Les pierres éternelles

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Les pierres éternelles

La référence cistercienne dans l’architecture moderne Mémoire de master - Samuel Lefebvre - ENSAPBx - 2014 1


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Ce travail se présente pour moi comme un regard sur mes quatre premières années d’étude, et une amorce pour le démarrage de mon activité future. Durant ce parcours post-bac depuis 2008, bien que déjà passionné par l’architecture depuis de nombreuses années, j’ai pu en quelque sorte la “redécouvrir”, en comprendre les fondements et partir l’explorer à travers le monde. Trois ans d’étude à Bordeaux, un an à l’université de Lisbonne et un an de stage à New-York ont été autant d’occasions de la visiter, d’aller à la rencontre de ses habitants, et de me confronter aux problématiques qu’elle suscite aujourd’hui. Pour ce mémoire, j’ai voulu me préoccuper de l’architecture qui dure, qui traverse le temps, qui ne se démode pas et qui attire le visiteur ou l’habitant vers elle de manière quasi-immuable. Dans un premier temps, j’ai étudié une architecture qui me semble durer, avec un recul suffisant dans le temps pour l’affirmer : celle des monastères en Europe occidentale en me focalisant par la suite sur l’architecture cistercienne. Dans un second temps, j’ai voulu la confronter à des constructions contemporaines non nécessairement religieuses qui me semblent également pérennes. J’ai selectionné deux exemples trouvés au fil de mes voyages, tenté de montrer les analogies architecturales entre l’ancien et le récent, et en quoi la référence cistercienne est un gage de durabilité. Il me semblait important de parler de vécu, d’étudier des bâtiments que j’avais expérimentés physiquement, pour donner plus de détails et une analyse photographique pour appuyer mon propos. Les notes de texte sont référencées à la page 65. 3


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Les deux bâtiments modernes que j’ai retenus se basent sur un programme similaire : une galerie d’art récemment achevée à New-York dans le quartier de Chelsea par Annabelle Selldorf et un musée situé sur l’île portugaise de Madère par Paulo David. Ces deux exemples significatifs reflètent une école de contemporains que j’apprécie particulièrement, qu’on pourrait qualifier de minimaliste et recherchant la simplicité dans l’architecture, dans la lignée de Siza, Souto de Moura ou autre Peter Zumthor. Je vais comparer ces deux exemples à l’abbaye cistercienne du Thoronet, chef d’oeuvre érigé dans la seconde moitié du douzième siècle, que j’ai pu visiter en août 2012. Mon travail consiste à faire des allers-retours pour montrer les analogies entre le moderne et l’ancien selon quatre thèmes :

- Matière et surface - Plein et vide - Eclairement et éclairage - Rythme et circulation

1. David Zwirner Gallery, New-York - Annabelle Selldorf 2. Casa das Mudas, Calheta - Paulo David 3. Abbaye du Thoronet, Var

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matière et surface

« ces pierres seraient traitées grossièrement et posées finement. »

Fernand Pouillon, Les pierres sauvages 3

La matière première est l’un des éléments clé de l’architecture cistercienne. Elle est le seul garant de la beauté du bâti, étant donné la volonté de dépouillement général des constructeurs de l’époque et l’absence de second oeuvre. “L’exemple du Thoronet montre comment une texture peut intensifier les qualités sensuelles d’un matériau sans compromettre l’expression générale de sa simplicité” soulignait Alison Morris1 dans le cadre des leçons du Thoronet, colloque qui invite un architecte tous les ans depuis 2006 à une réflexion sur l’architecture. Les sites d’implantation des abbayes sont choisis à proximité d’une carrière abondante qui permet d’extraire la pierre nécessaire à la construction, et chaque détail est soigneusement étudié. Dans le cas du Thoronet, la pierre est posée à sec en lits horizontaux, ce qui exige une précision dans le taillage et la pose. Le choix de ne pas recourir au mortier sur la face apparente apporte une qualité esthétique particulière au mur fini, empêche les fissures avec le climat sec de la région et renforce les lignes vives des joints lorsque le soleil leur donne une ombre saillante. L’emploi d’une pierre locale (calcaire dans le cas du Thoronet) renforce la sensation de fusionnalité entre le monastère et son site. Concernant l’usage de la pierre dans l’architecture monastique, l’historien George Duby2 voit deux avantages principaux : - Constructivement, la voûte en pierre offre comme une caisse de résonnance permettant de magnifier le chant liturgique et de contribuer grâce aux rencontres acoustiques à fondre plus intimement les voix individuelles dans l’unité du groupe. J’ai le souvenir lors de ma visite de cette qualité acoustique exceptionnelle démontrée par la guide qui entonnait quelques chants grégoriens dans le choeur de l’église. 7


« La plupart des pierres seront traitées rudement, grossièrement : nous gagnerons du temps. Le soleil accrochera les facettes, les éclats, et fera précieuse la matière scintillante. Les angles, les joints dressés, ciselés, deviendront les pures arêtes, définiront le filet de la maille élémentaire, par la discrète diversité des fins appareillages que nul mortier apparent n'insensibilisera (…) Voilà pourquoi je ne veux pas la bâtir, l'engluer de chaux ; je veux lui laisser un peu de liberté, sinon elle ne vivrait pas. » Fernand Pouillon - Les Pierres Sauvages3

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- Symboliquement, l’emploi d’un seul matériau concourt à mieux “figurer un attribut majeur des deux corps dont l’abbatiale entend représenter l’image, le corps de Dieu, un dans le triple, le corps de l’église qui réunit tous les fidèles du Christ sans laisser subsister d’interstices entre eux”. La seule pierre comme matériau est ici exceptionnelle, car l’Ordre préconisait habituellement l’emploi du bois pour le clocher pour éviter la symbolique ostentatoire de la pierre, mieux adaptée à un château qu’à un monastère. L’absence de bois dans les abbayes cisterciennes du sud de la France s’explique par le climat chaud et sec et les risques élevés d’incendie. Il est intéressant de voir le rapport fusionnel qu’entretenaient les moines avec ce matériau, tout au long de leur vie strictement réglée, comme le relate Fernand Pouillon dans Les Pierres Sauvages3 :

“(…) Revenons à la pierre : crois-moi ! Je n’en ai jamais employé de semblable, je ne pensais pas avant d’arriver ici que je devrais un jour construire avec ces matériaux. Cependant j’ai su, peu après mon arrivée, que ces pierres seraient traitées grossièrement et posées finement. Comment t’expliquer que la beauté des murs va dépendre de cette sensation, si je ne fais pas appel à ce composé inconscient et complexe ? Tu me veux sage, expérimenté ; tu te refuses à admettre tout ce qui ne te paraît pas venir de l’essence de ces qualités. Tu sais depuis longtemps que je souhaite faire poser ces pierres à joints secs. Les explications que je t’ai données ne te satisfont pas. D’où faut-il que je tienne cette volonté qui s’opposera un certain temps à la tienne si je ne fais pas appel à mes sentiments ? Ainsi toutes les fois où je suis en accord avec vous, tu n’admets pas d’autres origines que la science ou l’expérience ! Serait-ce que tu préfères te référer à l’étude ? Que tu craignes de manquer d’instinct ? D’être privé du monde imaginaire ? - (...) Ne pas encore comprendre pourquoi tu veux ces pierres ainsi, n’est pas en contradiction avec ce que je disais. Ces pierres que tu défends, pour moi, pour Paul, pour tous, ne sont, tu le sais bien, que des matériaux de fortune. - Pourquoi ? - Parce qu’il n’y en a pas d’autres ! Nous sommes obligés de nous en contenter. Avoue ! Ce n’est pas de la pierre ? » J’ouvris de grands yeux, je ne me doutais pas que tous, et Bernard en tête, taillaient quinze heures par jour sans croire que cette matière était de la pierre, sans espérer que la beauté qu’elle inspirerait provoquerait l’admiration.” 9


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La matière est le premier élément par lequel nous entrons en contact avec le projet. Avant même de l’approcher, d’y pénétrer, de le toucher nous avons au moins ce contact visuel, presque sensuel avec la masse qui nous attire plus ou moins. Dans le cas des deux bâtiments modernes que j’ai choisi, je me souviens parfaitement de la sensation que j’ai ressentie lors de ma première approche. Je pense que la façon dont l’épiderme y est traité n’y est pas étrangère. Dans chacun des deux bâtiments, il y a une volonté claire de l’architecte de porter un soin particulier au traitement du matériau et à la surface de la façade. La casa das mudas, centre d’art contemporain dessiné en 2004 par l’architecte portugais Paulo David est implantée à flanc de falaise sur l’île de Madère et se lit dès la première approche comme un monolithe rocheux qui dialogue avec son entourage volcanique (bloc de couleur sombre qui rappelle les falaises qui le jouxtent). L’architecte a utilisé le basalte, matériau produit par l’île, pour recouvrir tout l’extérieur de son bâtiment. La roche est disposée en minces strates horizontales de différentes épaisseurs et le calepinage provoque un premier effet de linéarité qui contraste avec la forme initiale accidentée de la roche volcanique. La galerie de David Zwirner sur la 20ème rue à l’ouest de Manhattan fraîchement achevée en février 2013 par Annabelle Selldorf est un autre exemple d’attention extrême portée au matériau, ici le béton brut. Contrairement au musée de Madère, je n’avais pas la connaissance de cette galerie avant d’aller la visiter. Je pense que la simplicité de son architecture, cette façade lisse sur cinq niveaux m’a attiré naturellement alors que je me promenais dans le quartier (Chelsea). En effet, il est courant de trouver aujourd’hui dans le quartier de Chelsea une surenchère de bâtiments aux formes élaborées, aux matériaux inédits et aux signatures de stars internationales à l’image des façades clinquantes de Gerhry ou Nouvel au bout de la rue. Le fait de revenir à une échelle plus humaine et un traitement pur et simple du béton est ici remarquable. L’architecte s’est d’ailleurs également inspirée de l’environnement, Chelsea étant historiquement le quartier industriel de New-York, marqué par des anciennes usines aujourd’hui en reconversion, mais conservant leur esthétique de matériau brut (brique/béton). 11


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is an interesting thing, because it happens in a place that’s not just «architecture about what you see. It’s about all of the other senses coming together»

Annabelle Selldorf4

L’assemblage de la roche basaltique du musée de Calheta me rappelle celle des pierres du Thoronet. Les strates semblent posées à sec, avec une légère faille entre les rangs horizontaux qui rappelle la porosité présente dans la roche volcanique et contraste avec la planéité du mur qu’elles composent. L’effet est renforcé par temps ensoleillé, lorsque l’ombre des aspérités renforce ce contraste. A New-York, la même attention est portée au détail de mise en oeuvre du béton. La technique est celle d’un coffrage en bois brut, qui va donner une texture particulière au béton, rappelant la surface du bois et la chaleur de son toucher. Pour Selldorf, “le béton coulé en place est le rêve de chaque architecte 4”, en faisant référence à ses prédécesseurs modernistes qu’elle cite dans sa propre conception, Le Corbusier et Kahn en tête. Le Corbusier soulignait sa préférence pour les matériaux utilisés dans leur état naturel, avec leur “peau rude”. Pour son célèbre couvent dominicain Sainte Marie de la Tourette, le Père Couturier, maître d’oeuvre du projet proposa à Le Corbusier un voyage au Thoronet pour prendre inspiration, ce qu’il fera en 1953. Dans le cas des deux exemples cités, la technique de mise en oeuvre de la vêture a sûrement représenté une part importante du coût global, mais qui s’avère être un bon calcul si on estime que le bâtiment parcourera les siècles. 13


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Il est intéressant d’étudier la transition de matériau entre extérieur et intérieur dans ces deux exemples d’architecture moderne. Bien sûr, l’architecture d’aujourd’hui suscite d’autres problématiques qu’au temps des Cisterciens. Pour des raisons évidentes de confort thermique, il serait inenvisageable de construire le Thoronet aujourd’hui. Or, l’absence d’isolation, de menuiseries, de passage de fluides et de second oeuvre participe aussi à l’unité de l’abbaye. Pourtant, il est frappant de voir comment Paulo David et Annabelle Selldorf parviennent à traiter la question, en conservant la simplicité présente au premier abord. Dans le musée de David, les menuiseries sont très fines, réduisant au maximum leur impact sur la façade. Traitées en gris foncé à l’extérieur, elles se fondent dans le basalte. A l’inverse, Selldorf prend le parti de traiter ses menuiseries extérieures en teck, bois rouge vif qui vient contraster avec le gris clair du béton. Mais le rendu final en est d’autant plus fort car le bois reste dans son essence naturelle, et sa finition polie et vernis qui s’oppose au béton brut invite le visiteur à le toucher, à pousser la grande porte de bois et de verre pour entrer dans la galerie. Une fois à l’intérieur, le béton se prolonge dans l’entrée jusqu’à l’escalier du public, toujours traité avec la même finition brute du sol au plafond, comme pour marquer une relation entre la forme et la fonction, et une transition nette avec les salles d’exposition. L’intérieur des espaces d’exposition est similaire dans les deux projets, avec un bois laissé dans son état naturel au sol, et des murs peints en blanc pour des questions de luminosité maximale et de neutralité, laissant la focalisation sur les oeuvres exposées. On remarque que les menuiseries sont teintes en blanc à l’intérieur, pour réduire au maximum leur impact visuel. 15


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Le matériau agit sur le projet en soulignant la forme, en confirmant l’échelle, en interrogeant la mise en œuvre. Son expression, son apparence et son parement désignent ce rôle de la matière comme trait d’union entre l’humain et le bâti. Quand on évoque la relation entre matériau et pérennité, on pense dans un premier temps à sa solidité constructive, et le choix d’une matière minérale dans les trois exemples cités n’y est sûrement pas étranger. C’est en partie vrai, mais on remarque qu’il faut aller plus loin. La durabilité d’un bâtiment n’est pas uniquement liée à sa performance technique. Cette première partie nous a montré comment l’amour de l’architecte pour le matériau dans sa forme brute est peut-être à la base de sa capacité à lui donner du sens, et au bâtit de traverser les siècles à l’image de l’architecture cistercienne. Enfin, le lien entre le projet et son site passe par le matériau. La pierre calcaire du Var pour l’abbaye du Thoronet, l’esthétique industrielle du béton à Chelsea et la roche basaltique de Madère pour le centre d’art de Calheta inscrivent solidement les constructions dans leur environnement et dans la durée. A une époque où le développement technique produit des formes qui se rapprochent par leur complexité du monde organique, il est nécessaire de rappeler que la beauté du projet commence par des formes simples et des complexités de mise en oeuvre. J’ai le souvenir lors de ma visite à Madère en 2012 que le musée paraissait tout juste fini, alors qu’il avait déjà vécu huit ans. 17


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plein et vide

faits pour voir les formes sous la lumière ; « nos yeuxlessontombres et les clairs révèlent les formes »

Le Corbusier - Vers une architecture - 1927

Avec l’emploi de formes simples dans sa construction, l’abbaye du Thoronet peut être perçue comme un jeu de pleins et de vides. Comme le remarque Alison Moris, “la tâche de fabriquer un objet simple devrait être relativement aisée, mais la simplicité est quelque chose d’insaisissable, quelle que soit l’échelle. Il existe une importante distinction entre les objets simples et ceux tout au plus ordinaires ou banals, bien que la différence puisse tenir aux gestes les plus minuscules 1”. L’exemple du Thoronet montre en quoi la clarté géométrique est l’une des conditions qui permettent d’atteindre la clarté visuelle. Les espaces sont sculptés dans la masse, et cet effet est accentué par l’épaisseur importante des parois et la volonté de créer une intériorité en limitant les ouvertures dans cette fin de la période romane. A l’utilisation de ces formes simples nous pourrions ajouter leur signification, particulière dans l’architecture religieuse. George Duby notait que “les lignes courbes introduites par les procédures du voûtement, des arcatures, des arêtes, des berceaux, celles des coupoles, ajoutaient un signe à celui exprimé par les structures rectilignes de la muraille. Ces cercles ou ces portions de cercle parlaient de l’intemporel, de l’éternité, de ce monde céleste vers quoi montait depuis les antres profonds de la terre l’offrande des Hommes 2”. On retrouve cette dualité entre la ligne droite et la courbe partout dans l’abbaye, chaque pièce étant voûtée pour représenter le ciel. L’abside de l’église est le seul endroit dans lequel les courbes sont “suspendues” ; elles ne touchent pas le sol parce qu’elles représent l’arc du divin qui n’appartient pas à la terre. 21


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La notion de vide s’exprime de la plus belle des manières dans le cloître. Ce dernier est l’un des espaces les plus importants dans l’architecture monastique car il est à l’origine le seul endroit permettant la dimension séculière de la vie des moines au sein de l’abbaye (ce qui relève du siècle, du temporel). De plus, il articule l’ensemble des pièces, assurant une circulation minimum et efficace. Il deviendra au cours des siècles un lieu tourné vers la spiritualité où les moines se préparent avant d’entrer dans l’église pour l’office Divin. La voûte fait écho aux arcades en pierre entourant le jardin. Cette parcelle de verdure est le seul témoin de la nature dans l’enceinte de l’abbaye. En accédant à la toiture du cloître au Thoronet, ce qui a été une expérience marquante, j’ai pu apprécier de ce point haut comment l’abbaye s’inscrit dans son paysage et notamment dans son environnement immédiat. A cet endroit, on contemple les différents organes du monastère sous un autre angle, de “l’extérieur” tout en restant dans son enceinte. L’enchaînement des masses devient perceptible par cette prise de recul. 23


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La Casa das Mudas de Calheta n’est rien d’autre qu’une boîte cubique façonnée par l’intérieur comme en témoignent les maquettes, plan et coupes du projet ci-contre. L’espace est le négatif de la matière. “C’est une expérience souterraine. Nous imprimons la structure dans la falaise même, pour mettre en relation des volumes fragmentés 5” déclare Paulo David qui explique avoir pris son inspiration dans des édifices archaïques construits à partir d’une soustraction de matière. Nous retrouvons ici les formes simples du Thoronet, des volumes nets dont les arêtes contrastent avec l’âpreté du paysage et les irrégularités géologiques. C’est l’idée de pérennité face à l’instabilité volcanique.

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travail, pour mes recherches, pour mon jugement de ce lieu, j’ai recours « pour àmonun inventaire visuel qui est une sorte d’herbier des géographies, qui m’aide

petit à petit à comprendre ce territoire. Je m’approprie les travaux des nombreux photographes qui utilisent l’île comme matière de leur propre travail.

»

Paulo David 5

A l’extérieur du musée, les espaces sculptés entre les volumes deviennent des patios cadrés sur le ciel et des zones de circulation, non sans rappeler la notion de cloître. Le patio principal accueille d’ailleurs une sculpture en permanence, qui par la situation spatiale focalise l’attention du visiteur sur elle. On peut poursuivre la métaphore avec le Thoronet car la toiture du musée est accessible, c’est même par cette dernière qu’on arrive sur le site. De même que dans l’abbaye cistercienne, le visiteur possède un point de vue global sur la masse dans laquelle il va pénétrer, et appréhende la relation du bâti avec le site et le paysage. A l’intérieur, le creusement est vécu comme une succession de sensations différentes pour le visiteur, qui passe d’un espace étroit et profond à un espace dilaté, d’un espace sombre à un espace baigné de lumière, d’un cadrage horizontal sur la mer à un cadrage vertical sur la falaise, comme une faille. On perçoit bien les cavités qui ont été creusées. L’architecte dit avoir pensé son auditorium, l’espace le plus ample, comme “une chapelle où la lumière entre dans la salle avec un effet de prolongement qui crée une intimité avec le spectateur 5”. On retrouve un patio sur une double hauteur dans l’une des salles d’exposition avec une coursive en mezzanine, toujours dans le but de stimuler le parcours, et la prise de recul sur les oeuvres d’art du musée. 27


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A New-York, même simplicité dans les volumes. La Zwirner gallery est un bloc monolithique de béton évidé à l’arrière pour apporter un maximum de lumière naturelle dans l’espace principal d’exposition du rez-de-chaussée et évidé sur le dernier niveau en façade pour dégager une terrasse végétalisée. Form follows function : on peut lire facilement en façade le bloc de circulation des oeuvres, le “freight elevator” qui est aveugle et marque une pause dans le rythme des ouvertures soigneusement alignées. Ce dernier dépasse en toiture (machinerie), comme un appendice qui vient terminer en hauteur cette composition de “cubes” qui caractérise le projet. Cette pureté minimaliste n’est pas un hasard, elle a été voulue par le galeriste qui affectionne les artistes de ce milieu, notamment Donald Judd dont l’exposition a inauguré le bâtiment (ci-contre le travail de l’artiste à Marfa au Texas). J’estime que les formes simples en architecture sont un gage de pérennité, qu’elles se démodent moins vite que les formes complexes, et qu’elles offrent un plus grand potentiel de reconversion si le besoin se présentait. Je repense au bâtiment dans lequel je travaillais l’année dernière, dans le même quartier de Chelsea. Ancien entrepôt industriel des années 20 sur douze étages, boîte cubique en béton et brique percée de larges ouvertures en façade, il offre aujourd’hui une qualité spatiale parfaitement en adéquation avec des usages contemporains (bureaux, galeries d’art).

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eclairement et eclairage « la lumière et l’ombre sont les haut-parleurs de cette architecture de vérité»

Le Corbusier, à propos du Thoronet 6

Depuis toujours, dans l’architecture religieuse, la lumière prend une symbolique bien précise puisque qu’elle manifeste la présence divine. On ne peut donc pas comparer directement une abbaye avec un bâtiment profane sur la manière dont elle y est traitée, mais je voulais comparer l’attention particulière portée à ce domaine dans les trois lieux étudiés. La lumière naturelle au Thoronet est exceptionnelle. La manière dont les moines la font entrer en relation avec l’espace aussi. Le matin, le soir, la course du soleil rythme leur vie réglée. L’aube et le crépuscule particulièrement colorés correspondent aux laudes et aux vêpres, deux des offices de la journée. Ce qui marque dans le traitement de la lumière au Thoronet, c’est la manière très mesurée, ponctuelle avec laquelle elle pénètre dans les espaces, créant un jeu d’ombre saisissant. Lorsqu’on entre dans l’église, le contraste est très marqué et il faut quelques secondes pour que l’oeil s’habitue au changement de luminosité ; dehors la lumière est vive et éblouissante, et à l’intérieur c’est l’inverse. Il y a là une volonté d’intériorité, de marquer un seuil d’entrée dans l’espace sacré pour amener le visiteur à une progression vers le divin. Cette notion de parcours guidé par la lumière est très claire dans la nef, cette dernière étant très sombre avec l’absence totale d’ouverture sur sa partie nord (transept de gauche lorsqu’on regarde le choeur). L’oeil est attiré par quatre percées dans cette enveloppe massive : l’oculus au dessus du choeur et les trois ouvertures derrière l’autel qui symbolisent la trinité. Saint Bernard notait que “l’âme doit chercher la lumière en suivant la lumière” car “Dieu est lumière”. 33


« On appelle Lumière intelligible ce Bien qui est au-delà de toute lumière, car il est source de tout rayonnement et il répand le trop plein de sa lumière sur toute intelligence [...] Il est en effet principe de la lumière et c’est trop peu pourtant que de l’appeler lumière, rassemblant en soi et concentrant tous les êtres doués d’intelligence et de raison. Comme l’ignorance divise ceux qui sont égarés, ainsi la présence de la lumière intelligible rassemble et réunit ceux qu’elle éclaire, elle les perfectionne, les convertit à l’Etre absolu, en ramenant la variété de leurs visions à une seule connaissance, véridique, purifiée, unifiée, et en les emplissant d’une lumière unique et unifiante. » Denys, disciple de Saint Paul

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Il y a la lumière que l’on perçoit directement par les percées, mais également le jeu de projection au sol et sur l’architecture, qui évolue au fil de la journée, créant une perception de l’espace toujours changeante. Alison Morris notait une belle analyse sur la lumière dans ses écrits sur les Leçons du Thoronet 1 : “Selon le moment du jour, des flaques de lumière s’étalent sur le sol en dallage où des trainées lumineuses s’accrochent à la modénature, tandis que la tombée de la lumière et de l’ombre articule les jonctions, par exemple là où les piliers aux contours nets rejoignent les courbes des colonnes. La lumière apporte avec elle des changements de coloration à la surface de la pierre, se livrant à de subtils exercices de perspective qui rendent lisible la profondeur des embrasures. Dans le monde clos du monastère, cette démonstration graphique du passage du temps acquiert une signification particulière”. Dans le cloître, ces jeux de contraste sont également présents, grâce à l’épaisseur des murs qui filtrent l’arrivée de la lumière dans les travées périphériques. La couleur beigeocre de la pierre recevant la lumière donne une atmosphère particulièrement chaleureuse. L’éclairage de l’abbaye n’existait pas à l’époque de sa construction, mais il est devenu une problématique depuis qu’elle est ouverte au public. Je retiens à ce sujet la réflexion d’Edouardo Souto de Moura 7 qui, lors de sa visite dans le cadre des Leçons du Thoronet, a critiqué le manque de soin porté à l’éclairage dans le cellier où démarre la visite. Cet espace de dépôt était le frigo de l’époque, donc dépourvu d’ouverture pour conserver un maximum de fraîcheur. Il remarque alors qu’on ne peut pas y apporter une lumière artificielle de la même manière que dans un centre commercial. “En Grèce, quand on visite les tumuli de pierres, le guide vous dit : “If you wait, you can see”. Les yeux finissent par s’adapter à ce qui semble immédiatement obscur. (...) Les lumières que j’ai vues dans cet endroit projettent sur le mur un faisceau jaune très agressif. En fait, rien à voir avec une abbaye qui sert à être visitée dans le but de faire comprendre une ancienne vision, une ancienne réalité des choses”. Souto de Moura propose alors une intervention pour retrouver une lumière plus discrète, suave et continue, en remplaçant les projecteurs puissants par une réglette à LED suspendue et orientée vers le centre de la voûte, sur toute la longueur de la pièce, “susceptible de nous dire quelque chose de cette architecture 7”. 35


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Ancien dispositif d’éclairage du cellier (en haut ci-contre) et proposition d’un nouveau système par Souto de Moura (croquis ci-dessus et réalisation en bas ci-contre). On remarque la douceur de la lumière qui vient caresser la pierre de manière très homogène, sans qu’on puisse percevoir le moindre faisceau, en conservant la pénombre dans la partie basse de la pièce. 37


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Dans l’architecture du musée, dont le premier objectif est de mettre en valeur des oeuvres d’art, la lumière joue également un rôle de premier plan, bien qu’elle n’ait pas la même fonction ni la même signification que dans l’architecture religieuse. Elle est souvent mesurée, artificielle ou naturelle indirecte pour éviter d’endommager les oeuvres, donc elle est toujours le fruit d’un processus architectural visant à l’apporter de la plus juste des manières. Dans le musée de Calheta, mon premier souvenir est celui d’une lumière zénithale provenant de failles au plafond et descendant sur les longs murs verticaux en double hauteur. Ce procédé est logiquement employé par Paulo David par le fait que le musée soit en bonne partie encastré dans la falaise comme nous le voyons sur la coupe ci-dessous. Au lieu de multiplier les grandes ouvertures sur l’extérieur comme il aurait pu le faire avec un tel site extraordinaire, les cadrages sur la montagne et l’océan sont mesurés, ils marquent les seuils, les espaces de transition et de respiration comme pour ne pas distraire le visiteur dans les salles d’exposition et lui rappeler que l’objet de sa visite est avant tout de venir admirer le travail d’un artiste. Un peu comme les quatre ouvertures uniques sur la façade Est de l’église du Thoronet. Les procédés de lumière artificielle sont également tendus, sous forme de failles horizontales encastrées dans le plafond et contribuent à renforcer la notion de perspective dans les espaces du musée.

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L’arrivée de la lumière dans la Zwirner Gallery est le fruit d’une volonté de départ de l’architecte quant à sa manière d’occuper le site. Le foncier dans ce quartier de Manhattan atteint des sommes astronomiques, et pourtant l’architecte n’a pas cherché à multiplier la surface au sol mais au contraire à la limiter (dans les étages) pour permettre un maximum de lumière naturelle dans le principal espace d’exposition au rez-de-chaussée. Ce dernier est alors percé de quatre verrières au plafond en dent de scie sur toute la longueur apportant une lumière du nord abondante et neutre comme on peut le voir sur la photo ci-joint. Dans les étages, la configuration en “L” du bâtiment permet un apport de lumière naturelle dans tous les espaces, par des ouvertures généreuses côté rue et côté cour.

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Concernant l’éclairage intérieur, j’ai le souvenir d’un détail splendide dans l’escalier, seul espace ne bénéficiant pas d’autant de lumière naturelle que les autres, surtout dans la partie basse (il y a une verrière en toiture). L’architecte a choisi un système de réglette très fine semi-encastrée dans la sous-face de l’escalier et contre le mur. La lumière descend verticalement sur les parois, qui sont traitées de la même manière que la façade extérieure, c’est à dire un béton brut coffré sur place. Le rendu met particulièrement en valeur le matériau, et la lumière y est mesurée, comme pour créer un contraste avec l’éclairage très généreux des espaces d’exposition. J’aime la manière homogène dont l’architecture est traitée sans délaisser un espace, quelque soit son importance. La lumière est la préoccupation primaire de l’architecture, celle qui donne du sens à un espace, le rend vivant et capable d’exister. 43


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rythme et circulation

moines est comme un fil « chaque jour, chaque nuit, le passagequidess’enroule sans heurts. »

Fernand Pouillon, Les pierres sauvages 3

Le rythme architectural est un élément important au Thoronet, car il se calque sur la journée très réglée d’un moine. Ce dernier voit ses tâches se répéter de la même manière tous les jours de sa vie autour des trois axes de la règle bénédictine : prière, travail et repos. L’architecture monastique doit se mouler autour de cette chorégraphie élaborée, facilitant les transitions et la fluidité entre la vie spirituelle et la vie matérielle de la communauté. Nous voyons par exemple que le dortoir des moines communique directement avec l’église, ce qui facilite leur déplacement en le réduisant au maximum pour les offices de nuit. N

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5

8 4

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1

0

(m)

Echelle

20 m.

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1. Église abbatiale 2. Enfeu 3. Sacristie 4. Armarium 5. Salle capitulaire 6. Passage 7. Escalier du dortoir 8. Cloître 9. Lavabo 10. Cellier 11. Courette 12. Bâtiment des convers 13. Dortoir des moînes 14. Toiture-terrasse du cloître 47


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Le site de l’abbaye offre une déclivité qui a été exploitée lors de sa construction, avec une série de petits emmarchements qui rythment l’espace et le partitionnent. L’idée est de créer le seuil ; de créer un espace de respiration pour mettre en scène le parcours du visiteur. Cette notion a été étudiée par Adolf Loos qui dans son Raumplan établie des demi-niveaux systématiquement dans les plans de ses villas. Loos caractérise de façon spécifique le changement d’étage par des escaliers différenciés (à volée unique, à double volée) et orientés de plusieurs manières. Dans ce sens, il contribue à ce que le parcours à la verticale, du rez-de-chaussée à l’attique, soit vécu comme une série d’expériences diverses. Il notait dans son dernier ouvrage Trotzdem paru en 1931 : « l’escalier ou plutôt les escaliers sont souvent des éléments de transition, non pas dans le sens fonctionnel, mais formel, entre les différentes parties compositives, entre les différentes centralités. L’escalier purement fonctionnel, lien direct entre les différents lieux, est toujours cloisonné 8.» Au Thoronet, les concepteurs de l’époque auraient pu remodeler le site à l’extérieur pour corriger cette différence de niveau mais ils l’exploitent au contraire pour magnifier l’architecture. On entre dans l’église par quatre petites marches pour arriver dans la nef latérale, qui elle-même est surélevée de trois marches par rapport à la nef principale. Le croyant expérimente la dilatation de l’espace en arrivant progressivement dans le coeur de l’église, dont l’importance est renforcée par la hauteur de ses voûtes, représentant le ciel. Cet effet est appuyé par le traitement de la lumière comme nous l’avons vu précédemment. Ainsi se manifeste une volonté de transcendance qui prépare la signification de l’espace Chrétien comme le souligne Christian Norberg-Schulz 9 : “Les églises primitives sont conçues comme des mondes intérieurs, comme des lieux qui représentent l’éternel Civitas Dei. A son entrée, le visiteur ne pénètre pas dans un autre espace terrestre où règnent les lois physiques mais se sent transporté dans un monde qualitativement différent. L’espace existentiel Chrétien ne dérive donc pas de l’environnement concret de l’homme ; il est le symbole d’une promesse et d’un processus de rédemption qui est manifesté par le centre et le parcours en tant qu’église, il y concrétisa la nouvelle signification de l’existence.” 49


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Dans le cloître autour duquel tout gravite dans l’abbaye, la répétition régulière des percements en arcs en plein cintre chacun redivisés en deux par une colonne et deux arcs secondaires participe à la clarté et la lisibilité de l’espace. La lumière qui y pénètre crée une ombre portée dans les coursives agissant comme un cadran solaire et modifie la perception de l’espace au fil de la journée et des saisons. A certains moments de la journée, des rythmes de bandes et de sphères de lumière se projettent sur le sol et les murs, ajoutant une dimension supplémentaire au thème de la répétition et mettant en valeur les jonctions nettes entre la courbe, la ligne et le plan. On remarque également les quelques marches qui séparent le cloître de la salle capitulaire. Une fois de plus, l’espace s’en trouve hiérarchisé, confiné par le simple changement de niveau. Les circulations verticales font partie intégrante de l’architecture et ne sont pas isolées. 51


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Dans le musée de Calheta et dans la galerie de Chelsea, il n’est pas question d’associer l’espace à un type de vie en particulier comme au Thoronet, mais une mise en scène s’impose pour guider le visiteur dans les différentes salles d’exposition. J’ai été touché par le travail de Paulo David sur ce sujet à Madère. Dès l’arrivée sur le site, il annonce le rythme qu’il veut donner au visiteur. L’entrée dans le musée se fait par la toiture terrasse qui devient la première salle d’exposition à ciel ouvert et le début du parcours avec la présence de sculptures de grande dimension ; le reste est végétalisé, non-accessible au public, fuyant vers l’océan dans une volonté de reproduire le couple roche/végétation environnant. Paulo David expliquait lors d’une conférence 5 : “Cette plateforme nous a permis d’avoir une relation privilégiée avec le paysage. Cela crée une sorte d’amnésie envers le territoire ; elle est un peu un contretemps de la relation que nous avons avec la vitesse ; nous essayons de créer un temps lent”. La visite est donc séquencée par des points d’arrêt, pour contempler le paysage exceptionnel dans cette extrémité de l’île. La deuxième séquence est marquée par une longue rampe qui fait la transition jusqu’au niveau de l’entrée principale du musée (photo ci-contre en haut). Le visiteur y expérimente un cadrage infini sur l’océan et une première relation physique avec la paroi qui apparait progressivement. On remarque que le basalte est déjà présent au sol dès l’arrivée sur la toiture, ce qui souligne l’effet monolithique du bâtiment. 53


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Une fois à l’intérieur, nous retrouvons l’alternance de ces deux procédés entre les salles d’exposition : des espaces de seuil, de respiration offrant des cadrages sur le site et des zones de circulation très soignées entre les niveaux du musée. L’architecte décrit sa volonté de rythmer l’expérience du visiteur : “nous avons voulu créer une grande promenade interne où les différentes salles permettent l’utilisation de tous les espaces du centre ainsi que des moments de pause, d’arrêt. Cette promenade crée une distance et l’édifice est en relation parfaite avec le paysage, il s’ouvre peu à peu. Parcours étroits, profondeurs très intenses, on perçoit très bien les cavités qui ont été creusées 5.” Cet effet est particulièrement flagrant dans les escaliers où l’espace est profond comme une faille, compressé entre deux parois blanches sur toute la hauteur du musée qui accueillent les différentes teintes de lumière au cours de la journée (photo ci-contre à droite). On y retrouve également le matériau dans son état naturel, ici le bois, dont la sensualité contraste avec les rudes pierres volcaniques à l’extérieur. Le dynamisme est renforcé par le traitement des main-courantes sculptées dans la masse et retro-éclairées créant une ligne graphique qui invite le visiteur à emprunter l’escalier. On remarque que cet espace de transition devient alors une salle du musée à part entière, avec quelques oeuvres accrochées au mur qui ne dénaturent en rien la force et la simplicité architecturale. Concernant les espaces de pause, Paulo David explique qu’il a voulu des cadrages horizontaux sur l’océan, et des cadrages verticaux sur la montagne (photo ci-contre à gauche). Le visiteur devient statique, et le paysage dynamique. Par exemple dans la bibliothèque, qui est un enchaînement de deux mezzanines successives dans un open space, seul le niveau 0 est cadré sur l’océan avec une fenêtre en bandeau sur toute la largeur (maquette ci-jointe). Des percements dans les parois parallèles au mur d’enceinte permettent un cadrage sur la mer quelque soit la position dans la pièce. 55


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Dans la galerie d’Anabelle Selldorf qui est de taille plus modeste et sur un site plat, j’ai retenu deux éléments concernant le rythme et la circulation. Le premier est la façade, qui par sa simplicité et la répétition régulière des fenêtres apporte une certaine force à la composition. Les menuiseries sont quasiment au droit de la surface extérieure et les vitrages reflètent le ciel. La façade présente donc un visage différent au cours de la journée quand on la regarde depuis la rue. Je me rappelle avoir été attiré de loin en voyant cette composition géométrique simple et lisse qui contrastait avec les immeubles voisins plutôt parés de briques rouges et avec des éléments architecturaux leur donnant du volume (corniche, linteau sculpté, escalier de secours,...). Le second concerne la cage d’escalier qui distribue tous les espaces. Le visiteur y est guidé par le prolongement du matériau, le béton brut, qui est magnifié par un travail sur la lumière comme nous l’avons vu précédemment. L’éclairage discret et faible des étages inférieurs laisse place à la lumière naturelle qui arrive par une ouverture zénithale et invite le visiteur à monter dans les étages. On retrouve ici la dimension spirituelle de la notion d’ascension. 57


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conclusion

Ce travail est le fruit d’une analyse sensible. J’ai choisi de faire cette comparaison car j’ai ressenti une émotion architecturale particulière dans les deux bâtiments modernes que je cite, et j’ai pu après réflexion faire un rapprochement entre ces sensations et ma visite à l’abbaye du Thoronet. Il ne s’agit pas d’affirmer que leurs concepteurs ont pris référence sur l’architecture cistercienne, mais il est intéressant après mes recherches de voir en quoi nous pouvons les associer à une certaine école qui elle, y prend des inspirations. Annabelle Selldorf cite Le Corbusier à plusieurs reprises, qui était lui-même passé par le Thoronet. Paulo David s’inscrit dans la pensée portugaise de l’école de Porto, qui attache beaucoup d’importance à cet enseignement de l’espace (Siza et Souto de Moura ont à leur tour animé les Leçons du Thoronet récemment). Dans ce mémoire, j’ai voulu montrer avec conviction personnelle en quoi le fait de traiter avec du sens la matière, la masse, la lumière, le parcours et le rythme comme le faisaient les cisterciens confère au bâtiment une inscription solide dans le temps. C’était en tout cas mon ressenti pour le musée de Calheta et la galerie de New-York parmi d’autres exemples abordés ces dernières années, dotés de programmes différents mais de la même durabilité. Cette architecture s’inscrit dans une pensée minimaliste, caractérisée par la simplicité et la précision, reconnue internationalement. La durabilité d’un bâtiment dépend évidemment aussi de l’entretien qu’on lui attribue, de son iconicité par rapport à une époque, un programme, une histoire et de la mémoire qu’il représente, mais elle commence dans l’espace privé le plus modeste. 60


Je pense qu’il est intéressant aujourd’hui d’orienter la production architecturale sur du long terme, même si c’est aller à contre-courant de la société actuelle qui se tourne vers le jetable, l’éphémère, le remplaçable et se lasse plus rapidement que la durée de vie d’un bâtiment. Notre rôle en tant que concepteurs est avant tout de permettre à des personnes de se projeter confortablement dans un espace, de leur permettre de se l’approprier sur plusieurs générations et non pas seulement sur la durée de leur crédit. Cela implique peut-être un investissement différent à la base, peut-être autant matériel qu’humain, ou de penser au potentiel de reconversion d’un bâtiment par exemple dès sa conception. C’est ce que je retiendrai de ce neuvième et avant-dernier semestre à l’école d’architecture, avant d’entamer mon Projet de Fin d’Etude. Je souhaite orienter ce dernier dans la continuité de mon mémoire, sur cette question de durabilité en architecture, ainsi que celle de l’architecture religieuse qui me passionne. Pour terminer, j’aimerais finir sur cette pensée de Saint Bernard, abbé de Clairvaux réformateur de la vie religieuse et promoteur de l’ordre cistercien :

« il n’est de vertu plus indispensable à nous tous que celle de l’humble simplicité. » 61


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«notre intervention n’est autre que d’architecture. L’architecture est un art social qui vise à résoudre des questions réelles, d’ordre physique. Qu’elle puisse devenir un art

n’est pas exclu. Mais ce ne sont pas nos mains d’architectes qui peuvent en décider. L’architecture comme art est l’affaire du temps.

»

Edouardo Souto de Moura - Leçons du Thoronet, 2012

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notes de texte

1. 2.

Alison Morris est l’auteur de John Pawson, Leçon du Thoronet aux éditions Images en Manoeuvres, 2006. Ce livre développe la pensée de l’architecte britanique John Pawson, invité à l’abbaye du Thoronet du 6 Mai au 31 juillet 2006. George Duby est l’auteur de Saint Bernard, l’art cistercien aux éditions Flamarion, 1979.

3. 4.

Les Pierres Sauvages est un roman de l’architecte Fernand Pouillon, publié en 1964 aux éditions du seuil. Pouillon y imagine la construction de l’abbaye du Thoronet au douzième siècle sous la forme du journal de bord du premier père prieur de l’abbaye. Ce roman est devenu aujourd’hui une référence dans les écoles d’architecture. D’après un article trouvé sur le site internet Blouin Art Info

5.

Extrait de la conférence “Landscapes” donnée par Paulo David en 2012 à Paris dans le cadre des

6. 7. 8. 9.

Entretiens de Chaillot. Le Corbusier a visité l’abbaye du Thoronet en 1953 avant d’entamer la conception de son célèbre couvent de la Tourette. Souto de Moura dans Au Thoronet le diable m’a dit aux éditions Parenthèses, 2012. Citation receuillie dans Théorie de l’architecture III (au chapître 5) par Bruno Marchand, professeur à l’école polytechnique de Lausanne, en Suisse. Christian Norberg-Schulz dans La signification dans l’architecture occidentale aux éditions Mardaga, paru en 2007. 65


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remerciements

Je tiens à remercier mon professeur Jean-Marie Billa pour son suivi durant ce semestre. Je remercie mes amis, fidèles compagnons de route passionnés d’architecture, de débats, de visites et de découvertes aux quatre coins du monde : Félix, Mathieu, Louise, Mathilde, Gaetano, Eliana, Tomas, Pierre-Augustin Merci à tout ceux qui se sont trouvés sur ma route et qui ont fait grandir ma culture architecturale ces dernières années, particulièrement Robert Young à New-York, Rauzia Ally et Miriam Gusevich à Washington, Nuno Mateus à Lisbonne. Merci aux Pères Martin Pradere et Jean Laurent Martin pour leur écoute et partage de connaissances dans le cadre de l’écriture de ce mémoire. Merci à Félix et Boris pour leurs apports photographiques. Merci à Frédéric, Mélanie pour leurs regards extérieur aiguisé et toujours serviables dans le cadre de mes travaux. Merci à eux ainsi qu’à Mathilde pour la relecture de ce travail. Merci à ma famille pour leurs encouragements tout au long de ces études passionnantes. Merci à Aliénor pour son soutien quotidien et son intérêt pour mes tâches architecturales. 67


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bibliographie

André Chastel : Architecture et Patrimoine - Ed. du Patrimoine, 2012

Françoise Choay : Le Patrimoine en questions - Ed. du Seuil, 2009

Fernand Pouillon : Les Pierres Sauvages - Ed. du Seuil, 1964

Souto de Moura : Au Thoronet le diable m'a dit - Ed. Parenthèses, 2012

Peter Zumthor : Penser l'architecture - Ed. Birkhauser, 2010

Philippe Tetriak : Faut-il pendre les architectes ? - Ed. du Seuil, 2001

Frère Roger de Taizé : La dynamique du provisoire - Ed. du Seuil, 1971

Odile Canneva-Tétu : Architecture des abbayes - Ed. Ouest France, 2013

Marc décéneux : Les abbayes médiévales en France - Ed. Ouest France, 2010

Jean Guyou : Conception d'une abbaye - Ed. à compte d’auteur, 2005

Insa de Strasbourg : L'espace sacré aujourd'hui : quels défis pour les architectes ? - Ed. Insa, 2009

Christian Norberg-Schulz : La signification dans l'architecture occidentale - Ed. Mardaga, 2007

Léon Pressouyre : L'espace Cistercien - Ed. CTHS, 1994

Revue "Arts sacrés" : Abbayes romanes en Languedoc - Hors Série n°4, 2013

Jean-Paul II : Mémoire et identité - Ed. Flammarion, 2005

Paul Ricoeur : La mémoire, l'histoire, l'oubli - Ed. du Seuil, 2000 - NC

P. Boulais et L. Moreau : La Tourette - Ed. à compte d’auteur, 2009

Alison Morris : John Pawson, Leçon du Thoronet - Ed. Images en Manoeuvres, 2006

Albert Levy : Les Machines à faire-croire - Ed. Anthropos, 2003

Monique Reyre : Recherche sur les formes de la représentation sémantique de l’espace du

couvent Sainte Marie de la Tourette - Travail universitaire, ENSA La Vilette, 1985


webographie Encyclopédie Wikipédia, Encyclopédie Universalis http://www.pirate-photo.fr/forum/perso/2/fichiers/documents/Loos_Ecole_Poly_Lausanne.pdf http://www.citechaillot.fr/fr/auditorium/conferences_et_debats/entretiens_de_chaillot/24658-paulo_david_architecte_funchal_madere.html http://www.explorations-architecturales.com/data/new/fichePrint_1.htm http://www.blouinartinfo.com/news/story/871845/annabelle-selldorf-helps-david-zwirner-realize-his-grandest http://www.selldorf.com/ http://www.liturgiecatholique.fr/IMG/pdf/LA_SYMBOLIQUE_CHRETIENNE_DE_LA_LUMIERE.pdf http://www.aimintl.org/index.php?option=com_content&view=article&id=400&Itemid=430&lang=fr

vidéographie “Landscapes” : conférence de Paulo David dans le cadre des Entretiens de Chaillot, Paris, 2012 Bill’s Design Talks : conférence d’Annabelle Selldorf au Cooper-Hewitt National Design Museum, New-York, 2012 “Architecture and Context” : conférence d’Annabelle Selldorf à Syracuse University School of Architecture, 2009

photographie Les photos ont été prises par mes soins à l’exception de : p.4 à droite, p.28 en bas, p.30, p.34 : google image p.8 : Félix Baroux p.10 en bas, p.16, p.28 en haut, p.40, p.56 à gauche : Jason Schmidt p.14 en haut, p.38 : Nuno Serrão p.36 en bas, p.58 : Boris Soboy p.24, maquettes et photos par A Caixa Negra 69


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Samuel Lefebvre - Janvier 2014 71


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