SORBONNE ART NUMÉRO 6

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NUMERO 6 / HIVER 2O12-2O13

SORBONNE

A RT


SORBONNE ART S’EXPORTE... SORBONNE ART S’EXPORTE ...


P. 8/9 FO.

P. 4/5 6/7 P.A.C

P. 12/13 P.A

P. 14/15 16/17 18/19 E.P.

PRIERE DE TOUCHER

ED

ITO RIAL

L’œuvre, objet commercial dans le numéro 5 de « Sorbonne art », est désormais objet matériel. Un bloc de rouge à lèvres Yves Saint-Laurent joint à du béton de mêmes dimensions dégage une odeur fort attirante. Fabrice Hyber incite le visiteur à toucher l’objet, voire même à d’autres outrances. Cette oeuvre intervient pourtant dans le parcours dit « contemplatif » de son exposition « Matière première ». Prière, donc, de ne pas toucher. L’artiste est maître du protocole, grand ordonnateur. Que l’artiste revendique son statut ou proclame son anonymat, l’objet naît œuvre et devient, par là même, relique. On connaît quelques erreurs de parcours où cette dernière s’est vue mise à mal : d’abord la pelle à neige de Duchamp, puis, il y a quelques mois, l’installation Quand des gouttes commencent à tomber du plafond de Martin Kippenberger, trop bien nettoyée par une consciencieuse employée du musée qui a effacé la patine imitant les gouttes d’eau constitutives de l’œuvre. Le reste du temps, il revient aux restaurateurs d’intervenir sur l’œuvre avec technicité et respect des intentions de l’artiste. Expérimenter les méthodologies de restauration a supposé d’aborder tant les arts plastiques que l’architecture. A priori, on considère que c’est l’œuvre contemporaine qui est à l’origine des problèmes de restauration. En réalité, on peut se demander si ce n’est pas la conception contemporaine de l’œuvre qui en est la cause. Mathilde de Croix

P.20/21 P.O

P.22/23 24/25 QU.CE?

P.26/27 P.ARCH.

P.28/29 I.S

P.30/31 F.E


ENTRETIENS L’art contemporain, conceptuel, dématérialisé ou soumis à des intentions nouvelles incluant parfois l’idée de dégradation au sein même de sa conception, a posé de nombreux défis aux monde de la culture. Depuis une vingtaine d’années, la question de l’élaboration d’une nouvelle méthodologie propre à celui-ci anime le milieu de la conservation-restauration, à travers la multiplication des colloques et publications. Le conservateur-restaurateur Claude Wrobel, membre fondateur de la FFC-R1 et enseignant, compte aujourd’hui parmi les interlocuteurs privilégiés des plus grandes institutions, centres d’art et collections privées, en France comme à l’étranger. De nouvelles méthodologies pour la conservation-restauration de l’art contemporain ont été diffusées durant ces deux dernières décennies2 – selon vous où en sommes-nous aujourd’hui ? Tout d’abord il me semble indispensable de préciser certains termes associés à la conservation-restauration. L’appellation consacrée, dite « conservation-restauration », regroupe en fait trois axes principaux : la conservation préventive – qui va concerner tout particulièrement l’art contemporain –, la conservation curative, qui procède d’une intervention directe sur l’œuvre quand l’intégrité de celle-ci est menacée, et la restauration – qui définit une opération facultative visant à faciliter la lecture d’une pièce dont l’état est stabilisé. Pour revenir à votre question il y a effectivement beaucoup de choses qui se sont organisées en faveur d’une redéfinition des pratiques de conservation-restauration appliquées à l’art contemporain. En revanche la France reste très en retard sur le sujet par rapport à des pays comme le Canada, la Hollande, l’Allemagne, l’Angleterre ou les États-Unis. Depuis le premier colloque sur la question en 1991, rien ne s’est vraiment mis en place, du moins du côté des institutions. En effet la plupart des professionnels du secteur sont indépendants, il faudrait donc que l’initiative provienne du ministère ou des grands musées. L’enjeu principal étant d’adapter ces structures d’accueil, encore très « XIXe », à un art qui a radicalement changé au cours de ce dernier siècle. Vous avez été, en 1995, auteur d’une étude commandée par le Ministère de la Culture sur, je cite, « La restauration de l’Art Contemporain : comprendre l’évolution de la nature et du statut de l’œuvre d’art contemporain et définir une attitude par rapport à sa restauration (...) », quelle avait été votre approche et à quelles conclusions méthodologiques étiezvous parvenu ? Ce travail que nous avions mené avec l’AFCO/4

REP3 prétendait adapter les principes déontologiques élaborés au début du siècle par Cesare Brandi à la production des dernières décennies. Après un bref historique de la restauration, il analysait les écrits les plus récents pour enfin proposer une catégorisation de la production contemporaine en trois grandes « familles », elles-mêmes associées à des recommandations spécifiques. La première catégorie regroupait les œuvres qui, « au sens le plus large du terme, peuvent être considérées et traitées comme des œuvres d’art traditionnelles »4 , la seconde celles qui « présentent des problèmes techniquement inédits et pour lesquelles il faut expérimenter et employer des matériaux et des procédés nouveaux », enfin la troisième concernait les pièces « pour lesquelles la question de la restauration doit être examinée préalablement d’un point de vue éthique ». À l’issue de cette classification, nous avons proposé des directives visant à différencier les œuvres à décomposition programmée ou permanente, les œuvres intégrant le passage du temps et les œuvres demandant une fraîcheur éternelle. D’autre part nous différencions, au regard de leur authenticité, les œuvres autographes – réalisées par la main de l’artiste – les œuvres partiellement autographes, effectuées par l’artiste mais comprenant des objets manufacturés ou conçus par quelqu’un d’autre, et les œuvres non-autographes, les œuvres conceptuelles et réalisées par des assistants. Il s’agissait alors de considérer que « la conservation et la restauration de l’art contemporain ne se définissent pas comme la préservation de vestiges du passé, mais d’œuvres en devenir». Nous avons surtout insisté sur le fait que le respect de l’intégrité de l’œuvre, tout comme de l’intention de l’artiste, prônent en toute circonstance et que l’essentiel est de comprendre ce qui est à l’œuvre dans l’œuvre. Avez-vous un cas d’école à nous citer, une restauration vous ayant poussé à revisiter vos méthodes ?

Fédération Française des professionnels de la Conservation-Restauration.

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Parmi elles une proposition de la Foundation for the Conservation of Modern Art, DecisionMaking Model for the Conservation and Restoration of Modern and Contemporary Art (1997), mais aussi la Conservation treatment methodology de Barbara Appelbaum (2007).

2-

Association Française des Conservateurs-Restaurateurs de Peinture, dissoute à la création de la FFC-R.

3-

Les citations entre guillemets sont issues du rapport de l’AFCOREP.

4-


AVEC CLAUDE WROBEL ET... Fani Morières

Toutes les restaurations que j’ai eues à mener ont nécessité de la recherche et de la réflexion, voire une remise en question méthodologique. On se retrouve en permanence confrontés à des choses que l’on n’a jamais vues et face auxquelles on doit développer des techniques empiriques, en collaboration avec d’autres corps de métiers. C’est d’ailleurs ce qui fait de la conservation-restauration de l’art contemporain une discipline extrêmement intéressante. Je pourrais vous citer, parmi d’autres, une intervention que j’ai eu à faire sur une œuvre de Sol Lewitt au sein de la collection Lambert en Avignon. Avec l’accord du studio Sol Lewitt, j’ai été amené à remplacer l’intégralité de la couche picturale de la pièce afin qu’elle retrouve cette « fraîcheur éternelle » évoquée dans le rapport de l’AFCOREP. Ce genre d’intervention pose alors la question de l’authenticité de l’œuvre, et se décide toujours avec l’artiste – ou les ayant droits de l’artiste – et les propriétaires, publics ou privés. Le monochrome, qui nécessite parfois une reprise intégrale, pose lui aussi ce type de problème très spécifique à l’art contemporain. On ne peut pas déterminer une attitude systématique quant à ces productions si particulières, mais il faut de toute façon mettre en place une discussion avec le créateur s’il est encore vivant, ses assistants, le garant des droits moraux, les experts, les historiens de l’art spécialisés sur le sujet, les propriétaires...

dégradation progressive pour qu’elle reste active mais visible par les générations futures. Pensez-vous donc que les artistes devraient produire eux-mêmes, en collaboration avec des restaurateurs, une fiche de conservation préventive et curative pour leurs œuvres ? Ce serait évidemment la meilleure des solutions. Nous essayons autant que possible de recueillir et de centraliser les suggestions d’artistes vivants afin de minimiser les risques d’interventions hasardeuses. Il y a une certaine urgence à constituer ces méthodologies avec eux, le moment de l’achat serait d’après moi le moment privilégié pour aborder la question. Cette démarche est également à approfondir du côté de la scénographie qui constitue une des étapes importantes de la conservation préventive.

Claude Wrobel dans son atelier

Y a-t-il un « état idéal » de l’œuvre ? D’après moi on ne peut pas parler d’un état idéal mais d’un état qui ne trahit pas l’intention de l’artiste. Il existe en revanche un moment où la valeur historique prédomine sur l’intention artistique, et où certaines interventions ne sont plus possibles, comme par exemple le remplacement intégral d’un matériau. Lorsqu’on est trop loin de l’instant de la création initiale, certaines matières n’existent même plus, l’œuvre recouvre alors une dimension qu’on pourrait qualifier d’« archéologique ». Comment procédez-vous face aux œuvres à décomposition programmée ? Là encore les solutions sont multiples. Une des attitudes possibles pourrait être de vouloir stopper la dégradation. Par exemple en projetant de la résine sur une sculpture en chocolat de Dieter Roth. Cette « momification » me semble inadaptée. Une autre posture, qui respecterait davantage l’intention de l’artiste, serait de ralentir cette /5


CHRISTINE VAN ASSCHE Florence Macagno

Christine Van Assche est conservatrice en chef en charge des Nouveaux Médias au Musée national d’art moderne et responsable de la collection depuis sa création à la fin des années 1970. La collection Nouveaux Médias rassemble des œuvres datées de 1963 à nos jours et forme le plus riche ensemble d’œuvres vidéo et multimédia de France. L’appellation « Nouveaux Médias » concerne d’une part les installations multimédia, en exemplaire unique ou en exemplaires limités et d’autre part les multiples, en nombre illimité, regroupant les bandes vidéo, les bandes sonores, les CD-Rom et DVD-Rom, les disques durs et sites internet. Les multiples, notamment les bandes vidéo, sont majoritairement représentés dans la collection Nouveaux Médias, pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste la prise en charge de ce type d’œuvre ? Pour nous la conservation passe par la copie. Pour bien conserver nous copions régulièrement sur des supports plus actuels, toujours plus actuels, en essayant de préserver la qualité initiale, et de temps en temps, en régénérant le signal si nécessaire. L’obsolescence technologique rend

bien sûr ces œuvres fragiles ; le matériel d’enregistrement, de lecture et les supports de stockage des données sont sensibles à la mise hors circuit ou à l’éviction d’une technologie remplacée par une nouvelle jugée plus performante. Cependant cette fragilité est toute relative, il existe des œuvres bien plus fragiles, les œuvres réalisées en polystyrène ou en chocolat par exemple sont particulièrement en proie à la dégradation. Quel est le protocole de conservation de ces œuvres à partir du moment de l’acquisition ? Nous demandons aux artistes au moment de l’acquisition s’ils acceptent que l’œuvre soit /6

transférée sur d’autres supports, mais la description précise des transformations qui auront lieu est impossible, nous ne pouvons pas les anticiper. L’objectif reste de préserver l’apparence de l’œuvre telle qu’elle a été créée à l’origine. La sauvegarde a lieu ensuite avec l’aide et les conseils des techniciens ; évidemment, lorsque c’est possible, nous demandons l’avis des artistes concernés. Qu’en est-il pour les installations multimédia de la collection ? Pour les installations constituées d’équipement (la plus ancienne date de 1965, ndlr), nous avons dans un premier temps créé un stock de matériel d’époque. Quand cet équipement ne pourra plus être maintenu, l’émulation est une stratégie de préservation que nous envisageons. L’émulation est une imitation de l’apparence d’origine de l’installation grâce à des supports matériels nouveaux. Cette technique assurera que l’expérience de l’œuvre soit toujours possible pour les spectateurs. La veille technologique est primordiale pour la préservation de ces œuvres. La migration permanente sur des supports plus récents est aujourd’hui la solution choisie. Mais ne peut-on pas envisager à long terme leur disparition? Les collections d’État sont acquises pour être conservées ad vitam eternam. Dès lors, nous ne choisissons pas délibérément des œuvres qui ont tendance à disparaître et, pour cette raison, nous n’achetons pas des œuvres à base de logiciels. La conservation de celles-ci est délicate et requiert des compétences techniques que le Centre Pompidou ne possède pas. Les œuvres comprenant des supports informatiques déjà présentes dans la collection, nous inquiètent d’ailleurs beaucoup en raison de la complexité


de la restauration du matériel numérique. Les progrès exponentiels dans le domaine du numérique provoquent paradoxalement des difficultés de conservation suivant une courbe similaire. Il s’agit d’une opération très technique, faisant appel à d’autres métiers et aussi d’autres budgets. La conservation des œuvres sur support informatique est indéniablement plus problématique que celle des œuvres magnétiques des années 1970. L’enjeu est d’autant plus palpable qu’aujourd’hui de plus en plus d’artistes ont recours à ces technologies pour leurs œuvres. À l’exception de ce cas très spécifique, nous avons jusqu’à présent toujours pu conserver toutes les œuvres, nous aurons toujours des méthodes de conservation. L’exposition Video Vintage est actuellement présentée au ZKM, musée qui lui aussi gère une importante collection d’œuvres dite « Nouveaux Médias » : existe-t-il une coopération à ce niveau entre les musées en terme sde préservation ? Cette exposition, qui utilise en l’occurrence du matériel lui-même «vintage », a-t-elle donné lieu à un échange particulier ? Non, les musées ne sont pas en réseau, mais il serait bien qu’ils le soient en effet. Nous partageons néanmoins les modalités de conservation avec d’autres partenaires que des musées et d’autres intervenants que des artistes : la collaboration avec les bibliothèques et les chaînes de télévision est précieuse, en particulier sur la question des normes de conservation. Dans le cas de Video Vintage, nous avons travaillé avec le ZKM qui souhaitait reprendre l’exposition et restaurer in situ un certain nombre de vidéos. Le ZKM possède un atelier de restauration tant des bandes magnétiques que des équipements audiovisuels dont nous envions les potentialités. Il n’existe d’ailleurs pas à ce jour de restaurateurs à proprement parler pour les œuvres de type « Nouveaux Médias ».

Il en existe. La Tate par exemple a un ou plusieurs restaurateurs maison très impliqués dans la restauration des œuvres. Nous avons des studios audiovisuels et de très bon techniciens mais très pluridisciplinaires. Je pense qu’il serait nécessaire de créer des formations spécialisées pour ces tâches ; et de créer si possible des postes de restaurateurs intégrés ou en réseau avec le ou les musées. Vous êtes à l’origine de cette collection et connaissez parfaitement chacune des œuvres qui la composent, mais pour les générations à venir de conservateurs de la collection «Nouveaux Médias », l’évaluation de son état et sa prise en charge ne risquent-elles pas de devenir réellement problématique ? Pour chaque œuvre nous établissons des fiches de santé. Pour chaque bande nous établissons des fiches de santé. Chaque œuvre, chaque équipement possèdent des dossiers techniques précisément pour anticiper le jour il n’y aura plus « l’œil » pour les générations à venir. La documentation autour de ce type d’œuvre est très importante et doit être très précise. Il semble y avoir un réel regain d’intérêt pour la création vidéo de la période artistique des années 60 et 70. A quoi est-ce dû selon vous? C’est une époque riche en propositions conceptuelles et philosophiques. Le succès de l’exposition Vidéo Vintage en témoigne, et cet intérêt tient aux idées de liberté, de nouveauté, d’indépendance et de créativité transmises par les œuvres des artistes présentés. Les universités Paris 1 et Paris 8 orientent leurs recherches dans ce domaine. Je pense que c’est assez récent. Le 9 octobre 2012 s’est tenu à l’INHA un séminaire intitulé « La vidéo des premiers temps : collectifs vidéo et expériences militantes (France, 19681981) » organisé par Paris 8 (EA ESTCA), Paris 1 (CERHEC) et la BnF. Cette séance est la première d’un séminaire annuel qui aura lieu à la Bibliothèque nationale de France, site Richelieu.

Vue de “Vidéo Vintage 1963-1983” au Zentrum für Kunst und Medientechnologie Karlsruhe, 22 septembre 2012 - 03 février 2013 A Selection of Founding Videos from the Collection of the Centre Pompidou Paris. © Marlène Kreins

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FOCUS Dans la dernière décennie, on a assisté à une prolifération de conférences et de publications autour de la question de la restauration de l’œuvre d’art contemporain. Nous pouvons citer notamment le projet pilote Conservation of Modern Art, lancé par la Foundation of Modern Arts, qui aboutit à l’organisation deux années plus tard du colloque Modern Art: Who Cares ? et à la création du groupe International Network for the Conservation of Contemporary Art – INCCA en 1999. Les manifestations se poursuivent encore à ce jour, et de façon très active en France à travers d’autres colloques comme ceux organisés en 2007 par l’ARSET, et en 2009 par la SFIIC et le Musée d’art contemporain du Val de Marne, sous le titre Date limite de conservation. Plus récemment, en 2010, c’est à la suite du colloque Contemporary Art: Who Cares ? que se met en place le groupe français de l’INCCA-f. De manière globale, ce qui ressort de tous ces débats et discussions, c’est la nécessité d’une méthodologie spécifique et propre à la restauration de l’art contemporain. Selon les partisans de cette proposition, il serait nécessaire de restructurer les critères, les méthodes et l’attitude professionnelle du restaurateur, aux vues des nouvelles propositions artistiques plus conceptuelles que techniques ou matérielles, qui sont désormais présentes dans les collections. Il nous a donc semblé important, dans un premier temps, de présenter dans ce FOCUS les principales idées émanant de cette proposition de méthodologie spécifique pour la restauration de l’art contemporain, dont il est clair qu’elle a des répercussions plus larges. En effet, la nécessité de réévaluer les méthodologies de restauration dites « classiques » ne découle pas forcement de l’art contemporain ; elle est aussi présente dans d’autres domaines. En outre, la conception d’une déontologie et d’une méthodologie réservées à la seule restauration de l’art contemporain comporte des enjeux et des risques qu’il est nécessaire d’expliquer. /8

MatEriaux, significations et authenticitE : une restauration de l’art contemporain ? Les conflits qui font généralement débat, se situent souvent dans le choix d’une restauration permettant la préservation de la matière et/ou la préservation de l’idée, signification ou concept de l’œuvre. Que faire avec une sculpture cinétique de Jean Tinguely qui ne bouge plus ? Peuton changer des pièces pour la faire fonctionner ? Si on suivait les principes de la Théorie de la Restauration de Cesare Brandi (1963) il faudrait tenir compte du fait que l’œuvre d’art dans sa signification est un acte mental qui se manifeste dans l’image à travers la matière. C’est sur cette matière que le restaurateur doit intervenir, « sans commettre un faux artistique, ou un faux historique, et sans effacer aucune trace du passage de cette œuvre d’art dans le temps »1. L’application pratique de cette théorie se fonde sur le fait que l’on doive s’appuyer sur la matière physique qui nous parvient, elle serait le seul fil qui nous rattache à l’idée de l’artiste. Pourtant, aujourd’hui, de nombreux artistes privilégient les idées (et les enregistrent de diverses manières) et non leur matérialisation en tant qu’objet. On a donc une distance entre l’idée de l’art de Brandi et celle des artistes contemporains, distance qui rendrait l’adoption de cette thèse dans le cadre de la restauration de l’art contemporain très difficile. La question de l’authenticité de l’œuvre quant à elle, est un sujet de grande complexité, surtout si l’on considère que ce concept a toujours guidé les critères de restauration. Dans certains cas, la préservation de « l’apparence » ou de la « caractéristique » de l’objet est plus importante que la préservation des matériaux d’origine dits authentiques. Cette problématique, qui est très bien illustrée actuellement par le débat autour de l’obsolescence des matériaux des œuvres, n’est pas nouvelle. L’analyse des valeurs culturelles développée par Aloïs

- Cesare Brandi, Théorie de la restauration, Paris, Monum, Editions du Patrimoine, 2000, p. 32

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RESTAURER L’ART CONTEMPORAIN Maria Cecilia Winter et Aïda Menouer

Riegl dans Le culte moderne des monuments (1903) l’annonçait déjà, et elle a été reprise plus tard lors de la Conférence de Nara en 1994. Étudiant l’objet ou le monument patrimonial, Riegl identifie et classe les différentes valeurs pouvant lui être assimilées. Il évoque d’une part, la valeur de commémoration intentionnelle qui est fondée sur la volonté de lutter contre l’oubli de certains sens, certains évènements, en les rappelant à la conscience humaine. D’autre part la valeur de remémoration, qui comporte elle-même les valeurs d’ancienneté et les valeurs historiques. Puis vient s’ajouter la valeur de contemporanéité, qui intègre la valeur d’usage et la valeur d’art dans ses deux nuances, aussi bien la valeur de nouveauté que celle de la relativité de l’art. Il démontre finalement par son analyse que l’objet peut comporter simultanément en lui plusieurs de ces valeurs qui entrent parfois en conflit les unes avec les autres, surtout si on y ajoute l’appréciation variée et subjective de ces mêmes valeurs par ceux qui reçoivent les œuvres. Une

hiérarchisation des différentes valeurs devient à ce moment indispensable. Ce serait donc uniquement après cette analyse qu’on pourrait décider si la valeur la plus importante de la sculpture de Tinguely réside plutôt dans sa motricité que dans sa matérialité initiale. Par conséquent, on ne peut considérer que ce sont les seuls critères de matière/substance et fonction/utilisation qui doivent être pondérés quand on parle d’authenticité, mais ils sont un exemple, parmi d’autres, qui met en évidence l’importance de procéder à cette analyse des valeurs culturelles avant l’intervention sur l’œuvre pour restauration. Cette analyse n’est pourtant pas spécifique à l’art contemporain, et le croire pourrait nous amener à penser que la restauration de l’art contemporain intègrerait « une dimension intellectuelle, réflexive encore plus importante que la restauration classique, portant sur des œuvres « traditionnelles », telles que les envisage Cesare Brandi »2.

- Entretiens de Muriel VerbeeckBoutin avec Anne van Grevenstein-Kruse, « Restauration contemporaine, restauration de l’Art contemporain », CeROArt[En ligne], 2 | 2008, mis en ligne le 20 août 2009, consulté le 23 octobre 2012 <http://ceroart. revues.org/571>

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Vue de la fontaine des Automates de Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle.


Force est de constater la diffusion à large échelle de ce type d’a priori relevant d’une simplification de l’idée que l’on se fait de la restauration, qui est souvent associée à des interventions sur des biens culturels « anciens » où l’on croit pouvoir faire l’économie d’une analyse critique des choix d’intervention, sous couvert d’« expérience », de similarité et de récurrence des problématiques.

Pour une thEorie contemporaine de la restauration Pourtant, les limites de la théorie classique de Brandi sont aussi signalées par des conservateurs-restaurateurs d’autres types d’objets. En témoigne le colloque organisé en 2007 par l’Université libre de Bruxelles intitulé Cesare Brandi : sa pensée et l’évolution des pratiques de restauration3, qui avait pour but d’apprécier l’actualité et la validité des démarches méthodologiques de Brandi dans plusieurs domaines, comme l’archéologie, l’architecture, l’art contemporain, la céramique ou l’ethnographie, la peinture, la sculpture et le vitrail. Récemment certains auteurs comme Barbara Appelbaum et Salvador Muñoz-Viñas élargissent la problématique à la restauration des biens culturels en général, proposant une révision des méthodes et théories classiques de la restauration4 , sans toutefois les relier automatiquement à la problématique de l’art contemporain5. Selon Muñoz-Viñas des principes tels que la réversibilité, l’objectivité, le respect de la vérité et l’intervention minimale ne peuvent que rarement être pleinement appliqués. Il est même parfois nécessaire de les laisser de côté pour permettre une restauration raisonnable et acceptable. Il /10

affirme par ailleurs que la restauration n’est plus une action de conservation des vérités, mais davantage une conservation de la signification des biens culturels, sans aller pour autant jusqu’au subjectivisme radical. Ce principe repris par certains auteurs comme Cosgrove6 va jusqu’à tenter de démontrer que la restauration peut être considérée comme une action créative dans le sens technique et artistique. Car selon les défenseurs de cette idée, toute intervention de restauration entreprise dans le but de maintenir un état originel, intermédiaire ou préservant seulement des transformations postérieures, serait un choix arbitraire entrepris dans le but d’adapter les objets aux attentes et besoins actuels. Muños-Viñas souligne et nuance à la fois le fait que la fonction et l’utilisation du bien culturel sont fondamentales dans ce processus de recherche de la signification de l’œuvre. Barbara Appelbaum quant à elle reprend et élargit la proposition de Riegl, en proposant une nouvelle méthode de prise de décision pour les traitements de restauration qui prend autant en compte les aspects scientifiques que culturels, rendant ainsi cette méthode applicable à tous les biens culturels indépendamment de la catégorie de l’objet. Comme on le voit, la révision des principes classiques de la restauration n’est pas spécifique à l’art contemporain et croire en cette spécificité pourrait conduire le restaurateur à quelques pièges.

Les piEges de l’art contemporain: le point de vue de l’artiste et l’Etat originel

- Nicole Gesche-Koning et Catheline Perier d’Ieteren,Cesare Brandi (19061988). Sa pensée et l’évolution des pratiques de restauration, Actes du colloque de l’Université Libre de Bruxelles, octobre 2007, Série spéciale des Annales d’Histoire de l’Art et d’Archéologie de l’ULB, Cahier d’études X, ULB, 2008.

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4 - On emploie ici la définition de Muñoz-Viñas des théories “classiques”: les textes de Ruskin, Viollet-le-Duc, Boito et Brandi. 5 - Barbara Appelbaum, Conservation Treatment Methodology,Londres, Butterworth-Heinemann, 2007. Salvador Muñoz-Viñas, Contemporary Theory of Conservation, Londres, ButterworthHeinemann, 2004.

- Woolfgang E. Kumbein, Durability and Change: The Science, Responsibility, and Cost of Sustaining Cultural Heritage, Wiley, 1995, pp. 47–59

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Tombeau d’Alexandre, 4ème siècle Av-. J-C. Muséee archéologique d’Istanbul


La majorité des textes sur la restauration de l’art contemporain donne une place très importante à l’opinion de l’artiste. La conséquence de cela est une restauration où l’intention de l’artiste, la signification et les fonctionnalités originelles sont recherchées à tout moment. Or, il semble souvent difficile de définir et de juger les intentions des artistes. Même avec un récit très précis de celui-ci, il est important de garder à l’esprit qu’il y a toujours une distance entre ce qu’un créateur a voulu faire et ce qu’il a réellement fait. La centralité de la personnalité et de la créativité individuelle de l’artiste nous conduit à penser que l’état originel de l’œuvre est le seul état de l’objet qui compte. Cette idée est même confortée dans le modèle de constat d’état proposé pour l’art contemporain par l’INCAA sous la forme du document : Decision Making Model for the Conservation and Restoration of Modern and Contemporary Art. Là aussi l’état idéal est présenté comme étant l’état originel. Toute altération depuis cette époque devient, par définition, indésirable et le travail du restaurateur consisterait donc à remettre l’objet dans une condition aussi proche que possible de l’original. Pourtant, la logique de cette pensée est trompeuse. Par exemple, le fait de garder les sculptures grecques sous la forme de marbre blanc, malgré l’évidence apportée par les analyses de leur état polychrome, démontre que le retour ou non à l’état initial est aussi un choix. Cet exemple permet aussi de poser la question de l’évolution du goût et de la réception des productions artistiques d’une époque à l’autre. Cette réception ne peut donc pas être dictée par la seule intention de l’artiste. Aussi est-il illusoire de croire en la préservation absolue de l’état originel de l’œuvre car on ne peut pas empêcher son

vieillissement et l’altération de sa matière, tout comme le sens qui lui sera attribué par ceux qui la reçoivent.

Quel rOle pour le restaurateur ? Le plus grand danger des méthodologies spécifiques pour l’art contemporain serait justement de décider automatiquement que c’est l’état originel qui doit être recherché et que la matière a moins d’importance. Rien n’empêche qu’à la suite d’une analyse des valeurs, il soit décidé que la conservation de l’idée est plus importante que celle de la matière. Dans ce cas, peut-on parler de restauration ? Quel doit être le rôle du restaurateur ? Les restaurateurs sont formés pour faire face au matériel, ils ne peuvent qu’intervenir sur les documents ou outils qui donnent accès à l’œuvre, mais à présent on leur demande de préserver quelque chose d’intangible. Muñoz-Viñas affirme que « l’apparition de l’intangibilité dans le domaine de l’art signifie que le restaurateur peut avoir à traiter des entités qui ne peuvent pas être traitées de toute façon, parce qu’elles ne sont pas des choses, mais des pensées, des plans, des concepts […]. Inutile de dire qu’ils ne peuvent pas être effectivement restaurés, mais plutôt enregistrés, exprimés ou remontés. […] Quand il s’agit de préserver les idées pures, il y a d’autres professionnels qui sont mieux préparés pour le travail - qu’ils soient historiens, journalistes, cinéastes, archivistes, photographes ou informaticiens. En d’autres termes, demander à des restaurateurs de restaurer des œuvres d’art immatérielles peut être considéré comme injuste » 7.

- Salvador Muñoz Viñas, « The artwork that became a symbol of itself : reflections on the conservation of modern art » in : Ursula Shadler-Saub et Angela Weyer,Theory and Practice in the Conservation of Modern and Contemporary Art, Londres, Archetype, 2010, p. 64.

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Reconstitution des couleurs proposées par le Musée archéologique d’Istanbul

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PORTRAIT D’UN ARTISTE L’hétérotopie est définie par Foucault comme le lieu où se réalisent les utopies. Pour lui le cimetière est un « lieu hautement hétérotopique », où l’idée de rester pour l’éternité dans la ville parmi les vivants se matérialise. C’est ainsi que le gisant massif en dolérite, réalisé par Dewar et Gicquel, est destiné à être placé dans le cimetière du Montparnasse à Paris. Le duo franco-anglais s’est fait connaître du grand public en remportant avec cette sculpture le prix Marcel Duchamp 2012. La statue du défunt est bien loin de se présenter comme celles des rois de France. Les deux artistes exploitent l’idée du gisant, mais ne se contentent pas d’en faire un usage littéral. En effet, ils ont sculpté dans la roche compacte un plongeur dans sa combinaison d’apnéiste, prêt à sauter dans la Seine à tout instant. Bien que le commanditaire n’ait, selon la légende, jamais fait de plongée. L’ensemble constitue un bel exemple de l’humour décalé des artistes qui a séduit le jury. La France et l’art contemporain Les jeunes artistes aident à la visibilité de l’art contemporain tricolore sur la scène internationale. Dewar et Gicquel, tout comme JR, Tatiana Trouvé ou Abdel Abdessemed dynamisent la scène artistique contemporaine, bien que son pendant, le marché de l’art contemporain français, soit désormais classé quatrième derrière les États-Unis, la Chine et le Royaume-Uni, selon le rapport « Agissons pour l’art d’aujourd’hui, expression vivante de notre société » du sénateur de Haute-Garonne J.P. Plancade. Un système hétérogène à la pointe de l’art contemporain les soutient : des galeries comme Loevenbruck, ou Perrotin ; des FRAC et des musées et en premier lieu le Centre Pompidou ; des prix tels que le Prix Marcel Duchamp remis lors de la FIAC. Dewar et Gicquel s’inscrivent pleinement dans cette logique : cumulant d’ores et déjà les expositions en France et à l’étranger, ils finiront d’asseoir leur notoriété grâce à la vitrine que leur offrira Beaubourg à l’automne prochain, en plus des 35 000 euros de dotation alloués par le prix qu’ils viennent de remporter. Depuis leurs premières expositions en 2004, les deux artistes formés aux Beaux-Arts de Rennes ont été repérés et encouragés par les spécialistes des magazines 02, Mouvement, et Technikart, qui voient leurs avis se confirmer. Dorénavant, un public plus large va se confronter à leur /12

œuvre. Les deux compères cultivent l’inattendu et savent en faire la promotion, de l’hippopotame sculpté dans une sorte de glaise pour la Triennale de Yokohama, à une botte de cavalier en bois exposée et vendue à Paris. Leur constante est d’associer des matériaux devenus atypiques chez les artistes qui les ont précédés – le marbre, la terre, le bois ou l’acier massif – ainsi que des techniques de toutes sortes, taille directe, modelage, tissage, céramique ou fer forgé. Pour un résultat qui étonne forcément, tel que Grit exposé en 2006 à Montreuil où une poche banane et un coquillage en pierre se retrouvent à la même taille qu’une Austin mini inutilisable car bardée de fer. Dewar et Gicquel se laissent la possibilité d’évoluer pendant la création, de perdre le contrôle et de ne pas avoir d’intention figée. Leur processus créatif évolue en fonction de la matière qu’ils traitent. La pierre ne permet pas des décisions de coupe franche contrairement au bois. La production finale n’est pas forcement celle qui était prévue, il arrive que des pièces cassent, qu’elles soient difficilement reconnaissables. Fonction et esthEtique sont sur un bateau... Emilie Renard, curatrice et critique d’art, écrit dans Textes aux éditions Loevenbruck un article sur Dewar et Gicquel. Elle définit leur posture comme « à cheval entre deux options : celle d’un subjectivisme expressionniste à l’imaginaire authentiquement pop et celle d’un conceptualisme figuratif distancié ». Cette phrase (trop ?) technique nous donne conscience de la force des choix des deux artistes. Ils sélectionnent des objets porteurs d’une valeur usuelle claire – un moulinet de pêche par exemple – qui sont issus de leurs thèmes populaires favoris : la nature et les loisirs que l’on peut y pratiquer, comme la pêche ou la plongée. Puis à l’aide de leur savoirfaire de bricoleurs, les deux sculpteurs transforment la matière en œuvre artistique. Elle est de même forme que l’objet choisi au départ, à quelques détails près, souvent l’échelle, en fonction du processus créatif. L’ouvrage alors accompli conserve et accroît la valeur esthétique. Les babioles de l’enfance forment un autre thème majeur de la production de Dewar et Gicquel. Ils sont une sorte de Jeff Koons moins clinquant et plus intellectuel, typiquement français. Il existe sur Youtube une vidéo du duo en pleine réalisation de Mason Masacre en 2008 au Jardin des Plantes des Capellans à Saint-Cyprien. Ce re-


DEWAR ET GICQUEL Kévin Piyasena

portage présente les artistes avec les outils qu’ils utilisent : scie circulaire, marteau piqueur et ponceuse. Leurs physiques contrastent face à l’exigence des appareils. A partir de blocs de marbre brut déposés par un poids lourd, ils sculptent la reproduction d’une carrosserie de Ferrari Testarossa, jouet et fantasme par excellence de tous les petits garçons nés ou élevés après 1984. La Ferrari est une voiture de luxe produite à la main et destinée à une clientèle privilégiée. Sa reproduction en petite voiture pour enfant est produite massivement à la chaine et est destinée au plus grand nombre. Le brouillage des pistes est permanent. Avec leur atelier à la campagne, leurs techniques d’amateurs, leurs airs débonnaires, et leurs thèmes « chasse & pêche », Dewar et Gicquel apportent un renouveau à l’art contemporain français. La paire bénéficie des nouvelles technologies qui permettent aux sujets populaires d’être plébiscités en masse, et cassent le système de domination d’une pensée élitiste. Ils en profitent pour « élargir les standards esthétiques», comme le précise le communiqué d’Alfred Pacquement, président du jury du prix Marcel Duchamp. Les deux acolytes combinent les possibilités dans une attitude plus populaire et consommatrice qu’élitiste et conservatrice, sans pour autant délaisser cette autre facette. Populaire et Elitiste restent dans le mEme bateau Lors de la FIAC, sur le stand de la galerie Loevenbruck était exposée une des dernières œuvres de Dewar et Gicquel. Un gif animé qui met en boucle trois photos de jambes sculptées en plein air dans des positions différentes. Cette boucle à trois temps intitulée menuet, s’éloigne par son sujet de la culture populaire : c’était «la danse favorite de Louis XIV ». Mais l’outil de présentation, le gif animé, est très plébiscité sur internet pour montrer des situations drôles (Cf. Tuxboard. com – les gifs du mercredi). Par cette dernière production notre duo continue d’explorer et d’ouvrir le champ du possible. L’œuvre de Dewar et Gicquel est donc très variée. L’amateurisme de leurs pratiques multiples – au sens le plus noble du terme – pose aussi le problème de la conservation de leurs œuvres. Cette volonté de s’affirmer comme touche-àtout expérimentateurs, dans la tradition de l’art contemporain, crée de fait une fragilité forte face à l’érosion du temps. Les particuliers et les insti-

tutions qui achètent leurs œuvres polymorphes vont avoir besoin pour les conserver de combiner les spécialistes. Le coût de l’entretien devient alors un facteur important. Leurs œuvres seront-elles encore là dans trois siècles ? La question mérite d’être posée, pour que persiste le cheminement de l’esthétisme du XXIe siècle auprès des générations futures.

Le menuet, 2012 Gif animé, boucle de 3 secondes, édition à trois exemplaires Mason Massacre, 2008 Marbre de Castelnou, 410 x 190 x 200 cm. Vue de l’exposition Château de Tokyo – Palais de Fontainebleau, 2008 Collection privée, Monaco Courtesy galerie Loevenbruck, photographie d’André Morin

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EXPOSITIONS : PROPOSITIONS

Anaïs Chaussebourg

EDWARD

HOPPER

Aucune rétrospective ne lui avait encore été consacrée en France, pourtant, c’est bien à Paris que Hopper aiguisa son œil de peintre. Sous le commissariat de Didier Ottinger, cette exposition, au Grand Palais, présente la genèse de l’œuvre du peintre avec une scénographie épurée, antagoniste aux dérives opérées dans certaines expositions. Ici, aucun objet ni décor pour occulter les œuvres, le parcours de Hopper se profile avec clarté : une longue suite de tableaux interrompue par des petits salons d’aquarelles et de gravures laisse progressivement place à des espaces plus vastes où chaque œuvre constitue un élément autonome.

Cette procession chronologique permet au spectateur d’appréhender l’évolution de son oeuvre, et nous plonge directement au cœur de ses influences : à Paris il a l’opportunité d’admirer des peintres modernes tels que Vallotton, Albert Marquet ou encore Edgar Degas. D’ailleurs, le cadrage de ce dernier, sa « théâtralisation » du monde l’ont inspiré : Le bureau de coton de la Nouvelle-Orléans peint par Degas dénote légèrement dans cette enfilade de tableaux ; ne peut-elle pas être perçue comme une leçon de peinture donnée à Hopper qui, en 1940, transpose ce sujet dans plusieurs de ses tableaux ? De retour à New York, Hopper s’astreint à travailler comme illustrateur par nécessité financière. Ces illustrations publicitaires fortement engagées font écho à sa peinture : iconographie et idées qu’elles évoquent se rejoignent, célébrant ainsi la stigmatisation déjà présente de l’Amérique. Les gravures recluses dans une petite salle de l’exposition et en nombre restreint, sont néanmoins indispensables à la compréhension de l’œuvre de Hopper – lui même affirmant qu’elles furent « la cristallisation »1 de sa peinture tant par son format que sa technique. En effet, elles effectuent la corrélation entre « l’image foisonnante de l’édition et l’unicité de l’image artistique»2. La deuxième partie de l’exposition, débutant à la date symbolique de 1924 – grand succès de sa première exposition personnelle – révèle l’aboutissement de ses recherches artistiques : des architectures suppléées d’une identité psycho-

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logique, des personnages solitaires méditatifs (Morning Sun, 1952) sublimés par une lumière aux vocations transcendantales (Excursion into Philosophy, 1959). Il n’effectua que cent toiles entre 1924 et 1967 date de sa mort. Une faible production reflétant le laborieux travail du peintre s’appliquant jusqu’à la fin de sa vie à évoluer vers un dépouillement du sujet. Hopper a toujours affirmé qu’il n’aspirait qu’à peindre les rayons du soleil, découpant une architecture dont les personnages « célèbrent un culte solaire dans lequel se réconcilient leurs aspirations spirituelles et leur satisfaction païenne »3. Des œuvres qui offrent également une critique « esthétique, sociale et philosophique » d’une Amérique fraîchement industrielle, véhiculant l’exaltation de la modernité. En réaction à cette culture de masse et à l’essor des grandes villes, Hopper met en lumière l’isolement, la banalisation du quotidien et fait face à la réalité de son époque en peignant des images teintées d’ironie à l’instar de Bootleggers (1925) ou encore de Girlie Show (1941). Les instants suspendus de certaines toiles comme Gas (1940) s’opposent à l’image de cette société américaine et subsidiairement à la foule venue aujourd’hui célébrer ce peintre apprécié de tous.

- Hopper le dit clairement lors d’une interview : « Ma peinture sembla se cristalliser quand je me mis à la gravure».

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D. Ottinger, « Le réalisme transcendantal d’Edward Hopper» in Hopper, cat. expo., Paris, éd. de la Réunion des musées nationaux, 2012, p. 31

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Ibid.,p. 35.

Morning Sun, 1952 Huile sur toile, 71,4 x 101,9 cm Ohio, Columbus Museum of Art Howald Fund Purchase 1954.031 © Columbus Museum of Art, Ohio


BERTRAND LAVIER, Mathilde de Croix

DEPUIS 1969

1+1, titre de la première salle, pourrait correspondre à la formule appliquée à l’exposition où la pensée du commissaire, Michel Gauthier, répondant à celle de l’artiste, produit en un temps donné et clos une exposition nommée «Bertrand Lavier, depuis 1969 » au Musée national d’art moderne. Jouant d’une formulation commerciale et narrative, cette rétrospective entame une méticuleuse déconstruction de la chronologie, convention habituelle du genre. A la traditionnelle qualification de séries, Bertrand Lavier préfère le terme de « chantiers ». A la classique distribution des salles en fonction de cette partition sérielle, Michel Gauthier préfère le concept de zones où les œuvres se côtoient selon des propositions nouvelles. L’exposition questionne les possibles d’une narration. Elle s’ouvre sur Baft III, peinture aux tubes de néon d’après les peintures à bandes de Stella. Malgré les pertes possibles engendrées par la démarche de transposition, Lavier parvient tout de même à exalter l’ambiguïté optique de la peinture originale. Les fluorescents, alors outil emblématique de Dan Flavin, lui permettent d’apposer cette référence : l’œuvre superpose ces deux signatures pour produire une œuvre singulière made in Lavier. Placée ainsi à l’entrée de l’exposition, Baft III et la double lecture qu’elle engendre permet au visiteur de concevoir immédiatement la qualité de « pensées visuelles» des pièces de l’artiste. Son œuvre repose sur ce principe d’équivalence où « l’œuvre ne saurait advenir en l’absence d’un propos précis »1 et « le programme conceptuel ne saurait aller sans un véhicule qui garantisse les droits du visible et de la forme »2 . Revenant sur ses pas, le visiteur perçoit Beaunette/Nevada. En associant un réfrigérateur de la marque Nevada à une pierre qui nous donne l’impression de provenir de cet état3, l’artiste nous livre la métaphore littérale de l’essence de son œuvre qui se conçoit toute entière comme une volonté d’échapper aux sens dictés par la pratique artistique. A la manière d’un cadavre exquis – cette fois-ci mené par l’artiste seul–, il érige la greffe comme principe fondamental. A côté, Marly, gel acrylique transparent sur dibond, livre les composantes exacerbées de ses peintures sur le motif et non d’après le motif. Ce n’est plus seulement une couche de gel qui brouille la surface picturale de l’objet, mais une oeuvre peinte qui manifeste et crypte « la mouvante réalité des reflets»4. Alors que le regardeur entrevoit son reflet en même temps que cette sur-réalité, les reflets des tubes de néon à la manière de Stella proposent, comme l’exprime Catherine Millet, une sorte de « greffe au carré ». Cette mise en espace permet de pleinement percevoir l’enjeu de l’exposition qui devient elle-même une greffe. « 1+1 la méthode est donnée »5.

Continuant cette réflexion sur la transposition, la zone suivante « des choses et des mots » dresse le constat inverse de celui des artistes conceptuels : non plus équivalence entre ces deux entités mais, tout au contraire, décalage. Suite à la démonstration de l’importance de l’objet face au langage, on prie le visiteur d’éprouver le pathos d’un « ready destroy »6 et, pourrait-on dire, d’un ready lover. « Après le ready made, la forme, l’émotion ». Une fente oblongue sur la cimaise – incitation à court-circuiter les zones– laisse percevoir de la salle suivante un socle central sur lequel sont disposés des objets soclés de tous genres. Le cartel les reprend sous une forme logotypée. « Nouvelles impressions d’Afrique» joue sur les registres : un musée d’ethnographie mêlant archéologie contemporaine et statuettes africaines moulées aux allures d’orfèvrerie. La modification du statut de l’objet face à l’appareil muséal entre en résonnance avec la zone suivante, où la surdétermination de l’appareil photographique conduit l’artiste à explorer «la photo sans la photo ». La photographie, dont l’une des constituantes est le cadre, s’exprime donc au travers de portions de réalités. Plus loin, le visiteur pénètre dans une salle sombre de projection, s’imagine à la fin de l’exposition, se croit devant une image en mouvement, reconnaît un tableau de Rothko, et s’aperçoit finalement qu’il ne s’y passe pas autre chose que la projection très légèrement flottante de ce tableau7. Ce film, de 5 minutes et 35 secondes, ouvre la dernière zone « l’art de la transposition ». Lavier y déjoue et rejoue l’essence de chaque médium. Une photographie d’une surface peinte rouge est accolée à une surface peinte de manière identique, par exemple. L’exposition se termine par la première œuvre de l’artiste – une photographie d’une portion de vigne vierge marquée par un trait de peinture blanche –, là où elle aurait pu commencer. « Une œuvre dont on ne peut rien dire, je suis désolé ce n’est rien »8, mais dont l’artiste nous laisse tout dire.

- Michel Gauthier, Bertrand Lavier, depuis 1969, cat. expo., Paris, Editions du Centre Pompidou, 2012, p. 19.

1

2

- Ibid.

- Il s’agit en réalité d’une roche provenant d’une carrière de Bourgogne.

3

- Michel Gauthier, « Sur le motif » in Bertrand Lavier, depuis 1969, op.cit., p. 46.

4

- Idem, Bertrand Lavier, depuis 1969, op.cit., p. 19.

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- Qualification donnée par Lavier de Giulietta.

6

- Voir Idem, «L’art de la transposition » in Bertrand Lavier, depuis 1969, op.cit., p. 95.

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- Bertrand Lavier, « Redonner à la tour Eiffel la place qu’elle mérite. Entretien avec Catherine Francblin », Conversations 1982-2001, p.117.

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Baft III, 2011 Tubes en néon Galerie Xavier Hufkens, Bruxelles © Allard Bovenberg, Amsterdam

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Manon Demurger

MODERNISME OU

MODERNITE...CERCLE DE GUSTAVE LE GRAY

Alors que la 17e édition du Mois de la Photo signe le lancement en novembre d’une saison riche en évènements consacrés au médium, et que l’exposition de la photographie ancienne à Paris paraît fragilisée par l’abandon du projet de l’Hôtel de Nevers, le Petit Palais invite à redécouvrir la photographie primitive avec «Modernisme ou modernité. Les photographes du cercle de Gustave Le Gray (1850-1860)». Si la rétrospective de la BnF dédiée à Le Gray en 2002 semble avoir déjà tout dit de cette figure emblématique du XIXe siècle, Anne de Mondenard et Marc Pagneux, commissaires de cette nouvelle exposition, nous prouvent le contraire avec une présentation thématique et monographique, qui met l’accent sur l’influence esthétique et formelle qu’a eu le maître à son époque et au-delà. A travers une scénographie qui laisse s’exprimer les œuvres, le visiteur découvre un groupe qui, seulement dix ans après l’invention du procédé, trace déjà les contours de l’art photographique et délimite un territoire que reprendront à leur compte les modernistes de l’entre-deux guerres, celui d’un art qui, selon la formule d’Eugène Durieu, « trouve sa véritable puissance en soi-même, c’est à dire dans l’emploi habile des procédés qui lui sont propres ». Tandis que la galerie du cloître de Moissac photographiée par Le Gray et Mestral, jouant de la géométrie entre ombre et lumière, révèle une photo construite, une interprétation, en somme un regard sur l’objet, les détails de sculptures

photographiés par Emile Pécarrère et Charles Nègre, tel un musée imaginaire malrucien, nient l’innocence du regard et font voir la puissance d’écart du médium. Au fur et à mesure du parcours, se dessine donc une nouvelle manière de voir, une écriture photographique qui rend obsolète le culte barthésien du référent avec plus d’un siècle d’avance, sans pour autant tomber dans l’écueil pictorialiste d’une esthétisation factice. Reste peut-être un découpage thématique qui peut sembler quelque peu artificiel, tant certaines caractéristiques de l’Ecole se retrouvent tout au long de l’accrochage, au-delà même des parties qui leur sont réservées. Il n’en reste pas moins qu’à travers une exposition qui bouscule l’histoire de la photographie, le visiteur découvre une Ecole visionnaire, et est invité à porter un regard contemplatif, tels les sujets d’Olympe Aguado, sur un médium apte à créer des mondes. Admiration !

Olympe Aguado, Admiration !, vers 1860 © Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg

Amandine Tondino

MANUEL

ALVAREZ BRAVO - UN PHOTOGRAPHE AUX AGUETS

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« Le génie d’ Álvarez Bravo consiste précisément à donner un instant de repos à l’écoulement du monde, pour que ce soit nous, les spectateurs, qui lui restituions son mouvement »1 : Carlos Fuentes. « Manuel Álvarez Bravo, un photographe aux aguets » : Jeu de Paume. Titre sans élégance mais exposition digne d’être vue, pari aisé à gagner que d’exposer le dit père de la photographie mexicaine. Il y a bien sûr les classiques, tels Le Drap Noir, dont on se plaît à regarder une reproduction originale. Un soin donné aux textures. Les plis du tissu. La peau, tantôt lisse, d’autres fois piquetée par le

- Manuel Álvarez Bravo, Photopoésie,Paris Actes Sud, 2008

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- Voir Ibid.

Ondas de papel, vers 1928 Épreuve gélatinoargentique tardive. Collection Colette Urbajtel / Archivo Manuel Álvarez Bravo, s.c. © Colette Urbajtel /


Agnès Werly

MOÏ

WER

La Fondation Henri Cartier-Bresson met à l’honneur l’œuvre de Moshe Raviv-Vorobeichic (alias Moï Wer, alias Moshé Raviv), photographe lituanien aujourd’hui méconnu. Proche des artistes du Bauhaus et de Fernand Léger, il a pratiqué une photographie originale, fondée sur le principe de la superposition de plusieurs négatifs, dans laquelle les motifs formels sont enchevêtrés. En 1931 il publie un album extraordinaire, consacré à la modernité et au dynamisme de la ville de Paris et en prépare un second, Ci-Contre, 110 photographies, qu’il n’a pas pu publier et dont la maquette originale est aujourd’hui exposée à la Fondation Henri Cartier-Bresson. La découverte des tirages originaux de Ci-Contre permet de prendre la mesure du travail de l’image réalisé par Moï Wer et d’apprécier pleinement la finesse de ses surimpressions. Moï Wer est sans doute le photographe qui a le plus poussé les recherches autour de cette technique dans l’Entre-deux-guerres : il alla parfois jusqu’à superposer cinq négatifs pour une seule image. Au-delà de la virtuosité technique, ce procédé permet à Moï Wer de faire jouer les valeurs, les textures, les motifs les uns avec les autres et de créer des impressions visuelles et sensorielles nouvelles chez le spectateur. La présentation de la maquette originale, déployée sur les murs de la salle d’exposition, permet de prendre toute la mesure des rapprochements qu’il a pensés entre les images. La juxtaposition des images sur une page, une double page ou les unes à la suite des autres est extrêmement minutieuse et cherche à créer des résonances, des échos à partir des lignes dynamiques, des formes, des matières. Cette mise en page peut être comparée à un montage cinématographique, dans lequel le cliché serait un plan fixe mis en relation avec les autres, créant un rythme visuel, des correspondances et parfois un début de narration. La possibilité de pouvoir changer de point de vue, de plonger dans les nombreux détails des surimpressions ou de prendre de la hauteur pour consi-

froid. Aussi d’étonnantes photographies en couleur bien moins connues, du numérique même. L’œuvre multiple d’un centenaire, né en 1982, décédé en 2002. On disait que du cinéma, il n’appréciait que L’Atalante2. Mais, il aura réalisé des films dont les fragments sont montés et dévoilés pour la première fois. Pas de salles de projection closes, plutôt de modestes écrans, placés au même niveau que les images fixes. Elles ne valent pas plus, pas moins, tout se complète et se noue, plutôt que s’entrechoque dans un accrochage sensé, privilégiant les résonnances à la chronologie. « Marcher », « gésir » ou encore « rêver ». Le verbe est roi, le parcours muséal dynamique mais glacial. Les photographies de Manuel sont intimes, de même format que nos portraits de famille et certains de ses films en super-8 n’étaient pas destinés à être montrés. Plutôt que l’éternel mur blanc, pourquoi pas un chaud revêtement de bois et d’usés

Moï Wer (Moshe RavivVorobeichic) © Archives Ann et Jürgen Wilde, Zülpich/Cologne, 2012

dérer les relations de ces images denses les unes avec les autres est sans doute la meilleure manière de percevoir les photographies de Moi Ver, qui accordait une grande place à de tels jeux d’échelle. L’exposition permet ainsi de découvrir le regard d’un photographe étonnant qui mérite de sortir de l’oubli dans lequel il est tenu, même si les explications disponibles sont assez pauvres, se bornant à la biographie de Moï Wer et à l’histoire de la maquette de l’ouvrage, sans interroger plus que cela les images elles-mêmes. Deux autres séries, plus documentaires, sont également montrées à la va-vite sans qu’on comprenne vraiment le lien avec le reste du propos ; elles n’apportent pas beaucoup à l’exposition, qui aurait gagné à creuser davantage autour des images de Ci-contre et des relations de Moï Ver avec les artistes de sa génération.

fauteuils, comme à la maison ? Cela aurait renforcé la complicité que peut ressentir le public face à cet art. Il y a heureusement un léger onirisme dans les cartels et une poésie pure dans l’œuvre de l’artiste, dans ces titres lourds de sens, parfois décalés du sujet photographié. Les oiseaux de Chichicuilotes nous auront émues, deux vieilles dames et moi, rien que pour leur sonorité étonnante. Il y a aussi des livres qu’il a lus, son écriture, ses portraits sur des cartes officielles, qui vont jusqu’à donner l’impression de le connaître un peu, mieux. Ce portrait, s’il ne peut être complet, a le mérite d’être global et aisément intelligible.

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LE CERCLE Maïlys Celeux-Lanval

BOHEMES Charlotte Magne

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DE L’ART MODERNE

L’exposition actuellement présentée au Musée du Luxembourg révèle le Havre du début du XXe siècle comme une ville à la pointe de l’art moderne, et ce dès 1906, grâce à la réunion d’artistes et de collectionneurs appelée Le Cercle de l’Art moderne. Cette association d’« amateurs attirés par une sympathie commune pour les tendances artistiques modernes » avait pour but d’organiser des expositions d’art, des concerts et des conférences, afin de « faciliter les manifestations d’un art personnel » (article 1 des statuts de l’association). Le visiteur sera sans doute plus séduit par la sélection d’œuvres exposées que par la problématique réelle de l’exposition, qui certes, présente les toiles collectionnées par le Cercle, mais fait l’impasse sur ses autres activités (concerts et conférences). L’exposition reste l’occasion de voir ou de revoir de nombreux chef d’œuvres. Le visiteur passe d’une toile à l’autre, sans réelle logique, mais il peut s’amuser à tisser des liens iconographiques entre les toiles, ou à imaginer

des histoires à cette exposition qui n’en raconte pas vraiment. Le périple commence avec les émouvantes études de ciel de Boudin (1848-1853), morceaux de poésie et de peinture qui sont l’image d’un œil attentif et alerte. Le visiteur se réveille dans le Ciel, 4 heures, levant, puis déjeune sous le Ciel gris flou pour enfin se rendormir avec le Ciel, coucher de soleil. On s’amuse à comparer les vues du port du Havre exécutées par Monet et Boudin depuis presque le même point de vue, ainsi que des paysages de Trouville et d’Honfleur présentant l’image d’une Normandie complètement adoptée par la génération impressionniste. Après ces toiles peu surprenantes pour une exposition sur le Havre, le visiteur s’arrête devant la très belle Valse (1893) de Félix Vallotton : des couples sont entraînés par le flou du mouvement alors que le pinceau de l’artiste s’applique tout particulièrement sur le visage amoureux d’une femme, au coin inférieur droit de la toile. Celle-ci résonne avec Intérieur au balcon (1919) de Pierre Bonnard, qui présente une vue resserrée avec

Cet automne, le Grand Palais voyage à travers les siècles : de la bohème artistique aux bohémiens d’Europe de l’Est lancés sur les routes à partir du XIVe siècle, l’exposition « Bohèmes » revient sur les liens mystérieux entre deux mythes. Lorsque aux alentours de 1830 apparaît l’idée de bohème artistique à Paris au sein d’une nouvelle génération d’artistes romantiques, ceux-ci s’appuient sur tout un imaginaire, nourri de l’image d’un peuple sur les chemins et à la liberté sans bornes. C’est en prenant pour modèle ceux qui deviendront leurs nouveaux « maîtres en liberté »1 que les artistes décident de créer leur mythe. Baudelaire s’attache ainsi à « glorifier le vagabondage », tandis que Courbet se lance sur les routes de France, tel un saltimbanque. Le succès grandissant de l’opéra de Puccini et des « Scènes de la vie de bohème » de Henri Murger va de même populariser la vision selon laquelle le véritable artiste est celui qui accepte la misère pour vivre son art. L’émancipation de l’artiste à la Révolution lui confère un nouveau statut, qu’il paye du poids du dénuement. Dès lors, le parallèle avec un peuple au ban de la société s’accroît. Les bohémiens deviennent comme des frères aux yeux des artistes, après avoir été un objet de fascination pendant plus de quatre siècles. Le spectateur est alors lancé sur la route de siècles de représentation de bohémiens, passant du grotesque au noble, revisitant les stéréotypes de la diseuse de bonne aventure, des voleurs, jusqu’aux fantasmes de la belle gitane, chaste et sensuelle, que Cervantès avait le premier imaginée sous les traits de la Gitanilla. Bien que la première partie du parcours de l’exposition s’apparente à un (trop) vaste catalogue thématique et chronologique, grâce à Robert Carsen, le scénographe de l’exposition, on voyage dans les longs couloirs comme sur un chemin boueux, murs et sols de couleur brune s’accordant dans

ce périple de bohème, sur des airs tsiganes. A l’étage, on est plongés dans les ambiances de la bohème artistique du XIXe, l’atelier, puis les cabarets et les cafés, du quartier latin et de Montmartre. Dans des salles aux murs décrépis, on retrouve les éléments constitutifs du mythe, Rimbaud et ses « semelles de vent », le Poêle dans l’atelier de Cézanne, L’Absinthe de Degas... Jusqu’aux Chaussures usées de Van Gogh, abandonnées négligemment au milieu d’une vie de misère – pour

Sylvain Amic, commissaire de l’exposition

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Vincent van Gogh, Chaussures, 1886 Huile sur toile, 37,5 x 47,5 cm Amsterdam, Van Gogh Museum

la gloire. De magnifiques portraits de tsiganes d’Otto Mueller clôturent l’exposition, représentants de « l’art dégénéré » condamné par les nazis en 1937. L’histoire se profile donc au détriment de l’art, puisqu’en arrière plan, c’est la question des Roms qui est posée. On peut toutefois regretter les raccourcis de cette fin de parcours : prise dans la romance bohémienne, cette partie de l’exposition semble seulement perpétuer l’image mythique d’un peuple martyr, victime de représentations et de fantasmes.


le visage d’une femme, toujours dans le coin inférieur droit. Pensive, elle est assise devant une table chargée de tasses et d’une théière, et regarde la mer par la fenêtre. Au Coin de la fenêtre d’Edouard Vuillard présente elle une vue en plongée d’une femme assise, de dos, qui a posé son ouvrage pour regarder par la fenêtre ; les couleurs froides sont délicatement relevées par le bleu intense de sa robe, comme un indice sur la couleur de ses pensées. Deux femmes sont particulièrement touchantes et énigmatiques : La Femme blonde (1919) d’Albert Marquet, est nue, face au spectateur mais plongée encore une fois dans des pensées secrètes, tout comme La Parisienne de Montmartre (1907-1908) de Kees Van Dongen, dont les lèvres rouges et le regard humide se perdent dans la blancheur de sa peau et de son vêtement. Ainsi l’exposition est comme ces deux femmes : elle est un peu mystérieuse, le spectateur ne sait pas trop où elle veut en venir, mais il la contemple avec émotion.

Maëva Soudrille

L’IMPRESSIONNISME

ET LA MODE

Les grandes mutations sociales, économiques et urbanistiques de la seconde moitié du XIXe siècle sont en marche. Outre l’industrialisation croissante, on voit apparaître de grands magasins le long des avenues parisiennes proposant le mi-confectionné, innovation qui annonce le prêt à porter. Tandis que l’accès à la mode se voit démocratisé et diffusé à grande échelle, les jeunes artistes alors en pleine ascension de la « nouvelle peinture », nommés ensuite « impressionnistes », vont s’inspirer de cette mode et réciproquement. L’exposition du Musée d’Orsay « l’Impressionnisme et la mode » tente d’interroger ces deux grands bouleversements, nés en France à la même époque, à travers une scénographie innovante. Le parcours de l’exposition retrace, entre autres, la disparition de la crinoline au profit de la tournure. La première salle de l’exposition présente les gravures de mode des magazines avec en contrepoint les robes elles-mêmes, avant de nous faire pénétrer dans un salon de défilé où se suivent des portraits en pied de femmes mondaines en tenue d’apparat, tel des modèles défilant sur un podium. Un ensemble de petites salles, dont les murs sont recouverts de papier peint du style de l’époque, prolonge l’exposition avec des tableaux de Bartholomé ou de Renoir placés autour de robes ainsi que d’accessoires de mode (chapeaux, ombrelles). Après un bref passage par la mode vestimentaire masculine, l’exposition se termine enfin par une grande salle nous plongeant dans un jardin de plein air artificiel, thème cher aux impressionnistes. Ici le visiteur peut contempler le célèbre Déjeuner sur l’herbe de Monet, ou encore le non moins fameux Rue de Paris, temps de pluie de Gustave Caillebotte, prêté spécialement pour l’occasion par le Art Institute of Chicago. L’idée de créer un jardin en plein cœur de l’exposition aurait pu paraître fou à certains. Pourtant la nature devient le théâtre de ces apparitions éphémères et aussi du temps qui passe. En somme, la scénographie de cette exposition syn-

Félix Vallotton, La Valse, 1893 Huile sur toile. Collection Senn © Le Havre, MuMa – Musée d’Art moderne André Malraux - Florian Kleinefenn

thétise le temps d’une visite l’atmosphère au temps des impressionnistes ; la vie mondaine, les grands magasins, le plein air. Nous effectuons un véritable retour dans le passé où les personnages semblent prendre vie. Ainsi, la mode vestimentaire en perpétuel changement apparaît comme un sujet moderne et constitue un réservoir de formes inépuisables pour les artistes impressionnistes. Baudelaire dans son ouvrage Le peintre de la vie moderne ne dit-il pas à juste titre « Le secret [du peintre moderne] est de distiller de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans la trame du quotidien, d’extraire l’éternel de l’éphémère »?

Pierre Auguste Renoir, Danse à la ville, 1883 Huile sur toile H. 180 ; L. 90 cm © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / DR

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PORTRAIT D’UNE OEUVRE En 1972, dans Le cuisinier, l’art et la mort, Gilbert Lascault présente le travail de Daniel Spoerri en termes de choix : « toute l’activité de Spoerri constitue en fait un refus de séparer l’activité artistique et les préoccupations, les inventions, les désirs alimentaires. L’art est, pour lui, discours de l’appétit et de la gourmandise »1. A cette période, l’artiste compte parmi les documentaristes les plus radicaux du Nouveau Réalisme en savourant le succès international des Tableaux pièges, une série d’œuvres initiée dès la fin des années 50 dont le mode opératoire repose sur la simple fixation au mur de restes d’espaces de convivialité sur leurs socles d’origine. Quelque part entre la nature morte et le ready-made, la touche Spoerri illustre sans fard les excès de la société de consommation tout en matérialisant un contrepoint solennel à toutes les privations de la dernière guerre mondiale. Minimal, marqué autant par l’idée de mort que par celle, plus vaste, de fin, Daniel Spoerri imagine en 1983 un évènement intitulé L’enterrement du tableau piège avec le soutien de la Fondation Cartier, établie alors à Jouy-en-Josas, au domaine du Montcel. Las de sa « recette», l’artiste n’en détermine pas moins toutes les conditions d’une ultime célébration. Le happening s’articule en trois temps. D’abord un banquet digne des grands restaurants (un menu « Attrape tripes » préparé par le Chef Spoerri « Daniel » avec buffet de hors d’œuvres, tripes de fraise et mou de veau à la viennoise, grillades, fromage et dessert), le tout servi à plusieurs dizaines d’artistes, gens de lettres, hauts fonctionnaires, galeristes, collectionneurs etc. L’enfouissement ensuite, une fois le repas terminé, des tables dans une longue tranchée creusée dans les jardins du domaine. Puis, tandis que L’enterrement… s’achève, envisager les possibles fouilles archéologiques de ce que Spoerri nomme déjà Le déjeuner sous l’herbe, en convoquant le souvenir de glorieux prédécesseurs (Titien, Manet) au sujet d’une œuvre étonnamment absente. « Il serait naïf de lire ce travail de Spoerri comme une rupture avec la culture existante, comme un geste totalement neuf. Il s’agit plutôt d’un geste qui réveille, restaure des éléments qui n’ont cessé de se manifester dans notre culture, mais que la plupart des discours pédagogiques et critiques enseignent à négliger. Spoerri nous amène à nous rappeler que le Déjeuner sur l’herbe est aussi un déjeuner »2. Ainsi ce morceau d’art contemporain privé de

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visibilité a-t-il logiquement bénéficié après 27 ans d’attente du concours inédit de la Société du déterrement du tableau-piège, de l’Université de Paris I, de l’EHESS, de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux du CNRS ainsi que de l’INRAP. D’une réunion de personnes à une autre, toutes concernées à la fois par l’état actuel et le devenir de nos sociétés, Le déjeuner sous l’herbe peut, depuis 2010, être considéré comme un work in progress en provenance directe du siècle précédent. De la part de Daniel Spoerri, qui coordonne jusqu’à aujourd’hui les recherches auprès des différents scientifiques en charge du projet, le geste invite à la réflexion ; comment réceptionner, dans notre contexte, une telle bouteille à la terre ? Est-ce un avertissement, à la manière des memento mori d’autrefois ? Que retenir de l’image de cette civilisation qui fait mariner volontairement ses plaisirs dans une tranchée pendant trente ans? « Cette action archéologique se situe dans le prolongement de l’acte artistique de Daniel Spoerri, tel qu’il l’avait lui-même imaginé, et constitue une étape supplémentaire (mais non ultime) de sa démarche »3. Au musée, il est amusant de remarquer que tous les Tableaux pièges nous amènent à déplacer le regard du niveau du sol vers celui du mur, à croire que Spoerri cherche toujours à nous placer dans une position d’observateur finalement peu éloignée de celle d’un archéologue au travail sur un chantier… Il convient donc de rendre à l’équipe de scientifiques toute la réception de ce que l’artiste et ses convives ont caché au domaine du Montcel en 1983. En spectateurs confirmés et analystes méticuleux, ce sont eux (qu’ils soient palynologues, sédimentologues, dendrologues etc.) qui, pardelà le seul élargissement des limites de leurs disciplines assurent à l’art de Daniel Spoerri un regard suffisamment clinique. Le déjeuner sous l’herbe fera probablement l’objet d’expositions itinérantes dans l’avenir, au centre desquelles les liens qui unissent art, archéologie, sciences humaines, sciences sociales et autres sciences exactes témoigneront du goût de Daniel Spoerri pour l’investigation interdisciplinaire. En aura-t-on vraiment un jour fini avec les Tableaux pièges ? Le temps le dira peut-être. En attendant, rappelons-nous que le Chef Spoerri « Daniel » est gourmand ; son œuvre provoque la faim visuelle des uns pour mieux alimenter le travail des autres.

Gilbert Lascault, Ecrits timides sur le visible, 10/18, 1979, p. 195.

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Ibid.

Voir l’avant-projet de la fiche technique pour la fouille archéologique du programme Le déjeuner sous l’herbe, réalisée en 2009 par Jean Paul Demoule – cf lien de l’INRAP.

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Voir également : http://www.sdtp.eu/ http://www.inrap.fr/ Page de droite : Fouille archéologique du Déjeuner sous l’herbe à Jouy-enJosas, 2010 Denis Gliksman, Inrap


LE DERNIER REPAS DANIEL SPOERRI,LE DEJEUNER SOUS L’HERBE, 1983-... Jack Tone

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QU’EST-CE QU’UN ORIGINAL? Patrick Beurard-Valdoye, poète et professeur d’enseignement artistique à l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Lyon, est auteur du Narré des Iles Schwitters. Il y questionne la possible reconstitution du Merzbau d’Oslo de Schwitters au travers d’une écriture qu’il nomme le narré. Nathalie Leleu est chargée de mission sur les collections et le patrimoine au Musée Picasso à Paris, enseigne à la Sorbonne Paris IV. Elle a notamment écrit de nombreux articles sur la question de la réplique et de la copie. Tous deux ont accepté de questionner le terme d’original. Interroger cette notion, c’est revenir aux constituantes matérielles et aux valeurs théoriques de l’œuvre, c’est apporter un éclairage différent à ce numéro consacré à la restauration de l’art contemporain. VERS UNE TEMPORALITE DE LA NOTION Si l’on trouve une définition très précise du terme « original » dans le dictionnaire, il apparaît que la valeur accordée à celle-ci change selon les civilisations et/ou les périodes. Ainsi l’original ne forme pas toujours le contenu de l’authentique. Comment ces deux notions se répondent-elles ? Nathalie Leleu : La question est celle de la convergence variable de deux termes au dictionnaire : originalité et authenticité, qui fondent le droit d’auteur moderne. L’originalité est basée sur une forme empreinte de la personnalité de son auteur. L’authenticité réfère à l’autorité d’un artiste sur son œuvre en termes d’exécution. En dérive la notion d’attribution, traditionnellement validée par la conventionnelle signature. Alors que le marché de l’art a longtemps reposé et repose encore sur ces principes, de nombreux artistes (Yves Klein, Daniel Buren, Sol LeWitt, Donald Judd, etc.) ont mis en place des stratégies alternatives d’authentification qui signalent le retrait de la signature de la matière vers une autre dimension. Originalité et authenticité ne sont plus nécessairement et strictement coïncidentes au sein d’une forme comme le droit d’auteur l’a définie, mais voient la latitude de leur définition étendue à un processus qui dépasse la forme matérielle qui en résulte1. De la même manière, on accorde une plus ou moins grande importance à l’état originel attestant de la viabilité de cette notion. Quelles en sont les conséquences sur le statut de l’œuvre ? Patrick Beurard-Valdoye : Si l’on écarte ici la question du faux, ces deux questions renvoient au contexte, et l’exemple que voici pourrait nous éclairer. Quand László Moholy-Nagy s’exile d’Europe pour Chicago en 1937, il emporte le fameux /22

Modulateur espace-lumière (1930). Rapidement il remplace le moteur d’origine allemande par un moteur américain. Les raisons sont autant techniques que symboliques, n’est-ce pas ? Aurait-il fallu pour reconstituer l’original retrouver un moteur allemand ? N. L. : L’état « originel » réfère à l’acte d’invention de l’œuvre dans le temps et dans l’espace, mais au-delà à la permanence de son intégrité physique et technique. Cette dernière notion est une condition essentielle à toute démarche de restauration. Dinamismo di un cavallo in corsa + case, 1915 d’Umberto Boccioni, conservé à la Peggy Guggenheim Collection de Venise, fragile sculpture de carton, de bois et de métal a dû être restaurée à de nombreuses reprises pour maintenir son existence ; les éléments d’origine de l’assemblage sont désormais minoritaires. On pourrait juger que de restauration, l’entreprise est devenue reconstitution de l’œuvre par des tiers et que ce n’est plus un objet original ni authentique. Mais cet objet est aussi le véhicule de l’histoire de l’art ; sa disqualification serait difficile à admettre pour le musée. Enfin la technologie qui a pénétré les pratiques artistiques rend difficilement viable à terme la permanence d’un état « originel ». L’obsolescence des matériaux et des techniques, l’évolution des supports de diffusion, la mutation de la substance même des données visuelles conduisent nécessairement à des aménagements qui peuvent altérer la cohérence plastique d’une œuvre. Quelques cas célèbres (Nam June Paik par exemple) ont permis d’évaluer, dans les années 80-90, l’impact des mutations technologiques sur la stabilité esthétique de l’œuvre. L’acquisition d’une œuvre est l’occasion d’anticiper les questions sur ce sujet. Mais le débat n’en est qu’à ses prémices, et il faut être vigilant sur ses développements. Le musée est-il le lieu permettant la légitimation de l’origine de l’œuvre ? Quand il ex-

Nadia Walravens a produit une réflexion très documentée à ce sujet dans L’œuvre d’art en droit d’auteur. Formes et originalité des œuvres d’art contemporain (Paris : IESA – Economica, 2005).

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CONVERSATION ENTRE PATRICK BEURARD-VALDOYE // NATHALIE LELEU Anaïs Chaussebourg et Mathilde de Croix

pose des reconstitutions, quelles en sont les conséquences sur le visiteur ?

quelle manière les artistes contribuent-ils à définir et redéfinir cette notion ?

N. L. : Le fait que des répliques et des reconstitutions soient rentrées dans des collections muséales ne signifie pas qu’il y ait eu nécessairement erreur sur la substance. Le transfert de statut d’objet d’étude ou scénographique à celui d’objet de collection pouvait sembler osé à l’époque de musées dédiés aux seuls beaux-arts. Aujourd’hui que les collections muséales se sont ouvertes au design et à l’architecture, la nature des objets constitutifs de la création artistique opère sur une plus grande latitude. Le danger est l’attribution de l’objet à son référent créatif ; ce serait alors un faux. Ainsi, quand Willem Sandberg, directeur du Stedelijk Museum d’Amsterdam et «amoureux » de Victory Boogie-Woogie, 1943-44 de Piet Mondrian, désira que l’œuvre figure dans les collections du musée, il fit réaliser un copie et inscrivit sur le cartel le nom du restaurateur qui l’avait réalisée : Willy Kock. Ce dernier servit de « couverture » à l’esprit latent de Mondrian.

P. B-V. : Il y a bien un avant et un après Marcel Duchamp. L’« anartiste » a compris comment ce garant de l’œuvre qu’est l’original, est aussi l’épine dans le pied de la conservation et du marché de l’art. Il cosigne et « certifie conforme » la Mariée mise à nu par ses célibataires, même reconstituée. La Tate Gallery refusa d’acquérir un « non-original » après la rétrospective Duchamp, puis par les interventions de Pennrose (qui fait modifier le règlement), et d’Hamilton, l’achète au prix fort.

P. B-V. : Oui, on l’a bien vu avec l’incroyable épopée du Grand Verre co-signé Duchamp et Hamilton, lequel raconte cela dans Le grand défricheur (JPR Ringier, 2009), avant que la Tate Gallery se décide à l’acquérir. Il faut ici rappeler que Richard Hamilton sauva également le mur de la Merzbarn commencée par Schwitters peu avant sa mort. Mais à l’époque la Tate Gallery refusa de financer le sauvetage, et le mur fut heureusement transporté à la Newcastle Gallery. On voit que ces « résistances » muséales ont finalement des conséquences positives puisque la Tate est à l’origine d’un site provisoire www.galleryoflostart. com, qui se consacre aux œuvres disparues. Au niveau du « regardeur » comme disait Duchamp, le document qu’est a priori la reconstitution de l’original – je l’ai dit pour Schwitters, et c’est tellement vrai aussi pour Tatlin – confère en effet un nouveau regard sur l’ensemble d’une démarche. Lorsqu’il s’agit de reconstitutions spatiales, comme Le Modulateur espace-lumière évoqué précédemment, le regardeur pénètre dans cet espace aussi par la perception, pas seulement la représentation. Il entre dans la machine … célibataire. Dans la pratique de certains artistes, dont Duchamp pour ne citer que lui, on assiste à une volontaire émancipation de l’original. De

N. L. : Pour les ready-made, dont quasiment aucun du contingent initial n’a survécu sinon en photographie, leur généalogie nourrit un nombre considérable d’enquêtes, de comptes, décomptes et tentatives de classification entre les versions, les éditions et les typologies. Duchamp s’est efforcé lui-même, pendant plusieurs années, de diffuser ses œuvres par le moyen de reproductions photographiques, de fac-similés et de copies certifiées. Il n’est donc point étonnant de voir se côtoyer au sein de l’œuvre de Duchamp des répliques d’artiste, des reconstitutions certifiées et des éditions signées, auxquelles lui-même accordait la même valeur symbolique. P. B-V. : Remarquez que sa Fountain signée d’un pseudonyme, pour sa première exposition, fut expédiée avec récépissé postal au nom de Louise Norton – la future épouse de Varèse – (laquelle surnomma génialement le célèbre urinoir «Bouddha des toilettes »). On aurait donc pu envisager que ses ayant-droits contestent l’authenticité et revendiquent le ready made ! AUTOUR DE L’OEUVRE ORIGINALE : SES MULTIPLES S’il semble possible de mettre de côté les reproductions multiples de l’œuvre dans une telle discussion, la place de la copie, de la réplique et de la reconstitution est-elle déterminante ? Quel statut attribuez-vous à ces notions, tant sur un plan sémantique que «symbolique » ? N.L. : Il faut entendre par réplique, copie et reconstitution, la restitution d’une œuvre d’art dans /23


son état originel. Cette reproduction ne résulte pas d’une matrice, et elle n’est pas non plus la conséquence d’un processus créatif : elle restitue une forme plastique autonome. Dans la terminologie artistique, une réplique est la répétition (avec ou sans modification) d’un original, exécutée par l’artiste ou sous son contrôle ; l’usage commun du terme montre toutefois un glissement de sens vers celui de la copie. Une copie est réalisée à l’identique de son référent par un tiers. La reconstitution procède des mesures prises en vue de recréer tout ou partie d’une œuvre d’après des sources historiques, littéraires, graphiques, visuelles, etc. La copie et la réplique furent pratiquées pendant des siècles comme support pédagogique dans les écoles d’art, tandis que la reconstitution procède d’une démarche historique à visée analytique ou de représentation dans le parcours d’une exposition. Ainsi que le signale Walter Benjamin dans les premières lignes de L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, la réplique d’artiste, la copie et la reconstitution ont toujours agi comme des auxiliaires de la création artistique, dotés de fonctions précises qui varient selon les époques: la transmission des modèles et des motifs entre générations d’artistes, la propagation sur le marché d’œuvres originales appréciées par une clientèle, ou encore une méthode d’enseignement et d’étude et un moyen de sauvegarde du patrimoine. A l’époque contemporaine, les répliques et reconstitutions sont symptomatiques d’un mode de production « incarné » des états de la recherche scientifique, mais aussi d’une démarche créative de la part de certains artistes (je pense par exemple à Raphaël Zarka) qui réactualisent les formes du passé. P. B-V. : Au plan sémantique, reconstitution n’est guère satisfaisant à présent, mais préférable à reconstruction. Il y a un mot présent dans le champ des historiens et, depuis peu, des performers : re-enactment. Ce terme m’intéresse d’autant plus qu’on trouve enact chez le poète Charles Olson, lorsqu’il était au Black Mountain College l’un des protagonistes du premier happening en 1952, et l’inventeur du post-Modern Man: « Art does not seek to describe but to enact». Au même moment son ami à Black Mountain, Stefan Wolpe, compose Enactment. Donc : Reenactment ! Au plan symbolique, ces trois termes renvoient à la reconnaissance, puis à la possible renaissance d’œuvres détruites. Voilà l’un des paradigmes de l’ère post-moderne. C’est aussi la sauvegarde d’une pensée du faire. Dans Pierre Ménard auteur du Quichotte, Jose Luis Borges /24

nous indique de manière fascinante que la reconstitution peut être plus réussie que l’original. Ce n’est pas qu’une fiction. Car lorsque Harald Szeemann dit que « l’on ne peut se passer du Merzbau » de Kurt Schwitters, il veut notamment signifier que la reconstitution à son initiative va enfin permettre de saisir la complexité, les multiples ramifications, les entrelacements par tous les mediums de l’œuvre schwittersienne. En outre cette reconstitution nous place en face du drame vécu par Schwitters et son épouse Helma en 1943.

Hormis la copie, un tiers intervient dans le processus de production de la réplique ou de la reconstitution. Quel rôle joue-t-il ? Comment comprendre son degré d’intervention qui n’est, forcément, pas « neutre » ? N. L. : Le principal inspirateur de ces objets en marge de la collection reste l’historien d’art. Les œuvres répliquées et reconstituées portent en elles une fonction de preuve concrète du discours critique et historique dont l’exposition est l’instrument. Un autre acteur s’insinue sur cette scène : l’artiste qui regarde un autre artiste, à l’exemple de Richard Hamilton se faisant l’exégète de Mar-

Kurt Schwitter, Merzbau à Hanovre entrée avec escalier 3,93 x 5.80 x 4.60m (C) ADAGP (C) BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais/ Allemagne, Hanovre, Sprengel Museum.


cel Duchamp pour son exposition anthologique en 1966 à la Tate Gallery de Londres. Hamilton précisa toutefois que « son » Grand Verre n’était pas une reconstitution dans le sens commun du terme mais « la réplication d’un processus de construction ». P. B-V. : Oui, il y a même deux tiers. Un artiste, comme vous le disiez, ou un designer d’espace (dans le cas du Merzbau de Hanovre, Peter Bissegger). Mais il y a aussi un « témoin », dont le rôle est essentiel dans la transmission. Pour les reconstitutions de Tatlin, c’est l’un de ses assistants qui témoigne. Pour le Merzbau, c’est le fils de Schwitters, qui indique d’après ses souvenirs les couleurs. Pour le Grand Verre, Duchamp luimême. C’est donc ajouter à une approche scientifique un « surcroît d’œuvre » par la subjectivité du témoin qui était là, attestant de l’authentique. De ce fait, Le narré des îles Schwitters vous conduit-il à créer votre propre original à partir d’un original disparu ? P. B-V. : Oui, on peut dire ça. Dans le cas du Merzbau d’Olso, disparu sans trace autre qu’un texte de Schwitters de 1938, mon travail s’apparente à l’ekphrasis. A partir des souvenirs recueillis d’une dame qui, adolescente, était entrée dans le Merzbau, et suite à des repérages (et fouilles) sur le site, j’ai tenté de reconstituer poétiquement, non pas le lieu, mais l’impression du visiteur cheminant, forcément sidéré. Il y a dans une autre partie de ce livre la reconstitution d’une rencontre entre Schwitters et le chorégraphe von Laban dans un hameau, en 1947, attestée par un document, mais n’ayant laissé aucune trace, ce qui m’avait bouleversé. A partir d’enquêtes, de repérages, et d’une connaissance empathique des deux figures historiques, j’ai tenté donc – encore une fois, poétiquement – d’inventer cette incroyable rencontre. J’ai aussi tenté dans mon livre à paraître GadjoMigrandt, de rendre compte de ce qui s’était passé et vécu lors du premier happening, au Black Mountain College, en 1952. Il n’existe que des brefs témoignages contradictoires. Aucun film ; aucune photo ! LES ACTEURS CONTRIBUANT A FAIRE VALOIR CETTE NOTION Cette notion d’original intervient auprès de plusieurs acteurs, issus de plusieurs disciplines, puisque centrale à toute œuvre, quelle qu’elle soit. Comment, dans vos pratiques

respectives, la question de l’original est-elle interrogée ? N.L. : En tant que chercheuse, ce sont justement les hiatus entre originalité et authenticité qui m’intéressent, car ils sont révélateurs des méta-pratiques dérivées de la création artistique. Les brèches ouvertes dans la façade d’une définition problématique de l’œuvre d’art moderne et contemporaine sont révélatrices de processus qui confrontent l’esthétique à la sociologie et inscrivent le geste artistique dans la réalité composite du monde qui les reçoit. En tant que gestionnaire de collection muséale, je m’assurerais de la conformité du « pacte » conclu avec mon public ; expliciter les circonstances de création de l’œuvre, sa paternité (aussi complexes qu’elles puissent être, notamment dans le cas d’œuvre collective ou de stratégie particulière, comme c’est le cas par exemple des œuvres de Philippe Thomas) et de ses conditions de monstration. Encore une fois, c’est le sens qui prévaut, sur toute considération de facture ou de procédure. C’est en tout cas le devoir du musée, qui a la charge de divulguer son patrimoine et de faire état de son action à cet effet. P. B-V. : Un seul aspect ici, pour être bref : le témoignage original, oral et inédit, ou inouï, si vous préférez. Mon travail dans le champ des arts poétiques me place régulièrement dans la situation où, face à ce qui a disparu, souvent sans trace tangible, ne reste qu’un ultime témoin, qui va bientôt à son tour se taire. Il faut être prompt afin de sauvegarder cette parole. Parfois j’arrive juste un peu trop tard. Récemment encore, le poète Bernard Heidsieck a pu m’indiquer que le chorégraphe Remy Charlip avait été présent lors de ce premier happening. Je me précipite à sa recherche, et découvre, consterné, qu’il vient de mourir. C’est perdu. Fort heureusement il m’arrive aussi d’arriver à temps, parfois au moment où le témoin est prêt à parler. Cette parole originale est alors recueillie en tant qu’une des vérités dans la pelote de temps. Même si elle est manifestement en contradiction avec d’autres témoignages, ou mes convictions, son caractère vraisemblable, et surtout unique, active l’écriture poétique selon une méthode élargie vers l’histoire des arts. C’est sans doute là que je m’écarte le plus d’une approche stricte d’historien, ancrée toutefois ici et pour aller vite du côté d’une filiation - dans les écrits de Walter Benjamin et la pratique épique de Charles Olson. Le texte dans le catalogue Art is Arp (Musées de Strasbourg, 2009) peut éventuellement donner un aperçu du résultat.

Retrouvez la version complète de l’entretien sur le site. Voir également : http://www.nathalie leleu.info/ http://poezibao. typepad.com/poezibao/2007/12/lesentretien1.html

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PORTRAITS D’ARCHITECTURES Actuellement, deux courants principaux se dessinent face à la restauration du patrimoine architectural. Si une telle vision peut sembler schématique, elle tente cependant de résumer les enjeux et difficultés du sujet, dans le but d’être plus immédiatement compréhensible et révélatrice d’une réalité. Le format de la rubrique amène à une comparaison entre deux architectures ayant valeur d’exemples. Nous tenterons de faire comprendre que c’est précisément la force et la sérénité qui se dégagent des édifices historiques qui peuvent nous faire oublier leur fragilité : face au temps et à la négligence, mais aussi face au regard que l’on porte sur eux. Le premier courant prône une prise en compte et un respect des différentes strates historiques, vision de la restauration proche de celle définie par la Charte de Venise1. Aujourd’hui, il semble céder de plus en

fin du XIXe siècle, le château fut repris par la ville de Paris aux derniers propriétaires en 1964, puis cédé au Conseil général du Loiret en 1987 ; la remise en état de l’édifice s’est poursuivie de 1988 à 1992. Le château restauré retrouva ainsi « l’aspect séduisant que lui avait donné la Renaissance »4. Cependant, les apparences peuvent être trompeuses : un visiteur non averti se croirait volontiers devant un édifice authentiquement Renaissance. En se rendant au dit château, il passera par l’imposant châtelet d’entrée, muni d’une fenêtre passante portant fronton à pinacles, agrémenté de chiens assis. Le faîtage du toit comprend une décoration de fleurs de lys et de chevaliers porte-bannières. A gauche en entrant dans la cour, le visiteur pourra remarquer la couronne royale ornant la tour d’escalier, les œils-debœuf courant sur le toit de la galerie. Il découvrira sur

plus de terrain au second. L’influence des thèses de Viollet-le-Duc reste notamment très enracinée dans le milieu des architectes des monuments historiques en France2. Il est à l’origine de la réflexion sur « l’état originel », considérant la restauration d’un édifice non comme un entretien, mais comme l’acte de « le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné »3. Depuis, l’influence de cette définition, contestée dès l’origine, s’est diffusée au sein du service des Monuments historiques – un nombre non négligeable d’architectes en charge du patrimoine sont les héritiers de cette école, que l’on pourrait qualifier d’« interventionniste ». L’exemple du château de Chamerolles est à ce titre parlant. Demeure seigneuriale appartenant initialement à Lancelot du Lac, elle fut bâtie au début du XVIe siècle dans un style rustique, sobrement élégant, qui caractérise souvent les châteaux français de cette époque, encore imprégnés par les traditions médiévales. Tombé en désuétude depuis la

la façade devant lui deux grandes lucarnes sculptées, qui trouvent une correspondance symétrique sur la façade ouest. Après les intérieurs, la visite se terminera par les jardins, scindés en six carrés et entourés de galeries de circulation en bois. Le visiteur repartira charmé, cependant une particularité – dont il ne se sera probablement pas aperçu – s’attache aux différents éléments architecturaux décrits. Ils sont tous neufs. Frontons, lucarnes, meneaux ont été pour beaucoup modifiés ou remplacés, comme les trois travées de la face extérieure au nord5, bouchées et supprimées. Les lucarnes à pinacles sont des rajouts contemporains, parfois venus remplacer les éléments anciens préexistants. Le jardin de style Renaissance, quoiqu’esthétique, a été créé de toutes pièces. Aucun élément d’archive spécifique au château n’atteste de ses formes actuelles, ni même de l’existence d’un jardin à l’origine. Le parti pris de l’architecte a été de retrouver l’essence

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- Chartre internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites, approuvée par le IIe Congrès international des architectes et des techniciens des monuments historiques, Venise, 25-30 mai 1964. Adoptée par l’ICOMOS en 1965

1

- Alexandre Gady intervenant dans le cadre du débat “Patrimoine en question(s)” organisé par la Tribune de l’Art

2

- Viollet-le-Duc, Eugène, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, Paris, 1856. 3

- Citation tirée de la page de présentation du château de Chamerolles sur le site du Conseil général du Loiret

4

- Datées du XVIIIe ou début XIXe siècle, dans un style volontairement archaïsant

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Page de gauche : Vue du château de Chamerolles après et avant restauration Robert Malnoury © Gilles 92 © Région Centre


CHATEAU DE CHAMEROLLES // CHATEAU DES DUCS DE BRETAGNE Geoffrey Ripert

du château de la Renaissance, proche de cette idée d’« état originel » mentionné plus haut, mais bizarrement cette essence ne put être trouvée qu’en gommant beaucoup d’éléments authentiques de l’édifice. Une telle restructuration a bouleversé la physionomie de ce bâtiment classé. Chamerolles est peut-être la preuve qu’une restauration dans un but de valorisation touristique peut parfois avoir des conséquences néfastes. La volonté de certaines collectivités locales de trouver des investissements durables pour leur développement est parfaitement compréhensible. Pour autant, il convient de rester vigilant quand la pression de ces enjeux conduit à des solutions dommageables pour le patrimoine. Souvent, un mauvais équilibre entre les différents acteurs d’une restauration, doublé d’une visée stratégique inadaptée, peut conduire à cette

du corps de logis principal, mais qui font indubitablement partie de l’histoire et de l’identité du monument. Si l’on en croit l’architecte, chaque partie de l’édifice a reçu un traitement spécifique en fonction de ses particularités, dans un souci de conserver au maximum son authenticité. Ainsi, « on n’a remplacé que les éléments illisibles quand la mémoire et l’imagination ne parviennent plus à compléter la forme lacunaire […] C’était donc une remise en cause du parti de reconstitution complète des décors manquants »9. Le traitement du Grand Gouvernement, profondément remanié après un incendie en 1670, fut donc pensé en tenant compte de son esthétique classique. De même, les apports des restaurations précédentes du XIXe et début XXe, quand ils ne menaçaient pas les éléments plus anciens, ont été conservés. Rassurant, si l’on considère la désinvolture avec laquelle l’archi-

«perte de témoin »6 qu’évoquait Anne-Marie Lecoq. Un bon dialogue entre les différents acteurs, entre maître de l’ouvrage et maître d’œuvre en particulier, est souvent très utile afin que la concertation produise des solutions plus heureuses. Il est des exemples où une telle collaboration, autour d’un projet plus respectueux, se révèle fructueuse. Le château des ducs de Bretagne à Nantes est un symbole de cette ville, qu’il domine de ses hauts murs. Il est un phare de son identité et de celle de la région par l’histoire qui s’est déroulée en son sein. Pour ces raisons, il était nécessaire au moment où fut engagée sa restauration7 d’en faire à nouveau un élément du rayonnement de la ville, et de bien réussir la reconversion du musée qu’il abritait. L’édifice, sur lequel l’architecte des Monuments historiques Pascal Prunet a dû intervenir, avait déjà subi de nombreuses transformations et « pertes de substance » qu’il explique8. L’approche a consisté à tenir compte des changements qui modifièrent l’aspect XVe-début XVIe

tecture XIXe et XXe est parfois traitée de nos jours. Par ailleurs, la grande flèche de la tour de la Couronne d’Or fut finalement restituée, contre l’avis de Pascal Prunet, qui souhaitait un projet contemporain. L’exemple prouve que le projet fut piloté dans un cadre de réelle confrontation scientifique, engageant des spécialistes aux points de vue différents. Le monument a donc reçu le traitement rigoureux qu’il mérite, à la hauteur de sa valeur : ce cadre constitue un garant contre des restaurations très invasives, qui peuvent définitivement abîmer les édifices qu’ils sont censés protéger. Jacques Moulin, architecte de la restauration de Chamerolles, a récemment été nommé à la tête des jardins du domaine de Versailles10. Espérons que ses compétences, indéniables par la qualité de sa formation, s’exerceront pleinement dans une volonté de respect de la stratification historique de ce site de première importance, à l’image de la restauration conduite au château de Nantes.

- Le patrimoine dénaturé, Revue de l’Art, 1993

6

- Pour le château ainsi que le musée, de 1989 à sa réouverture le 9 février 2007

7

- Pascal Prunet in Château des ducs de Bretagne – Musée d’histoire de Nantes, Musée du château des ducs de Bretagne, Nantes, 2007, p. 24-37

8

9

- Ibid.

- Voir la brève du 14 septembre dernier sur le site internet de La Tribune de l’Art

10

Page de droite : Vue du château des Ducs de Bretagne avant et après restauration © droits réservésis © Cécile Langlo


INTRASORBONNE John et Ulysse, galeristes passionnés aux parcours bien différents, bousculent les idées reçues et s’affranchissent des critères établis depuis qu’ils ont investi l’Inlassable Galerie en 2011. En concevant leur propre système, ils renouvellent l’exposition d’art contemporain.

Dans quelles circonstances avez-vous repris l’Inlassable Vitrine pour en faire l’Inlassable Galerie ? John Ferrère : Ulysse et moi avons grandi dans le même quartier. Un jour, il m’a demandé de composer la musique d’une exposition, à la suite de quoi un projet commun est apparu. Ulysse Geissler : C’est la première exposition que nous avons faite, en mars 2011, intitulée Micro Salon, l’Inlassable Vitrine devenant alors l’Inlassable Galerie. Nous avons repris l’idée de la galerie Iris Clert qui proposait dans les années 60 à un grand nombre d’artistes d’exposer en petit format. Nous avons donc exposé quarantecinq artistes dans la vitrine du 18 rue Dauphine et notre collaboration s’est tellement bien déroulée que nous avons continué l’aventure. C’est une grande chance qu’on ait pu avoir six mois plus tard le deuxième lieu du 13 bis rue de Nevers, d’anciennes écuries pouvant communiquer avec la vitrine par la cour. C’est aussi un lieu d’exposition mais il y règne une ambiance différente, il y a ce côté un peu confidentiel qui nous plaît. Les gens sont appelés par la vitrine puis sont amenés vers la rue de Nevers pour en voir plus. Vous avez une conception particulière de l’exposition en galerie… J.F. : C’est vrai que la performance est très présente dans notre activité, depuis le début on a toujours ressenti le besoin d’accompagner nos expositions par le spectacle vivant dans la vitrine. Elle ressemble à une scène de théâtre dans un cadre de tableau. La réaction des gens face à ce qui y est présenté est souvent intéressante : on s’est rendu compte que la plupart n’avait jamais vu de performance. Et on a très vite axé l’activité de la galerie sur le mélange des médiums. U.G. : On a quand même une certaine préférence pour le dessin et la peinture, vers lesquels on est attirés malgré nous – de par notre éducation visuelle j’ai l’impression – et un peu par opposition à tout un courant conceptuel qui a pu engendrer une sorte de défiance du public par rapport à l’art contemporain, alors que l’art contemporain, c’est d’abord l’art des artistes vivants. /28

J.F. : On sent qu’il y a un traumatisme des gens lié à l’art conceptuel, minimaliste, auquel l’art d’aujourd’hui est trop souvent associé, donc on essaie de montrer autre chose, une autre conception de l’art. On ne peut pas rester bloqués sur cette vision de la galerie en tant que cube blanc et sur une présentation très froide, stéréotypée. U.G. : D’ailleurs, on aime pouvoir changer le lieu en fonction de l’exposition : on a déjà dû repeindre l’espace cent fois ! On a une activité qui va audelà de la simple mise en relation des gens avec les œuvres car on se sent investis de la mission de montrer quelque chose de nouveau. J.F. : On ne choisit jamais une exposition pour sa dimension commerciale, c’est avant tout notre goût et notre intuition par rapport à un artiste et à un projet qui priment. On cherche aussi à trouver un nouveau moyen de promouvoir les artistes et de travailler avec eux, en marge de cette règle d’exclusivité qu’ils ont habituellement avec les galeries. Finalement, on essaye de développer un nouveau système parce que j’ai l’impression que le précédent est en train de s’essouffler. En quoi vos formations respectives vous sontelles utiles à la gestion de la galerie et quelles autres compétences entrent en jeu ? U.G. : La plupart des galeristes ne viennent pas du tout du milieu universitaire, donc le M1 d’Histoire de l’art que je poursuis en parallèle à Paris 1 est un plus, bien sûr, mais l’essentiel est ailleurs. L’approche pluridisciplinaire est très essentielle, je pense notamment au théâtre et à la musique, très importants. Il faut aussi avoir un grand sens de l’organisation, être réactif, ouvert. Avoir une passion pour ce qu’on fait c’est fondamental : nous ne nous arrêtons pas le week-end, mais que faire de mieux le week-end que préparer une exposition ?... J.F. : La musique et mes études théâtrales au cours Simon m’ont quant à moi beaucoup influencé, je me suis rendu compte que j’étais fait pour mettre en scène. Organiser des expositions m’est apparu comme une évidence, car cela me permettait de réunir tous les médiums : l’art contemporain ouvre des poe œuvre à part entière. U.G. : C’est sûr qu’il faut aussi être un peu artiste


JOHN FERRERE // ULYSSE GEISSLER FONDATEURS DE L’INLASSABLE GALERIE

Cécile Mérelli

soi-même pour gérer une galerie, mais c’est un aspect parmi tant d’autres, l’important c’est surtout de mettre en avant le travail des artistes. J.F. : Nous prétendons à quelque chose qui dépasse la simple galerie commerciale : nous proposons des expositions thématiques, nous engageons les artistes à se pencher sur des questions qui nous tiennent à cœur… Notre travail consiste également à rendre disponible le spectateur à l’appréciation de l’univers de l’artiste. Quels sont vos projets pour l’Inlassable Galerie ? U.G. : Continuer à découvrir et montrer des artistes vivants et accessibles, continuer à jouer ce

rôle de galerie « pilote » tout en accompagnant les artistes avec qui on aura développé une relation d’amitié et de confiance, en grandissant avec eux. J.F. : Le but, c’est toujours d’emmener les spectateurs plus loin et leur faire vivre et voir des choses inédites. Après l’exposition de Giulia Andreani1, nous préparons une exposition sur les superstitions intitulée Manticiba, à partir du 22 novembre. Nous avons aussi plusieurs expositions personnelles en préparation, notamment celle de Jika, et une exposition sur la musique comme perte de repères.

“I Shot Him Down”, du 16 octobre au 18 novembre 2012 à l’Inlassable Galerie, 18 rue Dauphine et 13 bis rue de Nevers, 75006 Paris (linlassablegalerie. com)

1-

John et Ulysse dans leur vitrine, 18, rue Dauphine, devant une oeuvre de Gaspard Maïtrepierre


F O N D U ENCHAINE

Plus qu’une simple remise en état, la restauration s’apparente à une lente recomposition qui s’adapte aux nouveaux facteurs perturbant la conservation d’une œuvre. Elle doit donc se conformer à certaines règles pour que la restauration devienne efficace, tout en restant fidèle à l’état d’origine. Ce fragile équilibre est un enjeu majeur lors d’une adaptation. En changeant de médium, l’œuvre initiale est inévitablement ajustée à ce dernier, adoptant ses codes et ses exigences. L’adaptation oscille donc entre réinterprétation et appropriation, à l’instar de Quartier lointain. Bande dessinée japonaise de Jirô Taniguchi, son succès en France engendra un

film réalisé par Sam Garbarski en 2010. Une confrontation entre ces deux productions permet ainsi de saisir toutes les difficultés qui peuvent surgir au cours de certaines adaptations cinématographiques qui désirent rester fidèles à l’esprit de l’œuvre originale.

/30

UNE BANDE DESSINEE CULTE Hiroshi Nakahara, 48 ans, va mystérieusement replonger dans le passé retrouvant ainsi son physique d’adolescent, tout en conservant son regard d’adulte. Un décalage assez inattendu qui lui permet d’appréhender d’une autre façon de nombreuses situations. Car tout en revivant ses plus belles années de jeunesse, il va chercher à comprendre pourquoi son père a brutalement abandonné sa famille… Peut-on agir sur son passé pour changer son avenir sans pour autant mettre en péril ce que l’on a construit ? C’est au sein de ce fragile équilibre que réside tout le charme et tout le drame de ce manga. L’insouciance d’Hiroshi se voit contaminée par sa connaissance du futur et sa lucidité d’adulte, pouvant ainsi déchiffrer avec effroi certains événements qu’il n’avait pas compris étant plus jeune. La nostalgie se transforme alors en tragédie, un basculement presque imperceptible pour le héros et le lecteur. D’ailleurs, la différence entre les deux n’existe plus vraiment car Taniguchi réussit à nous transmettre les émotions et les doutes de ce Japonais confronté à son destin. Avec finesse et poésie, l’auteur revisite ainsi ce rêve universel du voyage dans le temps et de la jeunesse retrouvée mais teinté d’une profonde réflexion sur la destinée de tout homme. Suite au succès de la bande dessinée, un projet d’adaptation cinématographique fut confié à Sam Garbarski en 2010. Un travail très périlleux dans lequel le réalisateur belge va s’émanciper du manga d’origine. En effet, Hiroshi devient Thomas et l’action se voit transposée au cœur des Alpes françaises. Une occidentalisation qui peut laisser perplexe mais qui n’est pas étrangère à l’œuvre de Taniguchi. Au début de sa carrière, le dessinateur fut, effectivement, très sensible à la technique de la ligne claire développée notamment par Hergé. Peu connues au Japon à l’époque, les bandes dessinées franco-belges vont largement influencer son œuvre. Taniguchi va ainsi réussir, au fil de ses histoires, à créer une subtile alchimie graphique reposant sur les douceurs du quotidien et des souvenirs plus personnels. C’est avec Quartier lointain, véritable manifeste, que l’auteur atteint l’apogée de son art, arborant un style à la fois réaliste et épuré. Outre la différence de culture, c’est la dimension historique qui est bouleversée au cinéma avec cette occidentalisation. Dans le manga, le héros retourne dans un Japon d’après-guerre en pleine

Harukana Machi’e’’ de J. Taniguchi, C Jiro Taniguchi/ Shogakukan Inc. Edité par Shogakukan, Inc. Tokyo. Edition française “Quartier Lointain” publiée par Casterman.


QUARTIER LOINTAIN

DE JIRO TANIGUCHI ET DE SAM GARBARSKI Alexandre Michel

reconstruction, marqué par l’humiliation de la défaite. Si l’action dans le film est transposée à la même époque, le contexte est radicalement différent car le garçon évolue en France durant les Trente Glorieuses. La charge émotionnelle du manga reposait également sur l’intimité qui liait Taniguchi à son héros, tous deux originaires de Tottori, sur l’île d’Hokkaido. Ce lien semble être brisé dans l’œuvre de Garbarski. Mais le maître japonais fait une courte apparition à la fin du film, un sourire d’acquiescement se dessine sur son visage, son œuvre est intacte. UNE ADAPTATION REUSSIE

son participe entièrement à l’appréhension d’un film, il n’est exprimé que sous forme d’onomatopées dans une bande dessinée. Leur utilisation reste d’ailleurs très discrète dans Quartier lointain : au détour d’une case, elles accompagnent le mouvement des feuilles caressées par le vent. Dans le film de Garbarski, c’est la musique vaporeuse du groupe Air que l’on peut entendre, en parfaite osmose avec cette histoire onirique et mélancolique. En évitant habilement les pièges d’un tel exercice, le réalisateur Sam Garbarski s’émancipe du manga d’origine pour mieux en capter l’essence, réalisant ainsi une adaptation réussie de l’œuvre japonaise. L’aventure n’est

Le film révèle avec brio la puissance universelle du chef-d’œuvre japonais en le réinterprétant sans pour autant le dénaturer. Une bande dessinée possède certaines caractéristiques qu’il est difficile de restaurer sur une pellicule. Ainsi, son adaptation diffère de celle d’un roman où chaque lecteur s’est créé une version imagée et personnelle de l’œuvre ; celle du réalisateur étant l’une d’entre elles. Cette liberté d’adaptation est bien plus réduite pour une bande dessinée, bâtie sur l’articulation d’images et de textes. Les héros, les lieux, sont déjà graphiquement définis par le dessinateur ; le cinéaste se doit d’ajuster son casting en conséquence. De la même manière, on pourrait croire que la transposition d’une bande dessinée sur grand écran offrirait certains avantages pour le réalisateur qui disposerait, notamment, d’un véritable story-board. En vérité, la succession des plans au cinéma est rigoureusement chronométrée, tandis que la lecture d’une planche s’effectue à des vitesses variables. Chaque lecteur adopte son propre rythme, s’attardant sur certains détails au gré de son humeur. Dans Quartier lointain, Taniguchi nous invite d’ailleurs à un long et lent voyage à travers le temps, via la douce articulation de ses cases que Garbarski reproduit à travers une mise en scène délicate qui fait ainsi écho au rythme paisible du manga. L’adaptation cinématographique permet également d’utiliser certaines particularités qui sont absentes dans l’œuvre d’origine, à l’instar du son ou de la couleur. En effet, Quartier lointain fut publié en noir et blanc, sublimant ainsi la précision graphique de Taniguchi. Sa transposition au cinéma permet de jouer avec les couleurs pour restaurer certaines ambiances que le dessinateur japonais traduit par une abondance de détails. Enfin, si le

cependant pas terminée car un nouveau défi est lancé en 2011 : la transposition de la bande dessinée pour les planches. Quartier lointain est ainsi adapté par Dorian Rossel et la compagnie STT au Théâtre Monfort. A cette occasion, une mise en scène très ingénieuse fut conçue pour tenter de reproduire la magie du manga de Jirô Taniguchi, nous démontrant une nouvelle fois la difficulté d’adapter fidèlement une œuvre.

Quartier Lointain, 2010 de Sam Garbarski d’après l’œuvre de J. Taniguchi, Pascal Greggory, Alexandra Maria Lara, Jonathan Zaccaï, Léo Legrand, Allemagne, Belgique, France, Luxembourg, Drame, 98 min.

/31


E T AUSSI

NO COMMENT

Julien Ranson

Et la question pour lui n’était pas compliquée, du moins en apparence… Il allait là où bon lui semblait, au moment où il l’avait choisi : le mardi au Collège de France, le jeudi à la Nocturne d’Orsay, le lendemain à celle du Louvre, il passait en dilettante à quelques cours de la Sorbonne mûrement choisis et pour visiter quelques jeunes filles à qui il croyait se devoir quelque peu, en pure perte, pour la beauté du geste, disait-il. Mais cette rengaine, comme une musique intérieure qui le prenait de plus en plus souvent : quelle était sa vie au juste ? Ce que l’on aurait pu appeler pompeusement « le sens de sa vie » ? N’était-ce pas en grande partie des heures inanes occupées en banquets et fêtes, en fréquentations imbéciles et stériles, gage de l’homo festivus qu’il était en partie ? Il avait cru, longtemps, que sa vie devait se peupler d’œuvres d’art et que cela devrait bien suffire à remplir tout son être, mais maintenant qu’il avait en têtes galeries et musées, romans et poèmes, œuvres des théâtres…, il lui semblait qu’il y manquât tout de même quelque chose de plus vaste et de plus important. En descendant l’ancienne rue Coupe-Gueule – l’actuelle rue Victor Cousin, moins truculente en son état nominal actuel, peutêtre moins dangereuse aussi –, alors qu’il pensait aux allégories de l’Amphithéâtre Richelieu qu’il venait de quitter, il lui vint une sorte de vision bernardienne, si l’on se souvient de celle des Faux Monnayeurs : cet art-là, de circonstance et de symbole, qui n’était pas aimé quand il n’était pas méprisé, lui, commençait à en sentir la grandeur et – chose merveilleuse – la beauté. Ces œuvres « pompiers » et bienpensantes d’hier prenaient aujourd’hui un air de subversion et d’irréel. Elles représentaient des femmes chastes et viriles, le cœur gonflé des mots Patrie – Courage – Honneur – Sagesse – Loyauté – Dévouement, et le plus gros mot de tous – Discipline. Ces antiques mots, leurs sens oubliés, le renvoyaient, au plus haut Moyen Âge et à une chevalerie magnifique et glorieuse impossible à penser en un temps trop /32

châtré ou trop mol, mais lui, le pourtant dilettante, ne se trouvait pas insensible au chant des ces sirènes ambivalentes. Il pensait à cette Justice de Giotto pour dédire Proust, ces allégories devenues siennes et qui semblaient flotter devant lui, elles, n’étaient pas engagées d’avance dans les milices de l’injustice, bien au contraire. Et c’est guidé par ces rêves oubliés, invisibles à tous et visibles pour lui, qu’il comprit une phrase prononcée par un professeur et qu’il avait cru de lui, mais qui était extraite de Citadelle de Saint-Exupéry : « Et je connais ces races abâtardies qui n’écrivent plus leurs poèmes mais les lisent, qui ne cultivent plus leur sol mais s’appuient d’abord sur des esclaves. C’est contre eux que les sables du Sud préparent éternellement dans leur misère créatrice les tribus vivantes qui monteront à la conquête de leurs provisions mortes. Je n’aime pas les sédentaires de cœur. » C’est alors qu’il se mit à la tache et conçut ses propres poèmes comme on « invente un empire où simplement tout est fervent ». Fussent-ils bons ou mauvais, cela n’avait pas d’importance, car ils avaient cette ferveur unique, impérissable et qui justifie tout. À chaque vers, à chaque pas, chaque mot prononcé ou écrit, il se souvenait du poème d’un autre, poème qu’il avait aimé, dont la tension intérieure l’avait nourri plus qu’un autre poème mais il poussait ailleurs, vers le champ ressemé des moissons du possible. Et à mesure que ses poèmes ressemblaient davantage aux siens propres plutôt qu’à ceux des autres – peutêtre d’ailleurs était-ce une illusion –, la pensée lui vint plus solide et plus franche que ce passé de culture et d’art nous appartenait justement dans son entièreté mais point comme musée et lettres mortes, en devoir de mémoire, mais bien plutôt en devoir de vie nécessaire. Devoir de vie sous peine de mort, car la culture lui apparaissait soudain comme le ferment nécessaire de l’association des vivants et des morts – qui le contesterait? – mais encore, entre ceux-ci et les vivants qui vont naître.



INFO PRATIQUES AGENDA DES EXPOSITIONS MOÏ VER Du 12 septembre au 23 décembre 2013 Fondation Henri-Cartier Bresson 2, impasse Lebouis, 75014 Paris Ouvert du mardi au dimanche de 13h à 18h30, le samedi de 11h à 18h45, nocturne le mercredi jusqu’à 20h30.

BERTRAND LAVIER, DEPUIS 1965 Du 26 septembre 2012 au 20 janvier 2013 Musée National d’Art Moderne Place Georges-Pompidou, 75004 Paris Ouvert tous les jours de 11h à 21h sauf le mardi. EDWARD HOPPER Du 10 octobre 2012 au 28 janvier 2013 Galeries nationales - Grand Palais Avenue Winston Churchill, 75008 Paris Ouvert tous les jours sauf le mardi, de 10h à 19h le lundi et le mercredi, et de 10h à minuit du jeudi au dimanche. MODERNISME OU MODERNITÉ, PHOTOS DU CERCLE DE GUSTAVE LE GRAY (1850-1860) Du 3 octobre 2012 au 6 janvier 2013 Petit Palais
 Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris 
 Avenue Winston Churchill, 75008 Paris Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu’à 20h. Fermeture tous les lundis et jours fériés. MANUEL ALVAREZ BRAVO, UN PHOTOGRAPHE AUX AGUETS (1902-2002) Du 16 octobre 2012 au 20 janvier 2013 Jeu de Paume 1, place de la Concorde, 75008 Paris Ouvert du mardi au dimanche de 12h à 19h, le mardi jusqu’à 21h, le samedi et le dimanche à partir de 10h.

LE CERCLE DE L’ART MODERNE Du 19 septembre 2012 au 6 janvier 2012 Musée du Luxembourg 9, rue de Vaugirard, 75006 Paris Ouvert tous les jours de 10h à 20h, le vendredi et le samedi jusqu’à 22h. BOHÈMES Du 26 septembre 2012 au 14 janvier 2013 Grand Palais Avenue Winston Churchill, 75008 Paris Ouvert tous les jours sauf le mardi, de 10h à 19h le lundi et le mercredi, et de 10h à minuit du jeudi au dimanche. L’IMPRESSIONNISME ET LA MODE Du 25 septembre 2012 au 20 janvier 2013 Musée d’Orsay 5 Quai Anatole France, 75007 Paris Ouvert de 9h30 à 18h le mardi, le mercredi, le vendredi, le samedi et le dimanche, nocturne jusqu’au 21h45 le jeudi.

CONTACT: sorbonne.art@gmail.com www.sorbonne-art.fr La revue recrute des rédacteurs. Pour postuler, merci de nous adresser votre CV et un article. REDACTRICE EN CHEF: Mathilde de Croix RESPONSABLE COMMUNICATION: Anaïs Chaussebourg

Association Sorbonne Art, Loi 1901

OURS

RESPONSABLE FINANCEMENT ET RELECTURE: Geoffrey Ripert MAQUETTISTE: Mathilde de Croix REDACTEURS: Fani Morières, Florence Macagno, Aïda Menouer, MariaCecilia Winter, Kévin Piyasena, Anaïs Chaussebourg, Mathilde de Croix, Manon Demurger, Amandine Tondino, Agnès Werly, Maïlys Celeux-Lanval, Charlotte Magne, Maëva Soudrille, Jack Tone, Geoffrey Ripert, Cécile Mérelli, Alexandre Michel

RESPONSABLE RUBRIQUE “ET AUSSI”: Julien Ranson CONCEPTION DU NUMERO 0: Julien Ranson, Alexandre d’Orsetti, Mathilde de Croix REMERCIEMENTS: Nous remercions tout particulièrement le FSDIE, l’UFR d’Histoire de l’Art et Archéologie de Paris IV grâce auxquels la revue existe. Nous adressons notre reconnaissance à M. Yann Migoubert, Mme Fatima Zouaoui, Mme Isabelle Ewig, M. Michel Gauthier, M. Adrien Goetz, M. Régis Bertholon, Mme Claire de Croix, M. Philippe de Croix, M. Antoine Blanc, Mme Marie-Lise Petit, Mme Morgane Bourlaouen, Mlle Fani Morières, M. Arthur Coulet. COUVERTURE: Vue de l’exposition monographique de Fabrice Hyber, «Matières Premières», dans le cadre de la saison «Imaginez l’Imaginaire», 28.09.12 - 07.01.13, Palais de Tokyo, Paris. Photo : André Morin.


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