Une belle aventure BÊrangère et sa maman Marie-Pierre
Les rêves de Bérangère
Au salon, les invités s’installent et déjà, les conversations vont bon train. Dans les verres sortis pour l’occasion, papa verse ici un porto sombre, là un whisky ambré. Le colonel (xxxx nom) se cale confortablement dans son fauteuil et sourit à l’écoute d’une bonne anecdote ; son épouse découvre avec gourmandise l’un des nombreux amuse-bouches préparés par maman ; le docteur (xxxx nom) passe un dernier regard sur les rayonnages de la bibliothèque avant de s’assoir près de sa femme. Dans la salle à manger toute proche, la table est dressée. Sur la nappe lourde qui retombe en plis réguliers, je reconnais la vaisselle (xxxx de porcelaine ?), les couverts d’argent (xxxx de famille) et les verres en cristal (xxxx). Leur alignement millimétré, quasi militaire (un hommage à papa peut-être ?), est la promesse d’une belle soirée. Une évidence : maman a passé la journée en cuisine, s’affairant devant le plan de travail et les fourneaux, dans le tintinnabulement des cocottes et des casseroles, pestant en sourdine de ne plus trouver la louche ou le moulin à poivre, goûtant ses sauces du bout des lèvres, l’œil brillant en ajoutant à la recette de (xxxx nom grandmère) son « ingrédient secret ». Comme toujours, je l’ai regardée faire, prenant plaisir à cette chorégraphie improvisée et n’intervenant qu’au moment de la préparation du dessert. Là, transformée en apprentie pâtissière, j’ai plongé avec délectation mes mains dans la pâte pour la malaxer, saupoudré la table de farine, la regardant flotter quelques instants dans l’air, avant d’étaler le fond de tarte au rouleau. Près de moi, maman s’assurait d’un œil que je n’oubliais aucun ingrédient tout en vérifiant l’onctuosité d’un chocolat en train de fondre.
Alors qu’aucune douceur n’était encore sortie du four, j’imaginais déjà les invités poser leur fourchette à dessert dans l’assiette après l’ultime bouchée, se reculer dans leur chaise en poussant un petit soupir. À cet instant, ce soupir satisfait, équivalent d’un tonnerre d’applaudissements au troisième acte, vaudrait tous les compliments du monde. Et même si quelques mots ou un bouquet de fleurs font toujours plaisir, rien n’égale jamais la spontanéité et l’évidence universelle de ce remerciement envolé dans un souffle. Assise en tailleur sur le tapis du salon, perdue dans mes pensées, je ne suis pas parvenue à me faire totalement oublier. Quand je croise le regard de maman je sais qu’il est l’heure d’aller me coucher. Je salue tout le monde et regagne ma chambre. Là, je garde la porte entrouverte, laissant à la conversation étouffée par la distance le soin de me bercer. Gagnée par le sommeil, je m’endors en m’imaginant le temps où,
à mon tour, je recevrai des invités.
Écouter
les rêves des autres
Dans le bureau, les dossiers, les cas, les projets s’empilent. Pendant ses études d’économie, on n’image pas un aspect pourtant essentiel de la création d’entreprise : la paperasse ! Les formulaires. Les autorisations. Les signatures, les tampons, les accréditations, les labellisations, les fonds de soutien, les demandes de financement… En tant que conseillère en entreprise à la Chambre de Commerce et d’Industrie de la ville de Montpellier, j’accueille les futurs chefs d’entreprise pour les guider dans ce dédale administratif et pour les soutenir. Tous viennent là convaincus de la légitimité de leur projet mais perclus de doutes quant à leur succès. Ma mission consiste à les aider à prendre des décisions, sans perdre de vue leur objectif. Mais au delà de l’aspect technique des chiffres, des bilans prévisionnels et des courbes de tendance, des histogrammes et des études de marché, le plus intéressant du métier reste… Les histoires. Les envies. Les rêves, les fantasmes même, prêts à décoller, attendant avec impatience la fin de ce compte à rebours de papier. Je recueille les récits de chacun, parfois sur le ton de la confidence, m’impliquant avec passion dans leur aventure, souhaitant leur réussite, fêtant leur victoire. Jusqu’au jour où une idée s’impose, évidente et lumineuse. Tout ceci ne m’appartient pas. Le temps est venu d’écrire ma propre histoire.
Se lancer dans l’aventure
« Se lancer » : l’expression consacrée, le leitmotiv des entrepreneurs. On image se propulser du jour au lendemain dans l’inconnu, le sourire aux lèvres et l’enthousiasme en bandoulière. La réalité diffère un peu et le processus prend du temps. Un temps de réflexion, de questionnement et de confrontation entre envie, idéal, aspiration et réalité, parfois brutale, des chiffres, des coûts et des délais. Dans ces moments, la famille reste une bonne source d’inspiration. Avec l’arrivée de Jackie dans nos vies, j’avais découvert le quotidien d’un chef d’entreprise. Brasseur passionné, il produisait lui-même une bière artisanale (l’Oc’Ale) et la promouvait partout en France, auprès des épiceries fines et des bars spécialisés. Maman le secondait efficacement et l’aidait au quotidien comme dans les prises de décision. Moi-même, je donnais un coup de main pendant les salons professionnels et découvrais avec grand intérêt ce monde jusque-là inconnu. Les voir tout deux s’impliquer courageusement dans cette affaire et constater que, personnel et professionnel pouvaient finalement ne faire qu’un, m’a très certainement incité à me lancer à mon tour.
Envie de recevoir En cuisine, j’ai toujours préféré la douceur sucrée des pâtisseries et des desserts. Mais malgré mon goût pour les livres de recettes et les expérimentations, je sais la « vraie pâtisserie » hors de ma portée. Trop technique ! En outre, tenir une boutique revient pour le pâtissier à rester en coulisse, sans la découverte de la réaction du client. Et j’ai envie de créer un lieu chaleureux, confortable, accueillant, où l’on passe un moment agréable en dégustant une belle part de gâteau. Pour me permettre d’endosser ce rôle d’hôtesse soucieuse du bien-être de ses invités,
l’idée de tenir un salon de thé s’impose.
Une mère en cuisine L’idée d’un salon de thé enthousiasme maman et nous en discutons beaucoup. Pour rendre le projet viable, je dois proposer un menu au déjeuner. Tous les salons ont ajouté cette prestation depuis longtemps. Elle assure une activité régulière toute la journée et attire une clientèle plus active. Alors que je m’interroge sur les plats et les recettes, maman propose, à ma grande surprise, de prendre en charge la partie « cuisine » du projet. Depuis la fin de sa maladie, elle semble envisager l’avenir différemment. La création de l’entreprise lui donne l’opportunité de passer à l’action et, peut-être, de réaliser un vieux rêve. Après une vie de mère au foyer, après avoir aidé Jackie dans son entreprise puis combattu le cancer, affronter les banques ou la concurrence ne l’effraie pas. Et entamer un nouveau chapitre de sa vie, où sa passion pourrait pleinement s’exprimer, l’enthousiasme. La surprise passée, j’accepte rapidement. Travailler avec sa mère peut sembler « risqué » à certains, mais nos relations ont toujours été très fortes et très complices. Je sais qu’elle respecte mon envie de tenir la barre du navire. Je reste donc la seule à prendre un risque financier et nous convenons d’un statut de salarié pour elle.
Une fois ces bases posées, nous nous lançons à corps perdu, discutant chaque aspect, envisageant toutes sortes de décoration, d’ambiance, de recettes, de menus… Ces heures partagées constituent une chance dans une relation mère fille et un trésor de souvenirs.
Retour
à l’école Devenir un professionnel de la restauration oblige à se former. Direction le Greta de Montauban, pour passer un CAP. Là, nous apprenons les fondamentaux techniques et les méthodes de travail professionnelles. Maman prend ce retour sur « les bancs de l’école » avec le sourire et obtient son CAP de cuisine à 52 ans. De mon côté, je décroche celui de pâtisserie à 28 ans, quelques années après un master d’Économie… Je ne sais pas si la vie est un long fleuve tranquille, mais elle sinue tout autant. Au Greta, l’ambiance galvanise les troupes. La formation pour adulte à ceci de particulier qu’elle rassemble des gens avec un objectif précis, motivés et qui ont choisi d’être là. Tout le monde partage cette envie de réussite et d’accomplissement personnels. Le meilleur souvenir de cette période reste ma rencontre avec Sylvie (xxxx nom de famille). Propriétaire du salon de thé « Le Goûter » à Montauban, elle m’accueille pour le stage pratique. Après avoir rêvé, après avoir appris, me voilà confrontée à la réalité des longues heures de travail. Les premières journées se révèlent assez dures : beaucoup de choses à faire de l’ouverture à la fermeture, entre le ménage, la préparation du service… Mais le plaisir de la cuisine, la satisfaction des clients et les commentaires glissés à leur départ ou laissés sur le livre d’or, sont des récompenses qui valent tous ces efforts. Une fois mes repères pris, ce stage conforte mon choix et renforce ma détermination. Chaque jour, Sylvie m’enseigne tous les aspects du métier et du bien recevoir dans un salon de thé. Je lui dois beaucoup et je l’ai depuis maintes fois remerciée pour le temps qu’elle m’a consacré et la transmission de son savoir.
Le quartier du
Salin
Après avoir écumé tous les salons de thé de la ville (une vingtaine tout de même !) et confronté mes idées avec maman, j’ai une idée assez précise du « salon idéal ». Reste à trouver le lieu adéquat. Et là, intervient malheureusement le critère financier. J’aime les briques rouges et l’ambiance de la vieille cité, mais Toulouse est une ville chère et les quartiers commerçants du centre financièrement inabordables. Par hasard, je passe place du Salin. Un peu excentré, le quartier des Carmes reste tout de même à proximité du cœur d’activité de la ville. Autour de la place, les rues piétonnes voient défiler, le pas pressé, nombres d’avocats et de magistrats en direction du palais de justice tout proche. La plupart d’entre eux déjeunent ou prennent une pause dans les environs. Les boutiques et les producteurs de vin avoisinants ajoutent à l’ambiance bourgeois, même si la place, son marché et son aspect de petit village dans la ville donnent à l’endroit un charme particulier.
Là, un local vide attire mon attention. Son entrée en arcade et son emplacement me séduisent. Il occupe 70 m² de plain pied et dispose d’une cave voûtée de la même surface. Le prix est élevé et le petit pécule hérité de papa ne suffit pas : un gros emprunt s’avère nécessaire. Après une longue tractation avec la banque et le soutien de son directeur je signe le bail.
Désormais, mon rêve a une adresse !
Cosy fan tutte L’image la plus commune d’un salon de thé renvoie à une Angleterre de coussins joufflus, d’imprimés fleuris, de napperons en dentelle et de services en argent. Cosy donc. Mais un peu trop classique, datée. Si la dégustation de thé se rapproche d’un art de vivre, c’est avant tout un moment de plaisir joyeux, de confidences amusées et de détente gourmande qui peut s’inscrire dans la modernité. Avec l’aide d’un décorateur d’intérieur, nous décidons de mélanger le confortable et le baroque. Un immense lustre de cristal surplombe les fauteuils crapauds, des portraits à la Vermeer montre des animaux en tenue d’apparat et les nombreuses petites lampes à abat-jour ajoute de l’intime à la salle.
Cette approche nous ravit. Les commentaires que nous récolterons au fil des ans souligneront cette originalité du salon et son ambiance chaleureuse.
L’univers du thé regroupe des traditions et des cultures, venues d’Orient et d’Europe, très différentes. Dans chacune d’entre elles, la consommation du thé se pratique avec un certain formalisme. D’un art codifié à l’extrême au Japon propre à l’introspection ou la rêverie, au rendez-vous convivial en Angleterre, le « tea-time » est toujours un moment de pause permettant à la fois de se restaurer — au XVIIIe siècle, les Anglais ne prenaient pas de repas à midi et le grignotage de dix-sept heures leur permettait de tenir jusqu’au dîner — et de se laisser-aller quelques instants. Cette fonction sociale a perduré et les salons de thé restent des lieux de confort et de bien-être, de courtoisie gourmande et d’échanges sucrés.
Pour un moment
d’échange Pour prendre des repères et proposer une carte de qualité permettant de satisfaire les connaisseurs tout en restant facile d’accès aux néophytes, je fais appel à Jean-Louis Tartarat, propriétaire de la maison « Les Saisons du thé » à Toulouse. Cette boutique propose un vaste choix de thés d’origine venus du monde entier : un paradis de fragrances et de douceur où chaque cru invite à la découverte et au voyage. Monsieur Tartarat parcourt la planète pour choisir les producteurs de qualité, renommés ou plus modestes, qu’il présente à ses clients. Grâce à ses bons conseils, j’établis une sélection précise de thés verts, noirs et nature que je propose à la dégustation mais également à la vente. Et pour faciliter le choix du client et apporter une dimension ludique au moment de la commande, j’imagine un « catalogue de boîte à thés » permettant de toucher et sentir chaque cru avant dégustation : une véritable découverte sensorielle qui, en plus d’éveiller la curiosité et les sens, crée un sympathique moment d’échange.
suite : Les produits, les recettes