemand échoué sur le sable, comme s’il avait été recraché par la mer une nuit de tempête. Pierre sentait la morsure du vent sur ses mains et ses joues. Il n’entendait que le flux et le reflux des vagues sur le sable au loin. Lorsqu’il plaça les jumelles devant ses yeux, l’immensité de l’espace soudain s’abolit. Son monde visuel se résuma à des aplats de couleurs pâles, du bleu, du gris, du beige, floutés par des mouvements de mise au point et de déplacement des jumelles. Au bout de quelques secondes, il vit apparaître un oiseau noir et blanc perché sur ses longues 13


pattes, qui avançait dans l’eau peu profonde et plongeait son bec fin dans la vase pour en retirer des vers et des petits crustacés. Recurvirostra avosetta, nota-t-il mentalement, tout juste rentrées d’Afrique. Bienvenue au bercail mes amies ! Il sourit sans s’en apercevoir. C’est précisément à ce moment-là qu’une vague d’ondes radioélectriques traversa le Sahara, la mer Méditerranée puis remonta la France en diagonale avant de frapper de plein fouet le petit téléphone portable de Pierre. Il détacha brusquement ses orbites des oculaires, recouvra un champ de vision de plusieurs kilomètres de large, rangea les jumelles dans leur étui, et sortit avec irritation son téléphone de la poche intérieure de sa veste. Il ne reconnut pas le numéro qui s’affichait sur l’écran digital. La conversation avec le consul de France en Ouganda lui fit l’effet d’une lente suffocation. La faible voix, entrecoupée de claquements électromagnétiques, lui demanda d’abord s’il était bien le père d’Anne Marlot, ce à quoi il répondit d’un oui, qu’il eut du mal à extraire de sa gorge nouée. Ensuite, le consul l’informa que l’on n’avait plus de nouvelles d’Anne depuis deux semaines, depuis qu’elle avait traversé la frontière ouest du pays afin de se rendre au Congo pour les besoins d’un reportage. Pierre Marlot posa plusieurs questions à propos du jour précis de son départ, du nom de l’amie qui avait alerté l’ambassade, et d’autres détails. Lorsque le consul raccrocha, les avocettes s’envolèrent d’un seul coup. Pierre fut pris d’un vertige. Il s’accroupit, ferma les yeux et posa une main sur le sable pour garder l’équilibre. Quand il sentit que sa tête s’arrêtait de tourner, il se releva lentement et marcha jusqu’à la mer. Juste avant d’atteindre la marée montante, il retira ses chaussures, retroussa son pantalon jusqu’aux genoux et s’avança de quelques mètres dans l’eau gelée. Puis, il se lava les mains 14


dans les vagues grises et, pour la première fois depuis de nombreuses années, se mit à prier. Il parvint à réserver un siège sur un vol vers l’Ouganda qui partait le lendemain matin de Roissy. Il passa quelques appels téléphoniques pour prévenir des amis. Des conversations chaotiques, gorgées d’angoisses et de non-dits qu’il abrégea en prétextant des préparatifs de départ. Le trajet en voiture fut un long calvaire. Le soleil, qui perçait par intermittence au travers des cumulus, l’éblouissait d’une lumière violente. Une odeur écœurante de sel, d’iode et d’algues pourries flottait dans la voiture. Son esprit, trop rationnel pour se bercer d’illusions, se perdait en de multiples scénarios. Un labyrinthe de questions sans réponses. Anne avait disparu dans l’un des endroits les plus instables de la planète. Lors du réveillon de Noël, elle lui avait dressé un tableau complet des forces en présence dans l’est de la République démocratique du Congo, avant de conclure dans un sourire qu’elle devrait recommencer son explication dans un an étant donné que les alliances, les territoires sous contrôle et les lignes de front changeaient en permanence. Anne était journaliste, comme lui autrefois. Cela les liait, même si elle mettait un point d’honneur à se démarquer de lui et à souligner, chaque fois que l’occasion se présentait, sa conception exigeante du métier. Dans ces momentslà, Pierre la trouvait agaçante avec ses airs de donneuse de leçons, ses litanies à propos de la quête de vérité et sa volonté farouche d’indépendance. Il lui faisait remarquer, narquois, qu’elle pouvait se permettre de rester pure, elle qui n’avait pas d’autre bouche à nourrir que la sienne et qui vivait de piges dans un pays où le prix des loyers était cinq fois plus faible qu’en France. En roulant vers Roissy, il admit toutefois que l’agacement qu’il ressentait au cours de ces conversations était au moins 15


en partie lié à l’admiration qu’il vouait à sa fille et au courage qui lui avait manqué à plusieurs moments au cours de sa vie. Une pluie fine se mit à ruisseler sur le pare-brise. Pierre mit quelques minutes à s’en apercevoir. Il actionna les essuie-glaces. De grandes plaines céréalières s’étiraient à perte de vue sous un ciel bas et gris. Un sentiment de solitude totale l’envahit et lui noua la gorge. Il activa le navigateur GPS. La voix féminine, aérienne, lui indiqua avec douceur qu’il n’était plus qu’à trente-sept minutes de l’hôtel Ibis Roissy Charles-de-Gaulle. Il repensa à ce dernier réveillon de Noël. La maison de sa mère était en fête. On avait sorti la nappe de coton brodé et les bougies. Des bouteilles de champagne et des plats garnis de figues, de pruneaux et de dattes fourrés trônaient sur la table. Dans un coin, des piles de paquets cadeaux s’entassaient sous le sapin illuminé. Le grand séjour résonnait de rires d’enfants, de conversations d’adultes, de tintements de verres et des claquements secs des bûches léchées par le feu. Chaque année, sa mère tentait de rassembler son troupeau éparpillé. Au sein de la fratrie, il avait toujours été le plus rétif aux rituels et aux traditions. Depuis le décès de Susan, il s’était retiré dans sa maison au bord de la Manche et esquivait la plupart des réunions familiales, agacé par avance de sentir les regards chargés de compassion se poser sur lui, Pierre Marlot, le veuf inconsolable, irrité aussi par la joie surjouée de sa mère qui se perdait en mille apprêts et coquetteries. Mais cette fois, il n’avait pas pu faire faux bond. Anne était rentrée en France pour les fêtes. Ce soir-là, elle circulait de groupe en groupe, souriante malgré les traits de fatigue qui ciselaient son visage. Lorsqu’une de ses cousines ou un oncle l’encourageait d’un « allez, raconte-nous un peu », elle décrivait le bouillonnement des villes, les fortunes qui se font et se défont, les 16


mendiants poliomyélitiques grattant aux vitres des SUV dernier cri, la Premier League qui électrise tous les bars du pays et le black-out inopiné qui les condamne d’un coup au silence et à la nuit. Pierre était assis sur le canapé en cuir devant la cheminée, à l’écart de l’agitation. Il était en pleine partie d’échecs avec l’un de ses neveux, lorsqu’il sentit les mains d’Anne se poser sur ses épaules. – Alors, papa, en difficulté à ce que je vois ? dit-elle sur un ton mi-grave mi-enjoué. Elle se baissa et lui chuchota un mouvement à l’oreille. Il fit battre en retraite sa tour pour protéger sa reine. – Tu arrives toujours à ma rescousse au moment opportun. Allez, viens t’asseoir près de moi. J’ai besoin d’un cerveau supplémentaire pour battre Antoine. Antoine protesta pour la forme, mais il était visiblement flatté de la remarque de son oncle. Il entrelaça ses doigts fins devant son visage, fronça les sourcils et fixa le plateau de jeu comme si sa vie en dépendait. – Tu vas voir, Anne, dans quelques minutes, des jets de fumée vont lui sortir par les oreilles, lança Pierre, un bref sourire ironique au coin des lèvres. Il se tourna vers Anne et lui sourit. Elle lui retourna longuement son sourire. Ils n’avaient nul besoin de parler. Un instant, une fraction de seconde, Pierre vit Susan assise en face de lui, telle qu’il l’avait connue au début de leur rencontre sur les bancs de la Sorbonne, les mêmes cheveux châtains qui tombaient en mèches désordonnées sur ses épaules, le même visage étiré, pâle, l’expression singulière de son sourire et la lumière dans ses yeux ; Susan, dans toute la perfection de sa jeunesse, tout juste arrivée de Leicester, émerveillée par Paris, son phrasé hésitant, avalant les « r », changeant les « ou » en « u », et sa façon si soudaine d’éclater de rire qui le faisait sursauter. 17


Pierre cligna des yeux pour évacuer cette vision cruelle. – Tu as l’air soucieuse. Tout va bien ? Anne parut gênée de la question de son père. Un bref instant, son regard plongea dans la fournaise de la cheminée. Pierre vit ses pupilles s’embraser. – Soucieuse ? Non. Fatiguée, plutôt. Je te rappelle que je viens de passer la nuit dans l’avion. Tout ça pour un rendezvous qui ne s’est jamais matérialisé. – Quelle idée de programmer des interviews le vingttrois décembre. Les gens ne prennent jamais de vacances en Ouganda ? – La plupart, oui. Certains, non. – Et qui sont ces gens importants qui ne prennent pas de vacances ? Anne n’eut pas le temps de répondre. D’un mouvement rapide vers l’avant, le cheval blanc prit la dernière tour de Pierre. Les pions noirs ressemblaient de plus en plus à une armée en déroute, harcelée sur tous ses flancs par des hordes de cavaliers d’une blancheur arrogante. Une bûche explosa en projetant une pluie de paillettes incandescentes sur le carrelage. Pierre observa le visage de sa fille de profil. Ses traits étaient tirés. Toute trace de joie avait déserté son visage. Elle fixait intensément la bûche effondrée entre les chenets. – Échec au roi ! Vous allez au moins avoir besoin de deux cervelles pour vous sortir de ce piège-là, glissa Antoine avec une pointe de sadisme en se redressant sur son siège. – Anne, je crois que nous sommes en danger, dit Pierre sobrement. Anne tourna la tête vers le plateau de jeu et l’observa longuement sans prononcer un mot. Pierre joignit son regard au sien sur l’échiquier, mais ne vit qu’un entrelacs flou et gris, dépourvu de toute signification. – Je ne vois effectivement aucune issue, finit-elle par conclure d’une voix sèche. 18


Elle saisit le fou entre son pouce et son index et le fit glisser lentement jusqu’au centre du plateau. Elle le laissa dressé là, seul au milieu de l’ennemi, comme le dernier geste de bravoure du vaincu qui va dignement au-devant de sa mort plutôt que de subir le déshonneur d’être capturé. Le mouvement à angle droit du second cheval blanc vint sceller définitivement le sort de l’armée noire. – Échec et mat, mon cher oncle, ma très chère cousine, déclara Antoine obséquieusement. Puis, il se leva et alla rejoindre le reste du groupe. Pierre écarta les bras et secoua la tête en signe d’impuissance. – Ce garçon est impitoyable. – Ce n’est qu’un jeu, papa. Dans la vraie vie, tu entrevois rarement le visage de tes adversaires. Ils avancent masqués ou ils se cachent. Pierre gara sa voiture à la lumière des phares. Le crépuscule avait déjà tout obscurci. Perchées au sommet de l’hôtel, des lettres en néons rouges se détachaient dans le ciel nocturne, promesse de sommeils homogènes, de transits fluides et de minibars approvisionnés. Il attrapa sa valise et sa sacoche en cuir dans le coffre, ferma la voiture et se dirigea vers la réception. Une fois dans sa chambre, il se replongea dans ses pensées, tenta de recomposer la suite de la conversation qu’il avait eue avec Anne deux mois plus tôt. Elle lui avait surtout parlé de ses derniers reportages sur le secteur pétrolier : projet de raffinerie, tracés de pipeline, expropriations de petits paysans et tensions entre les différents pays d’Afrique de l’Est. Les deux articles publiés, l’un dans The Guardian, l’autre dans L’Obs, l’avaient rendu fier. Elle avait aussi brièvement mentionné son nouveau projet d’enquête entre l’Ouganda et le Congo, un travail de longue haleine, qui lui prendrait des mois d’enquête. 19


Pierre fouilla dans sa mémoire, mais ne parvint pas à se remémorer le thème. L’avait-elle même évoqué ? Du mieux qu’il puisse se souvenir, il était question de folie. Elle avait dû dire quelque chose comme « ce qui rend tout le monde fou dans la région » ou peut-être « ce qui leur fait tous tourner la tête ». Avait-il été intrigué ? Avait-il eu peur ? Impossible de se le rappeler. Il gardait en lui la trace d’un sentiment fort, imposant, qui avait depuis longtemps quitté son esprit. ***

Calé dans son siège de seconde classe à l’arrière de l’appareil, Pierre cherchait en vain une position confortable pour déplier ses longues jambes. Le vol KLM en direction d’Entebbe était bondé. Les sièges autour de lui étaient occupés par des missionnaires chrétiens de Caroline du Sud qui portaient tous un t-shirt identique, sur lequel était inscrit en lettres capitales : TRY JESUS. Pierre tourna la tête vers le hublot. Le soleil irradiait l’atmosphère d’altitude. Son regard se perdit dans l’immense mer de nuages qui recouvrait l’Europe. Il ferma les yeux et se plongea dans ses pensées. La veille, dans la chambre d’hôtel, il avait tenté de joindre Anne à plusieurs reprises sur son téléphone portable. Au bout de la ligne, la voix neutre et robotique répétait inlassablement le même message : « The number you are trying to call is not available, please try again later. The number… » Comme il se sentait seul. Comme il aurait aimé que Susan soit encore à ses côtés pour affronter cette épreuve. Elle avait la force de caractère, le sang-froid, la lucidité qui lui manquaient. Même à la fin, alors qu’elle savait qu’il ne lui restait que quelques mois à vivre, elle avait conservé son pragmatisme et sa bienveillance, donnant mille conseils à Pierre concernant la tenue de la maison et du jardin, partageant 20


ses inquiétudes maternelles à propos d’Anne. Pierre se sentit vaciller intérieurement. Une vague d’émotions déferla en lui. Il posa le front contre la vitre du hublot, ferma les yeux et étouffa un hoquet. Il était près de vingt-deux heures trente lorsque le vol KLM se posa sur la piste de l’aéroport d’Entebbe. Pierre avait somnolé une grande partie du trajet restant, sans jamais trouver le sommeil que son corps réclamait. Ses jambes et sa colonne vertébrale étaient douloureuses. Il rassembla ses affaires hâtivement, attrapa sa sacoche en cuir dans le compartiment à bagages au-dessus de lui et sortit de l’avion. Le tarmac de l’aéroport était plongé dans une épaisse obscurité. Seuls quelques projecteurs faiblards accrochés au bâtiment principal luttaient contre la noirceur envahissante. Les passagers se dirigèrent vers la lumière dans un silence de procession. Un vent frais soufflait par intermittence dans l’immense espace invisible qui les entourait. Il passa les contrôles de l’immigration dans un état semiconscient, récupéra son unique valise et sortit de l’aéroport pour retrouver la représentante de l’ambassade. Une foule compacte, retenue par de simples fils tendus entre des poteaux, formait une haie d’honneur immobile et silencieuse. Pierre plissa les yeux pour déchiffrer les noms inscrits au feutre sur les feuilles tendues devant lui. Il ne vit pas le sien. Après un énième aller-retour devant les petites feuilles blanches, sous les regards scrutateurs de centaines de paires d’yeux, il dut se rendre à l’évidence : personne ne l’attendait. Il prit un taxi et fila dans la nuit. Le trajet d’une trentaine de kilomètres jusqu’à la capitale lui fit l’impression d’une salve de flashs lumineux au milieu de l’obscurité, de visages flous et de corps allongés par la vitesse. Ses tympans percevaient le son déformé des bars nocturnes alignés le long de la route. Bientôt, tout cela se fondit dans un songe étrange, 21


qui le tint à la frontière du réel jusqu’à son arrivée dans la ville. En pénétrant dans la chambre d’hôtel, il eut juste le temps de régler son réveil, avant de s’effondrer sur son lit. Il avait rendez-vous à l’ambassade de France le lendemain à huit heures trente. ***

Ruedi Müller jeta un dernier regard à la silhouette nue, à la courbe des fesses. Allongée sur le ventre, une cuisse légèrement remontée, elle tourna son visage vers la porte, sourit, puis passa la langue sur ses lèvres. Elle savait l’électriser, le faire revenir. Elle seule parmi tant d’autres. Dora. Il lui envoya un baiser de la main puis referma délicatement la porte de la chambre d’hôtel. Dans le couloir, il inspecta son image dans un grand miroir. Polo blanc, veste sombre, pantalon chino bleu nuit et chaussures en cuir. Smart casual. Trop casual peutêtre pour le général. Il jeta un coup d’œil à sa montre, dix-neuf heures trente, essuya ses paumes moites sur l’arrière de son pantalon. Le ding de l’ascenseur le fit sursauter. Il s’avança dans la cabine spacieuse, un palais des glaces inondé de lumières chaudes. Son reflet fragmenté, décomposé, multiplié à l’infini. La plongée du sixième au rez-de-chaussée fila en quelques secondes silencieuses. Il sentit l’ascenseur décélérer. La porte s’ouvrit. Le hall d’entrée était déjà bondé. Brouhaha. Accolades bruyantes. Saccades de rires hystériques. Il se plaça un peu à l’écart et observa. Au centre, un immense atrium illuminé par un lustre aux reflets scintillants. De part et d’autre du hall, de larges escaliers en marbre rose s’élevaient jusqu’au balcon de la salle de concert. 22


Les invités passaient les portiques de sécurité au compte-gouttes. Certains spectateurs fonçaient billets en main vers la salle de concert. D’autres s’attardaient dans l’atrium, formaient des petits cercles, s’agglutinaient le long du bar, mains tendues vers les serveurs débordés. Des hôtesses en tailleur allaient de groupe en groupe, proposaient des dégustations de liqueurs, faisaient la promotion de services de banques privées. La foule était noire et riche. Cheveux défrisés, peaux soyeuses. Tailleurs Chanel, sacs Vuitton, costumes sur mesure. L’élite. Des gens utiles. Müller en connaissait beaucoup, mais il n’était pas ici pour réseauter. Quelques Blancs pointillaient la foule, des diplomates pour la plupart, sourires étirés jusqu’aux oreilles, l’air un peu nigauds, afroptimistes béats, ravis de célébrer l’Afrique émergeante au son des cuivres. Ils ne manqueraient pour rien au monde le roi du jazz venu de la nation arc-en-ciel. Aucun Indien en revanche, nota Müller. Pas vraiment leur tasse de thé, la musique africaine. Ils se déplacent volontiers lorsqu’un gourou lévitant en collier à fleurs fait une tournée africaine, mais ne dépenseront pas un centime pour écouter de la trompette et des youyous. Il ricana intérieurement. Müller fouilla des yeux le hall d’entrée. Il n’était pas encore arrivé. Évidemment. Le général n’était pas du genre à socialiser une flûte de champagne à la main, même parmi la crème de la crème. Trop méfiant pour cela. C’était pourtant lui qui avait proposé le lieu de rendez-vous. Concert d’Hugh Masekela. Hôtel Serena. Vingt heures. Table réservée en utilisant un prête-nom. Nous pourrons parler de deux ou trois choses qui préoccupent mon père, avait-il dit. Müller n’avait pas aimé le ton. Tranchant. Une pointe de vulgarité dans la voix. Le ton de quelqu’un qui a l’habitude de donner des ordres et d’être obéi. 23


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