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Deux mondes parallèles de la Pierre
compétitifs pour plusieurs raisons. Il faut d’abord savoir que les carrières peuvent être détenues par de grands groupes de matériaux de construction (Lafarge, Vicat, Holcim…) qui régulent alors la concurrence par seul souci de rentabilité en mettant tous leurs efforts pour maintenir haut le coté de la Balance promouvant le tout béton.
Mais ils ne sont pas les seuls : c’est au cours d’un entretien avec Pierre BIDAUD, ancien compagnon du devoir et actuel tailleur de pierre en Angleterre, que j’ai découvert comme nous l’avons vu dans la précédente partie un autre obstacle à l’épanouissement de la pierre massive en architecture en France. Il m’expliquait avoir compris très tard pourquoi le coût de la pierre massive avait augmenté ces dernières années alors que la demande était croissante. Selon lui, cette incompréhension économique est liée au choix des carriers eux-mêmes. En effet, ces derniers n’ont pas intérêt à produire de la pierre massive structurelle, qui leur demande trop de matière, et qui est donc moins rentable que du dallage de 4 cm d’épaisseur. Dallage qu’ils ont pris l’habitude de fournir aux architectes à l’époque des architectures modernistes et néo-classiques.
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Ainsi, des entreprises comme ROCAMAT (plus de 30 carrières de pierre calcaire à leur actif) bloquent le marché et en plus exportent une grande partie de leurs produits de dallage. La pierre massive constitue une dépense matérielle trop importante et viderait selon eux trop rapidement leurs sites d’extraction.
La concurrence internationale est aussi un défi que les professionnels de la pierre et les architectes se doivent de relever. Car en effet le coût du transport est si absurde qu’il déforme toute logique constructive et locale. Comme à l’époque de POUILLON, les armateurs de porte-containers sont ravis de recevoir des pierres lourdes dans leurs calles afin d’optimiser les allersretours de marchandises et de baisser la ligne de flottaison du navire. Ainsi, les carriers français subissent autant cette concurrence déloyale (pierre de Turquie, du Portugal avec une main d’œuvre moins chère) qu’ils la nourrissent (le groupe Carrières de Provence pourtant vent debout pour la pierre massive en architecture a ainsi exporté des milliers de tonnes de pierre du Luberon pour des bâtiments de la nouvelle ville Huawei.
Figure 23 : Pont du Gard. Photo : Domaine de Gaujac
Initiatives de cohésions locales
Heureusement, certains acteurs de la pierre ont une conviction et une éthique qui les conduits progressivement à se fixer un nouveau cap pour rééquilibrer la balance coté « pierre massive ». Ils se mobilisent pour promouvoir cette méthode de construction durable comme pour le cas du Luberon l’entreprise Proroch, proactive sur le plan législatif et technique, toujours enclin à monter sur Paris pour donner et discuter des informations nécessaires au CSTB et autres organismes institutionnels qui peuvent faciliter l’usage de la pierre dans le bâtiment.
A côté de cela, les professionnels et passionnés se regroupent en association pour valoriser le matériau local. L’association Pierre du Sud regroupe carriers, tailleurs, sculpteurs, transporteurs etc… et constitue un groupe influent pour promouvoir et faire valoir la pierre face aux autres matériaux internationaux. Cette association a par exemple lancé le projet d’une Appellation Indication Géographique nommée Pierre du Sud, à l’instar des AOP. Cette appellation a pour but d’assurer une traçabilité et un contrôle qualité des pierres de la région en France comme à l’étranger. Cela permet ainsi à la pierre du Luberon de s’imposer comme un matériau local et de faire barrage aux concurrences déloyales de l’étranger (Chine, Portugal, Turquie…) qui sont importées en masse et à faible coût. Ainsi, les maires pourront
18 Rocalia, festival annuel basé à Lyon. exiger une qualité de pierre IG Pierre du Sud afin d’être sûr de leur provenance et de leur qualité. Cette appellation prend cependant du retard du fait que ces professionnels sont peu ouverts sur la promotion de leur métier, car ils n’ayant jamais été formés pour le faire.
L’effort à réaliser est donc aussi celui de savoir communiquer avec les armes de notre époque, d’employer les réseaux sociaux et les sites influents dans le milieu du bâtiment. Faire des conférences est aussi une démarche qui permet d’accrocher et interpeller les architectes et ingénieurs. Le magazine Pierre Actual est récemment né et promeut les projets architecturaux, artisanaux et les recherches scientifiques employés autour de ce matériau naturel de construction.
Parallèlement, un festival18 s’est petit à petit imposé comme un incontournable de l’exposition des projets en pierre. Basé sur Lyon, fief de Perraudin, une édition se déroule tous les ans depuis 2017.
Du côté des promoteurs immobiliers
Du même côté de la balance que celui de ces carriers entrepreneurs, il y a aussi l’important travail de quelques promoteurs engagés pour faire pencher la balance coté pierre massive et valoriser certains savoirs. En effet, deux promoteurs connus à ce jour en France promeuvent les chantiers de construction de pierre :
- Verrechia promotions - E&L Promotion (antenne de l’agence d’architecture
Eliet&Lehmann)
Ce statut de promoteur leur permet d’avoir le pouvoir de financer les projets qu’ils souhaitent et plus particulièrement les projets en pierre. En tant que promoteur, les lobbys du « tout béton » sont ainsi contrecarrés sur leur champ d’influence car c’est bien de la responsabilité du promoteur de garder la maitrise du choix de l’architecte et du matériau utilisé sur le projet architectural.
Parmi les promoteurs, le groupe VERRECHIA est très actif dans le secteur et se définit sur son site web comme étant « Pionnier dans le domaine de la construction d’immeubles en pierre de taille ». Financeur de l’exposition Pierre du Pavillon de l’Arsenal, le groupe s’impose comme le premier investisseur pleinement mobilisé dans l’utilisation de ce matériau naturel de construction. Cet investisseur bien établi, promeut des constructions de tous types, avec parfois même pour seule façade en pierre, celle donnant sur rue. Et c’est là que l’on distingue toute la difficulté qu’a ce matériau à se faire une place dans le milieu de la construction.
Représentante d’une architecture durable, immuable et antique, la pierre est souvent victime de ses clichés pastiches. Et les carrières de pierre n’étant pas toutes redéveloppées aussi, la concurrence est inégale par rapport aux autres matériaux.
En région parisienne, comme le montre le promoteur Verrechia proposant des logements « haut-standing », se loger en pierre reste du luxe. En effet, la demande n’étant pas grande, l’offrant reste le principal décideur de l’orientation du marché, sans réelle concurrence.
Figure 24 : capture écran du site Verrechia.fr et son slogan « Guidé par l’exigence » taillé à même la pierre.
Défis à relever et enjeux contemporains
Lors d’un entretien, Yves AUZOU, tailleur de pierre basé dans le Luberon me racontait :
« Il y a 20 ans ici devant la porte (de l’atelier du tailleur NDLR), le matin les gens faisaient la queue. Les gens faisaient leur commande, venaient chercher 4 pierres […] je faisais une cheminée par semaine. Aujourd’hui j'en fais 2 par an. Les gens sont moins passionnés par leur habitat. Quand on dit que c'est une question d'argent, c’est faux. Je suis allé visiter des maisons où quand on voit la voiture devant, on pourrait construire en pierre, c'est un choix de vie. »19
Ce changement brutal de marché de l’après-guerre, malgré le souffle POUILLON n’a pas été suivi par les professionnels concernés. Ils sont restés dans leurs habitudes, sans mettre en avant la pierre, et ont subi des baisses de commandes d’années en années. Pour les cheminées par exemple, qui ont été interdites dans les grandes villes dans les années 2000 du fait de la sur-pollution des cœurs de ville.
Pour autant, l’extraction de la pierre se mécanise et s’optimise dans son utilisation globale. Les ordinateurs des bureaux d’étude sont directement reliés aux machines de découpes, elles-mêmes gérées par un manœuvre, qui gère les blocs et surveille les bonnes découpes.
19 Yves AUZOU. Propos recueillis par Simon Reynaud lors de plusieurs entretiens avec le tailleur de pierre. Figure 25 : Yves Auzou lors d’un entretien en Aout 2020 – Photo : Simon REYNAUD
Les carriers peuvent aujourd’hui atteindre une capacité d’extraction de 25 à 50m² selon la dureté de la pierre. Ainsi avec ce débit, le prix de la pierre peut être concurrentiel grâce à cette productivité.
Les manières de procéder sont bien plus rapides, la pierre coûte donc moins cher et le temps de main d’œuvre est réduit.
"Des qualités intrinsèques s'associant à une évolution des techniques et du prix de la main d'œuvre militent également pour sa réutilisation comme l'automatisation de l'extraction, la commodité des transports, la mécanisation des chantiers favorisant la construction à sec"20
Figure 26 : documentaire sur l’extraction de blocs de marbre calcaire en Italie – Photo : National Geographic
20 PERRAUDIN Gilles, propos recueillis par Yann Nussaume dans Dijon : les presses du Réel, 2012.
La question du revêtement est aussi un point positif de ce type de construction. Il n’est pas question d’y réfléchir, la pierre est durable dans le temps. Ainsi, on écarte un corps d’état dans l’élaboration du chantier, et cela est autant économique qu’esthétique.
Cette disparition de revêtement est un argument qui plaît aux architectes qui l’emploient comme Nicolas MASSON de l’agence LAND à Marseille :
« Le matériau une fois sommairement taillé est brut, près à l’emploi. Son travail est fini après la pose des joints »21 .
Après la réalisation d’une opération d’un programme mixte sur R+7 dans les quartiers Nord de Marseille (au Plan d’Aou, la structure composite, mi-béton mi-pierre massive), le pari de cet architecte est relevé. En effet, il tente à chaque concours, de construire en pierre depuis des années. Cette volonté lui vient du cœur, « d’il ne sait où » me dit-il, et s’allie avec une conviction environnementale, de construire pour plus longtemps que 30 ans. En effet la pierre a cet avantage de la durabilité dans le temps. Et contrairement à ce qu’il en est dit, elle constitue une économie de coûts sur le temps long du bâtiment : faible entretien des façades et structures sur le long terme. Les ravalements coûteux des bâtiments à revêtement est abandonné pour les façades pierre avec seulement un coup de
21 Nicolas MASSON Propos recueilli par Simon Reynaud lors d’un entretien téléphonique en Juin 2020. jet d’eau sous pression pour désincruster les particules de pollution, et ce tous les 1020 ans. Les couts de maintenance dans le long terme sont peu valorisés mais sont pourtant très importants pour réellement valoriser ce matériau.
Cette sous-partie nous aura permis de mieux comprendre pourquoi la pierre n’est pas au même niveau de développement que le bois de construction, par exemple. Nous verrons alors quelques personnages importants de l’architecture contemporaine de pierre massive, comme un état de l’art.
b. Gilles PERRAUDIN : une certaine radicalité qui fédère une architecture française de la pierre massive
Après « l’ère Pouillon » qui avait un peu redonné des lettres de noblesses à la pierre dans les années d’après-guerre, Gilles PERRAUDIN reprendra le flambeau de l’architecture de pierre massive en France. En lien avec sa posture fédératrice et initiatrice du redéveloppement de ce secteur en architecture contemporaine, nous nous concentrerons un peu plus longuement sur ce personnage.
« J'étais en vacances près du pont du Gard, et en emmenant mes enfants se baigner je voyais chaque jour sur le bord de la route un long mur appareillé avec d'énormes blocs de pierre. C'était l’enceinte
d’un ferrailleur qui dissimulait des carcasses automobiles. Immédiatement, je me suis dit qu'on devait pouvoir construire des bâtiments de cette façon. Ce mur tout le monde le voyait depuis bien longtemps, mais personne ne l'avait remarqué. [...] Je suis allé voir le ferrailleur qui m'a renvoyé vers les carrières locales. Les premiers carriers m'ont montré des pierres taillées à la main, du genre de celles que l'on utilise dans les monuments historiques. C'était très cher. Et puis je suis tombé sur un type qui m’a emmené dans sa carrière, et là j'ai découvert d'énormes amas de blocs cyclopéens qu’il extrayait. Ces pierres avaient des défauts et étaient selon lui invendables. Il m'a dit que cela lui servait à reboucher les trous qu’il faisait dans le sol. Je lui ai proposé d'acheter de tels blocs et il m'a donné un prix incroyable. En sortant un billet de 20 euros, j'aurai pu aussitôt repartir avec un caillou de 6 tonnes ».22
Il viendra donc à la pierre dans les carrières de Vers aux abords du Pont du Gard. Obnubilé par les blocs de « rebuts » considérés comme impropres à l’utilisation dans quelques secteurs que ce soit. Ces blocs présentent des imperfections de granulométrie, des colories différentes et sont entreposés dans les carrières avant d’être utilisés comme remblais. Il prend donc ces grands monolithes pouvant aller de 2,2 mètres de long par 1,1 mètre de large et 1,6m de profondeur et les utilise
22 Gilles PERRAUDIN, propos recueillis par Valéry DIDELON. comme module pour construire son chai viticole.
Figure 27 : chai viticole de Gilles PERRAUDIN –photo : G. PERRAUDIN
La pierre, Gilles PERRAUDIN s’y est totalement dévoué. Fort d’une longue réflexion architecturale sur les matériaux naturels, cet architecte lyonnais a commencé avec la terre crue (le pisé). Il la considère d’ailleurs et à juste titre comme de la pierre, seulement à un stade antérieur de sédimentation. Après ça, il s’essayera au bois et au métal en superstructure organique comme avec ses stations de métro « libellule ».
Ainsi, autant en recherches de méthodes de construction que de matériaux naturels, il a été naturellement intrigué par ces carrières abandonnées du Rhône. A la recherche d’un matériau optimal et peu coûteux pour son chai de vin, il trouvera les premières pierres d’une longue œuvre en relation étroite avec la pierre massive.
Passionné dans son appréhension de l’architecture, il a su se constituer un réel savoir constructif, spécialisé en pierre massive notamment. Lisant de vieux ouvrages de tailleurs de pierre, expérimentant sur des projets ses recherches, bataillant avec les bureaux d’études frileux, afin de faire accepter cet ancien matériau dans le monde du BTP, Gilles PERRAUDIN s’est petit à petit imposé comme l’expert architecte de l’architecture contemporaine française en pierre massive.
Cet architecte remettra au goût du jour ce matériau aux qualités plurielles :
- La grande présence de ce matériau sur le sol français constitue un fort potentiel pour son utilisation à une plus grande échelle dans le milieu du bâtiment. Le but n’étant pas non plus de déformer les paysages naturels avec une myriade de carrières, mais de proposer un large horizon de choix de matériaux naturels de construction, selon le lieu et le programme du bâtiment ;
- La pierre détient des propriétés esthétiques, mais surtout de bonnes qualités constructives et liées au confort de vie. L’usage de ce matériau en épaisseur (minimum 30 cm mais il est recommandé de l’utiliser avec 50 cm) lui confère de bonnes propriétés thermiques isolantes. La fonction isolante est liée à un déphasage thermique idéal pour le confort d’été dans les régions chaudes et une bonne isolation en hiver pour un logement principal. Il est en effet long de chauffer l’épaisseur et l’inertie des murs quand on est seulement de passage.
- Acoustiquement, la pierre a les mêmes qualités pour une épaisseur équivalente que le béton. Or, utilisée avec une plus grande épaisseur, l’isolation phonique d’un mur de pierre est excellente.
Aujourd’hui, construire autrement qu’en béton est une prise de position politique et environnementale. La pierre est ainsi venue donner un sens à la carrière de Gilles PERRAUDIN.
Figure 28 : opération logements sociaux Cornebarrieu par G. PERRAUDIN – Photo : S. DEMAILLY
Alors que Gilles PERRAUDIN réalise en 1998 ses premiers logements sociaux en pierre massive à Cornebarrieu, son projet séduit avec un très faible coût de construction : 1150 € le m² contre généralement 2000€/m² de logements sociaux en région parisienne. Il réussit donc son pari : faire valoir un argument durable et constructif lié aux considérations actuelles de la construction avec la pierre massive (coût, respect des normes …). Et il poursuivra ce défi jusqu’à aujourd’hui.
Il dénoncera l’incohérence et le scandale de l’utilisation systématique du béton, créant des ravages écologiques avec notamment la destruction des fonds marins suite à des pompages illégaux de sables, dans l’Océan Indien entre autres. Ceux-ci induisant des destructions d’écosystèmes importants et de manière illégale et non renseignée, on peut à ce titre parler de « mafia du sable ». Ce « crime constructif » étouffé, est selon G. PERRAUDIN d’autant plus paradoxal que la pierre calcaire est omniprésente dans de nombreuses régions du monde comme nous l’avons vu en Partie 1.
Figure 29 : opération logements sociaux Cornebarrieu par G. PERRAUDIN – Photo : S. DEMAILLY
Ce message durable et éco-responsable de l’œuvre de fin de carrière de Gilles PERRAUDIN a connu une résonnance particulière pour les architectes contemporains. En effet, en plus du scandale lié aux pompages des sables marins, le béton est généralement composé d’adjuvants. Certains de ces
produits chimiques présents dans le mélange permettent de garantir certaines caractéristiques techniques ou esthétiques (béton Très Haute Performance, béton désactivé…). Ces adjuvants sont très toxiques et contiennent des phtalates, un ester cancérigène interdit dans les plastiques alimentaires et tétines de bébés depuis 2011 car considéré comme perturbateur endocrinien. Ainsi, la destruction de ces bâtiments provoque et provoqueront des éléments volatiles toxiques.
Figure 30 : page de garde de l’ouvrage de Gilles PERRAUDIN
Si Gilles PERRAUDIN continue d’égrainer ses chantiers de pierre massive en France et ailleurs, avec notamment un bâtiment en R+7 en Suisse dans la commune de Plan-Les-Ouates, d’autres agences se sont petit à petit tournées vers ce matériau.
c. Eliet & Lehmann : une vision
entrepreneuriale
L’étude de l’œuvre de Gilles PERRAUDIN était incontournable pour parler des projets architecturaux et des architectes contemporains qui s’intéressent à la construction en pierre massive. L’études d’autres agences d’architecture a été compliqué pour plusieurs raisons.
La première difficulté a été de choisir un exemple qui présente des situations différentes, et donc une approche et un contexte distinct.
Ensuite, si l’on met de côté les projets de G. PERRAUDIN et de son élève-associée Elisabeth POLZELLA, dans la continuité de son mentor, il n’y a aujourd’hui pas foule d’agences persistantes dans l’élaboration d’architecture neuve en pierre massive.
Cependant, ayant déjà entrepris cette recherche pour mon stage de première pratique, j’ai eu moins de difficulté à trouver les quelques agences à la pointe de la pierre massive française. Mes recherches se sont retrouvées dans les projets de l’agence Eliet & Lehmann, chez qui j’ai pu faire un stage. Malheureusement je n’ai pas pu travailler à l’époque sur leurs projets de pierre massive (résidence à Versailles) mais seulement pour les
réhabilitations de logements des années 60 sur lesquels ils ont acquis leur réputation.
Figure 31 (page précédente) : façade sud de l’opération logements sociaux Bry-Sur-Marne par eliet&lehmann – Photo : E&L
Basés en région parisienne, ils ont réalisé des projets contemporains innovants et réussis architecturalement. Leur premier projet construit avec le matériau étudié est situé en banlieue parisienne, à Bry-SurMarne, et date de 2012.
Il comporte plusieurs différences notables et intéressantes en comparaison aux projets de pierre de l’agence PERRAUDIN Architectes. L’approche architecturale en pierre massive de Eliet & Lehmann diffère premièrement de l’environnement dans lequel ils construisent, la région parisienne donc.
Ainsi, le souci du climat chaud méditerranéen disparaît et d’autres spécificités climatiques apparaissent. La construction en pierre se réfléchit différemment en amont du projet, notamment du point de vue de son inertie, qui permet principalement ce fameux déphasage thermique.
On peut donc penser la construction plus fine, plus matérielle, moins brute, et en harmonie avec d’autres matériaux. C’est le cas du projet des 16 logements de Bry-Sur-Marne où les architectes ont travaillé avec du mélèze, bois alpin imputrescible
Avec ce climat, la pierre ne doit pas retrouver cette inertie avec tant d’épaisseur, ainsi elle devient purement structurelle et esthétique. Son usage est donc moins omniprésent avec seulement les murs de refend et les pignons en pierre de 30 cm d’épaisseur.
Le projet est réfléchi autour de la pierre massive mais avec une identité matérielle composite. Ainsi la façade sud accueille elle des loggias en mélèze (1,50m de large) qui créent un espace tampon thermiquement parlant, et proposent un espace extérieur à chaque logement, dans une région peu lumineuse et très urbaine. La solution trouvée est donc autant technique (thermique, structure légère préfabriquée) que confortable (luminosité, accès à un espace extérieur).
C’est aussi le cas du chantier de Versailles lancé par le tout récent promoteur immobilier spécialisé en pierre massive issu des mêmes associés que l’agence en question : Eliet & Lehmann Promotion.
Ce projet de logements mixtes et d’un pôle santé de 5 600 m² est d’envergure pour un projet en pierre massive. Et cela prouve une certaine ambition pour ces promoteurs-architectes. Cette ambition constructive et matérielle vient sur ce projet trouver une résonnance avec la volonté de la Mairie de Versailles de perpétuer une tradition de pierre, et une image urbaine historique et traditionnelle, élément majeur de l’identité de la ville.
On voit donc que l’intérêt pour la pierre est multiple dans son utilisation contemporaine. Si les architectes sont
conscients de l’intérêt écologique de ce type de construction, tel n’est pas forcément le cas pour le Maire de Versailles, qui voit la pierre comme ce matériau ancien pour faire du beau pastiche. Cette réflexion est intentionnellement critique afin de comprendre si ce projet d’envergure restera anecdotique dans le paysage architectural ou s’il motivera carriers, politiques et architectes à se remettre activement à la construction d’édifices contemporains en pierre massive.
Grâce à mes échanges avec différents acteurs de la pierre, j’ai pu dévoiler un autre enjeu sous-jacent à ce dernier projet. Il cache un aspect perfectible sur le choix du matériau local. En effet, ces logements construits en pierre massive font appels aux pierres de l’entreprise Carrières Provence. Cette entreprise de carrier située loin du lieu de construction a initialement refusé le marché, voulant laisser le marché aux sites d’extraction du bassin parisien afin de ne pas outre-concurrencer les carriers locaux. In fine, le marché a cependant retenu Carrières Provence qui a fourni un devis bien plus bas que les carrières parisiennes, le coût économique de transport des pierres sur 721 km restant infime dans la balance économique du projet. Ce coût dérisoire des transports de marchandises vient camoufler un certain déséquilibre de durabilité dans le choix des matériaux. Cela reste un trajet relativement faible en comparaison aux milliers de kilomètres parcourus par tous les composants d’un béton armé ou d’une structure métallique, mais il montre un potentiel encore inexploité de rouvrir les carrières d’extraction, du bassin parisien notamment.
Par ailleurs, un très récent prix architectural (lancé il y 3 ans) a primé le projet de Bry-Sur-Marne pour son effort durable et constructif ainsi que pour sa proposition de qualité de logement aux futurs locataires sociaux. Ce nouveau prix est la preuve d’un regain d’intérêt pour le matériau et d’une dynamique intéressante pour qu’il réapparaisse dans le monde du bâtiment.
Figure 32 : façade nord de l’opération logements sociaux Bry-Sur-Marne par eliet&lehmann –Photo : E&L
d. Barrault Pressacco : le bon matériau au bon endroit
La jeune agence Barrault Pressacco s’est faite connaître avec la fameuse exposition23 déjà citée plusieurs fois cidessus au Pavillon de l’Arsenal. Elle est un « rejeton » de la nouvelle génération montante d’architectes parisiens.
En plus de son exposition sur la pierre, cette agence a réalisé une opération en pierre massive en plein centre de Paris, qui a fait beaucoup parler d’elle. L’enjeu qui se détache ici des projets précités est la position hyper urbaine du projet. Le défi est de prouver la possibilité de construire avec ce matériau en cœur de ville et donc avec peu de surface pour le chantier.
L’approche de l’agence a marqué les esprits pour son approche réflexive sur le matériau pierre massive à Paris. En effet ce matériau a une certaine importance pour l’identité des cœurs des villes françaises comme Paris. Ainsi, dans la même optique que l’association Pierre du Sud et d’autres collectifs provinciaux, Barrault Pressacco entend promouvoir les matériaux locaux et propose d’établir des AOC24 pour les matériaux locaux.
Le projet phare de cette agence spécialiste de la pierre massive est une opération de 17 logements dans le quartier d’Oberkampf (Paris 11).
23 Pierre. Révéler la ressource, explorer le matériau. Commissaires d’exposition Thibault Barrault et Cyril Pressacco de l’agence Barrault&Pressacco,
Pour ce projet, son approche constructive est pluri-matérielle. L’agence utilise la pierre comme élément porteur, comme double-peau (qualité hygrothermique) et élément de façade (esthétique). Leur description est la plus efficace pour expliquer leur choix de la structure et des matériaux
« Hybride, ce bâtiment est composé de plusieurs matériaux qui jouent chacun un rôle mécanique ou thermique bien particulier. Les façades sont en pierre massive porteuse pour tous les niveaux et reposent sur des portiques en béton armé au rez-de-chaussée. L’épaisseur des façades varie de 30 à 35 cm en fonction de leur position et de leur degré de sollicitation. Afin d’alléger la masse globale du bâtiment, et ainsi diminuer les reports de charge sur les façades, les planchers sont constitués de panneaux de CLT. Ces planchers sont laissés bruts et visibles en sous-face dans les logements. L’isolation du bâtiment est en béton de chanvre. Ce mélange de chènevotte (fibres issues du chanvre), de chaux aérienne et d’eau est projeté depuis l’intérieur sur les façades en pierre, puis taloché et enduit. Ces propriétés de matériau perspirant conviennent particulièrement à une paroi en pierre et permettent une régulation naturelle de l’hygrométrie. Les assemblages profitent de la
Pavillon de l’Arsenal, Paris. Du 23 octobre au 2 décembre 2018
24 Appellation d’Origine Contrôlée
complémentarité des matériaux et organisent leur coexistence. »25
Il est possible de compléter ce descriptif en précisant que le rez-dechaussée a été construit avec des portiques de béton armé poncé pour pallier la capillarité de la pierre qui n’est pas optimale en soubassement. Des charpentes métalliques viennent aussi se fixer dans les murs de pierre pour alléger les planchers.
La pierre, contrainte aux nouvelles normes comme la RT 2012 et la NF DTU 20.1, doit s’adapter à des exigences thermiques. C’est pour cela que le béton de chanvre vient compléter la pierre à l’intérieur pour une performance optimale de l’isolation, tout en gardant un choix de matériaux naturels. Je me permets de préciser que G. PERRAUDIN avait échoué à ce défi de l’isolation (dans l’opération de Cornebarrieu) avec des parois isolantes en liège, mais qui avaient été refusées par les bureaux d’études.
25 Explications écrites du fonctionnement constructif par Thibault Barrault et Cyril Pressacco dans la fiche descriptive du dossier de l’exposition. Figure 33 : façade et chantier de l’opération logements sociaux d’Oberkampf par Barrault Pressacco – Photo : Barrault Pressacco
Ainsi, l’entreprise Barrault Pressacco se prend au jeu d’utiliser les matériaux aux bons endroits du projet, afin de répondre aux normes tout en utilisant le plus possible des matériaux naturels (bois, pierre et béton de chanvre) avec le minimum de matériaux industriels (métal, béton armé). L’utilisation du béton et du métal est réduite ainsi que l’empreinte carbone du bâtiment, grâce à un effort de recherche de matériaux plus locaux (démarchage des carrières de pierre de Brétignac en Charente).
L’exposition Pierre, organisée par l’agence au Pavillon de l’Arsenal, a prouvé scientifiquement que ce matériau était le matériau biosourcé le moins coûteux en énergie grise, avec une faible demande en énergie. Le seul moment le plus demandeur est son extraction avec des grandes scies de découpe. Le reste est anecdotique comparé à la transformation du bois, celle du métal ou celle du béton. Une fois extrait, le bloc de carrière est découpé avec une scie et de l’eau. Stockées sur des palettes, les pièces sont entreposées avant le chantier puis transportées par camion.
Cependant, il est important de noter l’aspect économique de ce projet. L’agence d’architecture a eu la chance d’obtenir quasiment carte blanche de la part du promoteur RIVP26 pour réaliser des logements sociaux. Le coût total du m² avoisine alors les 2600€, environ le double du coût du m² des logements sociaux de G. PERRAUDIN.
Au travers de ces projets il apparait donc que penser une construction en pierre aujourd’hui implique une vision totalement différente des constructions à ossature ou en maçonnerie classique (béton ou parpaings). La différence principale réside dans la conception des espaces selon des modules de pierre optimaux pour la phase de construction et pour une qualité architectonique. « Si cette
26 Régie Immobilière de la Ville de Paris. réflexion est faite en amont du projet, alors il est possible de mener à bien un projet de qualité, économique, et qui dure dans le temps, pour 100 ans, voire plus27 ».
Et c‘est avec un projet comme celui d’Oberkampf que l’on voit un futur élargi et agrandi de l’architecture contemporaine en pierre massive. En effet, si le travail incontournable et majeur de Gilles PERRAUDIN a permis de marquer l’architecture contemporaine et d’initier une dynamique, la radicalité n’est pas bonne partout et il est permis de penser des projets plus composites.
En effet, le maître-mot d’une architecture durable et bien pensée, semble aujourd’hui être « le bon matériau au bon endroit » pour sa conception puis son élaboration.
Ainsi pouvons-nous penser que les murs de 30 cm en pierre massive qui sont carottés en béton armé tous les 3 mètres sont une forme d’entre-deux. Selon PERRAUDIN, c’est au contraire une surconsommation de matière et de procédé et une énorme erreur de ne pas faire confiance aux propriétés de la pierre qui a supporté nos cathédrales et pyramides depuis des siècles.
C’est en tous cas une approche différente de l’usage de ce matériau en architecture contemporaine, le mêlant à d’autres matériaux naturels.
27 Gary Gouri, commerciale chez Proroch. Propos recueillis par Simon Reynaud lors d’un entretien à Maubec en juin 2020.
En synthèse, le premier enjeu est de savoir réemployer notre pierre et de se replonger un peu dans les ouvrages de stéréotomie 28 et de calepinage29 de nos ancêtres, afin de redécouvrir comment construire en pierre, comment faire tenir un édifice avec ce seul matériau naturel.
Et c’est cette démarche qu’ont entrepris de grands architectes français comme Fernand POUILLON et Gilles PERRAUDIN. Ces lectures et intérêts pour la pierre autant que pour l’architecture les ont menés à une pratique bien particulière et honorable de l’architecture. S’ils ont construit avec bien d’autres matériaux, il leur a semblé pertinent de construire en pierre autant sur le plan économique que plus tard sur l’aspect écologique. Ce matériau présente donc des qualités objectives en plus de ses qualités esthétiques et architectoniques : lumière et colories, ambiance, paroi respirante hygroscopique …
Cette reprise d’intérêt pour les matériaux naturels est donc un enjeu de taille dans la construction du monde de demain, que certains architectes ont perçu, comme PERRAUDIN avec la pierre, Simon VELEZ avec le bambou … En effet, le milieu de la construction représente une grande
28 Définition, n. f. La stéréotomie est l'art de la découpe et de l'assemblage des pièces en taille de pierre 29 Définition, n. m. Le calepinage est le dessin, sur un plan ou une élévation, de la disposition d'éléments de formes définies pour former un part de notre consommation, et aussi ce que nous laissons de plus probant sur Terre aux générations futures.
Ainsi, si une avancée a été faite sur le champ des matériaux dits « naturels », leur retour n’en est pas moins urgent. Les efforts doivent être accentués afin de rattraper notre retard en la matière. Le présent travail repose sur cet enjeu et vise à montrer que ce matériau n’est plus un mirage de nos cœurs de villes historiques et « un luxe que seuls les riches peuvent se payer ».
Le second enjeu non encore résolu qui réside dans cette vision constructive du projet d’architecture utilisant la pierre massive dans le panel des possibles est la conception et méthode de construction des planchers. Trouver une alternative aux planchers tout béton semble aujourd’hui très ardu alors que pendant des siècles on a été capables de faire sans. Il est donc grand temps de repenser nos planchers qui sont encore et toujours qu’en béton, parfois en planchers bois ou en voutains de BTC30. A nous de repenser et remettre au goût du jour les constructions en voûte, comme les voûtes catalanes ou encore les
motif, composer un assemblage, couvrir une surface ou remplir un volume. Le calepinage est par exemple nécessaire lors de la planification de murs de pierre de taille. 30 Briques de terre cuite.