Sait faik le quartier italien a grenoble

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SAIT FAIK A GRENOBLE

Sait Faik, célèbre nouvelliste de langue turque, a vécu à Grenoble entre 1931 et 1935. Plusieurs de ses écrits de jeunesse ont pour toile de fond, cette ville de Grenoble. Il y a quelques années, un recueil a été publié en français, "Un point sur la carte", avec une nouvelle relativement longue qui a aussi pour toile de fond la région grenobloise des années 30.... La sensibilité poétique dans le cœur de cet électricien de minoterie doit vous sembler aussi bizarre que de voir un grand transatlantique jeter l’ancre dans la petite Corne d’Or, mais que voulez-vous, Ali, Mehmet, Hasan, bref nous les Turcs, nous sommes tous un peu comme ça. Nous avons tous dans l’âme quelque chose qui vibre comme les cordes d’une lyre. Un point sur la carte, Sait Faik, Editions Souffles, 1988.

Le quartier italien à Grenoble La rivière de l’Isère, chargée de toutes les lumières de la ville s’en allait sous la forme et dans le vacarme d’un aéronef aux ailes boueuses, et néanmoins scintillantes, jeter ses éclats sur les chocolateries, tanneries et papeteries dispersées sur les terrains environnants. Les ivrognes sans travail perchés sur les balustrades au bord de la rivière brandissaient d’un air héroïque leurs bouteilles de gros rouge vides aux visages moustachus des vieux français, pêcheurs amateurs : - allez vieux, on est sans boulot, donne s’il te plait, de quoi remplir pour quarante « sous » ! La plupart de ces vieux pêcheurs avaient connu la guerre. Ils se remémoraient Verdun en répliquant : - T’y étais pas toi à Verdun J’y étais moi, avec le ventre vide, et cette jambe de bois en prime ! Trouve du boulot, ou crève ! Le quartier italien se trouve sur la rive droite de l’Isère qui coupe la ville en deux, C’est un quartier étroit coincé entre la caserne en haut et les remparts de la ville. Les maisons de proximité qui laissaient entrevoir dans la journée des linges flottant au vent comme s’ils drapaient des enfants frêles, se décollaient du sol la nuit, en s’éloignant jusqu’à


l’église, telles des étoiles filantes dans leurs lumières écarlates. Dans les rues qu’arpentaient le jour, des jeunes chômeurs bruns et trapus, portant des foulards rouges ou mauves au cou, une ambiance de Kumkapi ou Kaledibi (*) régnait l’après midi, et la rumeur populaire faisait état d’amants se promenant la nuit, couteau en poche, dans ce quartier mal famé. Le soir, je fréquentais le bistrot à chopes de bière blonde à verre épais. Le tapis de la table de billard y était déchiré. Je m’approchais d’un groupe de jeunes joueurs de cartes et je les écoutais compter : dix, onze, douze, treize, quatorze... Il m’est impossible de décrire cette harmonie de la langue italienne dans ses chiffres comptés jusqu’à vingt. Aucune autre langue au monde ne permet de compter ces chiffres avec autant de beauté : « undici, duodici, tredici... » Je restais assis là, dans l’attente de ceux qui allaient prendre en main leur banjo en finissant leur jeu de billard, ou s’emparer de leur guitare après avoir jeté les cartes. Après dix heures du soir, le quartier italien ressemblait à une île sauvage dont on entendait de loin les notes de guitare. A l’heure qu’il était, aucun étudiant n’oserait traverser le pont suspendu. Les braves français moustachus ne viendraient pas séduire les filles sauvages de ce quartier. Seuls quelques curieux de mon espèce, pas forcément courageux d’ailleurs, arriveraient à percer le mystère de ce quartier qui avait une si mauvaise réputation. Des filles, exhalant de leurs peaux des odeurs de poisson et de bord de mer, des effluves de Pompei, de Naples, de volcan et de laves, s’alignaient sur les bancs publics au bord de la rivière. Ces êtres aux couleurs et odeurs d’ananas, aux yeux mystérieux, visages fins, de petite taille, chassés de leur patrie par les fascistes, méritaient d’être vus la nuit. Toi l’étranger, ils faisaient semblant de ne pas te regarder, ni de t’attacher de l’importance. Cependant, ils jouaient du banjo et de la guitare en ton honneur. Et les filles, parlant comme si elles mastiquaient des pastèques, chantaient en ton honneur.


Naples, ville blanche Gondoles sillonnant Venise, Statues érigées à Rome, En ton honneur, Beau pêcheur de Naples, Touchant de ses lèvres La poitrine de la fille couleur de datte, En ton honneur Ô Naples, ville blanche. Les jeunes gaillards embrassaient les filles couleur de datte. Je frémissais à chaque traversée du soir sur le pont suspendu, en imaginant sur l’autre rive, des siciliens tapis dans l’ombre, avec des couteaux scintillant dans les ténèbres, cherchant vengeance pour leurs sœurs que j’avais séduites la veille. Les forêts de Sicile, Mystérieuses comme le ciel, Et rancunières ! Dans cette case de paille Éclairée à la lampe au pétrole Enfant dévorant son pain de maïs Aimé de cette fille couleur de pain de maïs Sorti du four Chaleureuse comme le lait frais de chèvre ! Ce cœur que j’ai accroché aux voiles des navires, Bercé des vagues de l’Adriatique Témoigne de mon amour Te demande de venir. Je t’attends Et si tu ne viens pas Il ne faut pas oublier que Les forêts de Sicile sont Mystérieuses comme le ciel Et rancunières ! (*) Kuledibi, Kumkapi, quartiers populaires d’Istanbul, peuplés de beaucoup de juifs, arméniens et grecs , et fréquentés par l’auteur. Traduction inédite de Salih Bozok (octobre 2006)


Quelques oeuvres de Sait Faik : Öykü / Nouvelles Semaver (1936) Sarnıç (1939) Şahmerdan (1940) Lüzumsuz Adam (1948) Mahalle Kahvesi (1950) Havada Bulut (1951) Kumpanya (1951) Havuz Başı (1952) Son Kuşlar (1952) Alemdağ’da Var Bir Yılan (1954) Az Şekerli (ölümünden sonra, 1954) Tüneldeki Çocuk (1955) Mahkeme Kapısı (Adliye röportajları) (1956) Balıkçının Ölümü-Yaşasın Edebiyat (1977, derleyen Muzaffer Uyguner) Açık Hava Oteli (1980, Konuşmalar-mektuplar derleyen Muzaffer Uyguner) Müthiş Bir Tren (1981, deleyen Muzaffer Uyguner) Şiir / Poésie Şimdi Sevişme Vakti (1953) Roman / Roman Medar-ı Maişet Motoru (1944, ikinci baskı 1952’de "Birtakım İnsanlar" adıyla) Kayıp Aranıyor (1953) Yaşamak Hırsı


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