Richard Artschwager!

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Richard Artschwager!


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Avant-propos

4.

Adam D. Weinberg

Remerciements

6.

. L’originalité absolue

11

Jennifer R. Gross Tiré à part du catalogue RICHARD ARTSCHWAGER!

Dans le cadre de l’exposition

Pour la version française

Du 20 février au 11 mai 2014 Tous les textes proviennent

Villa Paloma

du catalogue

Nouveau Musée National de Monaco

RICHARD ARTSCHWAGER! par Jennifer R. Gross (New York :

Commissaire : Jennifer Gross,

Whitney Museum of American Art,

DeCordova Museum and Sculpture

New York ; Yale University Art Gallery,

Park, Lincoln, Massachusetts

New Haven, 2012) avec la contribution de Cathleen Chaffee, Ingrid Schaffner,

L’Exposition a été organisée par le

Adam D. Weinberg et reproduits ici

Whitney Museum of American Art,

avec l’autorisation du Whitney

New York, en partenariat avec la Yale

Museum of American Art, New York.

University Art Gallery, New Haven.

La mise en page de ce tiré à part

Coordination scientifique de l’exposition

s’inspire du graphisme du catalogue

à Monaco : Cristiano Raimondi

RICHARD ARTSCHWAGER!

Coordination logistique : Emmanuelle

conçu par Daphne Geismar.

Capra et l’équipe du NMNM

Coordination : Emmanuelle Capra et Benjamin Laugier, NMNM Éditrice : Gail de Courcy - Ireland­ – GDCI Traduction : Corinne Hewlett pour les remerciements et Absolutely Original Lucy Pons pour l’avant-propos et Richard Artschwager : Different Ways to Blow the Whistle Jérôme Schmidt pour The Shifting Locations of Richard Artschwager Alice Pujol pour Recollection (Artschwager) Révision et correction : Corinne Hewlett Marion Lacroix Marie-Édith Alouf Maquette : Julie Hiet

Publié par le Nouveau Musée National de Monaco avec l’aimable autorisation du Whitney Museum of American Art, New York et de Yale University Art Gallery, New Haven Achevé d’imprimé à Monaco en 2014

2

Sommaire

Les territoires mouvants de Richard Artschwager

27.

Cathleen Chaffee

RICHARD ARTSCHWAGER!

Richard Artschwager Différentes manières de tirer la sonnette d’alarme 39.

Adam D. Weinberg

Recollection (Artschwager)

51.

Ingrid Schaffner

Chronologie

62.


Tout au long du présent ouvrage, Richard Artschwager est décrit comme un « outsider »,

du Whitney, proposa la première rétrospective de l’artiste, sous le titre Richard

un « artiste insolite », « idiosyncratique », qui utiliserait « des matériaux considérés

Artschwager. Aujourd’hui, en association avec la Yale University Art Gallery, nous avons

comme hideux pour réaliser [d]es peintures et [d]es sculptures [qui] convoquent juste ce

l’honneur de présenter une rétrospective organisée par Jennifer R. Gross, conservatrice

qu’il faut de réalisme excentrique et d’abstraction pour exercer une influence décisive à

Seymour H. Knox, Jr. des collections d’art moderne et contemporain à la Yale University

travers les décennies ». En effet, depuis qu’Artschwager est arrivé sur le devant de la

Art Gallery. Cette exposition confirme la place centrale qu’occupe Artschwager dans

scène, à la fin des années 1950, son œuvre a résisté à toute définition stylistique.

l’histoire de l’art américain du xxe siècle. Elle nous rappelle également que le concept que

Aujourd’hui encore, presque cinquante ans après ses deux premières expositions à la

nous nommons « histoire de l’art » réunit les voix originales d’artistes singuliers qui

galerie Leo Castelli en 1964 (où ses œuvres furent présentées avec celles de Christo,

importent autant par leurs différences que par les liens qu’ils entretiennent les uns avec

Andy Warhol, Roy Lichtenstein et Frank Stella), son travail, amplement exposé, acheté et

les autres. Peu d’entre eux caractérisent aussi bien cette époque que

commenté aux États-Unis comme à l’étranger, persiste à aller à l’encontre des courants

Richard Artschwager.

dominants de la création artistique. Voilà qui est particulièrement surprenant si l’on

Avant-propos

considère la permissivité fourre-tout dont fait preuve aujourd’hui le monde de l’art. Pour

Je tiens à adresser mes plus sincères remerciements à Richard et Ann Artschwager, qui

preuve de la singularité d’Artschwager, il suffit de regarder In the Driver’s Seat (2008 ;

ont travaillé main dans la main avec Jennifer Gross afin de créer cette remarquable mise

fig. 178), un pastel à l’huile farfelu, aux couleurs intenses : ce tableau absurde et plein

en lumière, cette incarnation de la sensibilité unique de l’artiste à des moments cruciaux

d’humour représente un personnage jaune, raide comme un mannequin, assis dans un

de sa carrière. Ensemble, ils ont identifié les œuvres incontournables et ont fait en sorte

cerceau bleu (on peut penser qu’il s’agit d’un volant), en lévitation dans un paysage vert,

d’obtenir les prêts essentiels à la réussite de cette exposition. On peut louer Jennifer, qui

jaune et bleu. Ce monde est fou, mais Artschwager ne perd pas le contrôle. C’est du

a fait le tour du monde afin de voir quasiment chacune des pièces majeures

moins ce que semble suggérer l’œuvre. Au vu de l’excentricité hallucinatoire de sa

d’Artschwager, pour sa persévérance, sa passion et sa perspicacité. Son amour envers

production et des matériaux qu’il emploie, Formica, Celotex ou crin caoutchouté, on

tout ce qui touche Artschwager de près ou de loin, ainsi que sa profonde compréhension

pourrait penser qu’Artschwager est un surréaliste en voyage dans des mondes

de la vie de l’artiste et de ses rapports avec l’art de son époque, a permis de concevoir

imaginaires. Toutefois, sa production comme son savoir-faire sont résolument précis et

une exposition qui, au-delà de la simple narration, réussit à donner vie à l’originalité d’un

stratégiques dans leurs explorations hors des frontières du pop art, du minimalisme, du

créateur. Je voudrais également remercier Jock Reynolds, directeur Henry J. Heinz II de la

photoréalisme et de l’appropriation. L’artiste se fraie un chemin au travers et au-delà des

Yale University Art Gallery, dont le dévouement au travail d’Artschwager a assuré une

styles prédominants, et renforce ainsi notre connaissance de ces derniers tout en s’en

belle collaboration entre nos deux musées. Nous sommes très heureux que le Hammer

distinguant. En se moquant de ces courants et de lui-même, Artschwager nous rappelle

Museum de Los Angeles accueille aussi cette exposition,

que le style est une construction générée par la logique interne de l’œuvre de chaque

et je remercie chaleureusement Ann Philbin d’avoir partagé notre enthousiasme pour

artiste et que les courants se définissent par des caractéristiques communes à plusieurs

l’œuvre d’Artschwager.

styles. Par exemple, Description of Table (1964 ; fig. 117) et Construction with

Je voudrais exprimer toute ma gratitude à ceux qui s’associent à l’implication du

Indentation (1966 ; fig. 107), qui comportent chacune de spectaculaires imitations de

Whitney en faveur d’expositions d’une telle envergure. Le soutien sans faille de la Broad

bois en Formica monté sur contreplaqué, non seulement parodient la forme d’objets

Art Foundation, d’Allison et Warren Kanders, d’Alice et Tom Tisch, ainsi que de M. et

minimalistes d’artistes tels que Donald Judd, mais remettent aussi en question la sacro-

Mme Harrison Augur a été essentiel dans la mise en place de cette rétrospective. Il aurait

sainte « vérité des matériaux » tout en se moquant de l’inutilité.

été impossible de produire ce remarquable catalogue sans la générosité de la Andy

Artschwager est un bouffon que ses contemporains prennent au sérieux, alors

Warhol Foundation for the Visual Arts. Cet ouvrage a également bénéficié de la

même que son œuvre critique, raille, subvertit et prolonge leurs pratiques. Tout cela pour

générosité d’autres soutiens, au nombre desquels Maura et Mark H. Resnick, et

dire qu’Artschwager reste obstinément lui-même, comme le suggère le titre exclamatif

Anna Marie et Robert F. Shapiro ; il a aussi reçu une dotation de la Yale University Art

de l’exposition et du présent ouvrage : Richard Artschwager ! Il a habilement évité d’être

Gallery, créée en complément d’une bourse du National Endowment for the Arts. Les

coopté par les styles des autres, une prouesse remarquable si l’on considère la longévité

collectionneurs jouent toujours un rôle crucial dans la réussite d’une rétrospective, et

de sa carrière et la notoriété de son œuvre.

Richard Artschwager ! ne fait pas exception. Plus de soixante d’entre eux, américains et

Le Whitney Museum of American Art accueille l’œuvre d’Artschwager depuis plusieurs décennies, l’ayant exposée pour la première fois en 1966 dans Contemporary

étrangers, ont gracieusement accepté de montrer leurs œuvres au public : un témoignage du legs d’Artschwager dont l’importance ne se dément pas.

American Sculpture : Selection I et pour l’Annual Exhibition 1966 : Contemporary Sculpture and Prints. Cette même année, le Whitney fit l’acquisition de sa première

Adam D. Weinberg

sculpture d’Artschwager, Description of Table, grâce à nos mécènes Howard et

Directeur Alice Pratt Brown, Whitney Museum of American Art

Jean Lipman, à qui nous devons, pour l’essentiel, la constitution de notre collection de sculptures datant d’après la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, le Whitney possède le plus grand fonds muséal d’œuvres d’Artschwager, collection considérablement élargie il y a peu par Emily Fischer Landau. En 1988, Richard Armstrong, à l’époque conservateur 4

5


Depuis la rétrospective du Whitney Museum of American Art en 1988, l’œuvre

régisseur ; Nick Holmes, directeur du service juridique ; Jeffrey Levine, directeur du

remarquable de Richard Artschwager n’a cessé d’évoluer, attestant de la créativité

marketing et de la communication ; Carol Mancusi-Ungaro, directrice associée pour la

inépuisable de l’artiste et du regard singulier qu’il a toujours porté sur la culture

conservation et la recherche ; Kathryn Potts, directrice associée de la chaire d’éducation

contemporaine. C’est un privilège pour moi d’avoir travaillé avec Richard et Ann, sa

Helena Rubinstein ; Matthew Skopek, assistant restaurateur ; Stephen Soba, service de la

femme, à l’étude approfondie de cinquante ans de production artistique afin de préparer

communication ; Carrie Springer, première assistante à la conservation ; John Stanley,

la présente exposition et le catalogue qui l’accompagne.

directeur des opérations ; Emilie Sullivan, régisseuse associée ; Farris Wahbeh,

Le Whitney Museum est le premier lieu à accueillir cette manifestation, en hommage à l’engagement durable du musée en faveur d’artistes qu’il suit fidèlement, et dans le prolongement naturel de ses nombreuses présentations du travail d’Artschwager,

Remerciements

projets éducatifs ; Alexandra Wheeler, directrice adjointe au développement. Beth Huseman, directrice par intérim du département des éditions du Whitney,

révélé dans ces murs dès 1966. Lorsque cette exposition a pris forme, la Yale University

a fait de la création de cet ouvrage un véritable plaisir. Elle a été aidée avec beaucoup de

Art Gallery était en pleins travaux de rénovation et d’agrandissement. Le Whitney

compétence par Brian Reese, assistant au département des éditions. Sue Medlicott et

Museum est alors intervenu pour assurer l’organisation et la tournée de l’exposition, ainsi

Nerissa Dominguez Vales ont permis à ce livre d’être aussi novateur que beau. Grâce à des

que la réalisation du catalogue, engageant ainsi un partenariat tout à fait unique.

photographes de talent, Ben Blackwell, Jason Mandella, Chris Gardner et Tim Thayer, de

Ma plus vive gratitude va à Adam D. Weinberg, directeur Alice Pratt Brown du

nombreuses pièces d’Artschwager ont trouvé leur juste place dans l’histoire de son œuvre.

Whitney Museum, pour le soutien enthousiaste et indéfectible qu’il a apporté au projet

David Frankel a su manier les textes du catalogue pour présenter une pluralité d’approches

dès ses débuts. Sa passion pour l’œuvre d’Artschwager est une grande source

fascinantes du travail de l’artiste ; ses questions pertinentes ont toujours donné lieu à un

d’inspiration qui m’a beaucoup aidée dans mes recherches et mes réflexions sur la forme

approfondissement des connaissances. Grâce à Daphne Geismar, le catalogue est un objet

de l’exposition. Je lui suis reconnaissante de ses encouragements et de ses conseils, ainsi

désirable qui rend hommage à la pratique artistique de son sujet : son travail fera référence.

que de l’érudition dont il enrichit le présent ouvrage. Jock Reynolds, directeur Henry J. Heinz II de la Yale University Art Gallery, a

Les collègues avec qui Jock Reynolds et moi-même travaillons pour réaliser les projets ambitieux de la Yale University Art Gallery sont Pamela Franks, directrice adjointe

soutenu la collaboration avec le Whitney ainsi que mes propres recherches pendant cette

des collections et des actions éducatives ; Jill Westgard, directrice adjointe des ressources

période de réaménagements ambitieux menés par la Yale University Art Gallery,

et de la conservation ; Jessica Labbe, directrice adjointe financière et administrative ;

manifestant par là son dévouement indéfectible à l’art contemporain et à sa place dans

Laurence Kanter, conservatrice en chef et conservatrice Lionel Goldfrank III d’œuvres

notre culture. Son admiration fougueuse pour l’œuvre d’Artschwager a encouragé une

d’art européennes. Toutes ont prêté main-forte à l’entreprise. Susan Matheson,

approche tout aussi ardente chez d’innombrables artistes, collectionneurs et collègues

conservatrice Molly et Walter Bareiss d’art ancien, qui au début du projet était la

durant toute la réalisation du projet.

conservatrice en chef de la Yale University Art Gallery, nous a encouragés avec

Les propriétaires d’œuvres d’art sont en quelque sorte des conservateurs, et

constance. Brian McGovern, assistant à la direction des ressources et de la conservation,

cette exposition n’aurait pas été possible sans la généreuse participation de tous ceux qui

a pu trouver d’utiles financements. John ffrench, directeur des ressources visuelles, et le

ont prêté des pièces. Je suis extrêmement reconnaissante aux collectionneurs privés et

personnel de son département ont eu un rôle déterminant pour réunir les photographies

aux institutions qui ont bien voulu faire profiter le grand public de leurs trésors.

publiées dans le catalogue. Tiffany Sprague, directrice des publications et des services

Mon travail en tant que commissaire d’exposition extérieure au Whitney a été

d’édition, Lynne Addison, régisseuse, et Amy Dowe, première régisseuse associée, ont

immensément facilité par le professionnalisme remarquable du personnel du musée.

fourni des conseils avisés tout au long de la préparation du catalogue et de l’exposition.

Donna De Salvo, conservatrice en chef et directrice adjointe de la programmation, s’est

L’aide de tous a été sincèrement appréciée.

lancée sans réserves dans le projet, auquel elle a prêté toute l’expérience acquise dans le

De nombreux étudiants, diplômés ou non, nous ont épaulés avec leurs

bel édifice de Marcel Breuer. Christy Putnam, directrice associée de la gestion des

excellents travaux de recherche et leurs textes sur les œuvres présentées dans

expositions et des collections, a brillamment jonglé avec le planning et les contraintes de

l’exposition. Bahij Chancey, Megan Conroy, Helen Goldenberg, Nicholle Lamartina,

la tournée, naviguant avec dextérité entre les chausse-trappes institutionnelles sans se

Elisabeth Thomas, Lara Weibgen et Sophia Somin Yoo ont tous apporté des

départir de sa gaieté apaisante. Lauren DiLoreto, coordinatrice des expositions, et

contributions essentielles à la réalisation de l’exposition et du catalogue. Leur passion

Kate Hahm, coordinatrice adjointe, ont réglé chaque détail de l’exposition et de la

pour le savoir nous a encouragés dans notre souhait de faire connaître l’œuvre

tournée avec une absolue compétence. Mark Steigelman, responsable de l’installation et

d’Artschwager à une génération nouvelle d’admirateurs.

de la construction, a donné forme à l’exposition. Je remercie Justin Romeo et

6

responsable des catalogues et de la documentation ; Margie Weinstein, responsable des

J’aimerais tout particulièrement remercier Cathleen Chaffee, conservatrice

Jennifer Leventhal, des services de direction, pour leur aide avisée, leur réactivité et leur

adjointe Horace W. Goldsmith des collections d’art moderne et contemporain, et

humour. Ma gratitude va également aux personnes suivantes, pour leur collaboration

Amy Canonico, assistante pour les collections d’art moderne et contemporain, dont le

efficace et généreuse : Caitlin Bermingham, préparatrice adjointe ; Anita Duquette,

travail infatigable a permis à ce projet de voir le jour. Elles ont transformé un parcours

responsable des droits et reproductions ; Rich Flood, marketing et actions locales ;

semé d’embûches en partie de plaisir ; leur érudition réfléchie et leurs idées pleines de

Seth Fogelman, régisseur ; Meg Forsyth, graphiste ; Molly Gross, directrice du marketing ;

fraîcheur sur le travail d’Artschwager, ainsi que leur souci du détail, ont largement

Kiowa Hammons, assistant droits et reproductions ; Matthew Heffernan, assistant

contribué à donner à l’exposition et au catalogue leur forme définitive. 7


Au Hammer Museum de Los Angeles, Ann Philbin, directrice, Anne Ellegood,

l’assistante administrative d’Artschwager et parlait de ses œuvres avec une grande

conservatrice en chef, Brooke Hodge, directrice des publications et de la gestion des

estime. Ces conversations ont éveillé ma curiosité et je suis profondément reconnaissante

expositions, et leurs collègues nous ont rejoints avec enthousiasme dans l’aventure de

à Ingrid de m’avoir présenté cet artiste. David Nolan m’a encouragée dans cette voie, en

l’exposition. Portland McCormick, directeur des dépôts et des collections du Hammer

me communiquant son propre enthousiasme et en organisant des expositions des

Museum, a parfaitement assuré la réception et l’accrochage des œuvres à Los Angeles.

dessins d’Artschwager au cours des décennies suivantes. J’ai fini par m’intéresser de plus

Le Hammer Museum partage avec la Yale University Art Gallery la volonté de proposer

près à cet artiste et par penser qu’il était temps de revisiter son travail au sein d’une

aux étudiants et aux artistes de leur ville des expositions d’art contemporain, et c’est

rétrospective. Merci, mademoiselle Schaffner et monsieur Nolan.

toujours un plaisir de collaborer avec l’équipe du musée.

Ann Artschwager a toujours soutenu son mari, dans la vie et dans son travail.

Un remerciement particulier va à Bob Monk, directeur de la galerie Gagosian,

Elle a fait preuve d’un soutien tout aussi infatigable pour ce nouveau projet. Elle nous a

qui n’a compté ni son soutien ni sa passion sincère pour l’exposition. Il nous a fourni de

ouvert sa maison, ses archives, ses souvenirs et a répondu à d’innombrables questions

précieux renseignements et, avec son équipe, il nous a aidés à situer des œuvres et à les

avec une patience infinie. En outre, elle a fourni aussi bien des documents

faire transporter pour la tournée de l’exposition.

photographiques que de délicieux repas pour nous aider pendant nos séances de travail.

Je voudrais remercier tous ceux qui ont contribué aux recherches préalables, qui ont partagé leur savoir et facilité l’accès aux œuvres et aux archives : Naomi Abe du Museum of Contemporary Art de Los Angeles ; Clifford S. Ackley du Museum of Fine

Je lui suis sincèrement reconnaissante pour son aide et j’ai le plus profond respect pour le dévouement dont elle fait preuve à l’égard de Richard et de son œuvre. Pour ceux qui suivent de près son travail, Richard Artschwager fait toujours

Arts de Boston ; Brooke Alexander et Owen Houhoulis de la Brooke Alexander Gallery ;

advenir de grandes choses. Ayant eu le privilège d’étudier la façon dont il procède

Richard Armstrong, directeur du Solomon R. Guggenheim Museum and Foundation ;

lorsque je préparais l’exposition, je reste impressionnée par sa vision si singulière et la

Wendy Hurlock Baker des Archives of American Art ; Michael Baunach ; Cindy Buckner

discipline rigoureuse qu’il s’impose pour parvenir à son but. Ce cheminement parmi ses

du Grand Rapids Art Museum ; Andrew L. Camden ; Barbara Castelli ; Eileen Cohen ;

œuvres m’a éblouie, mais ces œuvres font naître de sombres réflexions sur la destinée

Katrien Damman ; Gabriella De Ferrari ; Leah Dickerman et Jen Schauer du Museum of

humaine qui m’ont aussi donné à réfléchir. Bien que j’aie appris beaucoup de choses, son

Modern Art de New York ; Stephan Diederich et Kathrin Kessler du Museum Ludwig de

travail me plonge dans le même étonnement qu’à l’époque de la première rencontre,

Cologne ; Jessica Duffett de la galerie Leo Castelli ; Carol Eliel et Tiffany Daneshgar du Los

voilà vingt-cinq ans. J’attends avec impatience de revoir ces œuvres, d’y réfléchir encore

Angeles County Museum of Art ; Peter Freeman, Laura Front et Vicki Gambill de la Broad

et de découvrir les créations à venir.

Foundation ; Gary Garrels et John Zarobell du San Francisco Museum of Modern Art ; Pia Gottschaller ; Rebecca Hart du Detroit Institute of Arts ; Rhona Hoffman ; Linda Janger ; Frances Katz ; David Kiehl, conservateur et conservateur des tirages au

Jennifer R. Gross

Whitney Museum of American Art ; Catherine Kord ; Laura Malone ; Donald B. Marron ;

Conservatrice en chef et directrice adjointe du service de conservation, DeCordova

Sarah Miller ; Marsha Miro ; Bernhard Moser ; Jillian Murphy de la Gagosian Gallery ;

Museum and Sculpture Park, Lincoln, Massachusetts

Heidi Naef du Schaulager ; Albert Oehlen ; Mary-Ellen Powell de la Weisman Foundation ; Sabine Roeder du Krefeld Museum ; Pamela Sanders ; Jan Schall et Lissa Cramer du Nelson-Atkins Museum of Art ; Dieter Schwarz, directeur du Kunstmuseum de Winterthur ; Michael Semff de la Staatliche Graphische Sammlung de Munich ; Rebecca Tilghman et Ian Alteveer du Metropolitan Museum of Art de New York ; Ron Warren de la Mary Boone Gallery ; Daniel Weinberg ; Barbara Weiss ; Queenie Wong de la Sonnabend Gallery ; Donald Young ; Del Zogg, ancien responsable de collection au Museum of Fine Arts de Houston ; Jed Bark de Bark Frameworks ; James Barth de Handmade Frames, Inc. À la David Nolan Gallery, Katherine Chan et Susannah Palmer ont répondu à un flot continu de questions : leur aide joyeuse a été d’un précieux secours. Des remerciements particuliers vont à Silke Sommer pour sa contribution inestimable dans la constitution du catalogue raisonné des œuvres d’Artschwager à partir des archives organisées par Ingrid Schaffner : grâce à cela, le catalogue et l’exposition ont pu être réalisés dans les meilleurs délais. J’ai découvert l’œuvre de Richard Artschwager dans les années 1980, quand je travaillais en bas et en face de deux galeries, la galerie Leo Castelli et celle de Mary Boone, deux lieux où Artschwager exposait. J’ai aussi appris à le connaître grâce à Ingrid Schaffner, alors critique d’art indépendante, devenue depuis une conservatrice pour qui j’ai une haute admiration, une collègue et une amie. À l’époque, elle était 8

9


Jennifer R. Gross

L’originalité absolue

Pour tendre vers la vision du monde qui est celle de Richard Artschwager, nous pourrions commencer par un voyage imaginaire à l’écart de son œuvre, dans les lieux où ce créateur énigmatique a d’abord appris à regarder les choses. Une telle excursion contribuerait à nous rappeler que le paysage des galeries et des musées n’est pas le seul terrain de jeu de la culture, qui s’enracine aussi dans le contexte visuel du quotidien, accessible à tous : les sujets intéressants, dirait Artschwager, sont « tous devant nous1 ». Cet exercice est assez simple, sans métaphysique, et relève de la connaissance physique, celle des mesas autour de Las Cruces, au Nouveau-Mexique, où l’artiste a grandi. Regardant jusqu’à l’horizon sans limites de cette topographie, on a conscience de n’être qu’un point, une molécule dans l’univers. Ce cadre immense et ses changements d’échelle déterminés par le contexte et la perspective ont marqué Artschwager à jamais ; il leur doit de percevoir la place que son œuvre occupe dans le monde. Selon lui, l’art comme la vie, tels les cactus incertains qui tremblent à l’horizon du désert, existent par le biais d’une affirmation visuelle de notre part. Cette vision démesurée du monde est contrebalancée par un entraînement rigoureux à l’observation rapprochée, dispensé au créateur par ses parents. Eugenia, sa mère, peintre, lui a appris à dessiner et à « se concentrer sur les contours2 ». Son père, Ernst, scientifique qui consacra sa thèse à l’anatomie de la pomme de terre3, étudiait les mutations microscopiques de la matière. Il était également photographe amateur. Artschwager dit lui-même qu’il a grandi en songeant aux structures sous-jacentes à tous les phénomènes organiques et inorganiques. Il apprend très jeune à connaître et à apprécier son univers, d’image en image, de l’instantané au panoramique, habitude qu’il en vient à considérer comme une partie intégrante de son aptitude à distinguer ce qui, pour lui, est du domaine de l’art : On m’a appris à regarder sous les pierres, dans les coins poussiéreux, ce qui se trouve juste en face de moi – c’est le plus difficile. Qu’est-ce que l’art ? Étant donné mon éducation, parler d’un je-ne-sais-quoi ne suffit pas comme démonstration. […] La métaphysique, très peu pour moi. […] Je ne connais pas grand-chose à l’art mais je sais reconnaître une œuvre d’art. Je réfléchis comme Archie Bunker pour ça […]. J’essaie de […] lancer mon filet très loin et de récupérer tous les objets, les images, les événements qui retiennent mon attention4. 10

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L’attachement passionné d’Artschwager au regard, mesure de l’art, a motivé sa pratique d’artiste pendant plus d’un demi-siècle. Ses sculptures, peintures et dessins sont la preuve de ses expéditions dans les eaux imprévisibles de l’esthétique, où il applique les savoir-faire acquis à la Cornell University en tant qu’étudiant en biologie5. Le résultat est une œuvre provocatrice et dérangeante, fantaisiste et charmante. Elle débute à la fin des années 1950 avec des paysages peints du Nouveau-Mexique et boucle la boucle ces dernières années avec des dessins qui embrassent les mêmes horizons à 360 degrés. Seulement, à quatrevingt-huit ans, l’artiste scrute depuis sa fenêtre non plus le monde mais son au-delà… Ses œuvres sont désormais illuminées de couleurs, fermement ancrées dans son imagination, enracinées dans le plaisir de pratiquer l’artisanat qu’il a perfectionné tout au long de son existence. Il a accompli l’ambition artistique qu’il affichait : « être original6 ». Outre sa capacité inépuisable à nous surprendre, un trait particulier ressort de sa carrière quand on la contemple a posteriori : Artschwager a maintenu tout au long de sa vie sa position d’outsider, anticipant de quelques années ou de quelques décennies sur les idées qui allaient se répandre dans la culture à laquelle il appartient. Ses peintures en grisaille sur Celotex, tirées de photos de presse qui les faisaient autrefois paraître impersonnelles, nous semblent aujourd’hui intensément nostalgiques et belles. Ses sculptures des années 1960, aux contours tranchés, en Formica imitant le dessin du bois à l’égal d’une photographie, prophétisaient le regard du xxie siècle, aigu et nourri de technologie. Elles furent d’abord perçues comme fermées et incompréhensibles. Elles paraissent aujourd’hui traduire des émotions humaines authentiques ; leurs contours se précisent juste au seuil de la brèche incertaine entre, d’une part, nos vies dans le temps réel et, de l’autre, notre participation visuelle, affective et intellectuelle au bain d’images déversé par le web – images qui sont devenues pour nombre d’entre nous le principal point de contact avec le monde. Artschwager, dans son essai de 1990 intitulé « Art and Reason7 », examinait ce décalage entre notre univers réel, physique, et notre aspiration à quelque chose de plus vrai, déterminée par la culture issue des médias ; il décrivait cela comme un clivage entre notre perception physique de l’espace et notre perception sociale de l’espace. Cette question est au cœur de sa démarche artistique. Artschwager revient toujours à cet article de 1990 lorsqu’on l’interroge sur son travail. Le texte montre combien ce créateur présumé marginal a travaillé dès ses débuts dans la fabrique même de l’histoire de l’art, bien qu’à partir du monde extérieur, réel. Dans un entretien de 2002, il répond en faisant référence à son essai quand on lui demande si l’on assiste à une modification radicale du regard dans notre culture : Oui, mais je ne parle pas des outils disponibles, je pense plutôt au fait que nous évoluons dans un espace avant tout social, non pas physique. Notre espace physique s’est érodé au point d’être menacé, il survit là où il y a peu de gens et beaucoup de place, là où une ou plusieurs personnes peuvent vivre dans une agréable autarcie – en contemplant et écoutant, sans avoir à choisir, trier, jeter. […] L’espace social, quant à lui, passe par le langage, et ce dernier est toujours de type sujet-prédicat, il équivaut à une réduction de l’événement qui exclut par exemple toute tierce solution. […] Il suffit de penser à l’époque où les hommes habitaient dans les campagnes. On ne regardait pas pour traverser des feux rouges ou verts, guère plus que des particules, mais on embrassait le champ de vision tout entier. C’est la même chose avec Matisse. Quand on balaie ses toiles du regard, on les voit comme le peintre voulait qu’elles soient vues. C’est si simple8. La trajectoire de ce créateur tardif a été copieusement relatée dans nombre d’ouvrages9. Elle a des allures de roman américain du début du xxe, à la John Steinbeck, dont le héros 12

naïf s’éloigne cependant vers l’horizon du xxie siècle, non pas comme un homme ordinaire mais plutôt comme un personnage mystérieux au regard perçant, sorti d’un livre de Cormac McCarthy. Vers l’âge de quarante ans, presque vingt ans après avoir été blessé lors de la bataille des Ardennes, durant la Seconde Guerre mondiale, Artschwager a une révélation : fabriquer d’honnêtes objets et des meubles utiles, activité artisanale grâce à laquelle il faisait vivre sa famille et trouvait à s’occuper, n’équivaut pas à faire le bien selon son cœur. La production de meubles lui paraissant désormais ennuyeuse, il commence à repousser les limites du goût et de la tradition telles qu’il les connaissait. Évoquant cette transition, il dit par la suite : « J’avais compris ceci : les choses impensables, il faut y penser. C’est le meilleur chemin vers l’originalité, si c’est ça que l’on vise10. » En 1960, il envoie quelques lettres et diapositives à une poignée de marchands d’art qui tiennent boutique à New York. Sans aucune relation et presque quadragénaire, il réussit l’exploit dont rêve tout peintre en herbe : Ivan Karp, qui travaille pour Leo Castelli, lui répond immédiatement en lui proposant de participer à une exposition collective. L’artisan ingénu mué en artiste devient une célébrité internationale du jour au lendemain. Il restera chez Castelli pendant vingt-cinq ans. Dans cette chronologie, ce n’est pas tant la carrière étonnante de l’artiste qui fascine l’historien de l’art que de voir cet artisan d’âge mûr propulsé au beau milieu d’une pépinière de talents montants tels que Lee Bontecou, Jasper Johns, Roy Lichtenstein, Marisol, Robert Rauschenberg, Frank Stella et Andy Warhol, et ce au moment même où se définit le marché de l’art contemporain. Au cours de ces années mythiques de la galerie Leo Castelli, Artschwager suit son chemin et crée à foison, réalisant et exposant une œuvre très personnelle qui semble s’adapter comme un caméléon à tous les débats artistiques du temps, sans jamais se conformer à une école de pensée particulière11. Sa présence brouille toutes les catégories admises du monde de l’art. Ses images et ses objets assagissent le pop art, égaient le minimalisme et font de l’art conceptuel autre chose qu’un pur jeu de l’esprit. Comment cet homme a-t-il pu rester aussi méthodiquement acquis aux valeurs formelles de la sculpture et de la peinture durant trois décennies, alors qu’elles étaient considérées comme dépassées, tout en gardant un doigt insouciant et toujours précis sur le pouls de la culture artistique que les médias révolutionnaient de fond en comble ? Cela reste un mystère… Il a su maintenir cette position d’avant-garde et légèrement décalée dans le monde de l’art pour le restant de sa carrière. Ses œuvres naissent de questions qu’il se pose sur l’art mais aussi sur la vie du temps présent, les moments et les valeurs que reflète le journal qu’il lit chaque matin à la table de la cuisine. Ses peintures et ses sculptures en viendront à scruter la table de cuisine elle-même, la chaise sur laquelle s’assoit l’artiste, l’assiette dans laquelle il mange. Pour Artschwager, cette perspective subjective est le lieu où l’art peut apparaître, où lui-même peut aborder les questions que pose la création, en travaillant de ses propres mains et en observant de ses propres yeux. Le spectateur n’est pas exclu du processus. Dans son carnet d’atelier, il note : « L’art est ce qui arrive au spectateur par l’effet des dispositions préalables de l’artiste12. » Lorsqu’on suit sa pensée d’une œuvre à l’autre au fil des ans, on constate avec étonnement que ses choix coïncident très souvent, et sous de nombreux rapports, avec les débats artistiques de son temps, alors même qu’il suit une voie absolument personnelle. Artschwager a raconté comment, à l’âge de quarante ans et avec une famille à nourrir, il a pris la liberté de se consacrer à ce qu’il appelle des « objets sans utilité13 ». Cette anecdote pourrait facilement provenir d’une pièce de théâtre à la Timothy Leary et Marshall McLuhan. L’artiste s’est inspiré d’une émission de dessins animés pour les enfants, vue par hasard, mais qui a déterminé le travail d’une vie : 13


Il y avait une émission de télé qui m’a en quelque sorte murmuré des consignes. C’était une émission du matin pour les enfants, composée de dessins animés, avec un policier pour animateur. Il racontait que son fils passait son temps dans le jardin à clouer des planches ensemble. N’importe quelles planches, juste clouées ensemble. Exaspéré et désespéré par ce comportement asocial et incompréhensible, le père décidait de ne pas envoyer son fils en colonie de vacances. Il se trouve que j’avais un reste de planchettes en contreplaqué de 6 millimètres d’épaisseur. Il en est résulté un tas de contreplaqué cloué, de la taille d’un homme et pesant environ 200 kilos, accroché au plafond par une chaîne. J’occupais mes loisirs avec des œuvres personnelles de ce type14. Cette gerbe de contreplaqué réalisée vers 1961, baptisée Portrait Zero (fig. 3), demeure l’une des illustrations les plus brillantes et les plus concises de son intérêt sans faille pour les problématiques formelles de la peinture et de la sculpture. Cette image sculpturale d’une peinture est un composé de substituts d’images qui n’appartiennent ni au domaine de la peinture ni à celui de la sculpture ; il flotte dans les airs comme une piñata esthétique attendant l’approbation et les incompréhensions de Clement Greenberg. C’est la première œuvre d’Artschwager à introduire le plan de l’image dans l’espace physique occupé par la sculpture. C’est suprême, au sens du suprématisme. Vladimir Tatline, El Lissitzky et Kazimir Malévitch auraient sans doute été jaloux de son économie de moyens, d’une façon aussi directe d’affirmer l’idéal d’un art fondé sur l’utilisation de matériaux ordinaires. Si l’on s’en tient à l’anecdote, il s’agit d’un art entièrement inspiré par la télévision comme source de vérités imaginaires. La voix surgie dans le salon est devenue le ça de son inconscient, alternative féconde aux harpies du monde de l’art, conservateurs, commissaires, critiques ou créateurs eux-mêmes. Le média qui, dans les années 1960, allait bouleverser l’Amérique en rendant publics des choix politiques et sociaux jusque-là dissimulés venait de conforter Artschwager dans ses conceptions sur le sujet, la forme ou l’importance de pratiquer l’art comme une sorte de revendication culturelle, comme s’il était en mission spéciale dans Mister Rogers’ Neighborhood, l’émission culte pour enfants. Road to Damascus (1960 ; fig. 4), qui date de la même époque que Portrait Zero, constitue l’une des premières œuvres de la maturité. Ce « Chemin de Damas » représente un homme qui semble assis à une table, les avant-bras cachés sous un plateau interminable s’étirant d’un bord à l’autre de la feuille, comme une ligne d’horizon. Immobilisé derrière la table, l’homme paraît subir un interrogatoire. La position du personnage est étonnante, mais l’on est plus surpris encore de voir que l’artiste a gommé les yeux du personnage, les traces de gomme s’éloignant vers les bords de la page. Ce gommage est aussi bien un vide qu’un signe de force, même si les yeux ont disparu de leur orbite. Le titre de l’œuvre évoque l’épisode biblique de Paul, l’un des premiers apôtres, recevant une vision du Christ alors qu’il se rend à Damas. Ce persécuteur des premiers chrétiens perd provisoirement la vue et sort complètement transformé de cette rencontre qui modifie son regard sur le monde et sur sa propre destinée. Il demeure un zélote mais cesse d’être le plus virulent accusateur du Christ pour devenir son disciple. Artschwager, qui n’est pas croyant, a placé cette œuvre des débuts sous le signe d’une conversion spirituelle radicale. Faut-il s’en étonner ? Il semble faire référence à la révélation que lui-même a connue, ce moment où il ne « voit » plus le mobilier qu’il fabrique au profit d’une vision plus vraie de son travail. Artschwager prend conscience que l’art réside aussi bien dans le regard que dans le geste, dans un point de vue sur les choses autant que dans leur élaboration matérielle. Il ne cessera pas d’être un facteur 14

d’objets « fanatiquement15 » attaché aux détails, mais il appliquera son savoir-faire à des créations conçues pour être regardées, appartenant donc à ce qu’il juge être le monde « inutile » de l’art. La figure solitaire de Road to Damascus, privée de bras, écrasée par un horizon sans limites, témoigne aussi de l’intégrité et de l’empathie puissantes qui porteront dès lors la pratique artistique d’Artschwager. S’il adopte un esprit scientifique dans ses questionnements formels, il ne renonce jamais à une approche avant tout humaine de l’art. Il refuse énergiquement toute manifestation du « je » individuel – mis à l’écart en réaction à l’expressionnisme abstrait qui en avait abusé –, mais son œuvre n’en est pas moins douloureusement humaine puisqu’elle rend compte de la triste solitude de l’individu face au monde. Au même titre que No (1961 ; fig. 5), tableau stoïque de Jasper Johns, envers qui Artschwager admettait avoir une dette16, ses créations accueillent les faiblesses universelles et les réalités banales de la destinée humaine. D’un strict point de vue formel, Artschwager se fait arpenteur méthodique, travaillant comme un scientifique et passant d’une œuvre à la suivante en se posant des questions simples sur ce qu’il voit. Baby, l’un de ses premiers tableaux (1962 ; fig. 6), montre combien ce processus peut être simple parfois. Le sujet est un portrait photographique assez stéréotypé d’un joli bébé, tiré des clichés que l’artiste avait réalisés pour le compte de l’entreprise Stork Diaper Service (il avait en effet exercé différents métiers à partir de 1949, date de son installation à New York, dont celui de photographe pendant un assez long temps au service de cette société). Il exhume cette expérience grâce à la peinture, s’éloignant de la caméra et comblant les brèches entre le vécu, le procédé et le résultat. Il s’attaque en même temps à un problème souvent occulté : la nécessité pour l’artiste de faire connaître son œuvre. Baby se sert avec humour d’une vérité bien connue qui déconseille à un créateur de laisser à proximité de son œuvre un enfant ou un animal : on ne verra qu’eux. Plus sérieusement, Artschwager a peint un sujet par lequel chacun est déjà attiré préalablement, que chacun désire voir. On regarde ce tableau parce que ce sujet désirable nous captive. Pendant vingt ans, il appliquera cette logique à tous les genres en peinture, scènes religieuses ou historiques, natures mortes, paysages, abstractions, s’appropriant des images fascinantes de bâtiments célèbres, de catastrophes, de biens de consommation ou de personnalités médiatiques, empruntées à des supports populaires tels que magazines, quotidiens et chaînes de télévision. Artschwager s’efforce avec constance de susciter un regard intime en réalisant ses peintures sur la surface texturée du Celotex, panneau de fibres utilisé pour les plafonds, en vente dans le commerce : ce matériau déterminera son style si particulier17. Le choix de ce support lui permet en effet de concrétiser l’ambition, très répandue parmi les artistes au début des années 1960, d’exclure le geste expressif de l’œuvre grâce à la texture qui ne cesse d’interrompre le trait et de le rendre plus diffus. Ses tableaux ont d’ailleurs la particularité d’être moins lisibles de près que de loin. Il n’utilise pas un système de projection pour reporter l’image d’origine, mais une mise au carreau à l’ancienne dont il reproduit un par un les carreaux devenus presque abstraits. Ces petits traits et la surface irrégulière brouillant la cohérence de l’ensemble, l’image s’estompe à mesure que l’on s’en approche, refusant au spectateur toute précision complémentaire sur le sujet de l’œuvre ou la technique employée, hors de ce qu’il a pu percevoir au premier coup d’œil. Le spectateur éprouve une perte de contrôle qui fait écho à l’expérience de l’artiste lorsqu’il travaille sur les reliefs de la surface. C’est cela qu’Artschwager recherche en adoptant le Celotex18. Ses compositions les plus compliquées sont stupéfiantes, comme en témoignent les façades du Traymore Hotel d’Atlantic City, qui s’effondrent lors de la démolition du bâtiment, spectacle restitué dans la série Destruction de 1972, ou 15


encore les grands intérieurs de la même période. On ne sait trop comment ces bataillons de signes constituent finalement une image. Mais ils y parviennent, à condition qu’on les regarde avec un peu de recul. Un véritable exploit artistique. Artschwager a commencé par utiliser des panneaux de Celotex relativement homogènes, mais, au fil des décennies, il s’est tourné vers une version de Celotex plus grossièrement hachurée et parsemée de rosettes en relief. Plus récemment, il a travaillé sur du papier fabriqué à la main à partir de bagasse (la fibre tirée de la canne à sucre) et même sur des panneaux de fibres lâchement entrecroisées. Ces supports brouillent et fragmentent encore plus les images, au point de rendre presque méconnaissable, intellectuellement, une œuvre comme Arizona (2002 ; fig. 7), dans laquelle il est difficile de voir une peinture. Ces images qui se jouent de nos habitudes visuelles s’affirment avant tout comme des objets. En outre, Artschwager s’est toujours servi de l’encadrement pour accentuer leur présence physique. Bon nombre de cadres sont en métal argenté qui réfléchit les spectateurs et le lieu, soulignant le caractère coextensif de ceux-ci et de l’œuvre. D’autres sont tour à tour massifs, richement peints ou matiérés, très recherchés dans leurs proportions. Leur inélégance vient rappeler que ces œuvres ne sont pas faites pour se conformer aux canons esthétiques en cours. Dès le début de sa carrière de créateur, Artschwager s’efforce de dépouiller ses œuvres de toute valeur narrative ou décorative, de leur fonction superficielle de véhicule de sens ou de décoration. À cet égard, ses peintures des années 1960 ont une parenté étroite avec celles de Gerhard Richter durant la même décennie. Contemporains, les deux artistes, qui se connaissaient, ont souvent été associés parce qu’ils sont venus à la peinture dans un contexte culturel commun19. Ils partageaient une même fascination pour les choses ordinaires, ou plutôt pour le caractère absolument incompréhensible de l’ordinaire, pour son irréalité insaisissable. L’œuvre prodigieuse de ces deux hommes semble relever d’une démarche similaire : rationaliser leur désir compulsif de comprendre par le regard et de saisir visuellement la réalité de leur temps. Puisant leurs sujets dans la photographie et travaillant sans couleurs, ils trouvent des façons comparables de dépasser les querelles entre abstraction et pop art et d’orienter la peinture vers un nouvel engagement. Leur refus de la couleur illustre leur intérêt pour la peinture comme surface, sans que les émotions ou les représentations viennent distraire l’attention du spectateur. Le gris élimine les sensations : « Il n’évoque ni sentiments ni associations ; il n’est ni vraiment visible ni vraiment invisible, écrit Gerhard Richter. Sa discrétion en fait un intermédiaire et lui permet de donner à voir de façon absolument illusionniste, comme une photographie. Il a la capacité, que ne possède aucune autre couleur, de rendre “rien” visible20. » Seated Group (1962 ; fig. 9) fournit un contrepoint passionnant à l’œuvre de Richter réalisée pendant la même décennie (fig. 10). Comme Richter l’a souvent fait, Artschwager peint ici un groupe de gens assis derrière une table de conférence, image directement tirée d’une photo de presse qu’il restitue en noir, blanc et gris. Là où Richter aurait flouté le sujet pour en faire une surface plus qu’une représentation, Artschwager, lui, s’abstrait de la photo d’origine en utilisant de grands aplats d’acrylique opaque qui réduisent le sujet à une lisibilité minimale. Ce « Groupe assis » révèle le regard du sculpteur sur la peinture : elle est plane mais de façon hésitante, l’acrylique s’amalgamant au Celotex irrégulier sur lequel elle repose. En réalisant cette abstraction, Artschwager crée une sorte d’antipeinture qui ne traduit pas le ressenti de la peinture. Pas plus qu’elle n’exprime le ressenti de la sculpture : la table est en deux dimensions, bien évidemment, évocation réductrice qu’Artschwager tente d’étoffer en la représentant comme une forme flottante au premier plan, afin qu’elle soit presque perçue comme un objet physique placé entre l’espace de la peinture et celui où se tient le spectateur. L’artiste trouvera par la suite une solution aux limites frustrantes de la peinture comme champ visuel : elle consistera à 16

abandonner cet effet d’optique au profit d’une technique de dessin dont les traits se lisent sur toute la surface mais ne fusionnent pas en un espace doté d’un premier plan, d’un second plan et d’un arrière-plan. Sa façon de créer une image s’assimile à la manière dont l’encre d’une photo de presse – formant en dernier ressort une série de points abstraits – finit par se fondre sur la page en un tout qui fait représentation. Les chemins de Richter et d’Artschwager se séparent assez tôt car tous deux ne posent pas les mêmes questions. Richter se consacre tout entier à faire des peintures sur la peinture ; lorsqu’il altère une représentation photographique, ce n’est qu’un effet secondaire de sa volonté d’affirmer la réalité abstraite d’un tableau. À l’inverse, Artschwager, en tant que sculpteur, entreprend d’enjamber l’abîme qui sépare la peinture et la sculpture en créant des objets picturaux. En témoignent par exemple Handle I (1962 ; fig. 11), cadre vide composé d’une rampe d’escalier – il qualifiait cette œuvre d’« image [qui] incitait le spectateur à s’en saisir21 » – ou encore Triptych (1962 ; fig. 13), autel portatif, une sublime pièce hybride associant un travail virtuose du bois et une incrustation de Formica. Il atteint alors le grand tournant de son œuvre en créant des objets hybrides qui gomment la frontière entre peinture et sculpture. « La sculpture est pour le toucher, la peinture est pour le regard, écrivait-il. Je voulais faire de la sculpture pour le regard et de la peinture pour le toucher22. » Tout en fabriquant des objets dans l’univers de la peinture, Artschwager commence à créer des objets à poser au sol. Il y parvient en s’appuyant sur son expérience d’ébéniste ; il veut rendre leur visibilité à ces formes familières qu’il avait cessé de voir et d’apprécier lorsqu’elles étaient en bois. Il souhaite également ramener la sculpture vers les deux dimensions de la vision pour pouvoir se concentrer sur la surface. La solution semble envoyée depuis le paradis industriel de l’Amérique du milieu du xxe siècle : de même que le Celotex lui avait fourni un plan neutralisant, de même le Formica lui offre une image de la réalité qu’il peut utiliser comme une surface sculpturale. Et, comme le Celotex, ce matériau masque la subjectivité du processus de création d’Artschwager23. Cette découverte est aussi capitale pour son œuvre que le tube de peinture pour les impressionnistes qui s’en allèrent travailler sur le motif. Drôle et kitsch, laid et séduisant, le Formica rapproche la photographie de la sculpture, tout comme le Celotex avait rapproché la photographie de la peinture. Le Formica peut s’adapter aux lignes de toute structure géométrique dotée de parties planes et mettre l’accent sur l’expérience visuelle de la représentation. Il prend le contre-pied de l’intérêt des artistes pour les phénomènes optiques qui fait suite aux images lisses du pop art, en même temps qu’il anticipe sur les interrogations concernant le statut physique de l’art et le déni de l’expérience temporelle – un sujet qui deviendra rapidement un point central du débat artistique théorique lorsque les écrits de Merleau-Ponty sur la phénoménologie seront traduits en anglais, en 196224. En 1963, l’année même où Donald Judd et Robert Morris font leurs débuts à la Green Gallery, galerie privée new-yorkaise, et où Anne Truitt présente ses célèbres stèles à la galerie André Emmerich, Artschwager s’attelle à la réalisation d’œuvres telles que Portrait II (1963 ; fig. 12) et Swivel (1964 ; fig. 15), sculptures absolument épurées en Formica, dont les dimensions et les formes adoptent celles du mobilier domestique, et qui occupent l’espace de manière toute simple. Contrairement aux formes géométriques minimalistes de Donald Judd et de Robert Morris, les œuvres d’Artshwager sont résolument anthropocentriques et pétries d’affectivité25. Ces sculptures illustrent sans doute des considérations formelles, mais leurs dimensions humaines et leur revêtement kitsch font un clin d’œil moqueur à l’austérité intellectuelle des œuvres qui circulent sur le marché de l’art new-yorkais. Vient ensuite Tower (1964 ; fig. 53), « Tour » dressée sur une petite estrade avec des marches d’accès de part et d’autre, percée d’une fente horizontale à hauteur d’yeux. Cette création incite les visiteurs à monter deux par deux 17


les marches opposées pour soutenir, à travers la fente, le regard de l’autre. Counter II (1965 ; fig. 14) invite de même les spectateurs à une participation physique par le biais d’un tourniquet, comme on en voit dans le métro, dont ils ne ressortent que pour se retrouver à leur point de départ, alors qu’ils ne savaient pas encore que ce lieu était coextensif à leur expérience de l’art26. Artschwager découvre avec ces sculptures que les motifs du Formica fonctionnent parfaitement comme représentation picturale. Il se lance dans une série d’œuvres qui exploitent cette qualité. Pour Logus (Blue Logus) (1967 ; fig. 16), il applique le Formica à un objet familier, un amplificateur en l’occurrence, tandis que, pour Triptych (With Nude) (Diptych IV) (1966 ; fig. 17), il juxtapose l’abstraction du matériau et des images peintes sur Celotex. La fracturation cinématique de la temporalité de la peinture, mise en relief dans ce triptyque, ouvre la voie à d’autres œuvres à plusieurs volets. Triptych V (1972 ; fig. 157) et Garden (1973 ; fig. 18) utilisent le rythme inhérent à la série pour faire l’analyse et aller jusqu’au bout de l’immobilité catégorique qui fait partie intégrante de l’objet peinture. La série Destruction, tirée de photos de presse de 1972 montrant l’implosion du Traymore Hotel, superbe bâtiment Art déco d’Atlantic City, constitue une tentative à grande échelle pour transférer le temps photographique dans le temps réel par le biais d’une participation optique à la peinture. Artschwager commence par un cadrage serré, de face, du Traymore Hotel, en format vertical, avec Destruction I (fig. 19). Pour Destruction II (fig. 20), il prend du recul et décale légèrement le point de vue, tout en adoptant un format horizontal qui encourage l’œil à parcourir la scène. Puis vient une œuvre en deux volets, avec redoublement d’une partie du bâtiment d’un panneau à l’autre, ce qui crée un rythme séquentiel tandis que l’édifice commence à s’effondrer. Destruction IV (fig. 22) représente en un seul panneau l’implosion au maximum de sa puissance. Avec Destruction V (fig. 23) et Destruction VI (fig. 24), Artschwager revient au diptyque et travaille sur un Celotex particulièrement irrégulier. Cette texture supplémentaire associée à l’image double ralentit le parcours du regard et organise l’expérience physique d’un temps étiré pendant que l’œil et l’esprit du spectateur s’efforcent ensemble d’appréhender l’instant. En réalisant cette série, Artshwager découvre que, si les séquences en deux volets imposent physiquement le sens de la temporalité, la diffraction de la perception visuelle est plus essentielle encore pour donner une épaisseur temporelle à la peinture. Il continuera à travailler sur ce point jusque dans ses peintures les plus récentes, réalisées sur un type de panneaux de fibres qui arrête chaque touche d’acrylique dans le relief de ses brins. Artschwager termine la série Destruction en 1972. L’année suivante, Susan Sontag publie un recueil d’essais sur la photographie qui fera date27. On Photography traite de l’addiction de notre culture aux images, ce qui explique pourquoi les photos empruntées par Artschwager à la presse sont immédiatement parlantes. Sontag constate simplement et avec beaucoup de sensibilité que le vécu physique et le vécu social se sont dissociés, problème avec lequel se débattait Artschwager depuis une dizaine d’années. Elle décrit une société qui consomme voracement des images mais reste sous-alimentée ; elle relève l’aliénation qui va de pair avec une compréhension illusoire du monde due à ce dérèglement du sens esthétique28. Cette fracture est typique de notre temps, comme l’avait signalé Walter Benjamin dans son essai de 1936, paru en français sous le titre L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique et publié pour la première fois en anglais en 196829. La photographie a diffusé une connaissance du monde confortablement superficielle, ouvrant la voie à des relations artificiellement standardisées avec les choses réelles. Artschwager évoquait ce manque de familiarité avec le monde concret dans ses peintures et sculptures : il amenait ainsi le spectateur à une perception bien réelle de ces œuvres comme œuvres d’art. 18

En même temps qu’il achève sa première décennie de réflexion par la pratique, Artschwager se lance dans une entreprise entièrement nouvelle : la création d’une forme qui existe au-delà de son statut d’objet. En 1967, il accepte un emploi de professeur à l’université de Californie, dans la ville de Davis. C’est là qu’il élabore l’artefact conceptuel auquel il doit l’essentiel de sa célébrité : un point oblong qu’il baptise « blp ». Le « blp » est radical : il n’a aucune utilité en soi, mais il rend « visibles » par sa seule présence les choses qui l’entourent. Artschwager salue le « blp » comme le nouvel idéal de l’art. Le « blp » ne pouvait avoir une origine plus simple puisqu’il naît d’un jeu enfantin : « J’essayais de trouver le nombre minimum de touches ou de traits nécessaires pour représenter un chat de façon reconnaissable, raconta-t-il par la suite. Je crois que j’étais arrivé à sept ou huit mais, pendant que je faisais ces signes noirs […], le point noir a évolué d’une façon ou d’une autre, comme une chose en soi, pas ronde mais allongée. Et puis ça s’est changé en “blp” et voilà, c’était là30. » Des années plus tard, l’artiste établit un rapprochement entre cette découverte et une façon d’observer les choses à la périphérie qu’il avait apprise avec les exercices de dessin que lui proposait sa mère : « Ma mère m’a enseigné les bases du dessin. On dessine d’abord à partir d’un modèle les choses qui ont des bords plutôt que des surfaces. […] C’est là qu’on peut faire le saut, attraper quelque chose qu’on imagine ou qu’on reçoit avec tous ses sens pour [mettre] ça sur un truc plat31. » L’artiste reproduit le « blp » en différentes tailles et en place dans de nombreux lieux publics32 (fig. 70-75 et 77-82). Les « blps » d’origine étaient des planchettes en bois aux angles arrondis, mais leurs lignes très nettes n’attiraient pas assez l’attention. La troisième découverte capitale d’Artschwager en ce qui concerne les matériaux est celle du crin caoutchouté. Celui-ci lui permet de pousser plus loin le type de regard que suscite le « blp ». Souhaitant adoucir les contours des « blps », l’artiste en fabrique à partir de crin et de brosses. Le crin caoutchouté a toutefois l’avantage de donner une expression concrète au fétichisme du regard qui sous-tend sa pratique sensuelle et obsessionnelle de fabricant d’art. Au cours des décennies suivantes, le « blp » migre du monde réel vers les œuvres d’Artschwager. Dans des tableaux comme Tintoretto’s « The Rescue of the Body of St. Mark » (1969 ; fig. 67), il se transforme en signe abstrait de la présence humaine, remplaçant les personnages de la composition originale du Tintoret, L’Enlèvement du corps de saint Marc. Vingt ans après, le Brush Blp (1988 ; fig. 26) ressemble à une présence abstraite espiègle et attachante. Artschwager quitte assez rapidement la Californie pour revenir à New York et reprendre la peinture et la sculpture tout en « blpifiant » la Terre entière. Dans le sillage du « blp », il réfléchit à d’autres façons de ponctuer les lieux d’exposition, utilisant par exemple des reliefs sculptés en association avec Exclamation Point (1966 ; fig. 122) et Quotation Marks (1980 ; fig. 25). Au milieu des années 1970, il abandonne son atelier et se concentre à nouveau sur la pratique familière et gratifiante du dessin. Puis il découvre dans ses propres carnets de notes les six sujets qui vont devenir une obsession : jusqu’en 1980, les protagonistes dessinés ou peints de sa mise en scène picturale et théâtrale seront la porte, la fenêtre, la table, la corbeille, le miroir et le tapis. Il décrit ainsi sa rencontre avec les objets qui allaient tant l’occuper : Après les « blps », je ne savais plus quoi faire, alors je suis rentré à l’atelier. J’ai feuilleté mon carnet de notes où j’avais fait quelques croquis avec l’idée de travailler à une étude pour un tableau. Je suis tombé sur un dessin d’un intérieur, une pièce que j’avais occupée autrefois, et j’ai fait la liste des six objets qu’elle contenait. J’ai décidé de prendre ça comme une directive pour faire un dessin, puis un autre, puis un autre encore et ainsi de suite. La directive a persisté et j’ai « joué » de ces six objets comme je joue du piano. On pourrait parler d’une sorte d’exercice fugué33. 19


La série se déroule comme une expérience scientifique, avec des variables soigneusement maîtrisées. Artschwager finira par réaliser une centaine d’images (et de nombreux objets après avoir repris un atelier) et créer un univers d’une banalité surréaliste qui lui permettra d’explorer de fond en comble les limites d’une pièce peuplée d’objets familiers. Il se délecte de l’ampleur du projet, qui est facilité par sa familiarité avec ces objets. Il utilise l’encre, la mine de plomb, le collage, l’acrylique, le fusain, et il met au point toutes sortes de techniques pour tracer des marques, empreintes digitales, gribouillis, gommage, qui complètent le simple dessin. Cette série semble indiquer que c’est à la surface des choses que l’artiste éprouve le lien électrique et sensuel qui l’attache au monde. Et que c’est sur le papier que se consomme parfaitement le contact tendu entre ses observations et sa main. Cette méthode consistant à imaginer, voir et savoir par le biais du dessin ne se cantonne pas à la feuille de papier, mais elle se déplace aussi vers la peinture et la sculpture puisque Artschwager s’efforce de lancer des passerelles entre le système de perception bidimensionnel et le système tridimensionnel. Il applique un dessin schématique sur du Formica, par exemple celui de Table (1977 ; fig. 27) sur sa sculpture intitulée Bookcase III (1979 ; fig. 136), bibliothèque en trois dimensions dotée de livres amovibles en Formica, ornée au dos d’une représentation de bibliothèque qui masque le statut de sculpture de cette œuvre à l’aide d’une identité de rechange en deux dimensions. La série atteint une sorte d’apogée avec l’une des sculptures les plus excentriques d’Artschwager, Pyramid (Table/Window/Mirror/Door/Rug/Basket) (1979 ; fig. 127), construction pyramidale en trois dimensions sur laquelle Artschwager replie des dessins schématiques des six objets, qu’il compacte en une étrange chimère occupant bel et bien l’espace réel mais sans se libérer de sa fonction d’image dessinée. Ces sujets, qui finiront à terme par ne plus intéresser Artschwager, nourriront son imagination jusqu’au milieu des années 1980 ; en témoigne le magnifique Basket, Mirror, Window, Rug, Table, Door (1985 ; fig. 28) : les six « personnages » en collage flottent délicatement dans une pièce aussi austère qu’une cellule, tirés vers une illusion de trois dimensions par une perspective qui s’appuie sur une ligne d’horizon anormalement haute. La porte, la fenêtre, la table, la corbeille, le miroir et le tapis donneront naissance aux objets et aux décors domestiques fascinants qui occuperont Artschwager au xxie siècle. Si les premières œuvres recouraient à une sorte de pirouette visuelle, les plus tardives sont lestées par le brouhaha de la vie ordinaire : des tables et des chaises pesantes, une marée inflexible de tables ornées de sets mais pourtant vides, véhiculent de sombres réflexions sur le traumatisme inhérent à l’ennui et sur la présence menaçante de la mort. Les tableaux représentent bien souvent des figures humaines fantomatiques vues du dessus, comme dans White Table et Thruway (1988 ; fig. 138, 139), tandis que des objets inquiétants, écœurants, incarnent la peur universelle d’un face-à-face sans échappatoire, tels Double Dinner (1988 ; fig. 29) et Lunch for Two (2007 ; fig. 163). L’atmosphère de ces œuvres est celle d’un cauchemar flou, d’un lieu à partir duquel le spectateur observe le morne flux de ce que Marcel Proust appelait la « vie usuelle et fantastique34 ». Pour l’écrivain, on accède à ces lieux dans l’ordre temporel du souvenir ; pour le peintre et ses spectateurs, on y accède par l’emprise des œuvres sur l’inconscient, leurs troublants changements d’échelle, leur inquiétante subversion du plaisir esthétique à base de provocations physiques générant une anxiété viscérale. Plutôt que de rédimer l’homme de tous les jours, comme Walt Whitman ou John Frederick Peto, Artschwager condamne le quotidien de l’Amérique humble, un quotidien décevant, aliénant et dur. Le calme forcé de ces observations est interrompu par la création d’une série d’objets qui remettent au goût du jour son œuvre inaugurale, Portrait Zero, et ses plans 20

multiples, en tenant compte de l’influence imperceptible du temps sur la matière. Journal II (1991 ; fig. 30) est une œuvre en relief occupant un coin de pièce et s’étendant sur les deux parois qui forment l’angle. À gauche, un faisceau de rayons, peints en grisaille de motifs évoquant les veines du bois, semble se précipiter dans l’angle et s’y cogner violemment. Il se transforme en une gerbe de planches – en Formica et non en bois, dont elles n’ont que la couleur –, qui se déploient en soleil sur le mur de droite. On peut y voir une image littérale de la création comme explosion d’atomes et agrégation de matière ou, lorsqu’on lit l’œuvre de droite à gauche, une mutation de la matière en énergie. Quoi qu’il en soit, cette sculpture souligne combien la matière n’est qu’une organisation temporaire de molécules, et ce que voit le spectateur un instant seulement parmi une infinité. Artschwager choisit d’aborder ce concept majeur, généralement laissé aux bons soins des physiciens et des philosophes, avec l’innocence joyeuse d’un lecteur de bandes dessinées. Évoquant les onomatopées sonores du genre, les « boum », « paf » et autres « crac », l’œuvre devient drôle par sa littéralité exagérée, alors même qu’elle incarne physiquement la rupture profonde entre perception intellectuelle et expérience physique du monde. Journal II a inspiré quantité de bas-reliefs de tables et de chaises fracassées et aplaties comme des éclaboussures, au premier rang desquelles Splatter Chair I (1992 ; fig. 118), qui ponctue avec vigueur les installations d’Artschwager à cette époque-là. À côté de ces pièces spectaculaires, et conformément aux attentes surdimensionnées du marché de l’art dans les années 1980, certaines œuvres adoptent des proportions théâtrales, telles Organ of Cause and Effect III (1986 ; fig. 128) et Door II (1992 ; fig. 130). Pendant les années 1960, le travail d’Artschwager était perçu comme kitsch, de mauvais goût, voire vulgaire, mais le monde de l’art se met à son diapason au cours des années 1980. Ses expositions avec sa galeriste d’alors, Mary Boone, ont l’ampleur de décors de théâtre ; les réflexions intimes de la décennie précédente sont remplacées par une ironie mordante. Avec The Cave (If you lived here, you’d be home now) (1992 ; fig. 31) et d’autres pièces, l’artiste revient au thème de l’intérieur glamour, vu à l’intérieur d’un cadre et à travers un croisillon, tous deux stylisés par une finition en grisaille très marquée. Il continue également à peindre des intérieurs plus simples, animés désormais par des motifs décoratifs de coulures et des apports de couleur grâce à des pièces de Formica incrustées dans la surface du Celotex. Des tableaux comme Sitting and Not (1992 ; fig. 32) et Taj Mahal II (1997 ; fig. 140) explorent la façon dont l’imagination comble la brèche entre ce que nous savons et ce que nous voyons. Les croisillons soulignent l’exclusion du spectateur de ces images qui reproduisent les luxueux aménagements intérieurs chers à la publicité, aux agences de voyages et aux magazines de décoration. En 1981, à la Hayden Gallery du Massachusetts Institute of Technology (MIT), Artschwager crée sa première installation interactive de grandes dimensions, Janus III (Elevator) (fig. 34), cabine d’ascenseur en acier chromé et Formica, dotée d’un éclairage intérieur. Les visiteurs peuvent entrer, presser les boutons pour monter ou descendre et écouter une bande-son qui diffuse un bruit évoquant le déplacement de la cabine. Il présente cette œuvre avec quelques variations au cours des années suivantes, en 1988 au Whitney Museum of American Art, à New York, puis au Ludwig Museum de Cologne, qui a acheté la pièce en 2002. Pendant les années 1980 et 1990, Artschwager crée des meubles-sculptures hors des musées et des galeries. Il réalise plusieurs projets en extérieur, réintroduisant des dimensions humaines dans des lieux publics bâtis. Ses sièges austères et utilitaires, en granite pour l’essentiel, sont souvent accompagnés d’arbres plantés dans un décor naturel, dont les formes vivantes font contrepoids à la sombre présence minérale. L’intervention de 1987, l’une de ses premières, dans le cadre de l’exposition Skulptur Projekte au Westfälisches Landesmuseum, à Münster, en Allemagne, consiste à placer sur 21


le terrain qui se trouve devant le bâtiment un râtelier à vélos faisant aussi fonction de pot à plantes, pensé comme un élément décoratif qui fait une transition entre l’édifice et le monde (fig. 33). Au cours des années 1980, le développement des dotations « 1 % artistique » ainsi que l’essor du mécénat d’entreprise se traduisent pour Artschwager par une succession rapide d’installations dans des lieux publics, qui lui permettent de travailler à différentes échelles et de réfléchir à la perception de l’espace par les visiteurs. Dans ce registre, son projet le plus connu demeure Sitting/Stance (1988), ensemble de sièges et d’éclairages installé à Battery Park City, dans le Lower Manhattan. Cette veine créative culmine avec Generations (1990 ; fig. 36), travail conçu pour l’Elvehjem Museum of Art (aujourd’hui Chazen Museum of Art), à Madison, dans le Wisconsin : il s’agit d’intégrer l’édifice et son environnement dans l’aménagement grâce à des éclairages, des plantations et des sculptures. Au début des années 1990, inspiré par l’invitation à l’espace d’exposition Portikus, à Francfort, en Allemagne, Artschwager se lance une fois encore dans une recherche entièrement nouvelle. Il expose quatorze caisses en bois, de très belles caisses, certes, mais des caisses quand même. Cette installation et ses reprises successives évoquent le transport d’œuvres destinées à une exposition que l’on n’aurait pas eu le temps de déballer (fig. 35). Les caisses font parfois fonction de « blps » lorsque l’artiste les place en hauteur sur un mur ou bien dans un angle : elles affûtent alors la sensibilité du visiteur à l’espace de la galerie. Ces ponctuations demeurent toutefois des objets bien réels, hermétiques, homogènes, qui mettent un point final à l’attente de « l’art » suscitée par l’exposition dans une galerie. Le Formica avait servi à créer une série de représentations photographiques d’objets ordinaires ; les caisses, quant à elles, incarnent l’état de l’art. Ainsi que le notait avec finesse Ingrid Schaffner dans le catalogue de l’exposition, « en signifiant tout à la fois des aspirations de créateur et de collectionneur, les caisses d’Artschwager questionnent l’état passé et futur de son art35 ». La fabrication de caisses en bois était en un sens une tentative d’Artschwager pour mettre fin à sa pratique de sculpteur avant de commencer à constituer un nouveau et important corpus de peintures inspirées du postimpressionnisme. Il met également un point final à la réflexion sur la représentation photographique qu’il avait entreprise avec le recours au Formica ; cette fois, il s’attaque directement à la photo, qu’il plaque sur des formes de meubles, dans les années 2000-2002 (fig. 94)36. Au moment où il fait aboutir son dialogue avec la photographie, Artschwager revient au crin caoutchouté pour une nouvelle série d’hybrides entre peinture et sculpture. Ces bas-reliefs de silhouettes humaines – Crouching Man II (2002 ; fig. 92), par exemple – créent l’illusion optique d’une forme en trois dimensions, contribuant à brouiller encore la frontière déjà mise à mal par l’artiste entre peinture et sculpture. À la fin des années 1980 et pour la première fois depuis les années 1950, Artschwager prend la tête d’un vaste atelier. Ce nouveau mode de production lui permet de travailler sur la question de la reproduction des œuvres. Il entreprend de refaire un certain nombre de tableaux et de sculptures, parfois sans modifications notables, mais parfois aussi en les considérant comme des variantes de sujets plus anciens, approche qu’il a déjà pratiquée par le passé. Pourtant, ses projets de l’époque semblent boucler la boucle : sujet par sujet, forme par forme, il met un terme à des pans entiers de son travail, comme pour s’assurer qu’il n’a laissé aucune question en suspens. En témoigne par exemple Generations III (2003 ; fig. 37), reprise du Baby de 1962 (fig. 6). La première peinture était assez nette ; celle de 2003 montre qu’Artschwager, au fil des ans, a sûrement et délibérément évolué vers un brouillage plus prononcé de l’image source. Cette manipulation incisive semble être sa réponse au problème qu’il abordait dans 22

« Art and Reason », à savoir l’évolution du processus de visualisation en un demi-siècle. Il s’efforce de guider le spectateur vers un nouveau point d’observation à partir duquel ce dernier pourra entrer en contact avec l’œuvre d’art. Generations III nous refuse la possession visuelle de l’objet et de l’« information » qui va de pair, et nous prive par là de nos réflexes d’apprentissage : nous disposons ainsi d’une capacité d’observation quasi neuve. Cette image de nouveau-né, tout à la fois indistincte, brute et saisissante, semble, à l’instar de son sujet, advenir à la vie à l’instant même où on la regarde. Au cours des années 1990, Artschwager revient aussi à une autre source d’inspiration, les photos d’actualité publiées dans la presse. En 1995, il découpe la photo d’un groupe de jeunes recrues militaires, qu’il carroie comme pour une étude préalable à une peinture. La photo illustre un article intitulé « A Life of Solitude and Obsessions » (« Une vie de solitude et d’obsessions »), paru dans le New York Times du 4 mai 1995. Le personnage au centre est Timothy McVeigh, auteur de l’attentat d’Oklahoma City, mais le titre de l’article aurait tout aussi bien pu s’appliquer à l’artiste lui-même. Natural Selection (1995 ; fig. 38), tableau réalisé à partir de ce document, rappelle à l’évidence une peinture des débuts, Sailors (1966 ; fig. 39), où les visages innocents des recrues occultent l’activité sinistre à laquelle se livrent ces soldats, conscrits réticents ou engagés volontaires. Si l’on juxtapose les deux tableaux, on découvre une évolution dans la fonction sociale du journalisme d’actualité, mais aussi dans la façon dont il est reçu. De même que la palette est passée du clair au sombre, de même les lecteurs du New York Times sont passés de la confiance à la défiance envers les forces qui les défendent. Le photographe est devenu un informateur peu fiable, non parce que la photographie aurait changé, mais parce que les opinions que le lecteur projette sur la photo sont plus désabusées et complexes. Scientifique de formation, Artschwager fait ce qu’il sait le mieux faire : observer de près. Une œuvre sans titre de 1996 fait le portrait de McVeigh pour voir à quoi le diable ressemble de près et jusqu’où une image peut représenter une identité (fig. 40). Trois autres portraits de 2003 poussent plus loin l’étude de la nature illisible et subjective de la représentation. Les sujets en sont le président des États-Unis alors en exercice, George W. Bush (fig. 170), le terroriste Oussama ben Laden (fig. 169) et Artschwager lui-même (fig. 168). Les trois tableaux sont peints sur des panneaux de bagasse montés sur Celotex, dont la surface émousse la touche et donc l’image plus encore que le Celotex seul37. On notera avec intérêt que le reflet qu’Artschwager découvre chaque matin dans le miroir est jugé comparable par l’artiste aux photos de personnages de grande notoriété publiées chaque jour dans les quotidiens. Ces trois représentations sont également mystérieuses et également abstraites. La face des choses n’a aucun sens : le sens vient de celui qui regarde, non de celui qui est regardé. Triste, heureux, haineux, déconcerté : le contenu de l’image est projeté par le spectateur en fonction de la connaissance du monde qu’il pense avoir. George W. Bush, Oussama ben Laden, Richard Artschwager – un type comme les autres – ont tous la tête qu’ils doivent avoir selon l’observateur. L’art est donc bien le véhicule de l’imagination, complètement déconnecté de la réalité pour ce qui est du sens mais pas pour ce qui est de l’expérience vécue. À titre d’antidote aux réflexions précédentes, Artschwager se lance vers 2004 dans la composition d’un ensemble de peintures, certes imprégnées de méditations sur la mort, mais que l’artiste s’autorise à inonder de couleurs et à orner d’incrustations de Formica aux teintes vives. La couleur a hanté son œuvre depuis le début des années 1970 par de brèves apparitions, la boule dorée de Bowl of Peaches on Glass Table (1973 ; fig. 41) ou le jaune d’œuf de Rights of Man (1991 ; fig. 42), par exemple. Mais il est enfin capable d’utiliser la couleur dans son travail au-delà de tentatives sporadiques38. Avec 23


Light Bulbs (2007 ; fig. 176), elle se répand dans toute la pièce. Elle est prédominante dans son œuvre des années 2000. Artschwager avait déjà peint des sujets mis en scène par lui dans une série de natures mortes préparées dans son atelier. Après avoir disposé des objets sur une table, il les avait drapés de tissu. Les peintures évoquaient des paysages fantastiques du Nouveau-Mexique. L’ambivalence entre paysage et nature morte satisfait l’artiste, car elle correspond à ses yeux à l’ambiguïté de notre expérience de l’art et de la vie. Ces montages permettent à Artschwager d’aller plus vite au but dans ses peintures d’inspiration postimpressionniste, troublantes par l’omniprésence de la couleur39. Le choix tardif de la couleur est une véritable révolution pour Artschwager. Dans des œuvres comme Table (Somewhat) (2007 ; fig. 171), il revisite ses tables d’origine en Formica en utilisant des couleurs claires et vives. Cette série récente de sculptures tire profit de la valeur culturelle accordée aux copies d’objets design haut de gamme qui se propagent aujourd’hui jusque dans notre vie quotidienne, avec le prêt-à-meubler de fabricants comme Ikea. Dans ce contexte, les objets d’Artschwager sont absolument familiers, même s’ils respirent l’artifice. Leurs surfaces en « imitation » et leurs lignes épurées incarnent désormais une esthétique vernaculaire partout présente. De même, le brillant Exclamation Point (Chartreuse) (2008 ; fig. 43) diffère radicalement du groupe de points d’exclamation en Formica et en ébène du Mozambique des années 1960. Gorgé de couleur fluo, il vibre d’énergie. Expression exubérante de joie et d’optimisme, de telles œuvres semblent trahir la vigueur d’un étudiant de vingt ans tout juste sorti d’une école d’art. Fortes, absolument neuves, elles résultent d’une vision qui n’a pas faibli au fil du temps tout en sachant se mettre au goût du jour. Ces cinq dernières années, Artschwager s’est concentré sur le dessin, travaillant au pastel gras, au fusain et à la mine de plomb, et utilisant le format à l’italienne de ses toutes premières créations des années 1950. Il laisse son imagination vagabonder parmi les pages rayonnantes de son œuvre. La forme de pastèque qui a d’abord marqué le paysage de Plowed Field and Grove (1962 ; fig. 44) est entrée à l’intérieur, abandonnant l’horizon poussiéreux : flottant dans l’espace tel un « blp », elle anime la pièce austère qu’Artschwager remplit depuis des dizaines d’années par son imagination (fig. 45). Avec son regard affiné par une vie entière d’observation intense, il scrute le chemin inconnu devant lui. Macadam (2008 ; fig. 46) montre une vaste route qui mène au-delà de l’horizon ; In the Driver’s Seat (2008 ; fig. 178) représente un homme solitaire, libéré de la pesanteur, qui se conduit lui-même vers le futur. Ainsi qu’Artschwager le disait, son point de vue est celui du romantique solitaire qui ne sait pas s’il existe quelqu’un qui soit capable de le suivre dans son voyage : « La mécanique du regard sur les choses, voilà ce qui m’intéresse mais, ce qu’il y a de romantique, c’est que ce regard-là est perdu40. » Le destin du scientifique devenu artiste est peut-être celui-ci : avoir un point de vue qui n’appartient qu’à lui, incarné dans une œuvre absolument originale.

notes

1 Entretien de l’auteur avec Richard Artschwager chez ce dernier, à Hudson, État de New York, en août 2011. 2 Richard Artschwager cité par Clearwater Bonnie, in Richard Artschwager : « Painting » Then and Now, Museum of Contemporary Art, North Miami, Miami, 2003, p. 26. Le créateur se souvient de sa mère déclarant : « Le bord d’une image se trouve là où l’image s’arrête et où le mur commence. » Sa formation artistique se poursuivit en 1949-1950, quand il s’installa à New York, où il suivit des cours de dessin le soir et étudia pendant une brève période dans l’atelier du peintre français Amédée Ozenfant.

3 Artschwager Richard, in Close Chuck, « Richard Artschwager, New York City, May 9, 1995 », entretien publié in Kesten Joanne (éd.), The Portraits Speak : Chuck Close in Conversation with 27 of his Subjects, A.R.T. Press, New York, 1997, p. 554.

4 « How Things Get Done », entretien de Richard Artschwager et Louise Neri, Frieze no 66, 4 avril 2002, p. 77. 5 « Je m’intéressais à la science et à l’art. J’avais une relation avec une femme et, à l’époque où notre histoire devenait sérieuse, elle m’a dit : “Il faut que tu choisisses, que tu te concentres sur l’un des deux. Tu pourras toujours changer après.” Alors j’ai choisi l’art parce que l’art est imprévisible et que la science, sauf rares exceptions, ne fait que découvrir ce qui est déjà là. » « Richard Artschwager in Conversation with John Yau and Eve Aschheim », entretien de Richard Artschwager avec John Yau et Eve Aschheim, The Brooklyn Rail, juillet-août 2008, p. 35. 6 Ibid. 7 « Art and Reason », Parkett no 23, 1990, p. 36. 8 « How Things Get Done », p. 79. 9 Voir par exemple Clearwater Bonnie, ainsi que Armstrong Richard, Richard Artschwager, Whitney Museum of American Art, New York, 1988, et Richard Artschwager : Up and Across, Verlag für moderne Kunst Nürnberg, Nuremberg, 2005. 10 « Richard Artschwager in Conversation with John Yau and Eve Aschheim », p. 36. 11 Voir l’essai de Cathleen Chaffee dans le présent ouvrage, « Les Territoires mouvants de Richard Artschwager », p. 27. 12 Citation tirée d’un carnet de notes inédit de Richard Artschwager, datant des années 1960. 13 In Peter Noever (éd.), Richard Artschwager : The Hydraulic Door Check, Walther König, Cologne, 2002, p. 164. 14 Artschwager Richard, « Autobiographical Fragment » (vers 1973), in Richard Artschwager : Drawings, Nolan/Eckman Gallery, New York, 1993, p. 4. 15 Griffin Steve, « Four Artists », 951 : An Art Magazine, novembre 1975, p. 16. 16 « Un événement a frappé tout le monde : c’était […] Jasper Johns. Jasper Johns qui prenait des chiffres et en faisait plus que des chiffres. Ça pouvait être un

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chiffre et, en même temps, une chose. […] Tout le monde a une dette envers lui pour ça […], moi compris. » Artschwager Richard, cité in « Richard Artschwager in Conversation with John Yau and Eve Aschheim », p. 36. 17 La « peinture » de Richard Artschwager est, techniquement, une forme de dessin. Utilisant la mine de plomb, entre autres, il trace ses compositions sur des panneaux de Celotex et divers supports, puis fixe l’image avec un lavis de vernis qui remplit les irrégularités du support pour créer une surface égale, sans relief pictural. 18 Dans « Richard Artschwager in Conversation with John Yau and Eve Aschheim », p. 37, Eve Aschheim remarque : « La surface parvient presque à briser l’image. » Richard Artschwager répond : « Mais il n’y a rien à voir. On est à la limite, et je pense pouvoir dire que c’est délibéré. Ça marche. » 19 Jörg Heiser étudie les rapports entre Gerhard Richter et Richard Artschwager dans « Elevator », article paru in Peter Noever (éd.), Richard Artschwager : The Hydraulic Door Check, p. 49-65. Jörg Heiser écrit aussi (p. 55) : Sigmar Polke et Gerhard Richter « ont trouvé un vocabulaire pictural qui, loin des rêves pop criards, s’attachait à traduire la morosité d’une vie bourgeoise normale et son atmosphère oppressante. Ce parallèle ne trahit pas une influence réciproque, mais plutôt la similarité de l’essor culturel et technique des nouveaux moyens de communication des deux côtés de l’Atlantique. Le déplacement de l’habitat vers les banlieues et la popularité croissante de la télévision (en noir et blanc), des magazines, des films en super-huit et de la photographie amateur ont beaucoup influencé le climat psychologique et culturel ». 20 Lettre de Gerhard Richter à Edy de Wilde, 15 février 1975, in Richter Gerhard, The Daily Practice of Painting, The MIT Press, Cambridge, Massachusetts, 1995, p. 82. 21 Artschwager Richard, cité in Griffin Steve, « Four Artists », p. 17. 22 Citation tirée des carnets de Richard Artschwager datant du début des années 1960, publiée in Rorimer Ann, Richard Artschwager, The Arts Club of Chicago, Chicago, 2002, p. 3. 23 « Il y a une objectivité dans l’identité inflexible d’un matériau », écrivait Donald Judd dans « Specific Objects », article publié in Arts Yearbook 8, 1965, réédité in Judd Donald, Complete Writings 19591975, The Press of the Nova Scotia College of Art and Design, Nouvelle-Écosse, 2005, p. 187. 24 Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945. 25 Dans Fer Briony, The Infinite Line : Re-making Art after Modernism, Yale University Press, New Haven, 2004, l’auteur écrit, p. 108 : « L’anthropocentrisme […] présuppose l’individu et la centralité de l’homme. […] Cette compulsion mimétique ne tient pas à d’éventuelles associations et connotations renvoyant aux choses du monde dont l’œuvre d’art serait pétrie, ce que l’on pourrait définir comme une ressemblance. Non, c’est plutôt que le sujet advient à la vie dans le champ visuel, si l’on admet que ce

champ visuel est quelque chose que nous habitons et que nous ne pouvons pas voir de l’extérieur. » 26 « Dans mes sculptures des débuts […], j’essayais de faire quelque chose qui se confondrait avec l’espace qu’on occupe soi-même. » Artschwager Richard, cité in « Four Artists », p. 16. 27 Sontag Susan, On Photography, Farrar, Straus and Giroux, New York, 1973. Richard Artschwager continuera à revisiter par la peinture le sujet de la destruction de bâtiments (incendies ou démolitions) jusque dans les années 1990. 28 « L’omniprésence des photographies a un effet incalculable sur notre sensibilité éthique. En meublant cet univers déjà très plein de son double en images, la photographie nous amène à croire que le monde est plus disponible qu’il ne l’est réellement », ibid., p. 3. 29 Benjamin Walter, The Work of Art in the Age of Mechanical Reproduction (1936), publié in Hannah Arendt (éd.), Illuminations, traduit par Harry Zohn, Schocken, New York, 1968. 30 « Richard Artschwager in Conversation with John Yau and Eve Aschheim », p. 36. 31 Cité in Kesten Joanne (éd.), The Portraits Speak : Chuck Close in Conversation with 27 of his Subjects, p. 546. 32 Voir l’essai de Cathleen Chaffee dans le présent ouvrage, « Les Territoires mouvants de Richard Artschwager », p. 27. 33 Cité in « How Things Get Done », p. 78. 34 Dans The Infinite Line : Re-making Art after Modernism, Briony Fer cite (p. 85) Marcel Proust qui décrit une promenade nocturne dans un village dont les habitants, « ignorant que nous les regardions, mettaient toute leur attention à jouer pour nous les scènes éclatantes et secrètes de leur vie usuelle et fantastique ». La citation est tirée du chapitre « Chambres » de Contre Sainte-Beuve (1909, publié à titre posthume en 1954).

35 Schaffner Ingrid, « Archipelago Bop », in Archipelago, Portikus, Francfort, 1993, p. 27. 36 Voir l’essai de Cathleen Chaffee dans le présent ouvrage, « Les Territoires mouvants de Richard Artschwager », p. 27. 37 Vers cette époque, la production du Celotex qu’utilisait Artschwager cesse. Afin de retrouver une surface qui lui convienne, l’artiste teste différents matériaux pour adopter finalement un papier fait à partir de bagasse (fibre de la canne à sucre) et monté sur une version de Celotex qui se fabriquait toujours. 38 « Je ne savais pas comment caser [la couleur]. Quand j’ajoute de la couleur […], on renonce à vraiment quelque chose d’important. » « Richard Artschwager », entretien de Richard Artschwager et Ann Temkin, publié in Temkin Ann, Contemporary Voices : Works from the UBS Art Collection, The Museum of Modern Art, New York, 2005, p. 30. 39 Voir l’essai d’Ingrid Schaffner dans le présent ouvrage, « Recollection (Artschwager) », p. 51. 40 Cité dans « How Things Get Done », p. 79.


Cathleen Chaffee

Les territoires mouvants de Richard Artschwager

Avant que Richard Artschwager participe à l’une des expositions les plus cultes des années 1960 – Primary Structures : Younger American and British Sculptors au Jewish Museum de New York en 1966 –, son travail était toujours largement associé aux pratiques du pop art, fondées sur l’objet1. En 1965, par exemple, un critique d’Artnews, énumérant les associations populaires controversées contenues dans ses œuvres, l’accuse d’« avoir recréé tout ce qu’il y a de plus déplaisant dans un style qui s’inspire d’un hôtel Howard Johnson et d’un funérarium. L’exposition est vécue comme un rêve qui aurait été mis en images dans un film tourné en 19102 ». Tout comme dans la remise en perspective de son travail par Barbara Rose, en 1965, dans « ABC Art3 », un essai consacré aux tendances minimalistes qui a connu un beau succès, Primary Structures a exercé une influence certaine, quoique ténue, sur la lecture des œuvres en Formica, qui étaient auparavant vues sous une optique pop, en les examinant à travers le prisme du minimalisme naissant. Avec le temps, la force représentative de Table with Pink Tablecloth (fig. 68) et de Rocker (tous deux de 1964), présentés au Jewish Museum de New York, ont fait de lui l’un des artistes les plus singuliers de cette exposition. Ces sculptures imagées – représentations de ready-made – sont loin des caractéristiques ultérieures plus codifiées des formes géométriques épurées du minimalisme4. Deux années plus tard, alors que sa réputation en tant que créateur d’objets du courant minimaliste fait son chemin, Artschwager consacre l’intégralité de sa première exposition individuelle européenne à une forme oblongue inventée qu’il nomme « blp ». Pour Artschwager, la naissance du « blp » remonte à sa résidence de professeur à l’université de Californie, à Davis, en 1967-19685. Ses premières pièces utilisant de la ponctuation datent de 1966 ; à Davis, il a pu analyser la demi-douzaine de signes de base qu’il avait pris en compte, finissant par ne garder que le point. Il se rappelle avoir « compulsé des magazines afin de ponctuer différents lieux et événements, mais cette fois avec un marqueur en main : un allongement accidentel ou intentionnel du signe qui crée un laps de temps, une direction spatiale6 ». Simple signifiant noir sans référent immédiat, le « blp » est traité dans les biographies critiques d’Artschwager au même niveau que sa découverte de la potentialité artistique d’innovations technologiques comme le Formica et le Celotex. Le « blp », cependant, n’est pas un matériau détourné mais une pure invention : un signe diacritique apparemment nouveau qui fonctionne comme un dispositif artistique entropique, et qui est devenu pendant un temps la signature 26

27


d’Artschwager, comme les bandes pour Buren. Comme toute invention, le « blp » a ainsi

Artschwager peint in situ un simili-« blp » qui forme un arc aux quatre coins d’un mur13.

fait naître des interprétations diverses, poussant certains critiques à affirmer à tort que, au

Il est également invité à créer une pièce pour Art by Telephone (1969 ; fig. 76) au

cours de son service militaire pendant la Seconde Guerre mondiale, Artschwager avait

Museum of Contemporary Art de Chicago. D’après le commissaire, Jan Van der Marck,

passé des heures à scruter les points lumineux flottants des écrans radar .

cette exposition regroupe des artistes « qui veulent s’éloigner de l’art comme production

7

La première exposition intégralement consacrée aux « blps » a lieu à Düsseldorf, à

d’objets uniques, précieux et faits main. Ils privilégient le processus de création plus que

la galerie Konrad Fischer, un ancien passage piéton en plein air qui a été aménagé avec des

le produit, l’expérience plus que la possession14 ». Si cette description peut être appliquée

portes de verre une année plus tôt afin d’en faire une galerie (fig. 72). L’endroit est

à la plupart des artistes alors exposés, elle ne convient pas au travail d’Artschwager, qui a

considéré comme l’un des plus avant-gardistes d’Allemagne. Artschwager y installe des

passé l’essentiel de sa carrière à compliquer, et non pas à libérer, l’expérience vécue à la

nuées de « blps » afin d’accentuer l’étrange forme en arche de la galerie et sa continuité

vue de ses œuvres. De fait, lors de cette exposition, Artschwager propose un tel objet :

avec le monde extérieur. Durant les années 1960 et au début des années 1970, il continue

un tapis oriental volé dans la maison d’une connaissance de l’artiste, sur instructions

à ainsi placer ses « blps » afin d’attirer l’attention sur le travail d’autres artistes présentés

téléphoniques de ce dernier. Le cartel décrivait le tapis comme volé et l’artiste a protesté,

dans des expositions collectives, sur l’architecture, ou pour changer le point de vue, donner

préférant, semble-t-il, que le malaise provoqué par cet objet artisanal vienne non pas du

du mouvement et pousser le spectateur à se demander, comme il l’explique, « ce qui relève

fait qu’il avait été dérobé, mais de son caractère domestique, troublant dans l’espace

du décor et ce qui est décoré » (fig. 71) . Les « blps » et leur photodocumentation

blanc d’une galerie d’art, au beau milieu des contributions plus cérébrales des autres

transforment tout – espaces d’exposition, rues de la ville, interstices de paysages ruraux –

artistes exposés15.

8

pour en faire le centre d’une attention esthétique à la fois visuelle (photogénique),

Tandis que les « blps » d’Artschwager fleurissent un peu partout dans les

sculpturale et éphémère. L’hétérogénéité des installations créées par ce qu’Artschwager

expositions d’art minimal ou conceptuel et les galeries, ses peintures sur Celotex tirées de

appelle sa « tentative de graffitis artistiques » est au centre de leur capacité à plaire à un

photographies de presse bénéficient d’un sursaut d’intérêt critique pour la peinture

monde artistique de plus en plus habitué aux pratiques conceptuelles et au déplacement

photoréaliste du début des années 197016. En 1972, Ellen Lubell évoquait ainsi cette

de l’objet d’art, présenté selon la convention dans des musées ou des galeries, vers l’espace

époque : « Rarement dans l’histoire de l’art la composante technique du processus de

environnemental, des lieux alternatifs ou des publications papier9. Durant cette période,

création d’un artiste n’a-t-elle autant compté – au point de devenir le critère de

Artschwager semble être affilié à des mouvements avec lesquels il n’a pourtant que peu de

classification au sein de son univers de pratique artistique – que dans le courant actuel de

proximité : l’art environnemental et l’art conceptuel .

la peinture réaliste17. » Artschwager a travaillé à partir de photographies, mais, de la

10

En 1968, à l’occasion de sa deuxième invitation à participer au Whitney Annual,

même manière que ses sculptures figuratives sembleraient incongrues dans une

Artschwager installe une centaine de « blps » de matériaux divers (bois, crin, peinture)

exposition d’art minimal aujourd’hui, il est difficile de situer le moment historique où ces

dans tout le musée, pour une pièce intitulée 100 Locations (fig. 75). Cette même année,

représentations granuleuses, grises et mélancoliques de clichés d’immeubles ou

pour la très marquante exposition d’Harald Szeemann Live in Your Head : When

d’intérieurs vieillots ont pu être classées dans le même courant que les œuvres léchées de

Attitudes Become Form. Works – Concepts – Processes – Situations – Information, il

Robert Bechtle (fig. 83), avec leurs reflets lisses, ou celles de Don Eddy. En 1972,

présente quarante « blps » à la Kunsthalle de Berne et dans toute la ville, avant de les

cependant, Artschwager présente Polish Rider IV (1971) à côté du travail de Franz

envoyer par la poste à Seattle et à Vancouver pour les expositions 557,087 (1969) et

Gertsch lors de la Documenta 5, à Cassel, en Allemagne, qui propose un dialogue

955,000 (1970), organisées par Lucy R. Lippard. Improvisations ou rimes, qui font écho

houleux et prophétique entre conceptualisme et réalisme. Et des peintures faisant écho à

aux pièces dispersées de Robert Morris et de Carl Andre , les « blps » sont installés en

son Polish Rider III (1971 ; fig. 84) ont été exposées au sein des manifestations suivantes :

plein air autour de la ville d’Utrecht, aux Pays-Bas, pour l’exposition de 1971 Sonsbeek

Directions 2 : Aspects of a New Realism, au Milwaukee Art Center (1969) ; Radical

buiten de perken, un événement reconnu pour avoir mis en lumière les nombreux

Realism, au Museum of Contemporary Art de Chicago (1970) ; Ekstrem Realisme, au

croisements entre les artistes conceptuels et ceux du land art . En 1978, Artschwager

Louisiana Museum of Modern Art, à Humlebaek, au Danemark (1973) ; Amerikansk

est invité à présenter une exposition individuelle à la galerie Clocktower de l’Institute of

Realism, à la Lunds Konsthall, à Lund, en Suède (1974).

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Art and Urban Resources, à New York. Il en profite pour proposer une installation de

Le travail de photoréalistes tels que Ralph Goings ou Robert Cottingham

« blps » à grande échelle, comme dix années auparavant. L’exposition occupe trois étages

propose ouvertement un retour nostalgique aux plaisirs simples de l’Amérique – néons,

du bâtiment municipal de TriBeCa et, comme pour souligner le télescopage de cette

diners de bord de route, voitures luisantes. (Les crises économiques du début des

dispersion de « blps », Artschwager fausse le mécanisme cassé de l’horloge de la galerie

années 1970 ont pu contribuer à l’attrait de ces œuvres.) Ce ne sont pas ces artistes qui

afin que ses aiguilles avancent et reculent en simultané.

reconnaissent l’influence d’Artschwager, mais Chuck Close et Malcolm Morley, dont les

Fort logiquement, bien plus que les sculptures ou les peintures d’Artschwager,

associations au photoréalisme ont été plus brèves ; ils partagent sa vision d’une grille

ce sont les « blps » qui facilitent sa participation à autant d’expositions majeures

photographique à la fois plus personnelle et moins littérale. Les critiques ont souvent

présentant des œuvres dispersées ou dématérialisées et des installations contextuelles.

qualifié Artschwager d’exception dans le courant photoréaliste. Dans un article, Carter

Parmi ces expositions, on retrouve Information, organisée par Kynaston McShine au

Ratcliff se demandait si ses intérieurs étaient « l’ingénieuse et excentrique réponse

Museum of Modern Art de New York en 1970, ainsi que Using Walls (« Utiliser les murs [à

d’Artschwager à l’impasse du photoréalisme18 ». Plutôt que de s’attarder sur les plaisirs du

l’intérieur] »), au Jewish Museum de New York la même année, pour laquelle

passé et des lignes pures, les peintures d’Artschwager de cette époque explorent les

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symboles crasseux de la richesse et des privilèges, présentent le modernisme auquel

l’œuvre d’Artschwager est le plus exposée, sa réputation n’a jamais été celle d’un

aspirent les nouveaux immeubles construits à New York et les décorations baroques des

excentrique ou d’un marginal. À New York, un artiste qui a gagné sa vie en prenant des

maisons de la classe supérieure (fig. 155-158). Au contact de ces peintures, tactiles et

photos de nouveau-nés ou en faisant de la menuiserie, et qui n’a pas eu d’exposition

phénoménologiques, la construction identitaire à travers les objets est immédiate, les

individuelle avant ses quarante ans, semble perpétuellement en périphérie. En Europe, en

sources photographiques disposant d’une composition formelle rappelant les grands

revanche, les artistes viennent souvent à leur pratique par des chemins détournés.

maîtres de la peinture. Dans sa série Destruction, de 1972, le brouillard de poussière

L’Europe jouit également d’une histoire de la sculpture surréaliste et étrange qui y a

émergeant d’un immeuble en démolition d’Atlantic City confère au travail d’Artschwager

intégré le mobilier et ses simulacres. En France et aux Pays-Bas, contrairement à ce qu’il en

une dimension picturale qui annonce son coup de pinceau épais, presque tachiste, sur

est aux États-Unis, le mobilier est jugé comme un art à part entière23. Plus encore, les

Celotex : une touche mécanique ready-made.

peintures d’Artschwager exécutées à partir de photographies, revisitées par les reliefs de ses surfaces en Celotex, sont bien plus proches des travaux de Sigmar Polke, dont les

En 1972, Gregory Battcock remarquait la malléabilité de la position d’Artschwager dans le monde de l’art : « Artschwager a toujours réussi à imposer de

points nécessitent d’être vus à distance, ou de ceux de Gerhard Richter, flous et sans mise

nouvelles formes de représentations, audacieuses et fragiles. En d’autres mots, son travail

au point, que de tout le courant photoréaliste américain.

a toujours créé la confusion. Il était minimaliste lorsqu’il était censé l’être. Maintenant,

De retour aux États-Unis, Artschwager poursuit son œuvre traversée

il est “réaliste”, comme pour répondre à notre demande. Au bout du compte, ses pièces

d’associations singulières et personnelles. La série des Door Window Table Basket Mirror

jouent surtout sur le romantisme et la nostalgie . » L’opinion de Battcock semble relayer

Rug débute en 1974 (fig. 131-134), explorant méthodiquement les permutations quasi

un nouveau consensus parmi la critique après la première vague de la mode

infinies d’un groupe d’objets donnés, avec une ténacité et un systématisme proches de

photoréaliste. En moins d’une décennie de pratique artistique, Artschwager a

ceux d’un conceptualiste pur et dur comme Mel Bochner. Le fait que cette série soit

successivement été classé dans le pop art, le minimalisme, l’art conceptuel et le

fondée sur des relations à l’objet aisément explicables – une chose puis une chose puis

photoréalisme, des mouvements pourtant bien définis que les critiques d’art ont situés

une chose – souligne la fidélité d’Artschwager à l’expérience connue. Mais elle s’inscrit

puis utilisés avec efficacité. En cette époque de pluralisme, le monde de l’art se demande

dans une tradition bien plus large où la ressemblance et le familier permettent la

si ces quatre univers dans lesquels Artschwager a été placé ne sont pas les derniers

transformation, signalant ainsi l’attachement profond et perpétuel d’Artschwager au

survivants d’une catégorisation aussi stricte.

surréalisme de Magritte ; des signes de ponctuation comme l’accolade « } » peuvent être

19

C’est à cette époque, du début au milieu des années 1970, que les efforts pour rattacher Artschwager à l’un ou l’autre de ces mouvements s’atténuent et que sa

pris aussi bien pour de simples signes que pour des poignées de porte ; les trous de souris des dessins animés peuvent se transformer en vortex existentiels ; les peintures

réputation d’artiste insolite s’impose. En 1974, Phyllis Derfner pouvait ainsi déclarer

anamorphiques peuvent ne plus être des illusions et devenir des réalités sculpturales (voir,

qu’Artschwager, plutôt que pop ou minimaliste, « avait toujours été un excentrique ». 20

Cinq années plus tard, Roberta Smith écrit dans « L’énigme Artschwager », un essai qui a

à titre d’exemple, fig. 30, 88, 130). Au début des années 1980, cependant, une telle exploration méthodique des

théorisé une certaine vision de sa position dans le monde de l’art, qu’« il n’est ni assez

objets et des espaces inhabités est considérée par le milieu artistique new-yorkais

abstrait, ni assez styliste, ni assez obsédé par les proportions pour être minimaliste ; il est

comme une impasse. Avec l’explosion de la valeur d’artistes tels que Jean-Michel

trop pessimiste et fondamentalement bourgeois pour être pop ; et même s’il est attaché

Basquiat et Francesco Clemente, le dessin et la sculpture sont dépassés par la peinture

au langage […] et si, à une époque, il a usé du pochoir pour créer ses “blps” arrondis

expressionniste. C’est une période où les néologismes et les nouveaux labels artistiques

dans tous les coins des expositions, il aime trop le matériau et le processus pour être

sont en vogue : avec le graffiti, le néo-expressionnisme et la trans-avant-garde, les

classé dans l’art conceptuel. Le travail d’Artschwager est distancié et délibérément

nouvelles modes artistiques ne laissent aucune place pour le travail d’Artschwager.

énigmatique ». Comme le disait à l’époque l’artiste lui-même à propos de son

L’artiste traverse également une période difficile dans sa vie privée, et le marché semble

expérience artistique, « chaque fois que vous créez quelque chose, cela va gêner

marquer le pas devant l’inégalité de sa production de l’époque. Pour la première fois, il

quelqu’un ». Il était courant d’applaudir son travail tout en soulignant qu’il ne trouvait

est isolé par son « excentricité ».

21

22

pas sa place – un paradoxe, bien sûr, puisque Artschwager était toujours défendu par les

Bien sûr, dans les années 1980, le monde de l’art ne passe pas uniquement son

plus grosses galeries, avec succès, et exposé dans les meilleurs musées américains ou

temps à faire la queue pour acheter une peinture de Julian Schnabel. Tout au long de la

européens, ainsi que lors de cinq Documenta, à la Biennale de Venise et, régulièrement,

décennie, des expositions incontournables vont dessiner une sorte de réponse

aux événements annuels et aux biennales du Whitney.

antithétique à l’extravagance de l’époque. En 1977, l’exposition Pictures à l’Artists Space,

En 1978, Artschwager part cinq mois en résidence à Hambourg, en Allemagne,

à New York, organisée par Douglas Crimp, permet de rassembler le meilleur d’une

concluant son séjour par une exposition individuelle, Zu Gast in Hamburg, à la Kunstverein

génération d’artistes bien plus large, avec notamment Robert Longo et Sherrie Levine,

d’Hambourg puis à la Neue Galerie-Sammlung Ludwig, à Aix-la-Chapelle. Il connaît bien

dont la pratique artistique cérébrale aborde l’image photographique et l’histoire de l’art

le pays – ses parents étaient germanophones et, enfant, il a vécu en Allemagne puis, à

sous un jour tout à fait nouveau. En 1979, Levine reprend des photographies d’une série

l’adolescence, en Autriche. Plus récemment, il a passé du temps à Düsseldorf, avec le

de photos de Walker Evans datant de l’époque de la Grande Dépression, tirées du

commissaire Kasper König et le galeriste Konrad Fischer, en compagnie des quelques

catalogue d’une exposition en cours du photographe (First and Last), et les présente

artistes allemands exposés chez Fischer. En France et en Allemagne, les pays d’Europe où

comme ses propres œuvres (fig. 85). La même année, Haim Steinbach présente sa

30

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première exposition individuelle, également à l’Artists Space, où il colle des bandes de

facilement classable. Les véritables accointances entre Artschwager et ces jeunes artistes

papier peint sur les murs, avant d’y fixer des étagères pour y installer des objets

sont de différentes natures29. Pour Vaisman, les sculptures mobilières d’Artschwager et

décoratifs domestiques : un vase, un morceau de cristal, une figurine chinoise (fig. 86).

son utilisation de matériaux interdits et inédits ont permis d’ouvrir d’importantes

Cette exposition exemplifie le travail que Steinbach a mené toute sa carrière, une

portes30. La sculpture mimétique de l’artiste résonne avec les pratiques de représentation

réflexion sur le croisement entre l’espace domestique et l’espace artistique, les objets

de Levine, et la sensibilité de son travail a exercé une influence sur elle : Levine a d’ailleurs

naturels et les surfaces simulées, les originaux authentiques et les objets produits à la

souligné la pertinence de son approche de l’insolite, qu’elle décrit en citant l’artiste : « des

chaîne. Côte Ouest, William Leavitt brise les codes de l’installation cinématique en

objets pour la maison qui ne sont pas chez eux. […] L’objet doit paraître instable dans un

accrochant des peintures sur des morceaux de faux intérieurs (fig. 87). En 1985, c’est Jeff

environnement stable pour que vous vous arrêtiez à sa vue, reconsidériez la chose et

Koons qui place des ballons de basket dans un aquarium et dispose des aspirateurs dans

l’observiez31 ». Tout comme les fenêtres de prison et les éviers sculptés de Robert Gober, qui

des vitrines lumineuses lors de sa légendaire exposition Equilibrium à l’International with

procurent un sentiment d’étrange familiarité, commun aux œuvres tridimensionnelles

Monument, une galerie de l’East Village. Une année plus tard, la galerie Sonnabend

d’Artschwager telles que Door } (1983-1984 ; fig. 88) et Door II (1992 ; fig. 130)32. Steinbach

invite Koons et des artistes d’East Village, Peter Halley, Meyer Vaisman et Ashley

et Koons, de leur côté, ont élaboré des stratégies fondées sur de nouvelles formes de

Bickerton, lors d’une exposition qui lance l’épithète « néo-géo », une appellation très

sélection, juxtaposition et exposition d’objets produits en masse et de stéréotypes, alors

vague qui regroupe des artistes versés dans l’abstraction géométrique moderniste et

qu’Artschwager n’a utilisé les ready-made qu’à deux reprises : dans Stolen Oriental Rug, la

ceux qui intègrent des objets de l’ère consumériste dans leurs sculptures.

pièce créée pour l’exposition Art by Telephone, à Chicago en 1969, et dans Chair/Chair III

En 1986, Peter Schjeldahl emploie un terme différent dans Art in America : le

(1974 ; fig. 89), avec deux chaises pliantes enchaînées. De nombreux critiques ont suggéré que l’utilisation du Formica par Artschwager en faisait un précurseur de Steinbach, mais

simulationnisme. Le définissant ainsi, avec une pointe d’ironie :

c’était confondre ressemblance et affinité. Le seul lien légitime entre Artschwager, Koons et C’est un plaisir que de deviner qui est simulationniste ou ne l’est pas. Philip Taaffe

Steinbach réside dans leur intérêt commun pour les référents domestiques et leur

l’est à sa manière. […] Allan McCollum et Jack Goldstein le sont de façon

fascination pour la construction d’une identité à travers des objets.

rétroactive ou honorifique. Sherrie Levine peut l’être, si elle veut. Le peintre

Artschwager n’est pas le seul artiste à se retrouver sous le feu des projecteurs

suisse John Armleder est si doué que le mouvement aurait bien tort de se priver

dans les années 1980, car les critiques veulent alors analyser la soudaine diversité d’un

de lui. Et ainsi de suite. Parmi cette « suite », justement, il y a le retour en force de

marché de l’art en pleine commercialisation. En 1985, par exemple, les réappropriations

Richard Artschwager, aperçu dans une mini-rétrospective de son travail des

controversées d’œuvres de Joseph Beuys et d’Andy Warhol par Elaine Sturtevant n’ont

années 1960 à la galerie Mary Boone et dans diverses expositions collectives24.

pas été exposées depuis plus d’une décennie à New York, mais, cette année-là, Sturtevant est « redécouverte » à la faveur de nombreuses expositions et soutenue par la

En effet, en octobre 1986, l’exposition d’Artschwager à la galerie Mary Boone marque

presse, comme lors du retour en grâce d’Artschwager. Le succès de jeunes artistes

un tournant pour l’artiste . Alors que de nombreux critiques louent la pertinence de

« appropriationnistes » donne l’illusion que son travail est à la fois moins choquant et plus

cette rétrospective consacrée à ses œuvres des années 1960 – œuvres qui avaient

accessible qu’auparavant33. La mise en perspective historique qui a touché tant d’œuvres

montré la voie, compte tenu de l’utilisation du Formica par Steinbach pour ses étagères

dans les années 1980 signe une véritable mode d’un retour aux origines.

25

ou des ready-made hybrides et surréalistes de Vaisman –, Barry Schwabsky considère

Ironie du destin, c’est la liberté et la radicalité du travail d’Artschwager – qui lui

que l’exposition se place « dans un territoire vertigineux où l’esthétique rencontre le

permettent de circuler à travers divers mouvements et de s’y rattacher, et lui confèrent

marketing », tout en avouant que, « dans ce nouveau contexte, Artschwager n’a plus l’air

une capacité à être pris pour ce qu’il n’est pas – qui sont le moins mises en valeur. À la fin

aussi isolé qu’il ne le semblait auparavant ». En évoquant les faux meubles sculptés par

des années 1980, après trois décennies passées à être un intrus qu’on veut bien accueillir,

des artistes tels que Tony Tasset, Kay Larson suggère qu’Artschwager a « anticipé la fin

Artschwager profite d’un soutien critique et artistique qu’il n’a jamais connu depuis ses

des années 1980 depuis près d’un quart de siècle ». Mais John Yau n’a pas voulu mettre

débuts à la galerie Leo Castelli. Comme dans sa série Door Window Table Basket Mirror

dans le même sac ces pratiques disparates d’artistes travaillant avec le mobilier et dans les

Rug, la force centrale de son travail reste son traitement, d’une variété à la fois

domaines de la récupération, de l’appropriation et des lieux domestiques. En 1987, il

surprenante et paradoxale, du domaine personnel. Dans les années 1990, il va de l’avant

écrit, à propos de l’exposition Boone : « Il y avait quelque chose de trop malin dans le

tout en regardant derrière lui, et aborde un nouveau pan de son œuvre qui s’inspire de

timing et l’axe de cette exposition. En mettant en avant l’influence centrale et historique

ses premières sculptures. La série des Crates rassemble ses travaux mobiliers depuis les

d’Artschwager, l’exposition validait à la fois son propre travail et celui des jeunes artistes.

années 1960, les présentant sous des formes nouvelles qui rappellent à la fois la machine

Cette année, la mode est à la preuve généalogique et à la continuité historique. […] Les

à coudre enveloppée dans une couverture de Man Ray, des années 1920 (fig. 90), et les

jeunes artistes en sont réduits à devoir prouver qu’ils sont les héritiers de quelqu’un . »

peintures dites « cercueils » de René Magritte, des années 1950, dans lesquelles les

26

27

28

Même si beaucoup ont vu dans la rétrospective Artschwager de 1988,

tableaux figuratifs de Jacques-Louis David et d’Édouard Manet deviennent des natures

organisée par Richard Armstrong au Whitney Museum of American Art, à New York, la

mortes, les sujets étant remplacés par des cercueils34. De manière subtile mais assumée,

conséquence logique de sa « redécouverte » à la lumière des grandes tendances de

les Crates ont pris la forme des anciennes sculptures d’Artschwager, comme autant de

l’époque, la diversité du travail exposé lors de cet événement prouve qu’il n’est pas

conteneurs sur mesure pour pianos ou bureaux, tout en jouant le rôle de substituts

32

33


anonymes – répliques débarrassées partiellement, voire totalement, du style de l’artiste.

la réaction critique à l’œuvre d’Artschwager une dimension paradigmatique : plutôt que

Artschwager présente ces œuvres dans son exposition individuelle Archipelago au

de lui reprocher de s’être étrangement détourné de tout courant esthétique, nous

Portikus, à Francfort (1993), et Armstrong, qui a déménagé du Whitney à Pittsburgh, les

pouvons le remercier de nous avoir appris à laisser de côté nos attentes et à nous

mettra en scène comme leitmotiv de l’exposition internationale de Carnegie en 1995,

concentrer sur les œuvres. En 1968, alors qu’il semblait encore possible et plaisant

déclarant que les œuvres d’Artschwager sont des « précurseurs majeurs pour […] la

d’inventer de nouvelles formes artistiques à la naissance de chaque nouveau

plupart des jeunes sculpteurs ». Ces pièces habitent ainsi l’espace d’exposition, tels les

mouvement, Artschwager objectait par écrit : « Le principal obstacle à la mort de

algorithmes muets du passé de l’artiste, et semblent révéler une face cachée : la vie des

l’histoire dans l’art est l’art lui-même37. » Fruit de ces territoires mouvants, la réputation

objets d’art en tant que nomades éternels, porteurs de richesse et de cultures.

d’Artschwager témoigne de l’importance de l’histoire de son art.

35

Lors des dix dernières années de sa carrière, Artschwager améliore encore son talent : il prouve sa capacité à créer la sensation visuelle du toucher et à donner forme à l’acte d’observation. Pour ses travaux les plus récents, le terme « énigmatique » est plus que jamais de mise, juste et trompeur à la fois. Avec sa tactilité particulière, le crin caoutchouté que l’artiste utilisait au début pour ses « blps », puis pour ses Hair Boxes, ponctue l’espace d’exposition de manière inédite, lui permettant de brouiller encore davantage la distinction entre représentation picturale et représentation sculpturale. Depuis les années 2000, Artschwager recouvre les murs de reliefs de figures en mouvement réalisés dans ce crin caoutchouté peu esthétique. Ces personnages semblent avoir été tirés, ou libérés, d’une des surfaces grenées de ses peintures (fig. 92). Il est également revenu à ses chaises sculptées des années 1960 afin de réaliser un projet de longue date : il a remplacé le Formica des chaises de cuisine classiques par des photographies noir et blanc représentant une chaise vue sous tous les angles, comme dans Chair (1965-2000 ; fig. 94), ou une chaise sur laquelle une personne est assise, par exemple dans Cerise (2002). Des années plus tard, l’artiste suisse Urs Fischer s’inspirera de ce projet, avec plus de cinquante boîtes-miroirs, dans Service à la française (2009 ; fig. 95). Curieusement, les nouvelles chaises sculptées d’Artschwager, tout comme les blocs des Crates, font ainsi écho à la déclaration de l’artiste en 1968 : « Si vous reconnaissez quelque chose, nul besoin de le voir parfaitement. Reconnaître, c’est voir et se souvenir en même temps. Est-ce voir doublement36 ? » Aujourd’hui, la frénésie du marché de l’art des années 1980 étant derrière nous, il est tentant de voir chez de jeunes artistes contemporains l’influence d’Artschwager, avec ce goût du simulacre et de l’étrangeté qui parcourt leurs œuvres, qu’il s’agisse de créations soigneusement exécutées ou de ready-made industriels. Pour des sculpteurs aussi divers que le Belge Koenraad Dedobbeleer et l’Américain Rob Pruitt, il est un maître revendiqué. D’autres, tel le duo danois-norvégien Michael Elmgreen et Ingar Dragset, prennent un malin plaisir à recréer des formes familières séduisantes, juste pour forcer les spectateurs à rejeter l’attrait de la ressemblance. De tels artistes ont ainsi revisité certains aspects du sensationnalisme du New York des années 1980 avec un humour à la fois acerbe et potache, proche de celui d’Artschwager. Tout artiste dont le travail a été rangé par les critiques et les commissaires au sein d’un courant artistique sait combien les épithètes sont gênantes. Difficile de définir le minimalisme sans se rapporter à Donald Judd, qui, cependant, a toujours refusé ce classement ; Lawrence Weiner n’a jamais, non plus, voulu être pris pour un artiste conceptuel. Par le caractère imprévisible de son travail, Richard Artschwager a réussi à ne pas être défini par un seul mot ou par une seule formule. Tout au long de sa carrière prolifique, il a fait son profit de l’association avec divers mouvements lors de chacune de ses innovations. À présent que nous entrons dans la deuxième décennie du xxie siècle, le monde de l’art a globalement perdu le goût des francs-tireurs. Nous pourrions voir dans 34

35


notes

1 Donald Judd est l’auteur d’une fameuse saillie dans les pages d’Arts Magazine : « Les meubles d’Artschwager ne sont pas aussi réussis que ceux de [Claes] Oldenburg, mais c’est bien de marquer sa différence. » Judd Donald, « Richard Artschwager », Arts Magazine 39, no 6, mars 1965.

2 Campbell Lawrence, « Richard Artschwager », Artnews 64, no 1, mars 1965.

3 Rose Barbara, « ABC Art », Art in America 53, no 5, octobre 1965.

4 En 1968, déjà, Robert Pincus-Witten écrivait : « Il y a trois ans, Artschwager était facilement identifiable, contrepoids classique à la sculpture traditionnelle d’Oldenburg. Ses qualités étaient perdues dans le brouillard de la deuxième génération pop. Peu après, une fois les aspects représentationnels expurgés de son œuvre, Artschwager a été considéré comme le symbole d’un mouvement global vers la simplification du minimalisme. Pourtant, malgré cette épure, des résidus mobiliers restaient. […] Artschwager est un herméticiste. La question n’est plus de savoir s’il crée ou non des meubles, mais plutôt s’il est intéressé par le langage mobilier. » Pincus-Witten Robert, « Richard Artswhager », Artforum 6, no 7, mars 1968.

5 Pour une discussion plus poussée autour du « blp », voir Schaffner Ingrid, « A Short History of the Blp », Parkett 46, 1996.

6 Artschwager Richard, in Close Chuck, « Richard Artschwager, New York City, May 9, 1995 », entretien publié in Kesten Joanne (éd.), The Portraits Speak : Chuck Close in Conversation with 27 of his Subjects, A.R.T. Press, New York, 1997.

7 Voir Ammann Jean-Christophe, « As I Imagine », in Meyer Christian et Weibel Peter (éd.), Das Bild nach dem letzten Bild, galerie Métropole, Vienne, 1991.

8 Artschwager Richard, in Sidlauskas Susan, « Richard Artschwager Interviewed by Susan Sidlauskas, New York City, 1980 », Rooms, MIT Committee on the Visual Arts, Cambridge, 1981.

9 Ibid.

10 Les rapprochements d’Artschwager avec le minimalisme puis le conceptualisme ont contribué à maintenir la pertinence de son œuvre, car le pop art, mouvement avec lequel il a été le plus souvent associé, était à cette époque déjà passé de mode. C’est si évident que le commissaire et critique John Russell, à l’occasion de son exposition de 1969 à la Hayward Gallery, à Londres, Pop Art Redefined, écrit que le terme « pop est devenu le pire des péjoratifs ; des insultes que personne ne saurait oublier, comme de traiter de tricheur un joueur de poker ou de hurler “Révisionniste !” au Kremlin. Dans le vocable contemporain, un artiste pop est ringard et vulgaire, un collectionneur de pop art est un nouveau riche sorti d’une agence de publicité, un critique de ce mouvement devient un spécialiste de tendances sans avenir et un directeur de musée est un homme sur le départ. Même ses plus fervents défenseurs voudraient changer le nom “pop”, comme s’il empestait à des kilomètres le scandale persistant ». Russell John, « Pop Reappraised », Art in America 57, no 4, juillet-août 1969.

11 Cette comparaison a été faite par Marjorie Welish, qui décrit les « blps » d’Artschwager comme « sa propre marque idiosyncratique d’art in situ, qu’il a créée en systématisant jusqu’au burlesque le principe de dissémination développé par Andre, Morris et autres ». Welish Marjorie, « The Elastic Vision of Richard Artschwager », Art in America 66, no 3, mai-juin 1978.

23 Dirk Luckow a souligné de manière intéressante l’influence avouée des artistes et mouvements européens sur Artschwager, dont le cubisme d’Amédée Ozenfant et le néoplasticisme de Bart Van der Leck. Voir Luckow Dirk, « Richard Artschwager and Europe », in Richard Artschwager : Up and Across, Verlag für moderne Kunst Nürnberg, Nuremberg, 2001.

12 Le catalogue de l’exposition d’Artschwager à Utrecht incluait de la photodocumentation des « blps » installés sur place, ainsi qu’un disque quarante-cinq tours avec le tic-tac d’une horloge en face A et un bruit de robinet qui goutte sur la face B. Ce disque d’effets sonores est le seul jamais produit par Artschwager, et semble anticiper les disques de Jack Goldstein et ses neuf maxis d’effets sonores édités à partir de 1976, dont A German Shepherd, The Tornado et Three Felled Trees. Les disques de Goldstein utilisent des sons de cinéma comme matériau fictionnel ready-made, créant un parallèle auditif immédiat avec des images de cinéma réappropriées.

24 Schjeldahl Peter, « A Visit to the Salon of Autumn 1986 », Art in America 74, no 12, décembre 1986.

13 La déclaration d’Artschwager dans le catalogue prédit son travail à venir : « Vos murs sont mes murs et, si vous le désirez, mes murs sont les vôtres. » Goodman Susan Tumarkin, Using Walls (Indoors), The Jewish Museum, New York, 1970. 14 Le commissaire Jan Van der Marck, sur la jaquette du trente-trois tours Art by Telephone (Museum of Contemporary Art de Chicago, 1969), qui faisait office de catalogue de l’exposition. 15 Le vol en question a été controversé car le musée a été obligé d’expliquer dans les communiqués et lors des conférences de presse qu’il n’avait pas exactement reçu des objets volés, que la personne dont le tapis avait été dérobé était un ami de l’artiste et qu’Artschwager assumait pleinement ses responsabilités. Artschwager a raconté par la suite que le tapis avait de nouveau été volé, dans le musée, pendant quelques jours, par un inconnu qui l’a ensuite rendu. Pendant quelques mois, il a reçu de temps à autre des photos d’une femme nue sur ce tapis, clichés pris lors du second vol. Notes inédites des archives personnelles de l’artiste. 16 Voir, par exemple, Karp Ivan, « Rent is the Only Reality, or the Hotel Instead of the Hymn », Arts Magazine 46, no 3, décembre 1971-janvier 1972. 17 Lubell Ellen, « New York Galleries Reviewed by Ellen Lubell », Arts Magazine 46, no 7, mai 1872. 18 Ratcliff Carter, « New York Letter », Art International XVI, no 6, été 1972. 19 Battcock Gregory, « New York », Art and Artists 7, no 3, juin 1972. 20 Derfner Phyllis, « New York Letter », Art International XVIII, no 6, été 1974. 21 Smith Roberta, « The Artschwager Enigma », Art in America 67, no 10, octobre 1979. 22 Artschwager Richard, note inédite, 13 mars 1982. Cité par Celant Germano, « Richard Artschwager’s Concrete Mirages », in Panczenko Russell (éd.), Richard Artschwager : Public (Public), Elvehjem Museum of Art, Madison, 1991.

25 Steven Henry Madoff note comment « Mary Boone a organisé une mini-rétrospective de ses installations de mobilier des années 1960 en octobre 1986. Le même mois, lors de la grande exposition des artistes “néo-géo” à la galerie Ileana Sonnabend, le public a constaté que la façon de travailler du jeune artiste à la mode Meyer Vaisman avait quelque chose à voir avec Artschwager ». Madoff Steven Henry, « Richard Artschwager’s Sleight of Mind », Artnews 87, no 1, janvier 1988. 26 Schwabsky Barry, « Flash Art Reviews : Richard Artschwager at Mary Boone », Flash Art no 132, février-mars 1987. 27 « Maintenant qu’[Artschwager] est à la mode, ses idées semblent étonnamment familières, apparaissant en forme ultra-réduite dans le travail de jeunes artistes qui ne savent pas toujours qu’ils se sont aventurés sur le territoire d’un maître. » Larson Kay, « Table Turning », New York Magazine 21, no 6, 8 février 1988. 28 Yau John, « Richard Artschwager [at Mary Boone Gallery] », Artforum 25, no 5, janvier 1987. 29 Cela semble évident dans une exposition telle que celle qu’organise Klaus Kertess, Artschwager : His Peers and Persuasion, à la galerie Daniel Weinberg, à Los Angeles, en 1988. Comme l’a noté Colin Gardner dans ses critiques sur l’exposition, certaines comparaisons étaient intéressantes, mais d’autres paraissaient artificielles. Gardner Colin, « Richard Artschwager : His Peers and Persuasion », Artforum 27, no 1, septembre 1988. 30 Vaisman souligne : « Ce qu’il a fait, vous voyez, c’est d’appliquer ses propres obsessions au monde, aux objets communs, au lieu de s’en tenir aux objets artistiques. Tout l’art qui utilise des meubles – moimême, [Jeff] Koons, Haim Steinbach, Ashley Bickerton, John Armleder – est lié à Artschwager. Il est devenu un artiste classique et il a fait du Formica une matière noble pour nous. Cela fait des années que le travail d’Artschwager erre dans le monde de l’art, offrant des possibilités. » Cité par Madoff Steven Henry, in « Richard Artschwager’s Sleight of Mind ». 31 Comme Sherrie Levine l’a écrit : « Cela m’intéresse de faire une œuvre qui a autant d’aura que ses références. Pour moi, la tension entre le référent et la nouvelle pièce n’existe que si l’œuvre créée a sa propre aura, sa propre présence. Autrement, c’est juste une copie, ce qui n’est guère intéressant. » Levine Sherrie, dans un entretien avec Constance Lewallen, Journal of Contemporary Art, s.d., consultable en ligne sur www.jca-online.com/ slevine.html.

32 Sur les relations entre Artschwager et Robert Gober, voir Adams Brooks, « Artschwager et Gober : d’étranges cousins », Artstudio no 19, hiver 1990. 33 Comme Sturtevant l’a raconté à Bruce Hainley : « Les appropriationistes ont fait de moi un précurseur, même si mon refus d’être classée dans cette catégorie m’a causé des ennuis. La différence de ce groupe, en termes de dynamique, c’était que Sherrie Levine, qui était la meneuse, a brillamment utilisé la copie comme outil stratégique politique, alors que la force de mon travail réside dans l’idée que la pensée est un pouvoir. C’est très intéressant de voir que, désormais, l’ère cybernétique relègue le copyright au statut de mythe, transforme les origines en notion romantique et pousse la créativité à s’extérioriser. Refaire, réutiliser, réassembler, recombiner, c’est ce qu’il faut faire. » In « Sturtevant Talks to Bruce Hainley », Artforum 41, no 7, mars 2003. 34 Nancy Princenthal, dans sa critique de l’exposition d’Artschwager à la galerie Mary Boone, qui présente entre autres les Crates, déclare que l’artiste fait entrer en collision le réel et le faux : « Chez les marxistes, c’est condamnable en tant que production de désir : Artschwager appelle cela “la beauté par réduction”, en omettant “quelque chose d’utile afin de mettre le reste en valeur”. En d’autres mots, les ellipses dans son travail appartiennent moins aux textes prosaïques de la théorie culturelle qu’à la poétique des surréalistes. » In Art in America 83, no 1, janvier 1995. 35 Armstrong Richard, « Introduction », Carnegie International 1995, Carnegie Museum of Art, Pittsburgh, 1995. 36 Artschwager Richard, note inédite, 1968. 37 Artschwager Richard, cité in Baur John I. H., « The Whitney on the Road », Arts Magazine 42, no 4, février 1968.


Adam D. Weinberg

Richard Artschwager Différentes manières de tirer la sonnette d’alarme

Journalistes, critiques et historiens de l’art n’hésitent pas à décrire l’œuvre d’un artiste comme « personnelle ». Il s’agit généralement de dire que l’œuvre en question est hybride, loufoque, subjective, autoréférentielle ou hermétique, et ne se conforme pas à un ou plusieurs styles définis. Toute une série d’artistes américains des xixe et xxe siècles correspondent à cette description, d’Albert Pinkham Ryder, Charles Burchfield, Louis Eilshemius et Florine Stettheimer à Alfred Jensen, Robert Arneson et, le sujet de cet essai, Richard Artschwager. Afin de comprendre et d’apprécier les œuvres de tels artistes, les auteurs doivent aller au-delà des points communs stylistiques et thématiques que partage tel ou tel groupe d’artistes à une époque donnée. L’emploi de l’adjectif « personnel » introduit l’idée que le créateur est extérieur aux courants reconnus, et les auteurs qui l’utilisent sont souvent bien en peine d’établir des liens entre l’œuvre d’un artiste et celle de ses pairs. Ils s’efforcent d’analyser l’œuvre en soi, détachée de tout mouvement en « -isme ». Mais qu’y a-t-il derrière cette notion de travail personnel ? Que signifie-t-elle sur le plan historique ? S’agit-il d’une aberration tenant à l’enfance du créateur, à sa formation ou à un parcours d’autodidacte ? Est-ce à l’inverse une stratégie ? Que signifie-t-elle dans le cas de Richard Artschwager ? La notion n’implique pas forcément que l’artiste soit autodidacte ou qu’il illustre l’art brut. Les styles de ce type de créateurs sont personnels par définition puisque leurs œuvres existent en marge des courants dominants, dont ils sont affranchis. Bien qu’il soit tentant de comparer l’œuvre d’artistes hors-norme à des styles préétablis, il s’avère que leurs sources se situent souvent en dehors de l’histoire de l’art, dans le monde matériel, si ce n’est au-delà. Le terme « excentrique » ne convient pas non plus : selon le dictionnaire, l’excentricité suggère une sorte de démence légère qui ne doit en aucun cas être confondue avec une singularité de tempérament, notion qui correspond davantage à un artiste tel qu’Artschwager. Les créateurs dont l’œuvre se démarque si nettement de son contexte font partie d’une longue tradition, ou plutôt d’une longue série aléatoire, car leurs productions n’ont pas forcément de points communs, ni dans le style ni dans le contenu. En réalité, c’est justement ce détachement par rapport à la tradition qui rend leur œuvre personnelle. S’ils présentent des similitudes avec des artistes passés ou présents, ce dont ils peuvent être tout à fait conscients, ils choisissent volontairement de ne pas s’aligner sur les visions et les techniques d’autrui. Ils ont en général reçu une formation artistique, 38

39


souvent de haut niveau ; ceux qui n’en ont pas bénéficié connaissent cependant les

(expressionnisme abstrait, pop art, minimalisme…), les limites d’un « -isme » ne plairont

artistes de leur temps et l’histoire de l’art. Quant à définir un caractère personnel qui

guère aux générations suivantes, qui les tiendront en horreur. Aujourd’hui, les artistes

s’appliquerait à plusieurs œuvres, c’est une contradiction dans les termes : une œuvre

s’assemblent à travers de nombreuses constellations d’affinités, parce qu’ils se

personnelle ne se définit que par elle-même. Pourtant, la notion est couramment utilisée

connaissent, parfois, ou parce qu’ils sont en connexion avec l’esprit du temps planétaire

et acceptée. Un terme plus précis et qui s’appliquerait tout particulièrement à

auquel Internet offre un accès direct. Ils sont nombreux à créer collectivement et

Artschwager serait « idiosyncratique » – du grec idios, « propre, particulier », et

collaborativement, remettant ainsi en cause les notions d’originalité et d’individualité.

sugkrasiss, « mélange », mais qui peut se traduire par « tempérament » –, terme qui

Mais d’autres se définissent, ou souhaitent se définir, en tant qu’entités distinctes. Ils ne

indique la disposition particulière de chaque individu à réagir d’une façon personnelle à

considèrent pas que leur œuvre a surgi ex nihilo. Simplement, l’artiste peut de nos jours

l’action des agents extérieurs et qui dénote ainsi une propension à suivre son propre

faire son choix (possibilité enviable ou non, cela reste à voir) parmi un nombre à peu près

rythme ou tempérament.

illimité de concepts, d’images, de styles, de formes et de techniques. Si Gettings emprunte à Thoreau le titre de son exposition, ce n’est pas

George Kubler, dans son ouvrage incisif intitulé The Shape of Time : Remarks on the History of Things (1962 ; paru en français en 1973 sous le titre Formes du temps.

seulement pour la poésie, mais aussi parce qu’il y a dans sa conception du tempérament

Remarques sur l’histoire des choses), a examiné l’art et toute forme de création humaine

personnel un tour d’esprit, un dialecte, très américain. Thoreau est l’incarnation de

comme susceptibles d’être classés en séquences. Selon Kubler, toute œuvre d’art majeure

l’écrivain américain. Une approche de l’art en termes nationaux a ses limites, surtout dans

et novatrice est un « objet premier », une « entité originelle » produite par un créateur

un contexte de mondialisation ; de plus, la notion de style personnel a

premier : « Ni son ordre d’apparition dans l’histoire ni ses antécédents n’expliquent son

vraisemblablement existé à travers l’histoire et les cultures. Mais, puisque c’est

caractère premier1. » Il poursuit : « L’histoire de l’art […] serait ainsi une chaîne brisée et

Artschwager qui nous occupe, et par souci d’efficacité, je limiterai mes observations au

rafistolée qui relie des maillons scintillants, subsistant comme autant de preuves de la

domaine artistique et culturel américain de la fin du xixe siècle et du xxe siècle. À titre

séquence invisible des objets premiers2. » Bien que la proposition de Kubler concerne

d’exemple, l’anticonformisme d’Artschwager évoque à certains égards l’esprit

toutes les avancées majeures de l’histoire de l’art, j’irais jusqu’à dire que certains grands

farouchement indépendant des transcendantalistes américains comme Thoreau ou Ralph

artistes s’inscrivent plus facilement dans un ordre séquentiel de l’histoire de l’art, tandis

Waldo Emerson, dont la remarque « l’imitation est un suicide » ne déplairait sans doute

que d’autres, étrangement, paraissent résister à tout rapprochement et demeurer libres

pas à Artschwager7. Pour ce qui est des arts plastiques, les grandes figures idiosyncratiques de la fin

de toute attache historique. Ainsi, conclut Kubler, « lorsque le choc de leur nouveauté se dissipe […], ils entrent dans la tradition du fait de la simple distance chronologique ».

du xx siècle en Amérique, dont Artschwager fait partie, ont eu des prédécesseurs. Parmi

Avec le temps, cette description s’appliquera peut-être même aux artistes qui travaillent

eux figure Albert Pinkham Ryder (1847-1917), peintre de paysages, de marines et de

de manière très personnelle… Ou peut-être pas.

scènes religieuses intimistes, extatiques, rayonnantes (fig. 110). Dans une monographie

3

En 1998, pour l’exposition Different Drummers au Hirshhorn Museum and

e

de 1920, Frederic Fairchild Sherman écrivait que Ryder « ramenait presque invariablement

Sculpture Garden, à Washington DC (fig. 108), le commissaire, Frank Gettings, rassembla

son interprétation d’un sujet à l’échelle d’une mise en scène personnelle ». Il poursuivait

un groupe d’artistes de la fin du xxe siècle, parmi lesquels Alfred Jensen, Bruce Conner,

ainsi : « L’originalité de son imagination est personnelle et unique8. » En 1959, Lloyd

Öyvind Fahlström et Peter Saul, « dont les œuvres sont difficilement classables [et] dont les

Goodrich, l’un des plus grands défenseurs de Ryder, le déclara « le plasticien le plus

modes d’expression diffèrent nettement de ceux de leurs pairs ou de ce qui est accepté

original de son époque », dont l’œuvre n’était que « peu influencée par le monde qui

dans le milieu de l’art ». Le titre de cette exposition (dont Artschwager ne faisait pas partie)

l’entourait et par le travail de ses pairs9 ». Presque trente ans plus tard, dans la

était inspiré d’un passage de Walden, de Henry David Thoreau (1854) : « Si un homme

monographie de Ryder par Lloyd Goodrich et William Innes Homer, qui fera référence,

marche à une autre cadence que celle de ses camarades, c’est peut-être qu’il entend un

le premier écrivait : « Ryder semble plus étrange, original, personnel, [un] véritable

autre tambour [“a different drummer”]. Laissons-le suivre la musique qu’il entend, quels

visionnaire avec une approche personnelle extraordinaire10. »

4

qu’en soient la cadence et l’éloignement5. » Pour relier entre eux les « énoncés visuels

Ryder vécut chez ses parents au-delà de ses trente ans, puis seul le restant de

excentriques » de son exposition, Gettings utilisa la géographie, les préoccupations de

ses jours. Lloyd Goodrich rapporte qu’il était considéré comme un être à part, un reclus

chaque génération (la conscience sociale) et les tendances stylistiques (les connotations

« qui vivait dans un monde imaginaire11 ». Pourtant, Ryder n’était pas un marginal. Il

surréalistes), tout en considérant néanmoins chaque artiste comme sui generis.

descendait d’une ancienne famille du cap Cod, avait étudié et exposé à la prestigieuse

Gettings reconnaît qu’« il existe, depuis des siècles, des artistes singuliers aux

National Academy of Design et fut élu à la Society of American Artists. Il voyagea

idées et aux modes d’expression hors norme, voire controversés » ; il cite des figures

plusieurs fois en Europe, vendit ses œuvres à des collectionneurs influents, parmi lesquels

telles que Jérôme Bosch et Giuseppe Arcimboldo, ou encore Francisco Goya et Odilon

Thomas B. Clarke, et exposa même dix tableaux au célèbre Armory Show de New York,

Redon. Cependant, il s’attache à décrire ce phénomène au cours de la seconde moitié du

en 1913. Il était connu pour son utilisation expérimentale de matériaux tels que la

xx siècle, soutenant qu’il fait son apparition « dans l’art contemporain des États-Unis

stéarine et la cire pour ses supports atypiques, tels les couvercles de boîtes à cigares, et le

(notamment sur la Côte Ouest) durant les années 1950 et 19606 ». Il semble en effet

cuir gaufré pour ses applications superposées, inhabituelles et complexes, qui

pertinent de relever des styles très personnels dans l’art américain depuis 1950 : bien que

conféraient à ses tableaux des surfaces instables. Mais il était avant tout un artiste

bon nombre d’artistes de cette période puissent être associés à des styles dominants

complet et sophistiqué, de la même génération que George Inness, Ralph Blakelock et

e

40

41


John LaFarge, créateurs avec lesquels il avait des affinités artistiques. Ryder illustra la

Cette image de l’artiste a perduré. En 2001, Dennis Adrian, ami de Westermann, fit cette

notion de création personnelle en revendiquant de façon consciente, et même appuyée,

remarque dans le catalogue raisonné de l’œuvre de l’artiste : « Westermann a été qualifié

une position à part. Grand admirateur d’Edgar Allan Poe, d’Herman Melville et de

tour à tour de surréaliste, de néodadaïste, d’héritier ou de concurrent de Joseph Cornell,

Nathaniel Hawthorne, il pensait également à Emerson lorsqu’il écrivait : « L’imitation

de paysan yankee dont les préoccupations personnelles auraient dégénéré, d’artiste

n’est pas l’inspiration. […] La moindre production originale vaut mieux qu’une excellente

folklorique, de marginal, de minimaliste, de représentant du pop art, de satiriste et de

idée d’emprunt . »

bien d’autres choses20. » Après avoir combattu pendant la Seconde Guerre mondiale et la

12

Autre prédécesseur idiosyncratique d’Artschwager, Joseph Cornell (1903-1972)

guerre de Corée, qui furent les expériences les plus formatrices de l’homme et de l’artiste,

fut, contrairement à Ryder, un autodidacte et ne franchit jamais les frontières de son

Westermann étudia à la School of the Art Institute of Chicago (en même temps que Leon

pays. Il ne produisit sa première œuvre qu’à vingt-sept ans et vécut avec sa mère jusqu’à

Golub, Nancy Spero et June Leaf), où il obtint son diplôme en 1954. À Chicago, il put

la mort de celle-ci en 1966. Il ne se considérait pourtant pas comme un ermite, ainsi que

découvrir le travail de Cornell à la galerie Allan Frumkin, où il exposa lui-même dès 1956.

le précise Deborah Solomon dans sa biographie de l’artiste : « Cornell était le parfait

Westermann est associé depuis longtemps par la critique à Cornell pour ses assemblages

New-Yorkais, un solitaire qui ne supportait pas d’être seul et qui voyait la ville comme le

de boîtes et ses penchants surréalistes, bien que ses thèmes souvent transgressifs et son

lieu où réaliser ses rêves de vie sociale13. » Il suivit une scolarité classique dans le

imagerie dérangeante (qui se manifesta sous bien d’autres formes que des boîtes) le

secondaire à la Phillips Academy d’Andover, et n’était pas coupé des artistes de son

distinguent radicalement de son aîné.

époque ou ignorant de leurs travaux. En effet, il fut considéré dès 1930 comme un

L’importance de Westermann ne repose pas seulement sur le caractère

« surréaliste américain », en raison des liens qu’il entretenait avec la galerie Julien Levy.

idiosyncratique de son travail, de son savoir-faire et de son humour visuel désabusé. Elle

En 1936, il présenta son travail à une exposition qui devait faire date, Fantastic Art, Dada,

se manifeste davantage à travers une vision qui a dévoré, digéré et relié une multitude de

Surrealism, au Museum of Modern Art.

styles et d’approches en vigueur, afin de créer un nouvel amalgame et de bouleverser le

Ni peintre ni sculpteur, Cornell s’appropria la technique surréaliste de

statu quo. Pour le critique Robert Storr, « ce n’est pas l’inventivité, unique en son genre,

l’assemblage afin de produire des œuvres hybrides, en accord avec ses goûts poétiques,

dont il fait preuve qui le rend si [remarquable], mais plutôt son extraordinaire capacité à

voyeuristes et de collectionneur (fig. 111). Mais malgré sa dette envers des surréalistes

mettre sens dessus dessous les connaissances artistiques conventionnelles et les

tels que Max Ernst et Man Ray, malgré son amitié avec Marcel Duchamp et l’influence

paradigmes formels conçus par d’autres21 ». L’auteur identifie deux œuvres précises de

que l’œuvre de Giorgio De Chirico exerça sur lui, il ne « souscrivait pas aux principes du

Westermann qui, d’après lui, préfigurent Artschwager : A Positive Thought (1962), qu’il

groupe et ne participait pas à leurs activités », comme l’indique Diane Waldman dans

apparente aux œuvres d’Artschwager inspirées par la langue, et Plush (1963), œuvre à

l’ouvrage qu’elle lui a consacré 14. Cornell lui-même écrivit : « Je ne partage pas les

taille humaine recouverte de moquette, qu’il apparente aux « étranges objets

théories surréalistes du subconscient et de l’imaginaire . » Deborah Solomon évoque

[d’Artschwager] quasi domestiques, quasi abstraits en […] Celotex, Formica et crin

Cornell en ces termes : « Il est difficile de trouver un autre artiste américain qui se soit

caoutchouté, sans parler d’une obsession comparable à celle d’Artschwager pour

intéressé à autant de mouvements artistiques ou qui ait réussi à gagner l’admiration de

l’artisanat et une finition parfaite22 ». D’autres œuvres le rapprochent également de la

tous, des surréalistes des années 1940 aux expressionnistes abstraits des années 1950 et

sensibilité d’Artschwager. About a Black Magic Maker (1959 ; fig. 112), sa seule pièce en

aux artistes pop des années 1960. » De fait, on pourrait le considérer comme un lien

Formica, présente un usage ironique du matériau qui chamboule complètement sa façon

entre ces groupes : rattaché à tous, mais partisan d’aucun. L’auteur poursuit : « Des

habituelle d’utiliser les bois précieux et devance d’une année les premières réalisations en

artistes qui se rejoignaient sur peu de sujets tombaient d’accord sur Cornell. Ou, du

Formica d’Artschwager. Tandis que ce dernier se sert régulièrement du Formica et s’en

moins, sur son originalité16. » Créateur très personnel ou original, quel que soit le terme

sert à la manière d’un matériau noble, Westermann, lui, n’en fait que cet usage

employé, Cornell, tout comme Artschwager, était complètement engagé dans l’art de

exceptionnel, sous forme de calembour visuel. Imitation Knotty Pine (1966 ; fig. 113),

son époque, tout en conservant son indépendance idiosyncratique. Il est intéressant de

autre plaisanterie visuelle, est une petite boîte rectangulaire en pin que l’artiste décore

constater que, dès leurs premières apparitions, ses œuvres ont été associées à celles des

d’incrustations de nœuds évoquant ceux du bois. Dans ces sculptures et quelques autres,

pionniers de l’art américain, notamment au savoir-faire et à la précision de la peinture en

Westermann joue avec la notion de vérité des matériaux, un sujet qu’Artschwager

trompe-l’œil du xix , représentée par des artistes tels que William Harnett et John F.

aborde mais rend caduc par son adoption systématique du Formica, du trompe-l’œil et

Peto . En 1953, Robert Motherwell écrivit : « Tant que [Cornell] est vivant et en activité,

de matériaux et méthodes divers dans une stratégie de longue haleine.

15

e

17

l’Europe ne pourra pas ignorer notre production artistique . » 18

H. C. Westermann (1922-1981), artiste qu’Artschwager connaissait et admirait,

Vers 1973, dans « Autobiographical Fragment », Artschwager écrit modestement :

comptait aussi parmi ces créateurs résolument singuliers. Barbara Haskell, commissaire

« Je pensais pouvoir être un praticien de l’art, affiner des notions qui avaient déjà été

de la première exposition de l’artiste au Whitney, en 1978, le dit très clairement dans le

développées par d’autres, y ajouter un peu d’idiosyncrasie personnelle23. » L’idiosyncrasie

catalogue : « Westermann choisit toujours ses propres voies, [il est] essentiellement un

constitue en effet un bouclier contre la conformité ; pourtant, l’œuvre d’Artschwager est

solitaire doté d’une sensibilité unique [qui s’exprime] par une idée personnelle de la

tout sauf conformiste : son travail est caractéristique d’un homme fidèle à lui-même,

réussite, fondée sur un code éthique et comportemental privé […], ses objets vont à

détaché de ce qu’il nommerait une « sensibilité collective24 ». Bien qu’il reconnaisse être

l’encontre des théories et des goûts admis par l’histoire de l’art conventionnelle19. »

redevable à d’autres artistes de sa génération, tels que Jasper Johns, Andy Warhol et

42

43


Claes Oldenburg, on trouve dans son œuvre et dans ses propos l’évidence d’une

n’hésite pas à faire des références, contrairement au minimalisme ; ses sujets n’ont pas la

croyance en une certaine autarcie : « Être un individu signifie être seul, disait-il. Il faut

spécificité de ceux du pop art (Warhol ne représente pas une boîte de soupe générique

passer par cette solitude pour élaborer son être-au-monde. […] Cette solitude n’a rien à

mais la soupe Campbell) ; à l’inverse du conceptualisme, son œuvre « évite l’articulation

voir avec une exclusion . »

verbale directe29 ». Critiques et auteurs ont mis en évidence à maintes reprises

25

Bien qu’Artschwager ne soit pas un artiste autodidacte, sa formation fut

qu’Artschwager était très au fait des mouvements artistiques, mais qu’il avait toujours

relativement brève. Il suivit d’abord les traces de son père et étudia les sciences à

affirmé son indépendance à leur égard. Ils ont également souligné les différences entre

l’université Cornell. Après son service dans l’armée américaine pendant la Seconde Guerre

son approche et celle de ses prédécesseurs.

mondiale, il décida néanmoins d’apprendre la peinture et s’inscrivit à l’atelier d’Amédée

Paradoxalement, ce qui rend la production d’Artschwager si personnelle est

Ozenfant à New York, où il fut en contact avec les idées de l’école de Paris, notamment

l’utilisation qu’il fait de sujets et de matériaux impersonnels. Sa subjectivité réside dans

celles du purisme, avec son esthétique machiniste et ses formes architectoniques simples

sa façon de pervertir l’objectivité. Son approche est lucide et fondée sur des faits : il part

et épurées. Au bout d’un an, il mit la création de côté pour se consacrer à l’ébénisterie. Il

souvent d’objets ou de formes simples (une table, une chaise, une commode), puis les

n’exposa ses œuvres qu’en 1959, à la galerie Art Directions, à New York.

réinterprète à travers l’usage de matériaux industriels, donc apparemment « objectifs »,

L’artiste atteignit sa maturité à l’apogée du pop art, du minimalisme et de l’art

tels que le Formica et le Celotex, qui jusqu’alors n’avaient aucun rapport avec la création

conceptuel et, en 1964, il entra à la galerie Leo Castelli, haut lieu de ces mouvements.

artistique. Grâce au Formica, avec ses motifs imitant le bois, et au Celotex, avec ses

Cette année-là, il figura dans deux expositions collectives à la galerie, aux côtés de

rosettes en relief, symboles fabriqués à la chaîne d’une originalité expressive, il

Christo, Alex Hay et Robert Watts, puis Roy Lichtenstein, James Rosenquist, Frank Stella

métamorphose des formes et des objets communs en œuvres personnelles, puisqu’il

et Andy Warhol. Sa première exposition personnelle eut lieu en 1965 (fig. 114).

leur confère sa subjectivité si spécifique. En même temps, ce sont précisément l’artifice

Artschwager connaissait bien l’œuvre de ses contemporains et avait établi des relations

et le manque d’émotion qui distinguent cette subjectivité. Bien qu’il soit issu du

personnelles avec plusieurs d’entre eux, parmi lesquels Oldenburg, Malcolm Morley et

contexte de l’expressionnisme abstrait new-yorkais, auquel s’apparentent certains

Walter De Maria.

éléments de ses premiers tableaux, comme Gila Watershed (1952 ; fig. 115),

Donald Judd a écrit plusieurs fois sur Artschwager, notamment en 1965 dans

Artschwager s’est progressivement éloigné de son expressivité. Dans son compte rendu

son essai « Specific Objects » (paru en français en 1991 sous le titre « De quelques objets

de la première exposition de peintures d’Artschwager, en 1959, Donald Judd fit la

spécifiques »), qui fut déterminant pour la génération minimaliste. J’ai été frappé par les

remarque suivante : « Ses coups de pinceau sont rapides, piqués, étirés, évoquant l’idée

affirmations de Judd dans ce texte, en premier lieu lorsqu’il avance que « les nouvelles

d’une abréviation, d’une dissolution saccadée30. » On trouve déjà dans cette observation

œuvres en trois dimensions ne constituent pas un mouvement, une école ou un style

la notion de vide émotionnel et du coup de pinceau utilisé comme signifiant plutôt que

[…], les différences sont plus grandes que les similitudes », puis, de façon plus

comme expression personnelle. De la même manière, la répétition de formes circulaires

significative, que « ces nouvelles œuvres sont principalement motivées par la volonté de

rouges dans une œuvre sans titre (1962 ; fig. 2) ressemble davantage à l’écriture

s’affranchir de [la peinture et de la sculpture] ». Tandis que l’article de Judd se concentre

sténographique ou signalétique de Cy Twombly qu’aux enchevêtrements spontanés de

sur la forme sui generis des nouvelles œuvres, il suppose aussi que ces objets sont si

Jackson Pollock. Là où l’expressivité de Ryder est portée par son recours lumineux au

« spécifiques » qu’ils réaffirment leur propre singularité et donc, me semble-t-il, leurs

pigment palpable, celle de Cornell par le charme mystérieux de ses assemblages

qualités subjectives et personnelles. Bien que Judd distingue l’« objet spécifique » de la

d’images et d’objets trouvés, et celle de Westermann par le cynisme noir de ses drôles

peinture et de la sculpture en ce qu’il n’est pas « fabriqué pièce par pièce par addition, ou

de constructions, pour Artschwager, l’expressivité est une technique, un véhicule, un

composé », il reconnaît également la diversité des nouvelles œuvres du fait de leurs

signe à manier à volonté.

26

dimensions très variables, de l’« objet seul » à l’intervention « plus ou moins étendue sur

Portrait I (1962 ; fig. 116) est une commode peinte en trompe l’œil d’un motif

un environnement ». Il soutient que l’œuvre est singulière par sa forme, son processus

de bois présentant des traits bien appuyés, en noir, blanc et gris, qui sert de support à un

de fabrication et son contenu. Cet argument apparaît dans un article antérieur de

portrait peint sur Celotex. L’œuvre est empreinte d’une émotion que vient saper l’ironie,

deux ans, consacré à Westermann, l’un des nombreux artistes mentionnés dans

qui, à son tour, n’empêche pas l’objet de fasciner par son apparence et son caractère

« Specific Objects ». Je cite Judd afin d’insister sur le fait que la notion d’originalité dans

incompréhensible. La peinture de la commode même est tout entière une imitation des

l’art n’est pas uniquement issue du tempérament du créateur ou de sa naïveté. Il s’agit

veines du bois, tandis que le portrait au-dessus est adouci par la texture irrégulière du

d’une stratégie spontanée, intuitive, fondée sur une compréhension intellectuelle

Celotex. Ainsi, l’émotion que provoque Portrait I est contrôlée et engendrée par des

profonde des styles, formes et sujets dominants d’une époque, et non d’un choix

systèmes. L’œuvre dérange car elle n’est ni peinture ni sculpture, tout en étant les deux.

esthétique ou politique soigneusement calculé.

C’est un objet spécifique, au sens où l’entend Donald Judd, et un objet conceptuel par le

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28

La relation qu’entretenait Artschwager avec les styles de son époque fait débat depuis plusieurs décennies. En 2002, Jörg Heiser, dans son brillant texte intitulé

biais du système, certes flexible, qui lui a donné naissance. Lorsqu’Artschwager choisit le Formica (« le matériau laid par excellence,

« Elevator : Richard Artschwager in the Context of Minimal, Pop, and Concept Art »,

l’horreur de notre époque », comme il le définissait lui-même), il le choisit entre autres

a souligné le rapport de l’artiste avec chacun de ces courants, en démontrant en outre

parce qu’il fait sens picturalement31. Son usage du Formica dans la fabrication d’objets

combien il est impossible d’étiqueter ses œuvres à l’aide de ces trois labels : Artschwager

engendre des lectures multiples. Une œuvre comme Description of Table (1964 ; fig. 117)

44

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est une série de contradictions. C’est une boîte, un cube, un objet physique, quelque

L’originalité d’Artschwager réside aussi dans les formes étranges que prennent ses

chose dont on tient compte dans l’espace, mais qui nous invite pourtant à l’interpréter

œuvres. Elles emploient des techniques mixtes, elles se situent au croisement de la peinture et

comme une table à quatre pieds recouverte d’une nappe. En même temps, ce n’est pas

de la sculpture, de l’ameublement et de l’installation. Surtout, certaines d’entre elles prennent

seulement une illusion déconcertante, puisque l’objet conserve sa fonctionnalité : il

des formes hybrides, en apparence impossibles à identifier, inclassables, résistant à toute

pourrait en théorie être utilisé comme table. Mais, encore une fois, s’agissant d’une œuvre

description, comme des créatures mutantes. Artschwager produit aussi des œuvres non

d’art, cette utilisation est contre-indiquée. Par sa surface industrielle lisse, le Formica

conformistes plus conformistes quand même, comme ses diverses boîtes dont certaines

écarte toute évocation d’un matériau naturel ou d’une intervention de la main de l’artiste.

rappellent Cornell, Westermann et même Judd, telles que « Sans titre » (Formica and Wood

Ces caractéristiques ne sont pas seulement évidentes dans le cas d’un objet autonome et

Construction) (1962 ; fig. 123), « Sans titre » (1971 ; fig. 124) et See by Looking/Hear by

minimal comme cette « Description de table ». Elles apparaissent aussi dans des œuvres en

Listening (1992 ; fig. 125). Ses « blps », inventés vers 1967-1968, semblent presque arbitraires,

Formica plus baroques, comme Splatter Chair I (1992 ; fig. 118), un bas-relief représentant

tantôt gestes uniques isolés dans un environnement (parfois monumental, comme à la Turtle

assez drôlement une chaise qui, lancée à pleine force dans le coin d’une pièce, aurait

Bay Steam Plant de New York, vers 1968 ; fig. 126), tantôt éparpillés dans tous les recoins

éclaté contre les deux murs d’angle, formant une sorte d’éclaboussure, comme dans un

d’un bâtiment, comme à la Biennale du Whitney en 1968 (fig. 75), lorsqu’il en installa 100

dessin animé. Dans une autre œuvre de la même année, Corner (fig. 119), plusieurs

dans les espaces publics et privés du musée. Il y a ensuite les constructions absolument

éléments en Formica placés dans un angle donnent l’illusion de trois pièces de bois qui

impénétrables et excentriques, sans aucun rapport avec un genre existant quel qu’il soit. Des

tenteraient d’échapper à leurs liens. Ces œuvres d’une expressivité outrée sont en fait

œuvres des débuts, par exemple Handle I (1962 ; fig. 11) et Counter II (1965 ; fig. 14), sont des

l’exact contraire. Les matériaux utilisés, l’abstraction de leur forme et leur positionnement

objets non fonctionnels, voire dysfonctionnels, qui selon leur créateur procédaient d’« une

au mur, bien que déconcertants, sont moins viscéraux que visuels.

sorte de liberté désorientée où les choses [qu’il] fabriquai[t] n’étaient plus ni utiles ni

On retrouve cette impression d’émotion exagérée dans les œuvres

inutiles35 ». Il y a enfin les œuvres bâtardes, visuellement et structurellement complexes, issues

d’Artschwager liées à l’écrit, qui font leur apparition au cours des années 1960, comme

d’explorations prolongées et systématiques de formes, mais qui demeurent

Exclamation Point (1966 ; fig. 122). Ce genre d’œuvre atteint son apogée dans les

incompréhensibles. Parmi ces objets transgressifs, on trouve Pyramid (Table/Window/Mirror/

années 1980 et 1990 avec des pièces telles que Chair Table (1980 ; fig. 106), Up and

Door/Rug/Basket) (1979 ; fig. 127), Organ of Cause and Effect III (1986 ; fig. 128) et Table

Across (1984-1985 ; fig. 120), Question Mark-Three Periods (1994 ; fig. 121) et, plus

Prepared in the Presence of Enemies (1993 ; fig. 129).

récemment, Exclamation Point (Chartreuse) (2008 ; fig. 43). Le signe de ponctuation

L’anticonformisme était revendiqué par les prédécesseurs américains

qu’Artschwager a le plus souvent utilisé est le point d’exclamation, qui dénote une

d’Artschwager, qui travaillaient suivant des méthodes personnelles. Pour se distinguer de

énonciation énergique ou un sentiment intense. Artschwager emploie ces signes soit

leurs contemporains, ils s’appuyaient sur leurs qualités stylistiques et techniques, mais

individuellement, comme dans Exclamation Point (Chartreuse), point d’exclamation à

aussi sur l’émotion que pouvaient susciter leurs œuvres, ce à quoi Artschwager se refuse.

échelle humaine en brosse plastique jaune citron, soit dans le cadre d’une séquence

Il préfère user de qualités structurelles, conceptuelles et purement visuelles à des fins

d’éléments, comme dans Up and Across. Dans les deux cas, ces formes sensuelles et

idiosyncratiques, et se distingue en « loupant juste un peu le produit fini36 ». Et pourtant

pleines d’humour restent cependant muettes, détachées du sentiment dramatique ou du

ses créations ne sont pas sans résonance affective : l’aliénation et l’angoisse sont

ton vigoureux qu’elles signifieraient dans un texte. C’est cette décontextualisation de

évoquées par « l’aspect cruel, anonyme et industriel » et l’originalité des formes37. Même

l’émotion habituellement associée au signe qui, de façon contradictoire, évoque une

lorsqu’il évite tout signe d’expressivité, son travail reste expressif et personnel. Ses

solitude existentielle.

œuvres nous rappellent que nous sommes pourvus de sentiments, malgré l’époque

Artschwager ne s’intéresse ni à l’œuvre comme support d’émotion ni à ce qui émane d’une pièce, deux aspects généralement associés à la notion de singularité :

déshumanisante que nous vivons. « Je me sers de l’artisanat, de la qualité, de l’idéalisme, du respect, du “bien”, de

« Cette histoire de présence ne signifiait rien », à l’en croire. Voilà pourquoi l’adjectif

la vérité et d’autres pouvoirs de ce genre comme ingrédients de mon travail38. » C’est en

« idiosyncratique » lui correspond mieux que d’autres, ou encore pourquoi sa manière

partie la raison de son américanité et du lien formel qu’entretient son œuvre, comme

d’utiliser les matériaux et les techniques reste très personnelle, même lorsqu’il les

celle de Cornell, avec la tradition américaine du trompe-l’œil au xixe siècle, dont Harnett

débarrasse de leurs qualités affectives habituelles. Il recherche l’authenticité, « une

et Peto sont les représentants. Son amour du savoir-faire et de l’illusion créée de main de

authenticité des attitudes et des techniques issues d’un contexte industriel ». Pour

maître transparaissent à chaque détour d’une carrière longue de plus de cinquante ans.

Artschwager, l’authenticité vient aussi de ce qu’il a nommé la « vision préalphabétisée »,

Le raffinement et l’exécution technique de chacune des pièces d’Artschwager tiennent

perception fondée sur une expérience du monde directe et sans intermédiaires. Ici, me

du tour de force. « La fabrication est captivante », écrivait-il : c’est cette absorption dans

semble-t-il, son point de vue rejoint celui de Susan Sontag lorsqu’elle écrivit en 1966 dans

le processus de création qui le rapproche notamment de Ryder, Cornell et Westermann39.

Against Interpretation (Contre l’interprétation) : « Nul d’entre nous ne pourra jamais

La liberté d’Artschwager vis-à-vis de la convention est sans doute son trait le plus

retrouver cette innocence d’avant toute théorie, quand l’art n’avait aucun besoin de se

américain. Après avoir vécu plusieurs années à l’étranger dans les années 1940, il revient

justifier, quand on ne s’interrogeait pas sur la signification d’une œuvre car on savait (ou

aux États-Unis avec, dit-il, « un immense soulagement » : en Europe, « il n’y a pas

croyait savoir) ce qu’elle signifiait . » En élaborant un art inclassable, idiosyncratique,

d’espace physique, pas de place pour l’erreur40 ». C’est cette capacité à faire des

Artschwager ne cherche aucune justification.

« erreurs », à transformer ces « erreurs » en objets, qui rend son art si singulier.

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notes

Artschwager est un artiste de la subjectivité exacerbée. Il croit en l’inviolable démocratie de la vision individuelle et s’est décrit comme quelqu’un qui « remet en cause la subjectivité, et donc la posture empruntée, de toutes les visions du monde et de leurs

1 Kubler George, The Shape of Time : Remarks on the History of Things, Yale University Press, New Haven, 1962, p. 39.

2 Ibid., p. 40.

3 Ibid., p. 53.

4 Gettings Frank, Different Drummers, Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Washington, 1988, p. 13.

de la vie est tout autour de vous et en vous : la preuve, c’est que vous êtes en mesure

5 Thoreau Henry David, in ibid.

d’entendre ces mots. La nature de ce don (l’espace-temps) est telle qu’il est impossible de

6 Gettings Frank, ibid., p. 13.

le perdre ou de le gâcher. Il vous est destiné – c’est son seul sens –, et le fait que vous

7 Emerson Ralph Waldo, « Self-Reliance », 1841, in Essays, James Monroe and Company, Boston, 1841.

8 Sherman Frederic Fairchild, Albert Pinkham Ryder, New York, 1920, p. 59.

9 Goodrich Lloyd, Albert P. Ryder, New York, George Braziller, 1959, p. 11.

praticiens41 ». Comme il le dit lui-même, « il existe différentes manières de tirer la sonnette d’alarme ». Il célèbre l’ordinaire (pour reprendre l’un de ses termes préférés) et 42

la façon dont on peut en tirer l’extraordinaire. Selon George Kubler, « les inventions, que l’on considère communément comme de grands bonds en avant et des événements extrêmement rares, ne font finalement qu’un avec la modeste substance de nos actions quotidiennes43 ». Aucune remarque ne s’applique mieux à l’œuvre d’Artschwager. Je conclus avec un extrait de sa fameuse conférence « To Whom It May Concern » : « Le don

entendiez ces mots en est également la preuve. Prenez ce qui vous appartient. Bon voyage […] et CESSEZ D’ÉCOUTER44. » Et ce qu’il disait, il le pensait.

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24 Artschwager Richard, « Art and Reason », 1990, in ibid., p. 114.

25 Artschwager Richard, « Providence Lecture », 1983, in ibid., p. 86.

26 Judd Donald, « Specific Objects », première publication in Arts Yearbook 8, 1965, extrait ici de Meyer James, Minimalism, Phaidon Press, Londres, 2000, p. 207.

27 Ibid., p. 209.

28 « Je dirais que Westermann est l’un des plus grands artistes actuels. [Ses œuvres] sont vraiment des objets à part entière, bien que leur sens demeure abscons. » Judd Donald, cité in Storr Robert, « The Devil’s Handyman », p. 27-28.

29 Heiser Jörg, « Elevator : Richard Artschwager in the Context of Minimal, Pop and, Conceptual Art », in Noever Peter (éd.), Richard Artschwager : The Hydraulic Door Check, Walther König, Cologne, 2002, p. 58.

30 Judd Donald, « Dick Artschwager and Richard Rutkowski », 1959, extrait ici de Armstrong Richard, Richard Artschwager, Whitney Museum of American Art, New York, 1988, p. 16.

10 Homer William Innes et Goodrich Lloyd, Albert Pinkham Ryder, Painter of Dreams, Harry N. Abrams, New York, 1989, p. 142.

11 Goodrich Lloyd, Albert P. Ryder, p. 27.

12 Ryder Albert Pinkham, in ibid., p. 24.

13 Solomon Deborah, Utopia Parkway : The Life and Work of Joseph Cornell, MFA Publications, Boston, 1997, p. xiii.

31 Artschwager Richard, in McDevitt Jan, « The Object : Still Life », 1965, in Richard Artschwager : Texts and Interviews, p. 10.

32 Ibid.

33 Artschwager Richard, in Griffin Steve, « Interview with Richard Artschwager », 1975, in Richard Artschwager : Texts and Interviews, p. 49.

34 Sontag Susan, Against Interpretation, Dell, New York, 1966, p. 14.

35 Artschwager Richard, « Autobiographical Fragment », p. 39.

36 Artschwager Richard, in Griffin Steve, « Interview with Richard Artschwager », p. 49.

37 Ibid.

38 Artschwager Richard, « Excerpts from the Notebooks of Richard Artschwager », in Richard Artschwager : Up and Across, Verlag für moderne Kunst Nürnberg, Nuremberg, 2001, p. 68.

39 Ibid.

40 Artschwager Richard, « Providence Lecture », p. 85.

41 Artschwager Richard, « The Hydraulic Door Check », 1967, in Richard Artschwager : Texts and Interviews, p. 26.

14 Waldman Diane, Joseph Cornell, George Braziller, New York, 1977, p. 12.

15 Cornell Joseph, in Fineberg Jonathan, Art since 1940 : Strategies of Being, Harry N. Abrams, New York, 2000, p. 30.

16 Solomon Deborah, Utopia Parkway, p. 373.

17 Voir Rubin William S., Dada, Surrealism and Their Heritage, The Museum of Modern Art, New York, 1968, p. 148 ; ou Waldman Diane, Joseph Cornell, p. 16.

18 Motherwell Robert, cité in Joseph Cornell 19031972, Karsten Greve, Paris, 1992, p. 7.

19 Haskell Barbara, H. C. Westermann, Whitney Museum of American Art, New York, 1978, p. 9.

20 Adrian Dennis, « H. C. Westermann’s Sculptures, 1954-81 : Fragments of a Critical Introduction », in Rooks Michael et Warren Lynne, H. C., Westermann : Exhibition Catalogue and Catalogue Raisonné of Objects, Museum of Contemporary Art, Chicago, 2001, p. 35.

21 Storr Robert, « The Devil’s Handyman », in ibid., p. 19.

42 Artschwager Richard, entretien avec l’auteur, juillet 2011.

22 Ibid., p. 28.

43 Kubler George, The Shape of Time, p. 63.

23 Artschwager Richard, « Autobiographical Fragment, c. 1973 », in Schwarz Dieter (éd.), Richard Artschwager : Texts and Interviews, Kunstmuseum Winterthur, Winterthur, 2003, p. 39.

44 Artschwager Richard, « To Whom It May Concern », in Richard Artschwager : Texts and Interviews, p. 58.


Ingrid Schaffner

Recollection (Artschwager)

Que diriez-vous si je vous apprenais que Richard Artschwager a été enlevé par des extraterrestres, aspiré dans le passé, et qu’il vit désormais dans un tableau du xixe siècle, au centre d’un intérieur bourgeois européen ? Vous seriez en droit de vous interroger. À l’avant-garde de l’art contemporain pendant cinquante ans, Artschwager s’est rendu célèbre dans les années 1960 en utilisant des matériaux considérés comme hideux pour réaliser ses peintures et ses sculptures. Ces dernières convoquent juste ce qu’il faut de réalisme excentrique et d’abstraction pour exercer une influence décisive à travers les décennies. Aussi, la question suivante serait : est-ce qu’Artschwager s’est débattu ? Dans sa peinture Recollection (Vuillard) (2004 ; fig. 150), le voici tranquillement assis, environné de ses œuvres, gentleman soigné et dégarni qui se fond subtilement dans le décor. Le tableau est entièrement meublé par le postimpressionniste Édouard Vuillard, dont Déjeuner de famille (1899 ; fig. 151) semble s’être agrandi pour laisser de la place à tous les Artschwager – car, outre les tableaux de Richard suspendus au mur, on imagine qu’il s’agit de sa propre famille réunie autour de la table de la salle à manger. Certains aspects de cette situation ne devraient pas trop surprendre. Artiste postmoderne, Artschwager travaille depuis toujours à partir de photographies existantes, reproduisant objets et images dans des œuvres à la fois familières et étranges. Il s’agit ici de l’un des rares cas où il s’est penché sur l’œuvre d’un autre artiste. Son choix parle de lui-même. Vuillard constitue un lien très particulier vers l’abstraction impressionniste. Pourtant, l’aspect extrêmement artificiel de ce monde pictural réduit à des motifs et des fragments, des morceaux et des particules, est le terrain de prédilection d’Artschwager1. Le considérer comme un moderniste de la toute dernière heure serait une approche bien réductrice au regard de la singularité de son cheminement et de ce qu’il a accompli en matière d’art contemporain, mais ce parti pris d’élire résidence, pas plus tard qu’en 2004, dans cette toile vieille d’un siècle, signale une affinité et invite à de plus amples investigations. À la réflexion, il y a beaucoup de connexions à établir. Certaines sont spécifiques, d’autres spéculatives et, quand on les examine dans leur ensemble, la relation à Vuillard s’avère tout à fait révélatrice d’Artschwager et de son œuvre. Vuillard est difficile à situer dans l’histoire de l’art. Sa carrière commence juste avant la fin du xixe siècle et se poursuit jusque dans les années 1930, faisant le pont entre l’impressionnisme et le modernisme. Son coup de pinceau radical, ses intérieurs encombrés confèrent à son travail un aspect rétrograde et avant-gardiste à la fois. 50

51


En 1892, Vuillard compte parmi les membres fondateurs d’un mouvement de courte

en confectionnant du mobilier sur mesure2. Il dit de ses œuvres : « Je pense que je

durée, le cercle d’artistes qui se donnent le nom de Nabis. Le terme est emprunté au mot

pourrais continuer à créer jusqu’au Jugement dernier sans jamais pouvoir rivaliser avec

hébreu signifiant « prophète », et ils ironisent sur leur croyance en l’art comme forme

les meubles, en termes de quantité3. » C’est principalement cette question du nombre qui

d’illumination spirituelle. Ensemble, ils retournent la méthode impressionniste – qui

a provoqué chez Artschwager sa première révélation artistique, alors qu’il venait

reposait alors essentiellement sur l’observation du monde extérieur et de la lumière du

d’assembler 1 500 tiroirs. « Je ne savais pas de quoi il s’agissait, si ce n’est que c’étaient

jour – vers l’intérieur, pour mieux percevoir un univers peuplé de formes mystiques, de

des choses que j’avais fabriquées et que le mot “tiroir” était dans le dictionnaire4. » La

lignes décoratives et de couleurs symboliques. Paul Gauguin est leur dieu ; ils sont

forme éclipse alors la fonction et, en opérant un léger glissement, une distorsion du flux

proches de Marcel Proust et de Claude Debussy. La période artistique la plus féconde de

de production de son atelier, Artschwager se met à créer des objets singuliers destinés à

Vuillard est aussi la plus intimiste : dans les intérieurs qu’il peint dans les années 1890, il

transmettre au spectateur les mêmes effets hallucinatoires.

applique sa maîtrise nouvellement acquise de l’abstraction à son univers domestique. À

Parmi les premières, mais aussi les plus emblématiques, de ses œuvres,

la fois ordinaires et visionnaires, ces images constituent en elles-mêmes un monde. Ce

Description of Table (1964 ; fig. 117) est une large boîte revêtue de Formica de manière à

monde est habité par sa mère, couturière, qui travaille à la maison, là où Vuillard vécut

évoquer une petite table de bois, recouverte d’une nappe. Il est difficile d’imaginer plus

heureux la majeure partie de sa vie, au milieu des femmes et de leurs conversations,

simple, mais ce dont il s’agit demeure incertain. « Pensez-vous que c’est une sculpture ? »,

entouré d’étoffes, de coussins, de tissus d’ameublement, de tapisseries, de grands

lui a-t-on demandé. « Non, répond Artschwager. C’est une multi-image5. » En effet,

meubles sombres, de fleurs et de bonne chère. Une matière première aplanie puis réduite

chaque face du cube rappelle l’illustration de la chose qu’on appelle « table » dans un

en surfaces molletonnées comme des couches-culottes, chargées de motifs où l’œil se

album pour enfants – l’espace négatif entre les pieds du meuble est recouvert de stratifié

perd, conduisant l’esprit vers les drames intérieurs et les tempêtes psychiques qu’elles

noir. Mais que dire du dessus de l’objet, vierge et qui ne montre rien ? C’est, comme le

recèlent – ou évoquent – coup de pinceau après coup de pinceau.

suggère l’artiste, « un hommage au matériau sur lequel vous posez vos coudes dans

Par association, la saturation caractéristique de l’œuvre de Vuillard confère à Recollection (Vuillard) d’Artschwager une surcharge de significations mnémoniques.

20 % des snack-bars de New York6 ». J’imagine volontiers Artschwager, dans les années 1960, prenant sa pause-

Puisque tout souvenir ne peut être que partiel, Artschwager se remémore Vuillard au prix

déjeuner à l’inévitable diner du coin, près de sa boutique de Chelsea. Peut-être

d’un inévitable oubli. Placés côte à côte, l’œuvre et l’original révèlent des similitudes

célébrait-il ainsi le potentiel du nouveau matériau qu’il venait de découvrir parmi un « tas

criantes. Chacune des deux œuvres donne à voir : panier et bouteilles sur la table, cadres

de conneries » achetées pour 100 dollars à une vente aux enchères. « J’étais l’archétype

biseautés au mur, vase rempli de joncs sur le buffet, pointe d’une nappe à carreaux –

du pigeon pour ce genre de ventes […] Dans le tas, il y avait un morceau de Formica qui

le tableau d’Artschwager ne saurait clairement figurer un souvenir dénué de point de

ressemblait à du noyer. Les lignes de noyer étaient noires et blanches. J’ai été frappé par

référence. Pourtant, il suffit de regarder un peu plus longtemps pour que la ressemblance

la poésie de ce détail. C’était comme si un morceau de noyer avait traversé le Formica et

s’effiloche. Le groupe familial est manifestement différent : un jeune garçon a remplacé

déposé un résidu. Et puis le Formica en lui-même est une sorte de matériau-encyclopédie

la vieille dame de Vuillard au centre, et Artschwager lui-même prend la place du père

[…], ses couleurs, ses motifs. On peut en acheter au mètre et c’est réglé7. » Métrages,

hirsute et contemple à présent la jeune mère à l’enfant, à l’autre bout de la table, au lieu

résidu : Artschwager découvre que le Formica est la matière idéale pour fabriquer des

de se plonger dans son journal. Des modifications plus anecdotiques sont moins

objets qui sous-entendent qu’« il y en a encore beaucoup », tout en posant, de façon tout

détectables. Les pieds de la table d’Artschwager sont des blocs carrés (au lieu d’être

à fait ordinaire, la question extraordinaire : « Beaucoup de quoi ? »

arrondis et modelés) et, même s’il est difficile de savoir ce que représente le tableau qui

Pour commencer, beaucoup de tables – ou de sculptures qui ressemblent à

surplombe la tablée, il ne s’agit certainement pas du paysage nocturne peuplé de

des tables –, c’est ce qu’Artschwager a produit dès lors qu’il s’est mis en tête d’utiliser

silhouettes suspendu dans la salle à manger de Vuillard. Quand on les envisage

le Formica, simulacre du bois, pour faire des œuvres qui simulent elles-mêmes des

séparément, ces changements ne signifient pas grand-chose, mais, dès lors qu’on les

meubles. L’image de la table que nous voyons dans Recollection (Vuillard) est le fruit

considère dans leur ensemble, ils produisent un effet étrange et calculé. En faisant

de beaucoup de ces premières œuvres. Quasi interchangeable avec Description of

référence à Vuillard, peintre dont les toiles sont chargées de souvenirs, Artschwager

Table, quoique plus colorée, Table with Pink Tablecloth (1964 ; fig. 68) semble flotter

extrait de l’histoire de l’art ce qui apparaît, au regard de son œuvre, comme une forme

au-dessus de Long Table with Two Pictures (1964 ; fig. 153), plus horizontale. Caché

nouvelle et puissante d’abstraction aussi sèchement réductionniste que subtilement

sous la nappe dans le tableau, Walker (1964 ; fig. 154) est un drôle de déambulateur

impressionniste : la mémoire. En lieu et place de ce qui s’est échappé ou a été abandonné

très bas, à quatre pieds, où l’œil du spectateur bute sur l’illusion étrange qu’il n’a que

dans le processus de remémoration de l’œuvre de Vuillard, Artschwager fait appel à des

trois pieds.

éléments de son propre répertoire d’images et d’images résiduelles. Quand bien même nous aurions envie de pénétrer dans la pièce où

Au fur et à mesure que ces œuvres se rappellent à notre souvenir, l’image entière finit par s’altérer. Elle se métamorphose et se tortille, contrainte de rassembler

Artschwager s’est réfugié, la table bloque le passage. C’est un bon point de départ pour

tous les Artschwager dans son cadre. La table commence à se détacher du reste de la

notre enquête, qui ouvre sur une longue chaîne d’objets appartenant au passé de

salle à manger, comme si elle appartenait à son propre registre de réalité et de

l’artiste. D’abord fabricant de meubles, il a dirigé une entreprise de vingt salariés et

représentation. « Coupé » du reste du monde, c’est ainsi qu’Artschwager envisage son

produisait des meubles industriels pour la boutique Workbench, qui venait d’ouvrir, tout

travail, et non pas « satisfaisant en soi et en tant que totalité, ainsi rendue visible et

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53


remarquable8 ». Ainsi, la table de Recollection (Vuillard) ne nous montre pas seulement

sculpturaux, presque Art déco, détonnent à l’heure où la majorité des œuvres

une rangée d’objets créés par l’artiste ces dernières décennies – tables autour desquelles

contemporaines est cernée d’une simple baguette qui protège à peine les bords du châssis.

on s’assoit, tables que l’on regarde –, elle nous montre l’effet produit lorsqu’on regarde

En examinant les murs de Recollection (Vuillard), il est presque impossible d’identifier les

un Artschwager. Si l’on compare la table à ce qui l’entoure, les couleurs sont un peu trop

tableaux, mais les cadres nous indiquent qu’ils sont bien d’Artschwager et les transforment

vives, le motif est un peu trop grossier, les angles sont trop aigus et les proportions

en objets particuliers. Le bois peint qui entoure le tableau est un véritable rempart, qui

légèrement faussées. En d’autres termes, même dans son environnement le plus naturel

attire notre attention en sollicitant notre pleine concentration : il y a de l’art dans la salle.

– une œuvre d’art –, un objet d’Artschwager se fait toujours remarquer. Maintenant que nous nous sommes assurés qu’Artschwager se sent bien chez lui

À présent, chaque détail de Recollection (Vuillard) vibre et palpite, comme un élément fractal de l’œuvre d’Artschwager. Commençons par le petit cadre de gauche :

– et dans ses meubles – dans le cadre, poursuivons notre enquête. Le tableau de Vuillard

voyez-vous comme la surface de l’image semble s’enfoncer dans le mur, puis s’en

est impressionniste, certes, mais peu importe le style, les peintures d’Artschwager ont

extraire ? Voilà un exemple typique du genre de jeu visuel qu’Artschwager aime

tendance à être floues. Il travaille sur des supports texturés – ici, une surface aussi rugueuse

incorporer à ses œuvres en modifiant les règles de la perspective. De la même manière,

qu’une biscotte Wasa ou une natte en fibre de noix de coco. On peut d’ailleurs voir les

les deux globes – il s’agit manifestement de lampes – semblent se détacher comme des

fibres se détacher de l’image et ralentir notre perception – l’œil peine à saisir les détails et à

boutons ou des bulles, ou comme si le mur avait la même plasticité qu’un matelas à

construire une image, ou bien erre librement dans ce champ d’abstraction synthétique.

mémoire de forme dernier cri et conservait le souvenir de ce qui l’avait touché. Voilà des

Dans les deux cas, on a l’impression de percevoir quelque chose de lointain (comme un

exemples inoffensifs du genre de manipulations qu’Artschwager opère avec une intensité

souvenir) qui produit une sorte de grésillement visuel, une basse définition, qui caractérise

grandissante au fil des ans, comme si ces intérieurs banals servaient de gymnase à notre

les tableaux sur support texturé d’Artschwager.

perception. En jouant avec la perspective pour créer des contorsions sidérantes, il peut

La surface est une version papier faite main des panneaux préfabriqués sur

enrouler une table, un miroir et une fenêtre autour d’une porte, utilisant le tapis comme

lesquels Artschwager a commencé à peindre en 1960. Il est toujours possible de se

une tortilla pour les maintenir ensemble, et coiffer le tout d’un panier. Capable de

procurer ce support appelé Celotex, mais il n’évoque plus les faux plafonds ou l’isolant bon

frapper, d’entailler, de tresser et de courber la surface picturale, Artschwager peut

marché depuis qu’il est devenu un matériau de construction écologique. (Le Formica aussi a

fracturer nos regards avec des impressions, des expressions, des empreintes et des

perdu le kitsch qu’on célébrait jadis ; ce que l’artiste appelait « l’horreur de notre époque »

marques bien plus violentes. Beaucoup de détails de Recollection (Vuillard) fourmillent

semble aujourd’hui délicieusement « années 1950 » et moderne .) Et ce qu’il appréciait

de références à d’autres éléments de son travail. À gauche de la table, l’enfant dans les

vraiment dans le Celotex a bel et bien disparu : ces motifs tourbillonnants qui gaufraient la

bras de sa mère, emmailloté d’une couverture blanche, ressemble à s’y méprendre à l’un

surface goudronnée et chaulée du panneau de fibre de bois. À mi-chemin entre une

des œufs au plat qu’Artschwager a créés dans les années 1980, dès qu’il a commencé à

empreinte digitale et la chair d’un téton froid, cette peau granuleuse donne à la moindre

poser des repas sur ses sculptures et ses peintures de table.

9

goutte d’acrylique l’aspect d’un trait de pinceau fascinant. Le Celotex ! ou comment

Si je peux relever ce genre d’éléments, c’est parce que j’ai été l’archiviste

transformer n’importe quelle peinture en Nuit étoilée. Artschwager est le seul artiste à

d’Artschwager et que j’ai catalogué et absorbé son travail – sous forme iconographique,

s’être intéressé de près à ce matériau, y voyant le médium rêvé pour se livrer à l’abstraction

mais aussi en tant qu’information – avec une précision telle qu’il m’est devenu aussi familier

picturale à l’ère de la reproductibilité technique.

que ma langue maternelle. Si l’information constitue un pouvoir, le studio d’Artschwager

À cause de leur aspect flou, il est presque impossible de dire laquelle des peintures

l’ignorait. J’ai transformé les amas de boîtes et les monticules de registres de vente, de

sur Celotex est accrochée au mur de la salle à manger de Vuillard. Décidons alors qu’il s’agit

diapositives, de photos, de lettres et de publications en catalogue raisonné de sculptures,

d’une des œuvres de la série de 1972 intitulée Destruction ou, mieux encore, des six

peintures, dessins, estampes, multiples, projets publics, croquis, études, carnets de notes,

tableaux empilés les uns sur les autres. La série est une explosion dans tous les sens du

photographies et « blps ». (Archiver ces marques en forme de pastille oblongue que l’artiste

terme : elle montre la démolition du Traymore Hotel d’Atlantic City et s’inspire d’un corpus

a commencé à produire dès 1968, et que chacun pouvait placer à sa guise, revenait à peu

de photographies de presse que l’artiste a agrandies en traçant une grille sur les originaux

près à répertorier des graffitis.) Pendant ce temps, le sujet de ma fièvre archiviste se souciait

et en les recopiant carré après carré. Intensifié par les tourbillons granuleux de l’acrylique

peu de la montagne d’informations qui s’élevait dans son atelier. Certes, Richard répondait

sur Celotex, ce bâtiment palatial réduit en poussière se transforme en nuage, comme ceux

toujours volontiers aux questions que je lui faxais chez lui, en déposant une note

qui ont envahi le paysage urbain lorsque toute cette architecture majestueuse a été

dactylographiée sur mon bureau le lendemain. Mais, de manière générale, il maintenait

démolie pour laisser place à de nouvelles constructions. Mais c’est ainsi que toute chose

une distance cordiale avec les tâches quotidiennes de l’atelier.

apparaît dans le monde selon Artschwager, qui représente, avec la même distance,

Mon travail a pris fin lorsque Richard s’est remarié et a vidé son atelier de

complexes résidentiels, intérieurs de bureaux, maisons contemporaines, fermes, paysages,

Brooklyn pour s’installer au nord de New York. C’est Ann, sa femme, qui administre

natures mortes, personnages et même quelques images pornographiques. On dirait

désormais parfaitement les affaires liées à son œuvre. Chaque fois que je leur rends

qu’une bombe a éclaté silencieusement pour laisser une pluie de particules et une image

visite, une question nous conduit immanquablement au bureau, où j’éprouve toujours

qui semble se dissoudre devant nos yeux, à l’intérieur de son cadre.

une sensation étrange devant les archives que j’ai autrefois compilées. Mon écriture est

Dans l’œuvre d’Artschwager, les cadres ont un sens. Il les construit comme il construit ses meubles, pour mettre son travail à part. Ces encadrements cannelés et 54

partout : sur les dossiers, les classeurs, les papiers, les diapositives. C’est comme si une partie de ma vie était archivée dans l’atelier de Richard. 55


Si bonne soit-elle, ma connaissance de l’artiste et de son œuvre ne m’a jamais

d’orange vif, la « nappe avec mesa » rappelle le glissement qu’on a pu voir dans les

donné l’envie de m’aventurer sur le terrain personnel où nous nous dirigeons à présent.

derniers paysages d’Artschwager : ce ne sont plus des fossiles mais des représentations

Mais, lorsque je regarde Recollection (Vuillard), je ne vois pas seulement l’œuvre de toute

baroques et psychédéliques de l’Ouest américain tel que l’artiste semble l’avoir gravé

une vie, je vois une existence, ou du moins ses traces, pleinement avouées ; je vois une

dans sa mémoire (fig. 159, 164).

vie au sein même d’un travail qui s’est toujours tenu à l’écart de ce genre de

Arrêtons-nous sur cette image de Vuillard, qui sert à Artschwager de machine

rapprochement. « Elliptique », « énigmatique », « distant » sont parmi les termes

à remonter le temps, en examinant une autre œuvre du postimpressionniste : Large

employés à propos de l’œuvre d’Artschwager. « Idiosyncratique » en est un autre. C’est

Interior with Six Figures (1897 ; fig. 160). Artschwager a scindé cette toile pour en faire

donc avec précaution que nous prenons la voie du récit personnel ; faire perdre à son

deux tableaux : Grandmother in Chair et Woman with Cat (2007 ; fig. 161, 162). Avant

travail de sa singularité et de son étrangeté serait une erreur. Et pourtant cette piste

d’entrer dans le détail, voici des impressions immédiates : imaginons le Vuillard repris

m’intéresse, car je suis convaincue que l’œuvre d’Artschwager demeurera toujours

dans la série : cendreux et gris, l’intérieur semble imploser – les meubles tremblent, le

profondément et délicieusement insondable, quel que soit l’éclairage que l’on y porte.

sol se soulève –, mais les murs et les tableaux restent immobiles. Certaines silhouettes

Dans tous les cas, puisque c’est moi qui tiens la lampe torche, beaucoup de ce qui sera

ressemblent à des statues qui s’effritent, d’autres viennent d’éclater, roulent dans la

mis au jour ne sera en réalité qu’une projection de ma part10.

poussière en projetant des débris. On peut presque sentir le souffle de l’explosion, que

Qui sont donc ces gens assis autour de la table ? Étant donné la ressemblance

seul le cadre peut maintenir.

entre l’homme de gauche et Artschwager (qui m’a toujours rappelé Walter Huston dans Dodsworth [1936] de William Wyler), il s’agit peut-être d’un repas qui représente les

« On vous brutalise pour partir en guerre13 », dit Artschwager de son expérience de

différents âges de l’artiste, le nourrisson, l’enfant et l’adulte. Dans un registre moins

lieutenant pendant la Seconde Guerre mondiale. Mobilisé dans une unité d’artillerie, il

allégorique, cette atmosphère très vieille Europe suggère qu’il s’agit d’un portrait de

dirige une division de renseignement tactique, combat au corps à corps, est blessé à la

famille imaginaire. L’époque n’est pas la bonne – Artschwager et sa petite sœur,

bataille des Ardennes14. Il y reste ensuite pendant l’Occupation. « C’était certainement un

Margarita, sont nés à Washington DC et ont grandi au Nouveau-Mexique pendant la

choc pour moi de voir Munich à la fin de la guerre. Bien sûr, je suis allé chercher les

Grande Dépression –, mais, culturellement, Richard Artschwager vient d’un monde

endroits que j’avais connus. » Enfant, Artschwager a fait deux séjours dans la ville, dont

nourri par l’Europe des Lumières. Sa mère, née en Russie, était peintre amateur ; son

l’un à l’âge de huit ans. Il y a passé une année scolaire pendant que sa mère suivait les

père, originaire de Prusse, était agronome pour le gouvernement et cultivait un penchant

cours de l’Académie des beaux-arts. Debout, dans son uniforme « d’un vert grisâtre avec

pour la photographie (« C’était un beau gosse, elle était belle fille, donc, bien sûr, ils se

un casque d’acier », il demande à un passant : « “Bitte, kennen Sie die Kirchenschule ? [S’il

sont rencontrés et ce qui devait arriver est arrivé », ainsi résume-t-il l’affaire). À la maison,

vous plaît, est-ce que vous connaissez l’école de l’église ?]” et l’homme répond “Elle est

on parle allemand, on apprend le latin et on cite Friedrich von Schiller et Arthur

juste derrière vous.” Effectivement elle était là, ou plutôt ce qui restait d’elle15. »

Schopenhauer. Mais, dehors, c’est un autre monde, un monde de perceptions moins

Pendant son service militaire, Artschwager achète un Rolleiflex et prend énormément de photographies : fleurs, teckels, jolies filles, réfugiés, champs de

policées. « Je dirais que c’était le Far West. […] Un décor à la Cézanne. […] Bien sûr, c’était un décor admirable, ou supposément admirable, en fait. C’était magnifique [mais]

bataille, l’itinéraire complet du soldat. Il a vu Oslo depuis le ciel : aplatie « comme les

en réalité ce paysage me bouleversait et je le parcourais dès que j’en avais l’occasion . »

ruines chaldéennes que l’on venait de découvrir ». Son unité localise et cartographie un

À pied, à cheval ou dans la Ford Model A familiale (il garde un souvenir ému de la

champ de mines : « Il y a eu un incident et, le jour suivant, l’une des jeeps a explosé. »

traversée du désert de Chihuahua pour aller au Mexique), Artschwager explore et

Faire la guerre apprend, dit-il, « le vrai sens de la cause et de l’effet. […] On comprend

absorbe le paysage, la culture pueblo, la nature. « Sur ce terrain […], j’ai tout de suite

très vite que rien n’est permanent. Et c’est vraiment foutu et il n’y a rien à faire16 ».

11

appris certaines choses, ensuite j’ai pu m’amuser avec […], l’agilité physique était mon

Artschwager revient de l’armée avec une épouse autrichienne, Elfriede, à qui il

agilité mentale . » Il possède une arme à feu, comme beaucoup de gamins de la

dit devoir un « mariage arrangé » – avec l’art, pas avec Elfriede – qui a duré toute sa vie :

campagne à l’époque. Il apprend tout seul la taxidermie pour approfondir son étude des

c’est elle qui lui a conseillé de quitter les sciences pour devenir artiste. (Elle lui a aussi dit,

oiseaux locaux, dont la diversité et l’exotisme étaient comparables, selon lui, à ceux de la

un soir, à un concert : « Tais-toi et écoute. » Une réplique qu’Artschwager aime

vallée du Nil. Il y avait un nid d’aigle à portée de vélo.

reprendre en rétorquant : « Tais-toi et regarde. ») Amoureuse des arts, Elfriede a d’abord

12

Pour qui a séjourné dans le sud-ouest des États-Unis, les mesas du désert sont

été designer textile ; je l’imagine tout à fait à l’aise dans le monde plein d’étoffes des

aussi familières qu’une table dans un intérieur. Il est pourtant déconcertant de réaliser à

intérieurs de Vuillard. Leur mariage se solde par un divorce et Artschwager se marie

quel point le paysage américain s’est immiscé dans ce décor de salle à manger.

encore deux fois avant de rencontrer Ann. Il a trois enfants. Dans Grandmother in Chair,

Artschwager transforme malicieusement la nappe à carreaux de Vuillard en abstraction à

les silhouettes de plusieurs générations entourent un homme assis à son bureau, au

larges motifs tirée de son imagerie personnelle du paysage. Comme un marqueur, pour

milieu d’un salon encombré. À propos de son univers privé, Artschwager a dit un jour

ceux qui savent déchiffrer ce signe, ce détail signale des représentations plus anciennes

pendant une conférence :

d’étendues désertiques infinies réduites à une perspective dépouillée, linéaire et analytique, reliée à un lointain point de fuite. (« Commencez par un point et déplacez-

Certaines personnes ont une vie tumultueuse, d’autres ont une vie rangée. La

vous, c’est ce que j’ai toujours dit », m’a récemment confié Artschwager.) Colorée

mienne était plutôt tumultueuse : beaucoup de perturbations, beaucoup de

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distractions de mon fait ou de celui des autres – avec toujours six choses

biais du souvenir – pour me sensibiliser à ce qu’elles signifient par rapport aux

différentes sur le feu. Malgré la possibilité de démissionner, jeter femme et

particularités et aux bizarreries de l’œuvre d’Artschwager. En résumé, chaque conférence était un périple, une quête de vision au sens

enfants dehors, aménager un atelier digne de ce nom, verrouiller la porte, éteindre la radio et laisser le téléphone décroché, j’ai préféré m’assurer que

littéral . En interpellant directement ses auditeurs, Artschwager concevait ses

tout marchait. Ce qui advient est inévitablement complexe, j’ai examiné le

séminaires de façon à susciter un état de perception spécifique. Il commençait par

19

projeter une diapositive vierge pour établir un champ de vision, puis il montrait une

champ surpeuplé des complexités que j’avais peut-être sous-estimées, et j’en ai conclu que mon travail dérivait du débordement de ce qui advenait . 17

diapositive sur laquelle il avait tracé un rectangle, semblable à un cadre que l’œil devait traverser. À la manière d’un professeur de yoga, il demandait au public de penser à son

C’est seulement cette reprise récente des intérieurs de Vuillard par Artschwager

propre regard, de visualiser ses pieds et d’avoir conscience de ce qui l’entourait. (Peut-

qui laisse deviner la complexité de la vie domestique de l’artiste. Pour continuer dans la

être que, trois rangs derrière vous, quelqu’un pointait un revolver vers votre tête.)

même veine spéculative, dans Woman with Cat, l’animal aux longs poils roux n’est sans

Apparaissaient alors des diapositives du Machu Picchu, de la Vénus de Willendorf et des

doute autre que George dans les bras de sa maîtresse, Ann, qui entre dans ce qui a l’air

orgues montagneux du Nouveau-Mexique, qui étaient destinées à inviter les auditeurs à

d’être son propre cadre, mais en même temps une autre femme semble disparaître au bord

faire l’expérience de la vue aérienne, à sentir le poids de leur propre corps et les

de l’image. C’est Ann qui a montré à Artschwager le Déjeuner de famille de Vuillard sur

capacités de leur esprit à compléter les détails visuels (fig. 165). L’image d’après un

une reproduction déchirée dans un magazine. « En fait, il y avait une autre image, au verso

tableau représentant un tapis persan introduisait le travail de l’artiste. Il expliquait l’avoir

de la page. Je pensais qu’il pourrait avoir envie de la peindre », m’a-t-elle dit un jour alors

peinte uniquement afin de créer une sorte de « regard flottant » qui laissait le motif se

qu’elle préparait le déjeuner.

dissoudre jusqu’à ce qu’il devienne une pure abstraction20. La signification de toute

Après tout ce que je viens d’écrire sur les dernières œuvres d’Artschwager, je n’ai toujours pas mentionné l’évidence : elles sont incroyablement laides. Entre le rendu

l’œuvre d’Artschwager est encodée dans cette image. Je sais ce que vous pensez : n’est-ce pas un peu simpliste, pour une conférence

maladroit, la palette tour à tour saturée et fade, les surfaces chevelues et l’échelle

d’artiste ? Joseph Beuys, ses tableaux noirs, ses lièvres morts et sa théosophie semblent

extravagante, elles sont presque pénibles à regarder. C’est là, bien sûr, que réside leur

plus « difficiles ». Artschwager raconte sa rencontre avec cet artiste lors d’une fête à

pouvoir. Quand les œuvres sur Formica et Celotex sont arrivées dans le monde de l’art,

Düsseldorf, en 1968. « Nous étions tous les deux des anciens combattants […], donc

elles ont dû avoir l’air tout aussi hideuses. « Toute œuvre semble pareillement s’atrophier

notre conversation était pleine d’humour et d’ironie […] L’un de nous deux a eu l’idée

à cause des éléments qui la composent, à cause de son esprit qui devient convenable,

de mettre en scène une bagarre pour affoler tout le monde, et ça a marché à 100 % ;

qui devient familier, petit à petit18 », dit Artschwager. Quant aux œuvres récentes, elles

c’est alors qu’on s’est enlacés pour terminer la performance. » Les conférences

risquent de ne jamais être faciles à regarder, d’être sans cesse mises au défi de ne pas

d’Artschwager étaient tout aussi mises en scène, avec tableau noir, baguette de

paraître convenables. Pendant sa carrière, comme s’il louvoyait face à cette éventualité,

professeur, rétroprojecteur et beaucoup de démonstrations de sa maîtrise des règles de

il a régulièrement introduit des matériaux (tel le crin de cheval) ou des images (comme

la projection de diapositives. Cela rappelle le livre dont l’artiste affirme qu’il a changé sa

les pommes de terre) qui inspirent au spectateur un mouvement de recul. Plus encore

vie alors qu’il était à l’université. Le Jeu des perles de verre d’Hermann Hesse se déroule

que dans leur laideur, la puissance de ces œuvres récentes réside dans leur sujet : la mort.

dans un monde futur qui repose entièrement sur un jeu dont les règles sont tellement

C’est le vide sidéral qui plane au-dessus de la table qui est au centre de Recollection. C’est

complexes qu’elles ne peuvent être maîtrisées qu’après que l’on a passé sa vie à étudier

la désintégration violente des formes qui remet en cause tous les souvenirs.

l’art, la science et l’histoire. Le jeu avance par coups imprévisibles entre des domaines sans liens apparents.

Dans le contenu des archives d’Artschwager que j’ai étudiées au fil des ans, je n’ai jamais

C’est ainsi qu’Artschwager exécutait ses conférences. Il construisait une

vraiment su que faire de ses notes de conférence. C’est sans doute parce que je l’ai déjà

panoplie de modalités aliénantes autour de son cheminement, ce périple plutôt

entendu s’exprimer en public. Après une conférence au Museum of Modern Art de

étrange. « Garde à vous ! » Il attirait l’attention de son auditoire sur un soldat imaginaire

New York, il y a des années, j’ai entendu quelqu’un déplorer qu’un artiste aussi brillant perde

qui auscultait le paysage en roulant des yeux. Il présentait la notion de « s’agglutiner »

l’esprit. Mais je savais, pour avoir lu ses notes, que cela n’avait rien à voir avec son âge : liens

comme une forme de communication non verbale que les animaux pratiquent

décousus, passages incessants du coq à l’âne sur un choix de sujets pour le moins étranges,

naturellement et que les humains peuvent agréablement adopter lorsqu’ils se livrent à

Artschwager procédait ainsi depuis les années 1960. Même dans ses conversations, le

une activité qui ne requiert pas de mots (assembler un meuble, par exemple). Dans

cheminement de ses pensées m’a souvent fait l’effet d’une montagne russe.

d’autres cas, il nous mettait en garde contre « l’impasse mexicaine », une situation

Qu’est-ce qui me pousse à revenir à ces notes de conférence ? Est-ce l’esprit de

dénuée d’échanges entre les parties en présence ; un genre de situation fréquent

divulgation qui semble faire partie intégrante des dernières peintures d’Artschwager

lorsqu’on s’assoit à une table dans un dîner. Pour ajouter une digression supplémentaire

d’après Vuillard ? Ou s’agit-il simplement de ma détermination à élucider cet aspect

à ces propositions hétéroclites, dont le fil était déjà assez difficile à suivre, Artschwager

frustrant et un peu agaçant de son travail (son côté : « Tais-toi et regarde ») ? De toute

avait aussi pour habitude d’interrompre net son propre discours. « QU’EST-CE QUE

façon, lorsque je les relis aujourd’hui, elles prennent un sens que je n’avais jamais réussi à

C’EST QUE CE BORDEL ? », avait-il aboyé au milieu d’une conférence qui avait débuté

saisir auparavant. Peut-être fallait-il une nouvelle intimité avec la vie de l’artiste – par le

par ces mots tracés au tableau : « ET SI VOUS SORTIEZ CHERCHER UN TRAVAIL ? » Au

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notes

milieu d’une de ses interventions, il aurait même lu deux pages entières du roman de George Eliot Le Moulin sur la Floss, sans manquer une ligne. Artschwager refuse la cohérence parce que son art revendique de ne pas s’adapter à un contexte, si accueillant et si réceptif soit-il. De même qu’Artschwager apparaît dans l’œuvre de Vuillard, de même son œuvre se veut résolument étrangère,

Je voudrais remercier Rachel Patsan pour sa relecture attentive et Chris Taylor pour avoir donné tant de temps et d’amitié à Richard et à Ann.

afin de nous arrêter net et de nous réclamer un second regard, puis un regard tout court. Selon la logique alambiquée de ses conférences, il ne s’attend pas à ce que tout le monde emprunte ce chemin. N’imaginez surtout pas faire comme chez vous – Artschwager patrouille régulièrement sur les lieux et, pour empêcher quiconque de prendre ses aises avec l’hermétisme de son œuvre, il a planté le panneau suivant : « Personne ne viendra habiter dans cette zone démilitarisée, mais les gens viendront ici de temps en temps pour un moment, pour pratiquer une gymnastique intellectuelle […], et tout le monde sera tourné vers le nord21. »

1 L’affinité toute particulière d’Artschwager pour Édouard Vuillard provient de son intérêt de longue date pour le postimpressionnisme. Il attribue la raison de son intérêt pour le pointillisme, de même que son désir de créer des œuvres qui ressemblent à des images résiduelles, à Georges Seurat et à son tableau Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte (1884-1886), œuvre qu’il a minutieusement étudiée à l’époque où il traversait régulièrement Chicago pour aller à l’université, un trajet qui lui laissait le temps d’aller la voir à l’Art Institute. Bien plus tard, alors que nous visitions ensemble une exposition consacrée à Pierre Bonnard, à Paris, il m’a confié qu’il avait choisi la couleur d’une de ses premières sculptures de Formica, avec des tiroirs d’armoire et un miroir, d’après le jaune des miroirs des peintures de Bonnard.

2 Fondée en 1955, Workbench était réputée pour ses meubles modernes à des prix modérés. La boutique de New York est devenue une franchise nationale. L’entreprise a fait faillite en 2003.

3 Artschwager Richard, « Discourse on Prints in General [Discours sur les imprimés en général] », notes de conférence inédites, s.d., p. 3. Toutes les références aux manuscrits inédits sont citées avec l’aimable autorisation de l’artiste.

4 Artschwager Richard, « Milton College », 4 décembre 1968, notes de conférence, p. 3. 5 Artschwager Richard, in McDevitt Jan, « The Object : Still Life [L’objet : nature morte] », Craft Horizons 25, no 5, septembre-octobre 1965, p. 54. 6 Ibid. 7 Artschwager Richard, in « Richard Artschwager with Suzanne Delehanty », in Plummer Johanna (éd.), Forty Years at the Institute of Contemporary Art, University of Pennsylvania, Institute of Contemporary Art, University of Pennsylvania, Philadelphie, 2005, p. 35-37. 8 Artschwager Richard, « Milton College », p. 4. 9 Artschwager Richard, in McDevitt Jan, « The Object : Still Life », p. 54. 10 Sauf indication contraire, les citations et les informations qui suivent viennent de mes conversations et de ma correspondance avec l’artiste au fil du temps. 11 Artschwager Richard, in Cummings Paul, « Oral History Interview with Richard Artschwager, 1978 Mar. 3-28 », Archives of American Art, Smithsonian Institution, p. 6. 12 Ibid., p. 7. 13 Ibid., p. 5. 14 Artschwager déclare : « [C’était une] situation qui avait tout pour me plaire : un petit groupe que je devais diriger, deux ou trois jeeps, une machine à écrire et un bureau portatif », Ibid, p. 11. 15 Ibid., p. 5.

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16 Ibid., p. 11, 13. La transcription de Cumming fait dire à Artschwager « Greenland » au lieu d’Oslo, mais le contexte suggère qu’il parle d’une ville européenne et, alors qu’il racontait la même histoire à cet auteur, il a indiqué qu’il s’agissait de la ville d’Oslo. 17 Artschwager Richard, « Discourse on Prints in General », p. 2. 18 Artschwager Richard, « Milton College », p. 2. En parlant des actualités, il a raconté au même auditoire qu’un jour même le London Bridge aurait l’air normal dans un désert – même si pour cela il risquait d’abord de devoir « tomber en poussière ». « Qu’est-ce que je veux dire par “avoir l’air normal” ? me demandez-vous. Je veux dire par là qu’il n’attirerait pas l’attention sur lui », p. 1. 19 Dans les paragraphes suivants, sauf indication contraire, je cite et résume une série de conférences qui ont des thèmes et des passages en commun. Les conférences se sont déroulées entre 1968 (au Milton College, Wisconsin) et 1983 (à la Rhode Island School of Design). Les notes sont tapées à la machine, photocopiées et annotées à la main. Certaines incluent des listes de diapositives, dont la plupart se trouvaient dans les archives de l’atelier – l’une d’entre elles montre une image de mariée japonaise en costume traditionnel. Il y avait aussi des diapositives vierges sur lesquelles on pouvait voir des passe-partout et des signes de ponctuation dessinés au marqueur noir. 20 Artschwager fait référence à « un genre d’apparence qui n’engendre ni dévotion ni terreur et se contente de fournir à la délectation du spectateur une forme non calorique de nourriture », « Discourse on Prints in General », p. 3-4. 21 Artschwager Richard, « The Useful and the Useless [L’utile et l’inutile] », notes de conférence inédites, s.d., p. 14.


1923 Naît le 26 décembre à Washington DC d’un père botaniste et d’une mère artiste peintre.

1968 Première exposition individuelle en Europe, chez Konrad Fischer à Düsseldorf.

1931 Passe l’hiver à Munich en compagnie de sa sœur et de sa mère, qui suit des cours à l’Académie des beaux-arts.

1970 Met un terme à son activité de menuisier.

1935 Déménage avec sa famille à Las Cruces, Nouveau-Mexique, où il s’installe jusqu’à son entrée à l’université. Passe du temps dans le laboratoire de son père au New Mexico College of Agriculture and Mechanic Arts. Voyage avec sa mère dans le désert pour y dessiner.

1941-1943 Étudie la biologie, la chimie et les mathématiques à la Cornell University, à Ithaca, dans l’État de New York.

Chronologie

1944 Appelé sous les drapeaux dans l’US Army, il doit interrompre ses études. Sert en Europe, où il est blessé pendant la bataille des Ardennes, puis réaffecté à un poste administratif à Francfort. Travaille ensuite dans le contre-espionnage à Vienne.

1947-1950 Retourne aux États-Unis et obtient son diplôme à Cornell. Déménage à New York, où il étudie aux côtés du peintre français Amédée Ozenfant et démarche à domicile pour proposer ses services de photographe de nouveau-nés.

1950-1953 Travaille, entre autres, comme employé de banque et ébéniste. Ouvre une menuiserie avec son beaufrère et crée des meubles très simples et de bonne facture.

1953-1957 Développe son activité de menuisier et embauche plusieurs assistants. Suit des cours du soir de dessin.

1959 Expose des peintures paysagères à la galerie Art Directions, à New York.

1960-1961 S’adonne à la sculpture sur bois et Formica, et peint à partir de photographies trouvées.

1964 Présente son travail à la galerie Leo Castelli, à New York, dans le cadre d’une exposition collective incluant Christo, Alex Hay et Robert Watts. En fin d’année, il participe à une autre exposition collective avec Roy Lichtenstein, James Rosenquist, Frank Stella et Andy Warhol.

1974 Participe à l’exposition collective American Pop Art au Whitney Museum of American Art, à New York. Commence la série de peintures et de dessins Door Window Table Basket Mirror Rug (« Porte fenêtre table panier miroir tapis »), qu’il continuera pendant les trois décennies suivantes.

1978 Vit six mois à Hambourg dans le cadre d’une résidence financée par la mairie de la ville.

1983 Première exposition à la galerie Mary Boone, à New York. Entame Sitting/Stance, une commande publique destinée au complexe résidentiel et commercial de Battery Park City, dans le Lower Manhattan.

1988-1989 Rétrospective au Whitney Museum, New York ; l’exposition sera montée également au San Francisco Museum of Modern Art, au Los Angeles Museum of Contemporary Art, au Palacio de Velázquez, Madrid, au Centre Georges-Pompidou, Paris, et à la Kunsthalle de Düsseldorf.

1990 Conçoit le plateau de tournage d’une production d’Orson Welles, adaptation de The Tragical History of Doctor Faustus, de Christopher Marlowe, à l’université de Californie du Sud, à Los Angeles.

1990-1991 Réalise la sculpture en plein air Générations pour l’Elvehjem Museum of Art à l’université du Wisconsin, à Madison. Crée les premières pièces de la série des Splatter Pieces.

1992 Entame la série des Crates.

1993 Reçoit le prix Skowhegan.

1965 Première exposition individuelle à la galerie Leo Castelli.

1995 Reçoit le prix Carnegie International.

1966 Kynaston McShine intègre les œuvres d’Artschwager dans Primary Structures, la première grande exposition d’art minimal, au Jewish Museum de New York.

2002 Conçoit la façade de la galerie Georg Kargl pour la BOX, à Vienne, d’après les créations d’Adolf Loos pour l’American Bar de Vienne, en 1908.

1967 Crée les « blps », agrandissements de signes de ponctuation, et donne des cours à l’université de Californie, à Davis. Utilise pour la première fois du crin caoutchouté dans ses sculptures.

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1973 Première exposition individuelle muséale au Museum of Contemporary Art de Chicago.

2008 Conçoit, en collaboration avec StudioMDA, une façade pour la galerie David Nolan, à New York.

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