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Gardiens de la Pierre

la pierre, de la brique, du mortier et de la chaux dans le gros œuvre 7».

Etymologiquement, le mot maçon peut soit venir de l'allemand « Metz » qui veut dire « tailleur de pierre » ou bien de « marcus » en latin : « celui qui porte le marteau ».8

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FIGURE 10 : Outils de l’atelier Auzou et outils traditionnels d’un tailleur de pierre – Photo : Simon REYNAUD

FIGURE 11 : Outils traditionnels d’un tailleur de pierre – source : article tailleur de pierre Wikipédia

7 Définition issue du Dictionnaire de l’Académie Française daté de 2016 8 Analyse étymologique du site web littre.org retraçant l’analyse du Philologue Friedrich Christian DIEZ

a. Architecture et Pierre : entre Modernisme et Régionalisme Critique

En réponse au modernisme et à l’industrialisation de l’architecture, des démarches plus concertées sont apparues avec un intérêt croissant pour le contexte. L’apparition du Régionalisme Critique est une conséquence indirecte du Modernisme et de ses projets assumés ex nihilo. En effet, le Régionalisme Critique dans sa définition s’identifie « comme une approche architecturale qui s’efforce de remédier à l’indifférence de l’architecture moderne à l’égard de l’endroit ou du lieu de construction, en utilisant les éléments culturels locaux pour enrichir les significations de l’architecture »9 .

Des architectes, notamment suisses et portugais se sont démarqués pour leur sensibilité à l’environnement proche du projet d’architecture. Cette mouvance architecturale s’en est dégagée. Alvaro SIZA est une tête de proue importante de cette approche qui se veut ne pas constituer un mouvement, au risque de développer des principes et règles qui pourraient être problématique. Ce n’est donc pas un mouvement mais un effort de penser différemment, de « s’indépendantiser » de toutes doctrines et de proposer une vision plus objective de l’architecture (analyses sociologique, étude du site, relevés poussés…).

La Piscine Leiça da Palmeira aussi dite Piscine des Marées (1966), s’intégrant

9 FRAMPTON Kenneth, Towards a Critical Regionalism : Six Points for an Architecture of savamment au paysage en est un parfait exemple. La sagesse d’analyse du site et du programme permet à l’architecte de réaliser un projet d’une simplicité caractéristique des chefs d’œuvres. Edifiant une piscine d’eau salée en bord de mer, il s’intègre au paysage de bord de côte portugais, entre roches et sable. Le choix pertinent de l’emplacement entre deux bandes de récifs lui permet de n’avoir à construire que deux murs sur quatre pour contenir le volume d’eau voulu. Ce projet est donc autant construit en béton armé (murs artificiel) qu’en pierre (récifs du site).

Figure 12 : Piscine Leiça da Palmeira, Alvaro Siza, 1966

Et A. SIZA s’intéressera autant à l’intégration de l’architecture dans le tissu urbains/naturel qu’aux matériaux locaux (pierre de schiste…). Jose Antonio CODERCH démontre lui aussi en Espagne une possibilité d’être autant « moderniste » que régionaliste critique. Avec son projet de la maison Ugalde à Barcelone (1953), il prouve que le lieu peut créer l’architecture, que le topos peut

Resistance, dans The Anti-Aesthetic. Essays on Postmodern Culture, 1983, Editions Hal Foster.

formuler l’espace et le projet à venir. En plus de prendre en compte tous les arbres du site et de les contourner, il emploiera des matériaux locaux pour le second œuvre : tomettes de terre cuite, pierre et bois.

Figure 13 : Maison Ugalde de Jose Antonio CODERCH- photo : Salva Garcia

Figure 14 : Plan de la Maison Ugalde - Jose Antonio CODERCH

10 FREY Pierre, Learning from vernacular : pour une nouvelle architecture vernaculaire, Actes Sud, 2010

b. Le retour des matériaux locaux et de la pierre massive en architecture

Cette sensibilité et ce rationalisme contextuel permettent un rapprochement avec un mode de conception architectural vernaculaires. L’intérêt de Pierre FREY dans son ouvrage Learning from vernacular : pour une nouvelle architecture vernaculaire10 en est une preuve.

Si Pierre A. FREY est critiqué pour la légèreté de son analyse, il poursuit maladroitement la constitution d’un inventaire et d’une approche constructive alternative entreprise par Bernard RUDOFSKY lors d’une exposition qui a fait école dans les années 60. Il s’agit de l’exposition Architecture Without Architects en 1964 au MoMA de New York. Il réalise alors un diagnostic relativement exhaustif des constructions vernaculaires dans le monde et de ce qu’il serait encore possible de construire avec des matériaux naturels encore omniprésent dans notre environnement. Cet événement vient nourrir autant que remettre en question la mouvance moderniste de l’époque.

Pierre FREY renouvelle donc cette approche décalée de l’architecture, confessant qu’il « n’exprime peut-être ici que le désarroi et le désir d’un homme vieillissant ne supportant pas le bilan de sa propre génération, alors qu’il se pensait né pour y remédier ». Si l’ouvrage a beaucoup été critiqué de par son manque d’exhaustivité et de nostalgie pessimiste, il permet de perpétuer et de transmettre l’intérêt de ces pratiques constructives pour les générations futures.

Figure 15 : affiche de l’exposition du MoMA organisé par B. RUDOFSKY

Si en effet les architectes modernistes s’inspirent très régulièrement des architectures vernaculaires (analyses et études de la typologie urbaine de la Casbah lors des SIAM), cela reste très souvent des inspirations purement

11 Procédés qui consistent en une préfabrication très élaborée intégrant les murs, portes et fenêtres, les canalisations d’eau, les branchements volumétriques, non constructives et matérielles.

Dans la mémoire collective, il est très peu connu que la pierre ait a été employée jusqu’à l’époque des grands ensembles. Il était même le matériau de construction le plus courant dans certaines régions. Si la plupart des gens pensent que la reconstruction s’est faite directement en béton armé, une partie des projets se faisaient encore en pierre. Il faut attendre le début des années 60 pour que des procédés techniques de préfabrication lourde (procédé Camu, procédé Mopin11) soient inventés et validés par les instances juridiques. Une fois ces étapes passées, le béton l’a en effet rapidement mis de côté ainsi que tous les autres matériaux naturels. La montée en flèche du béton armé dans la construction courante est liée à deux étapes majeures. Premièrement, une grande période de recherches et financements sur l’industrialisation et le génie des procédés tournés vers le nouveau matériau moderne. Secondement une pression juridique a été menée par de puissants lobbies afin d’orienter les premières normes de construction à l’échelle nationale au seul bénéfice du béton. La conséquence directe du mouvement moderne et de ses principes développés par LE CORBUSIER est l’uniformisation de la construction, lié à un besoin urgent de logements. De fait, une décision gouvernementale est prise dans

électriques, l’accès gaz… permettant ainsi d’économiser 80% du coût de la main d’œuvre, main d’œuvre non qualifiée.

les années 60 par le ministre de la Reconstruction de l’Urbanisme, Eugène Claudius PETIT : ne financer que les projets de préfabrication lourde et donc indirectement les opérations construites en béton armé ou en structure métallique (matériaux industriels).

En amont, dans les années 20, le mouvement moderne et Le Corbusier formule une volonté de tuer l’artisanat, vu comme un obstacle à la croissance et à la modernisation de la société. C’est à la même époque que Adolf LOOS exprime une idée similaire en condamnant l’ornement et tend vers une uniformisation des volumes.12

Par suite, au du XXème siècle, les carrières de pierres massives vont se vider, les marteaux et burins se rouiller, et les techniques artisanales s’oublier. C’est dans le rouleau de cette vague moderniste internationale que certains penseurs anticipent plusieurs conséquences de cette orientation architecturale : catastrophes climatiques, perte des connaissances, des techniques artisanales et des architectures sorties de leur environnement. Tous les artisans des chantiers sont déqualifiés et mis pour la plupart au rang d’ouvriers de chantier. Cette prise de conscience mobilisera quelques rares architectes, qui vont œuvrer pour ne pas perdre de vue artisans et carrières, scieries et taille de pierre.

12 LOOS Adolf, Ornement et Crime, éditions PayotRivages, 1931 Cependant, ces grands ensembles ont rapidement été vus comme des erreurs architecturales et les gouvernements successifs se sont positionnés à leur encontre. Cela commence en 1973 avec Olivier GUICHARD alors ministre de l'Aménagement du Territoire, de l'Equipement, du Logement et des Transports sous le mandat de Georges Pompidou. Ce dernier fait passer une circulaire mettant fin à cette politique des grands ensembles accusés de ségrégation socio-architecturale.

Cette prise en compte des matériaux naturels commence à peu près dans ces mêmes années de reconstruction avec une figure importante égyptienne, Hassan FATHY. Durant le mandat du président NASSER en Egypte (1956-1970), cet intellectuel égyptien est démarché par le président égyptien pour construire une ville nouvelle en périphérie du Caire, le nouveau Gourna. Il se démènera pour construire ce programme ambitieux qu’il joindra aux compétences des habitants. Il retournera au fin fond de la Vallée du Nil (Nubie) pour dénicher les derniers maçons détenteurs de la technique des voûtes nubiennes en brique de boue, matériau naturel et local. Cette histoire du chantier est racontée par l’architecte dans son livre Construire avec le peuple. C’est à la fois le signal d’alarme pour ne pas perdre certaines connaissances autant que l’éloge d’une architecture vernaculaire réappropriée par le contemporain. Ce

projet s’établit dans un contexte de panarabisme13 . La considération autant culturelle qu’éthique est la preuve d’une prise de conscience globale sur la notion de local et de durabilité. Et cela en plein contexte moderniste occidental.

Figure 16 : Nouveau Gourna à l’époque du projet –Photo : Marie GRILLOT

Dans la deuxième moitié du XXe siècle, des architectes comme André RAVEREAU et Fernand POUILLON se détache de LE CORBUSIER et des modernistes. Ils renouent avec une architecture vernaculaire ou une architecture durable, et construisent avec des matériaux naturels (pierre de taille, brique, adobe, chaux).

Figure 16 : Nouveau Gourna aujourd’hui – Photo : Hannah COLLINS

13 Mouvement voulant renouer radicalement avec la culture arabe en opposition affichée avec une Fernand POUILLON était convaincu qu’il fallait avoir une vision économiste du projet en lien étroit avec la vision architecturale. Il cherche alors des matériaux simples d’emploi et peu couteux, pour être compétitif dans les grands concours de la Reconstruction de l’après-guerre. C’est avec cette approche qu’il en viendra à travailler avec la pierre de taille. Celle-ci ne nécessite en effet aucune transformation après la pose sur chantier. Une fois posée, la pierre est laissée telle quelle, nue et noble de ses caractéristiques, autant visuelle que tactile. Il faut ici prendre en compte que cet emploi de matériau est lié à une région donnée. Au même titre que le régionalisme critique, l’utilisation de matériaux naturels doit être locale, sinon cela impliquerait des déplacements trop importants et donc une empreinte carbone élevée. La pierre utilisée par F. POUILLON est une pierre de calcaire tendre, facile à la découpe et relativement légère à la manutention, qui vient du bassin du Luberon.

Parmi ses nombreux projets de renom (logements du Vieux Port de Marseille, opération des 200 logements d’Aix en Provence, ensemble de logements de la Tourette à Marseille…), il réalisera aussi de très nombreux logements en Algérie.

mondialisation occidentale dans un contexte d’après-guerre et d’une politique du soft-power

Figure 17 : Opération de logements La Tourette, Marseille par F. POUILLON – Photo : Ville de Marseille.

La partie de l’œuvre de F. POUILLON de l’autre côté de la Méditerranée va nous intéresser pour un aspect précis. Il a construit des centaines de logements très loin du Luberon mais pourtant avec la même pierre que sur ses projets français. Nous pouvons voir la prévalence de l’aspect économique qu’a l’architecte au dépend d’une conscience écologique, encore alors très peu répandue. Dans son ouvrage Mémoires d’un architecte14, il justifie ce choix car les blocs de pierre sont les bienvenus afin d’optimiser les retours à vide des porte-containers, qui ont besoin d’un minimum de chargement pour avoir

14 POUILLON Fernand, Mémoire d’un architecte, Le Seuil, 1968 une ligne de flottaison basse. Aussi le coût du transport est très faible et le confort de l’architecte préservé, ne devant pas se réadapter à une nouvelle pierre saharienne, aux propriétés différentes. Les réalisations de pierre massive de F. POUILLON seront très longtemps critiquées pour la part d’ombre de l’architecte qui a passé quelques années à la Prison de la Santé à Paris. Aujourd’hui, sa part d’ombre s’est dissoute et son œuvre est enfin reconnue pour sa sagesse constructive et économique, avec la plupart de ses réalisations classées.

Figure 18 : Opération des 200 logements de F. POUILLON à Aix en Provence. Photo : Ministère de la culture

Un autre élément important à prendre en compte comme le montre Pouillon, est celui du coût du matériau « pierre » et de son évolution. Le coût de la « pierre massive », a fluctué considérablement entre le 18ème siècle et aujourd’hui. En effet, si la pierre était largement utilisée dans les constructions des époques du Moyen-Âge, de la Renaissance et des Lumières, ses méthodes d’extraction étaient fastidieuses et couteuses. Son coût

élevé la réserve donc aux bâtiments d’exception (châteaux, donjons, palais de justice…).

Figure 19 : détail d’un mur pignon des 200 logements de POUILLON, Aix en Provence. Photo : Simon REYNAUD

Bien après la révolution industrielle, la pierre française connaîtra un tournant. Avec l’effort et le travail acharné de Paul MARCEROU (industriel carrier et ingénieur) et à la demande de Fernand POUILLON, les carrières s’industrialiseront avec des scies de découpe et de taille en rang, garantissant une rentabilité et une intensivité sans précédent. Le processus allant de l’extraction à la pose était alors compétitif en temps et en argent par rapport au béton. Paul MACEROU avait optimisé l’extraction et la découpe sur mesure des pierres de façon à pouvoir les transporter directement depuis le banc d’extraction vers chantier.

Ainsi F. POUILLON s’est-il fait remarquer à l’époque pour son chantier des 200 logements à Aix en Provence réalisé en 200 jours et le tout pour 200 millions de francs, soit 1,7M d’euros. Ce

15 Denis Delestrac, « Le sable : enquête sur une disparition », ARTE France, 2011 budget hors norme a été possible grâce à l’optimisation de production de son compagnon carrier Paul MARCEROU.

Figure 20 : Système d’exploitation des carrières par Paul MARCEROU pour F. POUILLON. – Source Paul MARIOTA.

Aujourd’hui, certaines exigences thermiques de la RT 2012 empêchent de construire aussi rapidement, mais la pose reste relativement courte car il n’y a pas de temps de séchage. Ainsi, une fois le calepinage des murs bien réalisé (dessin de l’assemblage des pierres pour former des parois stables), la découpe en carrière et atelier peut commencer en amont du chantier afin d’avoir de l’avance sur l’approvisionnement du projet.

Malgré l’optimisation de production des carrières, le lobby du béton a su amenuiser les ressources de la filière pierre, en rachetant notamment le monopole des carrières pour en faire des carrières de granulats-gravât-sable-chaux. Cette méthode est si critique qu’elle a ruiné la filière pierre en Suisse15 (l’entreprise suisse Holcim est le 2ème producteur mondial de ciment) et est condamnée par

grand nombre d’articles16. Cette concurrence a donc fait faire faillite à grand nombre d’artisans de la pierre avec au premier rang les carrières qui ont dû fermer du jour au lendemain. Celles qui ont su se réinventer et rester ouvertes ont dû s’adapter à la demande et vendre principalement du dallage et des modules de blocs fins de façades en parement pierre, bien ironiquement, car l’esthétique de la pierre conserve son authenticité et son image d’intemporalité.

Si aujourd’hui le coût de la pierre massive a connu un rebond entre les années 1990 et 2000, les rares carrières encore ouvertes étant habituées à faire du dallage et du parement, commandes nécessitant peu de matière, les carriers ont commencé à rehausser le prix du m3 de la pierre afin de décourager les architectes et maîtres d’ouvrage voulant construire en pierre structurelle. En effet, cette demande est peu intéressante pour les carriers car elle nécessite une grande quantité de matière et donc de changer plus fréquemment de site d’extraction. Aussi ont-ils plus intérêt à privilégier les commandes de dallages et de parement pierre de fine épaisseur.

Et c’est donc une fois que l’on a pris en compte cet aspect économique que l’on comprend toute la complexité de ce matériau biosourcé à s’imposer dans l’architecture contemporaine.

16 Marlène Leroux, web-magazine Espazium, « L’aventure de la construction en pierre massive », 2019

Quant aux caractéristiques de ce matériau sur sa mise en place sur chantier, les pièces sont livrées généralement en flux tendu sur site et posé directement avec le seul besoin d’une petite grue, d’un conducteur d’engin et de deux maçons poseur pour ajuster la pose des blocs et leur bon agencement. Ainsi, cette simplicité de mise en œuvre et le travail des artisans en amont du chantier (extraction, taille et nettoyage de la pierre) permettent d’obtenir des chantiers très propres, peu encombrés et relativement rapide en comparaison aux chantiers béton qui nécessite un temps de séchage long et des infrastructures conséquentes (banches, toupie, bétonnière, étais …).

Nous avons abordé le travail des architectes et acteurs de l’architecture d’après-guerre afin de percevoir un minimum les étapes et contraintes par lesquelles est passée l’architecture de pierre massive ces dernières décennies. Nous avons choisi de ne pas nous étendre sur le Mouvement Moderne, n’étant pas le sujet principal du présent mémoire. L’idée n’est pas de stigmatiser ce mouvement aux multiples facettes. Les architectes évoqués ont été plus ou moins inspirés par cette mouvance architecturale du XXe siècle. Il s’agit de proposer une exploration de l’architecture contemporaine au travers du prisme spécifique de la pierre massive. Conscient de ces faits, nous comprendrons peut-être mieux pourquoi la construction

en matériaux naturels réémerge à peine. Ainsi, ces matériaux n’ont pas continué à bénéficier d’optimisation de production et de financements. Ils ont donc pris beaucoup de retard sur le plan des performances économiques et de l’efficacité constructive.

Figure 21 : Manœuvre mécanicien à l’œuvre dans la carrière Hugot - Photo : Simon REYNAUD

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