NUMERO 5 / AVRIL/MAI/JUIN 2O12
SORBONNE
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P. 12/13/14/15 16/17 A.E
P. 4/5,6/7 P.A.C P. 8/9 FO. P. 10/11 P.A
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uméro après numéro, la revue Sorbonne Art questionne l’histoire de l’art comme discipline à part entière. Il fallait bien le regard d’étudiants, qui voient défiler périodes, méthodes et objets distincts, souvent dans une même journée, d’une heure à l’autre au sein de l’Institut d’art de la rue Michelet. La revue reflète en effet la variété des outils et des approches de l’enseignement universitaire de l’histoire de l’art. En effet, que nous présente-t-elle ? La parole d’un créateur, une étude d’œuvre, la comparaison érigée en méthode d’analyse, le questionnement sur les genres et la diffusion de l’art, mais également une attention particulière accordée aux débouchés professionnels et aux parcours personnels originaux, points essentiels que l’université d’aujourd’hui prend de plus en plus en compte. Cette diversité des approches et des objets résulte en grande partie de la liberté qu’ont les enseignants de présenter leurs méthodes, le résultat de leur recherche personnelle, de transmettre leurs goûts artistiques, leurs passions. Cette liberté, propre au monde universitaire, il est de notre devoir de la protéger, d’en saisir le caractère essentiel en des temps où elle est menacée ; pour que l’histoire de l’art reste une discipline scientifique en constant renouvellement, vivante et passionnante. Basile Baudez, maître de conférences à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
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usqu’à présent la revue a été le terrain d’une expérience approfondie de l’incidence du contexte sur la compréhension de l’œuvre. Pour ce numéro anniversaire, elle sera le support d’un questionnement plus restreint. Qu’il s’agisse d’art, d’architecture ou de design, nous évoquerons un seul niveau de lecture : celui de l’œuvre en tant qu’objet. L’analyse de la finalité de la production artistique met en porte-à-faux le processus créatif et son avatar commercial. Devenue objet d’usage ou de spéculation, l’œuvre peut préserver son sens premier ou s’en détacher. Parvientelle à garder son intégrité, ou doit-elle devenir la signature d’ellemême pour se soumettre au marché ? Bien que ce questionnement soit récurrent, nous choisissons d’exposer cette controverse et non d’y trouver des réponses arbitraires. Mathilde de Croix P.22/23 P.ARCH.
P.18/19 P.O P.24/25 I.S P.2O/21 QU.CE?
LE DESIGN
P.26/27 F.E
PORTRAIT DE DEUX ACTEURS DE L’ART CONTEMPORAIN
PIERRE CORNETTE DE SAINT-CYR
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propos recueillis par Jack Tone
En prenant le parti d’ouvrir à nouveau le débat public/privé à l’échelle de l’art contemporain tout en nous adressant à ceux responsables de son succès, l’occasion nous est donnée de noter combien les caricatures auxquelles certains rapportent encore la création actuelle demeurent plus que jamais hors de propos. Ici la parole est à Pierre Cornette de Saint-Cyr, commissaire priseur et Président d’honneur du Palais de Tokyo. On vous connaît une approche de l’argent décontractée, héritée d’années consacrées à l’exercice du métier de commissaire priseur. Pourriez-vous, en quelques mots, revenir sur ce parcours des salles de ventes au Palais de Tokyo ?
Pierre-Cornette de Saint-Cyr dans son bureau. /4
Je subis une véritable névrose obsessionnelle de l’art depuis ma jeunesse! J’ai commencé en collectionnant un nombre important de dessins anciens. A la fin des années soixante, je découvre le métier de commissaire priseur, que j’entrevois rapidement comme un métier de spectacle, dans la mesure où savoir communiquer s’avère essentiel, prioritaire même. De là, je lance les marchés de la photo, de la BD et du design, honteusement boudés alors. Pour l’époque, c’était comme plonger dans le futur et encore aujourd’hui, je crois qu’il faut savoir s’imposer une certaine compréhension des choses avant les autres… Dans l’art, certains l’ont très bien compris, à l’exemple d’Yves Klein, qui sut défendre l’immatériel au moment même où l’argent le devenait lui aussi. Au fil des rencontres, je me suis rapproché de Pierre Restany, l’un des plus grands penseurs du siècle dernier. Ensemble, nous avons fondé une association qui amena, à mesure que le temps passait, l’idée d’installer un espace d’art contemporain dans les anciens locaux de l’Exposition Universelle de 1937. Ceci a fini par se concrétiser comme vous le savez avec l’aide de Nicolas Bourriaud et de SORBONNE
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Jérôme Sans. Le Palais de Tokyo relève autant de capitaux publics que privés ; cette formule fonctionne. Est-ce la seule ? Si oui pourquoi, si non, lesquelles ? Ma préférence va au privé. Le ministère de la Culture et de la Communication suit, le privé gère. Autrement, c’est absurde. Regardez les EtatsUnis; là-bas tout est privé sans que cela n’empêche de véritables et de respectables collaborations. De plus, seul le privé permet une souplesse palpable, de sorte qu’en un quart d’heure le problème peut être réglé… Prenez l’exemple du Palais de Tokyo: il est question de nouveaux statuts juridiques depuis août 2010. Nous sommes en mars 2012, et le problème vient enfin d’être résolu1 . Nous sommes le dernier pays communiste après la Corée du Nord : de nos jours, si vous n’êtes pas énarque, vous n’avez aucune chance de vous retrouver à la tête de telle ou telle structure. Il faut repenser ces logiques de rapidité et d’efficacité au plus vite. Dans une vidéo disponible via Internet, vous énoncez, à la suite de critiques virulentes à l’encontre du ministère de la Culture et de la Communication, l’idée d’un ministère du Futur2 . Quel en serait le mode de fonctionnement idéal ? Il y serait question de lier enfin les mécaniques des arts et des sciences ! Nous avons là affaire au même sujet et, une fois encore, les Américains nous ont d’ores et déjà devancés : songeons à ce qui se fait déjà dans certains départements de Berkeley… Rappelons-nous également que 90%
des découvertes ont eu lieu après 1950 ! Désormais les artistes utilisent les mêmes outils que les scientifiques, notre civilisation a changé. Avec les ordinateurs, ce sont des milliers d’informations par seconde qui permettent à ce monde de tourner rond. Plus que jamais, il nous appartient maintenant de comprendre comment agir sur le monde qui arrive. En art, un Yves Klein vaut bien un Rimbaud, de même que les Demoiselles d’Avignon valent (selon moi) un Einstein. Nos artistes sont de véritables chercheurs que l’on boude par manque de culture, le monde politique mondial en tête ; à ma connaissance, il n’est pas un seul dirigeant de cette planète qui ne se soit exprimé à ce propos, ce que je trouve bien regrettable. Qui nommeriez-vous à la tête de cette nouvelle institution ? Qui de nos jours en aurait la carrure ? Probablement quelqu’un comme Joël de Rosnay... Ou Claudie Haigneré, la spationaute. C’est notamment avec elle que nous avons organisé le premier festival des réalités virtuelles, Atopic3 . Vous êtes à l’initiative de la réouverture prochaine des sous-sols du Palais de Tokyo, après 25 ans de fermeture des lieux au public. Quelle a été la donne ? Nous nous sommes battus. Rendezvous compte : nous parlons là de 22 000 m² à proximité immédiate de la Tour Eiffel ! La décision a été prise au Conseil des ministres, après qu’il m’ait été donné la possibilité de m’entretenir direc-
tement avec le Président de la République. Nous ne pouvions plus continuer comme ça. A l’heure actuelle et d’après vos observations, quels sont les arts contemporains à la fois les plus économiquement viables et le plus exigeants en terme de contenu ? Quelles seraient vos prévisions quant à l’avenir immédiat ? Depuis quinze ans, immanquablement, ce sont les Chinois qui mènent. Dites-vous qu’après cinquante ans de communisme ce pays est parvenu à s’offrir une véritable nouvelle jeunesse culturelle. Je dis toujours que les prochains Warhol et Rauschenberg à venir sont là-bas. De notre côté, en France, dès lors que l’on évoque l’idée d’exposer des artistes français à l’étranger, on vous répond « on n’est pas là pour leur faire gagner de l’argent » ! Mais enfin, plus personne ne peut se permettre désormais de rester local ! Il faut être instantané, global… C’est aussi pour cela que nous souhaitions la réouverture des sous-sols du Palais. Il y a peu de temps encore nous étions les maîtres du monde. Nous ne pouvons plus nous absenter ainsi de la scène internationale. Quant à l’avenir immédiat, ce n’est un secret pour personne : le Brésil arrive très fort et là encore l’enjeu consiste dès maintenant à penser comment nous allons promouvoir nos artistes. Pourquoi pas par le biais de Palais de Tokyo délocalisés ? 1L’actuel centre de création contemporaine, géré sous statut associatif, sera intégré dans la société du Palais de Tokyo. L’Etat ayant été déterminé seul actionnaire de la société. 2http://www.youtube.com/watch?v=oz2K5XNlI4U 3http://www.humanatopicspace.fr/
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FRANCOIS PIRON propos recueillis par Jack Tone
A la fois galerie, librairie et bureau à disposition d’un collectif d’artistes, de curateurs et de critiques, l’espace bellevillois castillo/corrales fait figure de lieu à part, où la nouveauté artistique est travaillée de façon à s’abstraire d’un certain fatalisme économico-culturel (le lieu ne relève d’aucune subvention). Rencontre avec François Piron, cofondateur et membre actif de la structure. Vous vous êtes dernièrement agrandis, en intégrant de nouveaux locaux. Quels effets ce déménagement a-t-il provoqués à l’échelle du collectif ? « Collectif » est un terme qui, dans notre cas, peut prêter à confusion car nous ne revendiquons que de travailler en groupe, mais pas de former un collectif. Le lieu fédère des individus. Il n’y a qu’une seule personne rémunérée à castillo/corrales, impliquée à plein temps afin d’assurer la cohésion quotidienne de la structure. Pour les autres, cela reste une activité parallèle à leurs professions (enseignement, commissariat d’exposition, études universitaires) et pour aucun d’entre nous une manière de « gagner notre vie » ; mais castillo/corrales nous apporte une économie de travail qui est loin de n’être qu’une question financière. Le nouvel espace rue Julien Lacroix nous permet de retrouver un espace de travail séparé de la partie publique du lieu, dédiée à la librairie et aux expositions. Cette dernière est mieux distribuée, plus lisible, mais délibérément toujours modeste en taille, car nous voulons un outil que nous pouvons maîtriser, où une exposition puisse être installée en quelques jours… Le déménagement s’est imposé car nos activités, culminant avec la création de la maison d’édition Paraguay Press, n’ont cessé de se développer, et nous voulions que le lieu redevienne également l’espace de travail individuel et collectif auquel il était destiné initialement.
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Il y a encore un an, vous déclariez ne pas être de grands vendeurs1 et on comprend que la viabilité économique de castillo/corrales repose sur le fait que ses membres « gagnent leur vie » ailleurs. Quelle est, par conséquent, la motivation à maintenir l’existence de ce lieu ? Ce n’est pas une formule ironique : nous n’avons pas vocation à être de grands vendeurs, mais nous avons au contraire intérêt, en termes de gestion, à maintenir un budget restreint. Il n’y a pas à être pudibond quant au commerce, qui est la ressource principale des artistes, et je ne vois pas pourquoi cette question devrait nous rester étrangère. Pour autant, nous ne voulons pas être à l’endroit où certains pourraient nous attendre, c’està-dire à l’échelle d’une structure dite alternative, d’une activité de représentation locale ou générationnelle. Nous cherchons plutôt à faire des choses qui ne relèvent pas a priori du format d’une structure comme la nôtre. Nous cherchons à dire que la taille de l’espace, ou la modestie de son économie, importent relativement peu par rapport à l’ambition de son programme, que nous pouvons travailler à des échelles variées, avec des artistes de toutes générations, étant entendu qu’il s’engage, entre nous et les artistes avec lesquels nous collaborons, un contrat d’un type particulier, où nous contribuons ensemble à la pérennité d’un lieu dont l’existence est toujours subsidiaire, dépendante de notre engagement commun.
L’aspect multifonctionnel du lieu n’a-t-il pas pour effet ou pour but d’appuyer la porosité des frontières qui subsistent entre le statut d’artiste et celui de curateur ? Voire inversement ? Ce n’est pas vraiment dans ces termes que nous pensons notre activité. Le principe qui consiste à programmer un espace partagé entre une galerie, une maison d’édition et une librairie n’a rien d’une nouveauté. C’est même une tradition dès lors que l’on se souvient, notamment à Paris, d’éditeurs tels Adrienne Monnier, Jean-Jacques Pauvert, François Maspero ou Maurice Girodias qui ont adossé leur maison d’édition à des librairies ou des galeries d’art. Nous ne nous inscrivons pas dans une filiation directe de ces expériences, valides dans un temps et un contexte donnés, mais il me semble que castillo/ corrales s’efforce, tant par le livre que par les expositions, à tenir un rôle social. Ou pour le dire autrement, il nous semble logique qu’un lieu dédié à une certaine actualité artistique soit avant tout un lieu utile, inspirant au sein d’une scène artistique. Les œuvres et les livres occasionnent une circulation d’idées, de manières de faire, tout en étant des objets de transaction. On fait difficilement l’économie de sa visibilité et, à mesure que le temps passe, il en va de même pour le succès. Comment discutez-vous les éventuelles propositions qui vous sont faites ? En admettant qu’il soit donné au collectif la possibilité de
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s’agrandir encore par exemple… castillo/corrales repose sur quelques principes inhérents à tout petit commerce : nous veillons à ne pas trop grandir, avec l’idée que notre économie doit se développer au maximum sur la durée afin d’éviter tout état de potentielle explosion. Néanmoins, entre 2007 et aujourd’hui, force est de constater que nous avons beaucoup évolué, de manière plutôt organique, sans que chaque développement résulte d’une déclaration programmatique. La librairie par exemple a d’abord été un étalage temporaire pendant plus d’un an avant de devenir un espace à part entière. Nous sommes conscients que nous jouons un certain rôle à Paris, que ce soit à l’échelle du quartier de Belleville, où de nombreuses galeries se sont implantées après nous, ou à une échelle plus large, lorsque nous recevons chaque jour des propositions émanant d’horizons très variés pour déposer des livres à la librairie, pour acheter les nôtres ou nous inviter à exposer notre activité dans des écoles, des musées, des colloques, etc.Vis-à-vis des sollicitations extérieures, nous ne nous sentons jamais tenus d’y répondre positivement. Le lieu reste un endroit privé, dont nous sommes les programmateurs, et nous nous considérons davantage émetteurs que récepteurs. Mais nous faisons en sorte de rester « disponibles à l’événement», et c’est ce qui fait aussi la force d’une structure comme castillo/ corrales par rapport à la plupart des lieux institutionnels : une capacité à réagir rapidement, à improviser. 1Voir à ce propos “Economies de l’œuvre”, in Revue de recherche sur l’art du XIXe au XXIe siècle, Université de Rennes 2, n°5, mars 2011, p. 9-12.
Ryan Gander, Absorbing the sounds and the sights, 2009, a lucky charm keyring one would commonly find on a Japanese teenager’s mobile telephone, representing a cartoonified caricature of the curator ‘François Piron’, displayed on a small shelf.© Ryan Gander, Courtesy the artist and GB Agency, Image Aurelien Mole
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FOCUS
FOCUS SOUTENIR L’ART La France consacre chaque année 20 milliards d’euros à la culture, soit 1% de son PIB. Comme l’a mis au jour le rapport de 2001 du sociologue Alain Quemin pour le compte du ministère des Affaires Etrangères, cet effort financier apporté à la création et à la diffusion d’œuvres contemporaines est souvent mal perçu à l’étranger. En plus d’être considéré comme illégitime en ce qu’il érigerait des « artistes d’Etat », cet interventionnisme desservirait ces mêmes artistes en produisant des œuvres pour le musée, sans leur donner de visibilité sur le marché international. Avant d’évaluer l’action des pouvoirs publics, il faut revenir sur ses fondements, ses moyens et son objet. L’INTERET GENERAL LEGITIME L’INTERVENTION DE L’ETAT La France a été l’un des premiers pays, en 1959, à se doter d’un ministère spécifiquement dédié à la culture, avec trois priorités : démocratiser la culture en rendant accessibles au plus grand nombre les « œuvres capitales de l’humanité », faire rayonner la France en assurant une plus vaste audience à son patrimoine culturel, et favoriser la création. Aujourd’hui encore, le ministère de la culture est profondément marqué par la vision qu’en avait son ministre de l’époque, André Malraux, qui prévoyait que les maisons de la culture qu’il avait créées étaient appelées à devenir les « cathédrales » modernes et laïques, « le lieu où les gens se rencontrent pour rencontrer ce qu’il y a de meilleur en eux ». La culture est donc perçue en France comme éminemment politique en ce qu’elle est un élément d’identité et de fédération de la communauté des citoyens ; parce qu’elle est considérée d’intérêt général, l’Etat subventionne l’offre de biens culturels dans un contexte où le marché /8
par Tristan Piérard
serait en outre défaillant. LOGIQUE D’ETAT MECENE CONTRE LOGIQUE D’ETAT PROVIDENCE Les mécanismes de soutien à la création qui ont été mis en place sont nombreux, le plus ancien et le plus emblématique étant ce qu’on appelle communément le « 1% culturel ». Instauré avant la création du ministère, dès 1951, ce principe vise peu à peu à consacrer 1% du budget des chantiers publics à une commande artistique. Les pouvoirs publics interviennent également directement sur le marché de l’art par le biais des acquisitions réalisées par le fonds national et les fonds régionaux d’art contemporain (FNAC et FRAC), et les établissements publics muséaux subventionnés. En parallèle, les professionnels du monde de l’art (artistes et galeristes) peuvent bénéficier de subventions directes à projet : pour la création, la recherche en institution (résidences d’artistes), la participation à une foire d’art contemporain ou encore l’organisation d’une première exposition. Enfin, les pouvoirs publics contribuent, en aval, à la diffusion des œuvres contemporaines. Le ministère de la culture a été à l’instigation de manifestations d’envergure comme Monumenta ou encore la Triennale (anciennement Force de l’Art) qu’il cofinance, ainsi que d’autres projets d’initiative privée ou publique, comme la biennale de Lyon ou les rencontres d’Arles. Les centres d’art contemporain (sans collection permanente) ont pu se multiplier partout sur le territoire avec le soutien financier des pouvoirs publics, notamment la galerie nationale du Jeu de Paume ouverte en 1991 à Paris. 60 ans après la mise en place de ces politiques, que peut-on dire de leur effet sur la création contemporaine? Les données chiffrées disponibles
sont sporadiques. On sait notamment que 12 500 œuvres ont été réalisées dans le cadre du 1% culturel : de la « tour aux figures » de Dubuffet aux fresques des cours d’école. Les données agrégées par la sociologue Raymonde Moulin au début des années 90 montrent que 800 artistes ont pu recevoir une aide à la création des institutions du ministère entre 1981 et 1991. Ses travaux montrent que si la volonté est d’apporter un soutien à de nombreux artistes, la majorité d’entre eux n’ont fait l’objet que d’une aide ponctuelle sur la période. En revanche, 3% des artistes ont bénéficié de plus de 10 achats, et 3% toujours se sont vu affecter un tiers des crédits sur les an-
Prise de vue du Carrosse de Xavier Veilhan devant le château de
nées 1982-1986. Si l’on se concentre sur les 50 artistes qui ont bénéficié des crédits les plus importants de la part des FRAC, on constate que tous étaient déjà représentés dans les collections du Musée national d’art moderne, et que la moitié d’entre eux avait figuré au Kunst Kompass, outil de mesure du magazine allemand Capital qui recense les artistes les plus présents sur la scène internationale. Ainsi, en dépit d’un certain «saupoudrage » des crédits en direction d’ar-
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tistes français plus ou moins établis, les commandes et achats publics ont surtout eu pour effet de confirmer des artistes reconnus. Pourtant, le FRAC devait « promouvoir et encourager la création en train de se faire, sans qu’elle soit forcément aboutie». Il semblerait donc que cette politique ne parvienne pas complètement à atteindre ses objectifs et à corriger les défaillances du marché. En fait, l’efficacité du dispositif est gênée par le double principe qui sous-tend les décisions : celui d’un Etat Providence qui se doit de soutenir la profession artistique aux carrières accidentées en général, et les jeunes talents en particulier par l’achat de pièces éclectiques
Versailles, 2009 © Florian Kleinefenn
pour les fonds d’art contemporain ; et celui d’un Etat mécène qui réalise des achats de prestige pour les collections permanentes des musées et les grands chantiers nationaux. Entre égalitarisme et élitisme, la cause n’a pas été tranchée et les choix varient selon les décideurs et la conjoncture. A LA CROISEE AVEC LE MARCHE Ainsi, les pouvoirs publics se sont engagés dans une nouvelle voie au cours
de la dernière décennie les conduisant à soutenir l’initiative privée et à tenter de redynamiser le marché de l’art. Et ce d’autant plus volontiers que la marge de manœuvre du ministère est de plus en plus réduite en ce qui concerne le soutien à la création. Il n’y a pas eu d’impulsion budgétaire depuis l’ère Jack Lang dans les années 80, chaque aide apportée à un nouvel artiste étant donc le redéploiement d’une aide accordée auparavant à un autre. La loi Aillagon de 2003 permettant aux entreprises une déduction de 60% sur l’impôt de leurs opérations de mécénat marque le désir de développer les fondations d’entreprise. L’autre axe de l’appui public à l’initiative privée a été la libéralisation relative du marché de l’art en deux temps : d’abord avec une loi de 2000 qui met fin au monopole des commissaires-priseurs et autorise les sociétés de ventes volontaires telle Christie’s; puis une loi de 2011 qui supprime l’agrémentation obligatoire des sociétés de vente par le Conseil de ventes et autorise la vente de biens neufs et la vente de gré à gré (en privé). Ainsi, la législation française s’aligne sur les normes anglo-saxonnes. Est-ce assez pour sauver la place de Paris du déclin? Alors que la France représentait 80% du marché mondial en 1950, elle n’en représente plus que 5% aujourd’hui, derrière la Chine, les Etats-Unis et le Royaume-Uni. Les acteurs du marché pointent du doigt la carence française en grandes galeries leaders et collectionneurs privés. Or ces acteurs constituent souvent des chefs de file pour la demande. Les galeries comme Gagosian bénéficient bien souvent d’un réseau de diffusion multinational, et les collectionneurs réputés influencent le choix des autres, et celui des musées lorsqu’ils font partie d’un conseil d’administration. Au final, les réseaux du domaine
public et du marché s’imbriquent et s’influencent mutuellement et la dichotomie entre acteurs culturels (galeries, musées, institutions publiques) et agents économiques (maisons de vente, conseillers en investissements, représentants d’artistes) n’est pas fondamentale. D’une part, le marché sanctionne le succès d’un artiste, et ce de façon d’autant plus marquée que ce dernier est exposé dans un musée, et d’autre part, le musée confirme voire couronne la pertinence de l’artiste et de son œuvre dans la création contemporaine, en cohérence avec les indicateurs envoyés par le marché. Tout se passe comme si le choix des uns était validé par celui des autres afin de minimiser le risque dans le contexte d’incertitude propre au champ de la création contemporaine. Les secteurs public et privé de la culture agissent donc en complémentarité pour la promotion et la stimulation de la création. Si le soutien des pouvoirs publics peut donner un coup de pouce à un artiste, c’est son insertion réussie sur le marché qui est sa seule chance d’exister sur le long terme et d’être visible à l’international. On comprend aussi que la sous-représentation des artistes français dans les institutions – en concurrence internationale pour l’acquisition d’œuvres d’artistes encore émergents – est liée à leur faible poids sur le marché par rapport aux artistes allemands et états-uniens, ce qui fait qu’ils représentent une plus grande prise de risque. La loi sur le mécénat n’a pas eu l’effet escompté sur l’achat d’œuvres contemporaines et d’aucuns d’appeler à un changement de paradigme afin d’entrer dans une culture du mécénat qui nous ferait défaut, où l’action publique, tout en continuant d’exister, s’invisibilliserait au profit d’une mise en avant de l’initiative privée. Au-delà de ces débats en partie idéologiques, on a mis au jour la nécessité de redéfinir clairement les objectifs de la politique de soutien à la création. /9
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Le photographe américain Joël-Peter Witkin occupe une place primordiale dans le panthéon artistique contemporain, tout en restant discrètement à l’écart des frivolités de la jet-set artistique. Deux expositions lui sont dédiées en ce moment à Paris, « Enfer ou Ciel », à la BNF Richelieu, du 27 mars au 1er juillet et « Histoire du monde occidental », qui nous offre l’opportunité de connaître ses œuvres les plus récentes à la Galerie Baudouin Lebon, du 28 mars au 19 mai. Portrait d’un artiste aussi célèbre que solitaire, qui après 50 ans de carrière ne cesse de choquer et de séduire avec des œuvres singulières, parfois jugées comme répulsives ou comme envoûtantes, mais riches d’une subjectivité lucide vouée à l’universel. Photographier le corps : théAtre de l’esprit L’œuvre de Witkin est marquée par l’omniprésence du corps nu – support de l’érotisme – la souffrance, l’extase et le thanatos qui constituent le fond de son langage. L’approche du corps des modèles, qu’il soit vivant ou inanimé, est résolument plastique. Elle se matérialise dans des poses imbibées d’un certain dramatisme sculptural ; animée par une force retenue, cumulée, figée dans le hiératisme pétré d’une statuaire organique. En effet, les détournements d’œuvres majeures de la sculpture, comme la Vénus de Milo (Madam X., 1984) ou le David (Il Ragazzo con Quattro Bracci, 1984) sont nombreux. Le traitement de la peau des modèles évoque la blancheur et la texture givrée du marbre, ou du cadavre conservé à froid dans la morgue. Dans cet œuvre riche de dualismes et de confrontations, le goût pour l’homogène et pour le soyeux dialogue avec la mise en valeur d’un épiderme mémoriel qui garde, dans ses cicatrices et ses mutilations, l’histoire du vécu et les séquelles des batailles de l’âme sur le réceptacle charnel. Ces corps de femmes et d’hommes photographiés paraissent « pris au vol » dans un temps stagnant et nous livrent, telles des allégories, leurs moments d’illumination ou de déréliction avec une crudité digne et mélancolique. Chez Witkin, ce ne sont pas seulement les aléas de l’exis/10
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tence terrestre qui prennent l’apparence de vestiges gravés à jamais sur le corps, mais aussi les cauchemars et les extases de l’esprit. Ainsi, dans son œuvre, malgré son dialogue instant et constant avec le divin, l’existence de l’Homme est vouée à n’avoir d’autre issue que les limites mondaines de la chair : sa faiblesse, son imperfection essentielle, sa splendeur éphémère, et finalement, sa désagrégation inexorable. Réceptacle de vie ou carcasse abandonnée, le corporel devient un médium pour Witkin, l’interface à travers laquelle interroger, appréhender et partager la beauté, la souffrance, le plaisir et la sublimation. La certitude du divin constitue la pierre fondatrice du travail de l’artiste. La formulation de cette spiritualité est incarnée et étayée à travers l’expression plus mondaine et organique de l’Homme. La supra-rEalitE L’IMAGE
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Joël-Peter Witkin entretient une relation particulière avec la question de la véracité de l’œuvre, tant vis-à-vis du médium photographique lui-même, que vis-à-vis du sujet représenté. Le processus photographique est imperméable à toute supercherie : refus du numérique, rejet de retouches dissimulées, pas d’exposition multiple du négatif. La pellicule capte la réalité optique, mais avant tout, elle capte la vérité contenue dans la mise en scène.
Nombreuses sont les personnes qui, en adhérant à la doxa de l’ère numérique, sont plus que jamais méfiantes face à l’image et croient appréhender une œuvre « photoshopée » ; incrédules demeurent-elles devant les restes démembrés des cadavres et des personnages mutilés qui lui servent de sujet. Non seulement elles font fausse route, mais elles passent à côté du cadre déontologique qui constitue la singularité de l’œuvre de Witkin. Il capture de « vraies personnes, en temps réel et avec une vraie douleur », et rejette toute assimilation de son œuvre à une fiction ; ses clichés sont les « symboles visuels de ses pensées », une prolongation de sa personne, aussi réelle que lui-même. Ce postulat fondateur s’apparente à la sentence, apparemment oxymorique, avec laquelle Boris Vian préface L’écume des jours : « l’histoire est entièrement vraie puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre». C’est en conjuguant l’imagination créative de l’artiste, la juste perception du photographe, la vision éveillée du religieux et l’appartenance au monde du connaisseur d’Hommes que Witkin parvient à la vérité du sensible : celle du discours et de l’esprit. Witkin n’est pas engouffré par l’imaginaire, ni aliéné par le spirituel, tel un mystique. C’est justement cet engagement dans la réalité qui légitime sa vision comme un vécu, comme une réalité à respecter et à mettre en valeur dans sa
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par Martin Londono
démarche artistique. Ce n’est sans doute pas anodin si les altérations récurrentes du négatif exposé – qui relèvent de l’ordre d’intervention et non de la retouche – sont immédiatement perceptibles et reconnaissables. Grattages, ratures, inscriptions et corrosions répondent au besoin de dompter et de compléter le caractère analogique de la photographie – et ce à travers la plasticité du geste et l’expressivité de l’élan créatif, sans volonté de trahir l’œil. La photographie n’est pas à sa forme finale dans le tirage. Elle est conçue au-delà du processus mécanique ; modifiée, dévoilée et réinventée par l’artiste jusqu’à sa forme finale, mixte et mystérieuse. Malgré les accents modernistes et baudelairiens de l’esthétique witkinienne, son rapport à l’image relève du pré-moderne : les images ne sont pas des fictions incapables de rendre le réel comme le voudrait une logique postmoderne, mais sont des entités à part entière, des faits et des idées incarnés dans une existence propre, et non référentielle. S’approprier le iconographique
langage
Witkin réinvente constamment l’histoire de l’art occidental, déformant son imaginaire, réinterprétant les œuvres des grands maîtres de sa beauté dissidente et bouleversant leur acception traditionnelle. Il faut appréhender et voir au-delà de la citation ou de la référence. En plus de se servir de ces œuvres – ainsi que de leurs thèmes – il se réapproprie également leur langage formel. De ce fait, dans ses photographies s’établit un dialogue avec la peinture, la sculpture, le dessin et la photographie ancienne, parvenant à un langage mixte mettant à profit les
spécificités de chaque logique expressive. La panoplie de symboles et de références iconographiques retrouvée dans l’œuvre de Witkin permet des lectures multiples, toujours au-delà de l’acception première des conventions. « Je n’accepterai jamais un symbole sous sa forme intentionnelle première ». Ces symboles sont donc, avant même de devenir un sens incarné, des réalités visuelles qui privilégient la perception curieuse et attentive plus qu’elles n’incitent à la projection d’une idée fixe. Nous avons devant nous un œuvre dans laquelle les clés de lecture ouvriront certes des portes, mais dont la colonne vertébrale ne dépend pas d’une solution unique, d’un sens maître, ou d’un savoir précis. Il s’agit plutôt d’une relation empirique qui consiste à heurter notre regard aux mille facettes de son travail pour découvrir une mosaïque de vérités superposables, ressenties et non pressenties, qui ne livrent pas un sens monolithique mais une constellation de révélations. Réécritures « distortionnées » de l’imagerie artistique occidentale, dialectique imagée du beau et de l’effrayant, réflexion sur les relations du divin et du mondain, les photographies de Joël-Peter Witkin se présentent comme de méticuleuses mises en scène dans lesquelles l’allégorie et le symbole ne sont pas utilisés comme des recours fleuris du langage mais, bien au contraire, comme une expression plus vraie et décharnée du message qu’il véhicule.
©Joel-Peter Witkin, courtesy Galerie Baudoin Lebon
A History of The White World, New Mexico, 2011, Tirage argentique, 71 x 80 cm
The reader, Paris, 2011, Tirage argentique, 80,5 x 56 cm
Woman with Small Breasts, 2007, Tirage argentique Monté sur aluminium et peint à l’huile, 63,5 x 58 cm
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AGENDA DES EXPOSITIONS
Inventé en 1912 par le physicien et chimiste français I Die - 2010) et celle de Jean-Michel Alberola (Die Georges Claude, le néon contribua de manière signi- Armut - La pauvreté, la clarté - 2006). ficative à l’avènement de la publicité et des multiples Tout n’est cependant pas noir, bien au contraire. Ainsignalétiques venues faire irruption dans nos espaces si certaines œuvres peuvent être saisissantes, comme publics. La particularité de ce médium, dont il a fallu cet environnement chromatique de Carlos Cruz Diez attendre l’orée des années 60 pour qu’il franchisse le (Chromosaturation - 1965/2011) dans lequel le spectaseuil des ateliers et des galeries, repose sur les diffé- teur est invité à évoluer ou encore cette œuvre ironique rents gaz qu’il renferme, donnant à ces tubes de verre de Jason Rhoades dont la vive saturation des mots, une coloration particulière une fois électrifiés. tournant autour du sexe féminin, nous donne la senThématique, l’exposition invite le visiteur à apprécier sation d’évoluer dans un film de Gaspar Noé. Il n’emdes œuvres qui se veulent essentiellement choisies pêche que l’intensité lumineuse qui se diffuse dans les pour leurs caractéristiques « historiques, chromatiques différents espaces de l’exposition tend régulièrement à et poétiques ». Bien que très attirante sur le papier – perturber notre rapport aux œuvres. Kosuth et d’autres grands noms de l’art conceptuel y Jamais très éloigné du consumérisme – l’œuvre d’un figurent – l’ensemble ne parvient guère à imposer au certain Jeff Koons en témoigne (Pot, the Pre-New Sespectateur un quelconque rythme. Il semblerait que David Rosenberg – curateur de l’exposition – se complaise dans une certaine monotonie, faisant de son exposition une simple variation sur un même thème. Il demeure ainsi difficile de ne pas ressortir de la Maison Rouge quelque peu désillusionné. Avec un peu de recul, nous constatons qu’éviter cet écueil aurait été un exercice particulièrement ardu. En effet, dès l’instant où le commissaire décide de centrer son exposition sur un seul et même médium, il voit sa marge de manœuvre considérablement réduite. La faible originalité des artistes travaillant avec le néon n’arrange rien à ce phénomène. Jason Rhoades, Untitled (detail) 2004, Frank Cohen Collection© Marc Domage Avec les années, celui-ci est devenu un simple exercice de style : impossible de voir dans ries - 1979) – le néon n’en demeure pas moins pour l’œuvre d’Eric Michel ( La lumière parle - 2008 ) la certains l’occasion de susciter des expérimentations moindre once de modernité. plastiques intéressantes comme cet Enchainement N°8 Il est malheureux de constater qu’une partie des œuvres de François Morellet mêlant canevas et émanations luici exposées reposent sur une simple mise en lumière mineuses. Néanmoins, seul Laurent Pernot et sa petite « performative ». Parfois naïves, ces « métaphores lune en cage reposant sur du charbon (Captivité - 2008) lumineuses » ne sont communément que de simples est à même de donner au néon, trop souvent glacial, transpositions littérales. Le néon serait-il symptoma- une douce poésie. tique d’une absence d’imagination ? Fort heureusement Ironiquement, ce n’est finalement pas tant l’exposition pour nous, quelques artistes ont réussi à se sortir de cet qui est à déprécier, tant elle dresse avec succès le triste exercice avec adresse. Nous citerons l’œuvre de Stefan constat d’un médium artistique qui peine à se renouveBrüggemann (This Work Should Be Turned Off When ler – à de rares exceptions près.
par Antoine Estève /12
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PAIRES ET SERIES Des premières toiles des années 1890 aux gouaches découpées qui forment la série magistrale des Nus Bleus, c’est toute une vie de peinture qui se trouve balayée au spectre d’une problématique fondatrice de l’œuvre d’Henri Matisse, celle de la reprise et du retour d’un même thème. L’exposition « Matisse, Paires et séries » qui se tient au Centre Pompidou du 7 mars au 18 juin 2012 propose de lire la création du peintre sous cet angle inédit, par la confrontation d’œuvres qui présentent un format et une composition similaires, réalisées à quelques semaines ou mois d’intervalle, jusqu’alors montrées séparément. C’est dans une scénographie épurée qui évite la surcharge explicative que le spectateur peut librement suivre les multiples pistes d’interprétation que propose la présentation en miroir et en série. Une soixantaine de peintures, quatre papiers gouachés découpés, une tren-
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RED, YELLOW AND B L U E ?
NEON, WHO’S AFRAID OF
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peintre qui refuse la facilité d’un style et s’interroge en permanence sur sa propre création. Des tentations impressionnistes des débuts aux grandes compositions décoratives de la maturité, c’est bien l’exploration de la peinture elle-même qui se donne à voir au fil de la visite. Derrière ces motifs sans cesse repris et retravaillés se dessine en filigrane le portrait d’un artiste qui s’est luimême vu comme un intellectuel, sans cesse tiraillé entre la tentation de suivre son instinct et le contrôle exercé par sa volonté : « Je recommençais pour retrouver la loi qui régissait mon œuvre, et je les détruisais pour recommencer » dit-il en 1948 à propos de ses toiles. Suite à une lourde opération subie en 1941, le peintre profite des dernières années qui lui sont données à vivre pour laisser libre cours à son instinct. De cette « seconde vie » naissent des œuvres dont le rassemblement,
par Sophie Gayerie
A THEME
Henri Matisse, La Blouse roumaine, novembre 1939-avril 1940 et Le Rêve, 1940 © Succession H. Matisse
taine de dessins : ce sont autant d’occasions de se glisser dans l’intimité de l’acte créateur. Car c’est dans ce jeu constant d’aller et retour du regard que se révèlent les conflits fondateurs de la création de Matisse : primauté de la couleur ou de la ligne, de la touche expressive ou de l’aplat, du réalisme ou du plus pur signe plastique. Les similitudes, les différences qui apparaissent mettent en exergue les mouvements de conscience d’un
à l’exemple de la série des Grands Intérieurs, permet d’apprécier à leur juste valeur les variations subtiles et les vibrations intenses de la couleur qui font le propre de l’œuvre de Matisse. « Maintenant, je ne peux pas comprendre tout ce que je fais. Je ne sais pas pourquoi» dira-t-il à la fin de sa vie. Et ce pour le plus grand plaisir des visiteurs. /13
ET LE NU
par Alexandre Michel par Karen Poirion /14
L’art animalier, simple reproduction de la nature…? L’exposition « Beauté Animale » nous prouve qu’on en est loin et que, de tout temps, la bête a su inspirer aux artistes plus que des représentations à visée plastique. La visite permet de découvrir les différentes conceptions de l’animal qui ont cohabité au fil des siècles : objet d’étude, compagnon que l’homme affectionne, monstre vil et déprécié, symbole d’un exotisme lointain ou témoin d’une race éteinte, ces créatures sont vectrices de messages très variés. L’exposition a donc choisi de délaisser l’ordinaire présentation chronologique pour un parcours de thématiques transgénérationnelles qui fait sens. A la lumière de chacun des sujets mis en valeur, les œuvres parviennent à s’expliciter mutuellement, évitant ainsi l’accumulation hétéroclite. Si la première partie, intitulée Observations, montre bien l’animal analysé de façon scientifique et artistique, les autres sections sont moins prévisibles. Les salles dévolues aux Préjugés dévoilent la hiérarchisation séculaire établie au sein de la faune, scindée en animaux nobles d’une part et méprisables d’autre part. Si l’on trouve dans la première catégorie les traditionnels chiens, chats et chevaux, on peut surtout admirer une sublime peinture d’Hondecoeter de 1681, Paons, mâle et femelle, qui en plus de témoigner de la mode des « Vogelschilder » (tableaux d’oiseaux) au siècle d’or hollandais, rappelle par sa typique rose éclose toute la tradition nordique de la nature morte. De même, on se laisse surprendre par la Chauve-souris de César qui, au détour d’une salle, déploie ses ailes de dentelle métallique dans l’espace, déchiquetées jusqu’à ressembler à de la toile d’araignée. Sa silhouette en suspension, disposée devant l’immense escalier à double
BUSSY: LA MUSIQUE ET LES ARTS Pour les 150 ans de la naissance de Claude Debussy, le musée d’Orsay expose à l’Orangerie, grande verrière construite en 1853 pour abriter les orangers du jardin des Tuileries, les peintres, sculpteurs et poètes qui ont nourri l’inspiration du compositeur. Claude Debussy est sans conteste le compositeur phare du tournant du XXe siècle qui trouva l’essentiel de son inspiration dans le domaine des arts visuels, comme en témoigne nombre de ses titres : Images pour piano et pour orchestre, Estampes, Poissons d’or... D’emblée il s’intéressa aux artistes les plus en marge des académismes en cours tels que William Turner, Edgar Degas et Camille Claudel. Dans le calme olympien de la galerie souterraine de l’Orangerie sont évoquées les rencontres majeures du musicien et ses goûts artistiques au travers de l’exposition des œuvres d’artistes de diverses disciplines qui
DE
L’ORAN GERIE
par Cécile Merelli
Principalement connu pour ses représentations de semble capter ces instants à l’insu des jeunes femmes. jeunes danseuses étoiles, Edgar Degas est mis à l’hon- Un complice qui fatalement rougit lorsqu’en quitneur au Musée d’Orsay d’une manière plutôt inattendue. tant l’exposition, il se retrouve en face des bronzes Effectivement, du 13 mars au 1er juillet 2012, l’exposi- qu’il a épiés un peu plus tôt… Le talent d’Edgar tion qui adopte un parcours chronothématique, retrace Degas se voit magistralement auréolé à travers son la longue carrière de l’artiste à travers l’étude du nu. Le visiteur découvre ainsi les premiers croquis académiques du jeune homme, passage obligé pour tout peintre qui se respecte. On comprend alors que l’artiste se cherchait encore, se perdant notamment dans l’ambitieuse peinture d’Histoire. De bancales comparaisons avec des œuvres plus connues ne réussissent pas à éveiller notre intérêt concernant cette phase inédite mais un peu aride de son oeuvre. C’est un peu plus loin, dans la pénombre d’une salle, qu’Edgar Degas nous surprend avec sa toile Intérieur (dite Le Viol) d’un cruel réalisme. En face, une vitrine accueille des statuettes féminines qui nous tournent le dos. La rencontre ne semble pas encore prévue, elles resteront pour l’instant de sensuelles silhouettes épiées à travers leur écrin de verre. Le visiteur devient alors un voyeur, sa curioFemme au bain, 1893-1898 Huile sur toile, Toronto, Art Gallery of Ontario. Achat sur le fonds de dotation Frank sité attisée par ces demoiselles dévêtues. P. Wood, 1956 Photo © 2011 AGO Edgar Degas utilise le même procédé pour peindre ses modèles. Il entre par effraction dans étude du nu dont l’exposition retrace la douce métal’intimité féminine et peint sans concession les plis de morphose. Ainsi, l’artiste finira par élever les insignices corps gracieux ; une chair délicatement déformée fiantes scènes du quotidien en chef-d’œuvres, simplipar des actions aussi banales que la toilette du matin. fiant le corps humain avec une aisance déconcertante. Le spectateur devient alors le complice du peintre qui
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GRAND PALAIS
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MUSEE D’ORSAY
l’ont influencé dans sa musique. On le savait très proche du milieu impressionniste de son époque, on le découvre aussi amateur d’art éclectique appréciant autant les tableaux lisses d’Henri Lerolle que les extravagantes icônes rousses préraphaélites qui l’inspirèrent pour illustrer l’Opéra Pélléas et Mélissande. Ainsi cette exposition est parsemée d’œuvres variées, allant jusqu’à l’audacieux Munch et sa Nuit Etoilée (1893), les jardins peints de Klimt avec Rosiers sous les Poiriers (1905) en passant par les antiques figurines grecques issues des fouilles de Delphes qui inspirèrent le premier de ses Préludes pour piano : Danseuses de Delphes, ou encore les fragments de vases funéraires égyptiens pour ses Préludes éponymes Canopes. Nous découvrons également un ensemble d’estampes japonaises dont la Grande Vague d’Hokusai (1831) et enfin SORBONNE
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Théodore Géricault Tête de cheval blanc, avant 1816-1817, Paris, musée du Louvre, département des Peintures © Service presse Rmn-Grand Palais / Thierry Le Mage
révolution, n’aurait pu trouver meilleur écrin. La visite se conclut par la partie dédiée aux Découvertes qui présente des œuvres consacrées aux animaux exotiques, telle la majestueuse Tête de lionne de Géricault. Elle soulève également le problème de la domination humaine qui conduit à l’extinction de certaines espèces, en exposant trois représentations de dodo, oiseau dont la disparition vers 1660 a transformé ces œuvres en documents historiques conservés dans des musées d’histoire naturelle. Un sort qui pourrait aussi menacer l’Ours blanc de Pompon et qui doit nous rappeler que l’homme n’est pas seul sur Terre…
les sculptures de Camille Claudel à la sensualité exacerbée avec La Valse (1905). Les dernières salles évoquent les sources à la fois poétiques et visuelles de Debussy, qui, grand lecteur de poésie, mit en musique des textes des mouvements parnassien (Leconte de Lisle, Gautier et Banville) et symboliste (Baudelaire, Mallarmé, Verlaine). La visite s’achève sur les correspondances de Debussy abritées derrière une vague design en résille créée par la scénographe Nathalie Crinière et sur des tableaux symbolistes proches des thèmes qui ont souvent inspiré le musicien : nocturnes, marines, paysages vus par Manet, Degas, Monet, Corot...
Gustav Klimt, Rosiers sous les arbres, 1905, Huile sur toile, 110 x 110 cm Paris, musée d’Orsay © Musée d’Orsay, dist. RMN / Patrice Schmidt
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par Antoine Oury
FICTION PUBLICITE
« Agence de l’art » fondée à Paris en 1984 à l’initiative main à main et une salle (de cinéma) remplie d’une d’un trio masculin, Jean-François Brun, Dominique masse de spectateurs. Nous ne pouvons nous y tromper, Pasqualini et Philippe Thomas, IFP se définit comme nous sommes appelés à explorer les réflexions menées une entité morale à caractère public. Ayant cessé toute par l’agence sur l’actualité d’un art puisant ses sources activité créatrice depuis la fin des années 1994, les dans la technologie et codifié par le langage de la publiœuvres – ou plutôt objets – de l’agence sont depuis cité et de l’information. En bref, « un art subordonné à réactualisées par des mises en scène inédites, engageant la publicité, au sens de ce qui est public ». Cependant, le visiteur dans une démarche rétrospective critique. la démarche d’IFP n’est pas de produire une informaC’est au Musée d’Art Contemporain du Val-de-Marne (Mac/Val) du 3 mars au 10 juin 2012 que se tient la dernière manifestation en date du groupe : « Le Théâtron des nuages ». A l’exception de deux installations dans le hall du musée, en guise de vestibule introductif, l’exposition se présente comme un dispositif unique, situé au cœur d’une pièce faiblement éclairée, et qui, du premier coup d’œil, surprend le visiteur par son économie de moyens et d’objets présentés. Il s’agit d’un échafaudage métallique circulaire avec pour seul indice de compréhension – que l’on pourrait associer à un cartel – une IFP, Promised Land ( Détail), 1992. Collection IFP. Photo © DR. plaque émaillée de 20 x 180 cm figurant les termes « appareil d’exposition ». Ce dispo- tion dénonciatrice à l’égard de la « surprésence » des sitif tiendra donc lieu de cimaise à la présentation d’une médias, mais de créer une fiction sur la place de l’art sélection de vingt-huit œuvres, illustrant les préoccu- dans une telle société. Ainsi les objets s’articulent en pations de l’agence. Les trois premiers objets exposés, chapitres, entrecoupés par les célèbres « images génédes caissons lumineux en enfilade, simulacres d’écrans riques » au ciel nuageux, symboles des séquences puà cristaux liquides, réalisent une combinaison du label blicitaires mais aussi du passage entre la réalité et la IFP avec une photographie sous des allures d’affiches fiction de la représentation. Pour capter l’essence même publicitaires virtuelles. Ils pourraient tout aussi bien de ce propos, il faudra ainsi veiller à se munir du plan faire office de synopsis : un objectif de caméra pointé numéroté du dispositif qui évitera toute confusion du sur le globe terrestre, un chèque bancaire échangé de sens et des sens.
par Anaïs de Carvalho
INFORMATION
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des canapés étonnement confortables, les places sont chères. Mais, surprise, ces visionnages anarchiques ne réduisent pas l’impact de l’exposition. En choisissant 72 « œuvres fondatrices », le Centre Pompidou n’a pas choisi l’économie mais l’accessibilité. Vidéo Vintage permet en effet de saisir les premières réflexions de vidéastes forcément débutants. Séduits par la maniabilité nouvelle de la caméra, ils font comme les peintres avec leur palette : ils l’utilisent à l’extérieur, à la manière de Les Levine qui donne un bon coup de pied au documentaire en descendant filmer (avec la fameuse Portapack) les SDF dans la rue pour Bum (1965). D’autres se penchent sur une nouvelle proximité avec le (télé) spectateur (la série des Artist Propaganda de Jean Dupuy, l’éclaboussant Paul McCarthy qui crache sur
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l’objectif de la caméra), ou malmènent le regard inquisiteur de la télévision (Facing a family, de Valérie Export, en 1971 ou Don’t Smile, you’re on camera de Mona Hatoum en 1980). Et comme toute création réfléchit sur ses moyens, les possibilités de montage, de répétition et de modification d’images sont au centre des œuvres de Peter Campus, Laurence Weiner, Gina Pane ou JeanLuc Godard. Les visionnages s’enchaînent, se ressemblent en cas d’inspiration, mais constituent toujours une excellente entrée par la petite lucarne. Seul bémol : avec 18 heures de bandes, la visite risque de rougir sévèrement quelques yeux. On déplorera l’absence d’une prolongation numérique à l’exposition, qui aurait permis de revoir quelques petites merveilles à posteriori. Et d’avoir les yeux encore plus rouges. Nam June Paik, Global Groove, 1973 (en collaboration avec John Godfrey), Coul., son, 28 min, Production Wne, New York
THE PRESENT
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« MEXICO 2000/2012. 24 ARTISTES », sous-titre de question d’une spécificité de l’art mexicain pose prol’exposition Resisting the Present du Musée d’Art Mo- blème. De nombreuses œuvres entretiennent en effet derne, nous permet de saisir plus facilement le thème de un lien étroit avec d’autres œuvres issues de cultures cette exposition au titre assez énigmatique. étrangères. On pensera à El Castillo de Jorge Mendez Se donner pour seule consigne d’exposer des œuvres Blake qui s’inspire du roman kafkaien le Château. Ceci de jeunes artistes tous issus du même pays permet nous mène à un questionnement : celui de savoir si l’on d’obtenir un ensemble assez hétéroclite d’œuvres. Des peut encore parler, à l’heure de la mondialisation, de projections vidéo de Natalia Almada aux installations l’existence d’un art national, aux frontières définies. Un bruyantes comme Credibility Crisis de Héctor Zamora, tel thème semble donc fragile et difficile à exposer. La composées de grands ventilateurs, l’exposition intro- dernière œuvre du parcours : Fémur de elefante mexicaduit une atmosphère vivante, un parcours qui stimule le regard. Ce choix de présentation, s’attachant davantage à véhiculer une ambiance, rend le parcours aussi agréable qu’une promenade. Les œuvres exposées permettent de porter un regard neuf sur la société mexicaine et sur le problème de la violence qu’imposent les narco-trafiquants. Il ne faut pourtant pas se méprendre, l’enjeu de l’exposition n’est pas de présenter la société mexicaine à travers sa production artistique, mais bien de montrer comment les artistes mexicains questionnent leur propre rôle social. Cette présentation de l’art mexicain interEste es mi reino, Revolucion, 2010, Courtesy Canana Producciones et Tamasa Distribution pelle donc par sa diversité et son lien avec l’actualité. Cependant un certain manque de précision no de Jonathan Hernandez et Pablo Sigg montre un os quant à l’analyse des œuvres et des notes biographiques d’éléphant peint aux couleurs du Mexique, alors même pourra laisser le spectateur insatisfait. On apprend peu qu’aucun éléphant n’a jamais vu le jour dans ce pays. d’un artiste lorsqu’une seule des ses œuvres est présen- La question posée ici marque un retour à la case départ tée et que dix petites lignes de notice s’offrent à nous. de l’exposition. On se demande ce qu’est une œuvre Le thème de l’exposition étant trop vaste, il est difficile d’art mexicaine, on questionne la nature d’un art natiode prendre le temps de s’arrêter sur une œuvre ou un ar- nal et son intérêt pour un discours artistique plus global. tiste en particulier, ce qui laisse l’impression frustrante La question reste ouverte, ici l’enjeu n’est pas de donde rester en surface. ner l’essence de l’art mexicain, mais bien de présenter Puis, au détour de certaines productions, on note que la les grandes tendances d’un milieu artistique actuel.
RESISTING
Vous pourriez bien passer à côté de Vidéo Vintage, remisé dans un coin du Centre Pompidou tout inondé d’une lumière vacillante et nébuleuse. C’est ici pourtant que se déploie une des fiertés du Centre : avoir pu pleinement encourager et soutenir un nouveau support de création, la vidéo. En 1978, il accueillait dans ses jardins Nam June Paik, l’artiste coréen qui donna le « coup d’envoi » à ses collègues vidéastes en 1963. À l’époque, la télévision trône au milieu du salon, jouissant d’une popularité sans précédent : la plus grande salle de l’exposition reproduit quelques-uns de ces salons, petits îlots formés autour de deux ou trois écrans. Une touche nostalgique plutôt bienvenue qui forcera le spectateur à se passer d’un sens de visite : avec deux casques, voire un seul pour chaque téléviseur, et
par Alix Weidner
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P O R T R A I T D’UNE OEUVRE
LOUISE BOURGEOIS,MAMAN, 1999, GUGGENHEIM, BILBAO par Maïlys Celeux-Lanval
Louise Bourgeois produit des images puissantes car liées aux sentiments humains les plus intimes, et Maman, son œuvre la plus célèbre, en est l’exemple édifiant. La maternité, la maison, le miroir, le phallus, elle chuchote ou hurle mais n’est jamais indélicate. Il y a dans ses œuvres une part de mystère, de secret qui laisse la place au fantasme du spectateur. Elle veut reconstituer le passé, tant bien que mal, avec le flou des souvenirs. En voulant faire une maquette de sa maison d’enfance de Choisy, ses souvenirs la trahissent et s’enfuient. Elle rajoute alors à celle-ci une guillotine, comme le terrible impact du présent sur le passé ; le résultat est l’œuvre Cellule Choisy (1993). Monstrueuse et magnifique, terrifiante et familière, Maman a fait le tour du monde, elle a été vue en Belgique, en Allemagne, en Corée, à New York, à Saint-Pétersbourg, à Ottawa, à Cuba, à Copenhague, à Londres, à Bordeaux… Mais que cache-t-elle ? Une Etrange apparition au musEe Le chien Puppy de Jeff Koons recouvert de fleurs monte la garde devant le Guggenheim de Bilbao, curieux musée qui semble être une hallucination. Il suffit de le contourner pour apercevoir l’araignée gigantesque de Louise Bourgeois. Un corps enroulé comme une pelote de laine, huit pattes pointues : l’apparition est brusque et inquiétante, elle interroge directement la notion d’espace. Le rapport du spectateur à la sculpture n’est plus « intellectuel et assis » comme dit Dubuffet, mais interactif. On ne peut plus simplement tourner autour de la sculpture, comme on le ferait avec une ronde-bosse. On court désormais, zigzaguant entre les pattes, dansant à l’intérieur de l’araignée pour s’effrayer tout à coup qu’elle se rétracte brusquement… A Bilbao, l’œuvre est exposée en plein air. L’araignée est alors comme la Daphné des Métamorphoses d’Ovide qui, touchée par Apollon, se transforme en laurier. L’animal ici se transforme en objet de métal, image de la nature métamorphosée en sculpture, comme une transition entre l’eau du fleuve et le musée. Souvent /18
exposée à l’extérieur, on l’a aussi vue à l’intérieur de la Tate Modern, qui ménage un espace pour les œuvres monumentales. Où qu’elle soit, l’araignée défie l’imagination par sa grandeur et a faim d’espace, comme si elle gardait en tête l’espoir de redevenir un animal vivant et de pouvoir s’échapper. Mais ne l’a-t-elle pas déjà fait ? Le gout des souvenirs L’araignée est protectrice, ses pattes rappellent les bras de la mère qui entourent l’enfant ; le corps de l’araignée porte des œufs, il est constitué d’un filet de fer épais, solide comme l’amour d’une mère. Maman parle à tout le monde, alors que son origine est biographique, comme toujours chez Louise Bourgeois. La mémoire des lieux et des gens la passionne. A la fin de sa vie, ne voulant pas quitter les Etats-Unis pour revenir en France, elle envoie ses plus fidèles amis photographier les endroits de son enfance. Ses jeunes années sont son ancrage, leurs motifs reviennent sans cesse dans ses dessins et dans ses œuvres. Elle dit d’ailleurs : « Si vous ne pouvez pas vous résoudre à abandonner le passé, alors vous devez le recréer.
C’est ce que j’ai toujours fait. » Jean Frémon rajoutera : « Le couperet du présent qui relègue le passé ». Cela mène à des lubies, des obsessions, des déformations. Le motif de l’araignée apparaît régulièrement dans ses dessins dès 1940. L’artiste s’est exprimée sur sa vision symbolique de l’animal : « mon meilleur ami c’était ma mère et elle était réfléchie, intelligente, patiente, apaisante, raisonnable, et surtout, elle était tisserande, comme l’araignée» (cf. « Ode à ma mère »). Sa mère faisait de la tapisserie tout comme l’araignée tisse. Après avoir trempé les tissus dans la rivière, elle les tordait pour les essorer ; ainsi les pattes de l’animal se retrouvent-elles toutes en torsion. C’est précisément cette torsion qui revient sans cesse dans les œuvres de Louise Bourgeois, résurgence voire rumination d’une image, d’un souvenir maternel. Une “ mEre-araignEe” moNstrueuse On ne peut ignorer la taille gigantesque de la sculpture. L’araignée, motif protecteur, a en réalité l’envergure d’un monstre. Cette ambiguïté est le discours même de l’artiste – elle porte un
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regard complexe sur la maternité qui est beaucoup revenue dans son œuvre. La mère est tragique ou coupable, protectrice ou prédatrice : c’est une vision très moderne du rôle maternel qui hésite entre la soumission et l’hystérie. L’artiste refuse de « représenter la mère idéale comme un être de sacrifice, une source intarissable d’amour, une mère nourricière qui considère ses enfants comme le bonheur absolu ». Sa mère l’a fort déçue en ne se rebellant pas contre les infidélités de son père, qui entretenait des relations avec une femme logeant sous le même toit que la famille. Son silence face à ce scandale se déroulant sous le nez d’une enfant a engendré le regard mélancolique de l’artiste sur l’impossible perfection du rôle maternel. Ce regard nuancé a fait de Louise Bourgeois une artiste féministe aux yeux de beaucoup de critiques, ce qu’ellemême s’est refusée à être. La bannière féministe est réductrice par rapport à la pensée intime qu’elle construit en dehors de tout discours politique. « Maman » est d’ailleurs pour elle un mot qui symbolise l’intimité profonde d’une femme : régulièrement, il revient dans son journal pour signifier les menstruations. Signe de fécondité, elle associe le cycle menstruel à une période créative liée à des sentiments positifs envers sa mère. Connaître la vie de Louise Bourgeois permet de comprendre l’essence du geste, l’origine du motif. La vie privée de l’artiste fait corps avec l’œuvre, même si elle n’aurait su s’en contenter. Pourtant elle aimait à
montrer ses œuvres sans trop en dire, avec une certaine pudeur. Respectons ses volontés et contemplons le secret de cette araignée irréelle : la nature profonde d’une œuvre se révèle dans l’expérience intime du spectateur qui l’explore, la photographie, la dessine,
la contemple. D’ailleurs, les enfants font la ronde autour de la bête. C’est peut-être le plus bel hommage qu’on puisse rendre à l’immense Louise Bourgeois…
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QU’EST CE QUE...
CONVERSATION ENTRE J-F DINGJIAN // SOPHIE PENE
Jean-François Dingjian est designer, il co-dirige l’agence Normal Studio. Sophie Pène est directrice de la recherche à L’Ecole Nationale Supérieure de Création Industrielle.
Quels objets peuvent se passer de design ?
Cette rubrique s’interroge sur la définition d’une discipline. Comment réagissez-vous à l’idée de définir le design ?
JFD : Beaucoup de très bons objets se passent de design. Peut-on faire mieux qu’un trombone ? La relation que l’humain entretient avec les formes archaïques et la façon dont on peut les mettre en œuvre dans les technologies actuelles sont des questions qui me préoccupent beaucoup. Je ne crois pas au renouvellement complet des usages, et je vois le progrès comme une succession et une accumulation d’expériences.
Sophie Pène : Je réagis avec prudence, car c’est une question complexe, un objet de controverses, et parce que j’ai l’impression que ce sont les designers qui préfèrent définir le design. Quand on n’est pas designer, on a un certain recul vis à vis de la définition. La complexité réside dans le fait que le design satisfait à la fois des besoins au présent, mais il anticipe et dessine des processus ou des objets pour des besoins qui n’ont pas encore pris forme. Jean-François Dingjian : C’est une question épineuse, et beaucoup de gens s’y sont frottés. Le design est pour moi la mise en forme de la pensée. Ce qui est intéressant c’est que l’on n’est pas forcément metteur en forme de sa propre pensée, mais parfois de celle de quelqu’un d’autre. Cela peut être la philosophie ou le savoir-faire d’une entreprise ou encore la connaissance d’un scientifique. Le design est donc une discipline ouverte sur les autres professions? SP : Oui, le designer travaille au milieu des autres, même s’il a le droit comme tout le monde à sa part d’intimité dans son travail. Il travaille tout d’abord avec des artisans, des gens du monde de la fabrique mais aussi avec des artistes ou des scientifiques. Le designer est un amplificateur et un synthétiseur du savoir-faire des autres. JFD : Oui, le statut de designer-auteur me semble un peu désuet. C’est un avis très personnel, mais je trouve que /20
les objet-images avec la signature du créateur sont d’une ringardise totale. Le design actuel doit composer avec une multitude de données et de savoir-faire différents. C’est plus un travail d’orchestration dont on ne peut pas attribuer la paternité au seul designer. Quels types de besoins le design satisfait-il ? Quelles sont selon vous les différentes applications du design ? SP : Je vois le design comme une pratique holistique, qui s’attache à une situation plus qu’à des objets. L’objet n’est qu’un point dans la conception de l’ensemble. L’idée d’application est donc complexe car le design s’applique à tout ce qui fait les préoccupations de la modernité, la vie humaine en société et les dispositifs dont elle à besoin. JFD : C’est vrai, mais pour moi la meilleure application du design est quand il n’y en a pas vraiment. C’est plutôt quand on l’oublie. Le design fonctionne quand il dépasse l’idée d’application et lorsqu’il enrichit le monde, soit par une idée ou une forme, soit par les questions qu’il soulève. Cette vocation à l’universalité se retrouve-t-elle dans les productions actuelles ? Le design n’est-il pas en réalité une affaire d’initié ? SP : Il y a deux types d’économie du design. La première est une économie d’artiste, issue de la création, avec une valeur de marque liée à une signature. L’autre est celle de la création industrielle, plus globale, où le designer comme auteur s’efface dans un travail d’équipe. Le design s’installe alors très en amont dans le projet, pour construire l’écosystème imaginaire et
fonctionnel au sein duquel l’objet va prendre place. JFD : Je crois que la réalité utopique du design est de toucher tout le monde, mais cette aspiration fondatrice s’est transformée en l’ambition de s’adresser à chacun plutôt qu’à tous. Je crois que cette transformation est liée au moment où les hommes ont commencé à observer la terre de plus loin. On constate aujourd’hui que le design conquiert des nouveaux champs de création, avec de nouveaux outils, et qu’il collabore avec des professions très variées. Quelles sont les limites de cette discipline ?
propos recueillis par Alexandre d’Orsetti
Comment percevez-vous l’évolution du design dans le temps ? Qu’estce qui selon vous en est l’origine ? SP : Si on considère la plupart des thèses, il y a une sorte d’osmose entre design et industrie. Bien sûr on peut faire remonter le design à la Renaissance, à Vasari, mais si on s’en tient à l’histoire moderne du design, il est bien apparenté à l’industrie.
LE DESIGN
SP : Le design a un rapport très important à la matière. Il y a là une limite presque éthique, qui réside dans les contraintes apportées par la matière elle-même. Elle ne peut être poussée au delà de ce qu’elle est. Cette limite consentie est aussi native, consubstantielle du design. Je crois que la plus grande limite du design est l’absence de création de forme. Sans cela, le design est dilué, disparu, il devient de l’animation créative. JFD: Plutôt que de chercher à savoir ou s’arrête le design, je préfère me demander où il commence. On a souvent envie de voir du design partout, mais il faut se méfier du design qui est dans tout, il faut savoir où le placer et savoir le doser.
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JFD : Il y a bien entendu l’origine historique, qui correspond aux différentes révolutions industrielles. En revanche si l’on considère le design comme un questionnement et une mise en forme du dessein des choses, alors on peut réellement s’interroger sur ses origines qui peuvent sembler inhérentes à la production humaine, notamment lorsqu’on lit les ouvrages de Leroi-Gourhan par exemple. Le design aujourd’hui vous semble-t-il en continuité avec son histoire ou vit-il
une période de rupture? JFD : Nous ne vivons pas une période de rupture mais de cohabitation. Aujourd’hui, beaucoup de choses cohabitent, parfois très bien mais parfois mal. Je rentre à l’instant du salon international de design de Milan, et comme à chaque fois, j’ai un peu ce sentiment de déception ou d’écœurement. Le meilleur côtoie le pire et le fond côtoie la gratuité. SP : Plutôt qu’une rupture, je trouve qu’il y a deux changements, ou trahisons majeures. La première est que l’on n’entend pas parler du lien entre design et politique. Par exemple, lorsque les designers vont travailler sur l’observance, ils vont chercher à aménager les choses mais pas à les remettre en question. Ils vont bien observer comment vivent les personnes concernées, mais je ne suis pas sûre que la prise en compte du contexte aille plus loin que l’analyse fonctionnelle qui en découle. Le design peut ainsi avoir un caractère polémique ? SP : Le design critique a ce rôle de monstration des controverses. Le travail qui a été fait sur les nanobiotechnologies avec Marie-Virginie Berbet l’année dernière était bien un travail de mise en évidence des contradictions dans lesquelles on s’enferme avec le surplus de technique ou de science. Le deuxième changement est que le design a grandi avec l’industrie de masse, avec la grande industrie gaullienne et des designers comme Roger Tallon. Maintenant que cette industrie-là n’est manifestement plus destinée à rester en France, on est avec le prototypage rapide ou les imprimantes 3d, face à des possibilités d’une nouvelle industrie ou de nouveaux moyens d’édition. C’est une très grande révolution pour le design, qui soit va s’effacer
ou disparaître derrière les illusions de capacité à la conception de chacun, soit va s’occuper de problèmes plus globaux, où la créativité des designers et leur capacité à agréger des métiers très différents va faire merveille. Cela risque-t-il de transformer le design en quelque chose qui aura plus attrait à de la scénarisation, ou cette transformation pourra-t-elle toujours se matérialiser dans des objets? SP : Je sais que c’est l’objet de débats houleux, et que la scénarisation n’est pas pour les designers. Le design est un travail de conception qui n’est pas un travail figuratif ou narratif. Il faut garder ce lien avec l’objet, avec le prototypage, avec la représentation très matérielle d’un scénario à la fois générique et adaptable à chacun. JFD : Je pense que la période du storytelling est passée, que c’était un phénomène des années deux mille. Je crois qu’on a jamais été aussi fasciné par la matérialisation des choses, et plus les technologies se miniaturisent et se complexifient, plus on a besoin de concevoir autour un objet matériel qui serve d’interface entre l’homme et la technologie. Pour finir, avez-vous envie, après cette discussion, de donner votre définition du design? JFD : Je pense que le design est la mise en forme de la pensée et la capacité à manipuler des codes avec justesse. SP : J’aimerais bien essayer, pour le design que j’ai vu ici, que j’ai admiré, que j’ai aimé, je vais me risquer et dire que le design est une énergie créatrice, qui s’applique avec une grande rationalité à l’état des choses, une pratique très singulière qui prétend à l’universel. /21
PORTRAITS D’ARCHITECTURES
MUSEE DU DESIGN-HOLON // NANI NANI-TOKYO par Philippine Coupard
Arad et Starck. Voilà deux noms connus aussi bien des spécialistes que du grand public. Et pour cause ! Ces deux hommes, l’un israélien et l’autre français, sont deux des designers les plus talentueux de leur génération. Designers? Pas seulement. Ron Arad, tout comme Philippe Starck, a déjà expérimenté la réalisation d’architectures extérieures. Il a par exemple conçu le Design Museum Holon (DMH), autrement dit le musée du design à Holon, ville israélienne située à quelques kilomètres au sud de TelAviv. Le lieu a ouvert ses portes en 2010. Quant à Philippe Starck, il est l’architecte de l’immeuble Nani-Nani
Nani-Nani, Tokyo, 1989, Philippe Starck, © agence Starck
à Tokyo, construit à la demande d’un promoteur japonais en 1989. MISE EN CONTEXTE Les liens qui unissent le design à l’architecture extérieure sont peut-être plus ténus qu’il n’y paraît. Les deux designers n’ont pas appréhendé de la même manière la réalisation de leurs œuvres respectives. Cela s’explique par plusieurs raisons. C’est en 1989 que Starck répond à la commande nippone, alors que le projet du DMH est confié à Ron Arad Architects (RAAL) en 2003. Quatorze ans séparent les deux édifices. L’immeuble /22
Nani-Nani est implanté au cœur de la mégalopole japonaise alors que le musée du design est situé à Holon, ville du Moyen-Orient. Leur finalité non plus n’est pas identique : l’un est un immeuble multifonctionnel alors que l’autre est un musée à vocation internationale œuvrant pour la promotion du design israélien. " The Nani Nani is just design. " C’est en ces termes que Philippe Starck décrivait en 1997 le premier bâtiment qu’il a édifié : « Le Nani Nani est du pur design. » Le promoteur lui avait laissé carte blanche pour
L’inspiration revendiquée de ce projet est le monstre Godzilla, nationalement craint. Le nom même de l’œuvre y fait allusion : « Nani Nani, ça ne veut rien dire, c’est le cri que pousse un Japonais quand il rencontre un fantôme – vous savez, ils en rencontrent tout le temps. Alors, il fait Nani Nani ! » Ainsi Starck explique-t-il la signification de ce nom en apparence étrange. Fantasmagorique, l’immeuble devrait donc faire pousser des cris de terreur aux passants qui le découvrent. Mise en abyme Le design fait simultanément appel à plusieurs domaines : l’art, les sciences
Nani-Nani (détail), Tokyo, 1989, Philippe Starck, © agence Starck
créer ce dont il avait envie. Le résultat est éloquent. Tel un monstre surgi des entrailles de la Terre, l’immeuble se dresse de toute sa hauteur et domine les rues alentour. Quelque peu menaçante, cette architecture aux origines zoomorphes évidentes interroge. Entièrement composée de cuivre oxydé – à l’origine de sa couleur verte – la couverture peut être assimilée à une carapace animale recouverte d’écailles. Les stries linéaires lui donnent en effet cet aspect rocailleux. L’ondulation subtile de la couverture en son sommet rappelle le mouvement d’une vague.
Musée du Design (détail), Holon, RAAL, 2003 © Yael Pincus
de la nature, les sciences humaines mais aussi les techniques. C’est donc un hommage rendu par le DMH au design en général et particulièrement au design israélien. Le choix du RAAL comme maître d’œuvre n’est absolument pas anodin. Ron Arad est un designer reconnu, dont le talent n’est plus à démontrer. Il incarne l’exportation réussie du design israélien à travers le globe. Le choix de cet homme s’est donc imposé à tous aisément. Dès 2003, il a imaginé l’écrin idéal pour accueillir une collection de design ; celle-ci est visible depuis 2010, au sein du bâtiment qui s’élève
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sur deux étages. Les matériaux qui le composent sont innovants, notamment les cinq bandes de l’exosquelette du bâtiment qui sont en Cor-Ten. C’ est un acier auto-patiné à corrosion superficielle forcée, surtout utilisé en extérieur car il offre une très bonne résistance aux conditions atmosphériques. Ces cinq bandes restent toujours visibles par le visiteur, tant depuis l’extérieur que depuis l’intérieur du musée. Elles semblent l’envelopper pour mieux préserver ses trésors. Cette rampe sculpturale dessine le parcours du musée à l’instar d’un entrelacs de lianes.
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DE L’OBJET A L’ARCHITECTURE Plus que de simples bâtiments, ces deux réalisations sont de véritables objets d’art, et relèvent en cela plus du design que de l’architecture. C’est cet estampillage design que souligne Philippe Starck lorsqu’il évoque le contexte de la commande de NaniNani : « On est en 1989, je ne suis toujours pas architecte, je ne le serai jamais […] ». Il veut dire par là qu’un designer peut brillamment réussir à créer et édifier un immeuble, un hôtel ou un musée, mais n’en devient pas architecte pour autant.
Cette affiliation au monde du design est significative et permet de retrouver quelques similitudes entre les objets des designers et leurs réalisations architecturales. On peut aisément corréler la chaise Dick Deck édition 1989 de Philippe Starck à l’immeuble Nani-Nani. Les fines lattes qui la composent rappellent les stries zébrant l’immeuble ; le dossier et l’assise ondulent et font en cela écho au mouvement de vague du toit de Nani-Nani. Dick Deck ne semble pas offrir non plus une assise sûre : comme l’édifice aux origines monstrueuses, elle peut être source d’inquiétude. Plus révélateur encore, le répertoire de formes de
Ron Arad ne semble guère varier d’un objet à une architecture. Thumbprint en 2007 et MT Rocker Solid en 2010 présentent deux modèles de fauteuil qui évoquent tous deux la forme d’un nid. Cette forme arrondie et l’aspect enveloppant ne sont pas sans lien avec la notion d’écrin évoquée pour le Design Museum Holon. La similitude que nous observons entre le DMH et Nani-Nani est visible dans le traitement des formes. Celuici donne l’impression d’être plus libre par rapport à ce qu’aurait pu en faire un architecte. Chaque élément des bâtiments est considéré autant pour lui-
même que pour le rôle qu’il a à remplir dans l’édifice. Par exemple, les bandes de Cor-Ten du DMH jouent leur propre partition mais sont aussi là pour accompagner visuellement le visiteur le long de son parcours. Ces deux bâtiments sont élaborés en vertu du principe de fonctionnalité. Un des rôles prépondérants du design est de répondre à des problèmes ou de les anticiper. Au travers de ces deux exemples, il est clair que cette préoccupation accompagne le travail des designers. Au musée d’Holon, l’architecture elle-même guide le visiteur au sein de l’édifice, il est comme conduit
Musée du Design, Holon, RAAL, 2003 © Yael Pincus
par le fil d’Ariane que sont les bandes de l’exosquelette. Cela se vérifie aussi dans le Nani-Nani de Starck, puisque l’édifice est multifonctionnel. En combinant plusieurs fonctions – bureaux, show-room ou autre – le bâtiment offre à ses hôtes une diversité qu’ils ne peuvent qu’apprécier. Derrière l’apparente légèreté du traitement des formes, le design architectural est mu par de véritables préoccupations, à la fois esthétiques et fonctionnelles.
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INTRASORBONNE
MORGAN GUERIN // STANISLAS COLODIET propos recueillis Geoffrey Ripert
Pour cette nouvelle édition d’IntraSorbonne nous avons rendez-vous avec Morgan Guérin et Stanislas Colodiet, deux étudiants de Sciences Po qui nous expliquent le rôle de l’Histoire de l’art dans leurs parcours de formation. Vous avez tous deux suivi une formation en Histoire de l’art à Paris IV avant, ou en parallèle à vos études à Sciences Po. Pourquoi vous êtesvous intéressés à l’Histoire de l’art ?
pas été difficile. Morgan : J’ai un peu le même parcours que Stanislas. Je me suis intéressé à l’Histoire de l’art grâce à un professeur vraiment génial au lycée SaintSulpice où j’étudiais. Il m’a recommandé de suivre des cours d’Histoire de l’art à l’Institut Michelet (Institut d’Histoire de l’art de Paris I et Paris IV), il pensait que je m’y plairais vraiment. C’est donc ce que j’ai fait et je m’y suis plut. Pouvez-vous nous expliquer un peu votre parcours de formation et votre implication dans le Prix Sciences Po pour l’art contemporain ? L’administration de Sciences Po a-t-elle soutenu l’initiative ou les fondateurs ont-ils dû compter sur leurs propres moyens ?
Morgan : C’est par le biais d’un ami qui était déjà à Sciences Po que j’ai découvert le Prix Morgan et Stanislas présentant le Prix Sciences Po pour l’art contemporain Sciences Po pour l’art Stanislas : Cela a commencé avec contemporain. J’étais alors en licence mes cours d’art plastique en seconde. 3 d’Histoire de l’art à Paris IV et je L’initiation au dessin d’observation a venais d’être admis à Sciences Po, j’ai été le facteur déclencheur – c’est par donc décidé de tenter ma chance en la pratique que je me suis familiarisé à postulant pour faire partie de l’équipe. l’art. Cela m’a poussé à aller voir plus J’ai rencontré les fondateurs du Prix, loin, à explorer les musées, m’intéres- les choses se sont très bien passées et ser aux artistes eux-mêmes ; franchir pendant l’été ils m’ont dit que j’étais le pas vers l’Histoire de l’art n’a donc pris. J’ai retrouvé Stanislas en Sep/24
tembre et on a organisé la deuxième édition du prix avec Eva de Sainte Lorette. Nous tenons d’ailleurs à lui adresser un grand merci, car sans elle on aurait été incapable de réussir cette seconde édition. Ensemble on a essayé de suivre la ligne tracée par les fondateurs, tout en apportant quelques nouveautés. D’où l’initiative de notre part d’ouvrir le prix à tous les médiums, de proposer un thème (postures/impostures). Le but est que chaque année la nouvelle équipe apporte ses idées. Stanislas : Lorsque l’on étudie, être un « ovni universitaire » est forcément un atout, on envisage la matière différemment. Peindre, étudier l’histoire de l’art est quelque chose d’inattendu de la part d’étudiants à Sciences Po. Mais c’était aussi l’idée dominante derrière le Prix Sciences Po : aller voir les professionnels du monde de l’art contemporain, oser monter une exposition alors que ce n’est pas notre domaine de spécialité. La mise en place de quelque chose d’aussi inouï demande beaucoup d‘énergie. Les fondateurs sont partis de rien – sinon du nom Sciences Po, ce qui est déjà beaucoup, il est vrai – pour monter un projet dans un domaine où ils n’avaient aucune formation académique. La direction a vraiment aidé, mais c’est avec la force de conviction des fondateurs que ce Prix a pu exister. Le but était d’entamer un dialogue, d’apporter l’art contemporain dans un lieu où il n’avait a priori rien à faire. Beaucoup d’étudiants ont pu remarquer ces dernières années que l’interdisciplinarité dans un parcours est souvent recherchée. Que diriez-vous à ce propos ? Qu’est-ce que l’Histoire de l’art vous a-t-elle
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apporté, notamment d’un point de vue méthodologique ? Morgan : C’est un plus seulement si l’on sait ce que l’on veut faire. S’ouvrir à d’autres disciplines donne une ouverture d’esprit, permet de décloisonner notre apprentissage. Un étudiant qui suit une formation en Histoire de l’art en complément de la sienne sort du lot, car il a des choses à dire. Par conséquent on arrive à être mieux engagé dans sa discipline principale. D’ailleurs, si l’on regarde les parcours des professeurs d’Histoire de l’art à Michelet, il y en a très peu qui ont seulement étudié cette matière. La plupart a fait des études d’Histoire, de lettres, de philosophie avant de s’intéresser à l’art. Stanislas : Oui. La même chose est valable pour les conservateurs : certains ont des parcours atypiques : ENS, architecture ou même Sciences Po ! Ils ont étudié l’Histoire de l’art, mais en complément d’une autre formation. A Michelet j’ai acheté autant d’ouvrages d’Histoire que d’Histoire de l’art… A une époque où je peignais beaucoup, mon professeur a été remplacé, je me suis alors mis à faire de la sculpture sur terre ; je fabriquais des modèles que je peignais. Finalement , cela m’a ma offert un autre regard sur ma pratique de peintre. De la même façon, l’Histoire de l’art et les sciences politiques – que je trouve finalement assez proches – s’enrichissent l’une l’autre. Se décentrer, explorer des disciplines nouvelles est une manière de conquérir un espace de liberté, cela éveille l’instinct créatif. Comment l’Histoire de l’art est-elle perçue au sein de disciplines non spécialisées en Sciences humaines ?
Morgan : Au sein du master Droit Economique de Sciences Po, je suis le seul à avoir fait de l’Histoire de l’art. Pour autant, l’Histoire de l’art est bien perçue. Les tableaux, les objets d’art, l’archéologie – qui est également enseignée à Paris IV – concourent à donner le sentiment d’une matière noble. A chaque fois que j’en fais mention, les gens sont intéressés et posent des questions. Il ne faut pas oublier que Sciences Po s’intéresse de plus en plus à l’art. Stanislas : C’est une matière très demandée en premier cycle à Sciences Po. Ce sont les cours les plus complets au moment des inscriptions, il y a toujours des étudiants refusés en raison de la trop forte demande. Beaucoup d’étudiants découvrent cette matière grâce au cours de Laurence Bertrand Dorléac (chercheuse associée au Centre d’Histoire de Sciences Po, où elle anime un séminaire sur l’art), ou encore grâce au cours magistral accompagné d’un TD sur les avantgardes par exemple. Chaque année il y a des étudiants qui envisagent d’aller suivre des cours à Paris IV, à l’Ecole du Louvre ou dans d’autres établissements. Quels projets avez-vous développés grâce aux compétences acquises au gré de vos études en Sciences politiques et Histoire de l’art ? Morgan : Pour ma part j’ai commencé en organisant une exposition de jeunes artistes contemporains chiliens à Paris. Pour la rédaction du catalogue du Prix, ma formation en Histoire de l’art et mon travail pour la revue Sorbonne Art ont été très utiles. Ensuite mon actuelle formation en droit est pratique pour établir des contrats avec
les artistes et avoir une connaissance du marché de l’art. L’aspect double de ma formation me permet d’être polyvalent. Stanislas : Je n’avais jamais organisé d’événement de l’ampleur du Prix Sciences Po auparavant. C’est une expérience extraordinaire qui permet à des étudiants de découvrir le monde de l’art, où malheureusement il faut être introduit pour avoir accès à ses acteurs. Par ailleurs, je termine actuellement un stage de six mois au Centre Pompidou avec une conservatrice formidable. Enfin, je souhaiterai mentionner la page Facebook que j’ai lancé avec d’autres étudiants appelée « Histoire de l’art à l’Ecole, un enseignement possible ? » qui est un espace de débat autour de la réforme de 2008 rendant obligatoire l’enseignement « Histoire des arts » dans le secondaire. Pensez-vous qu’il existe encore des possibilités et ouvertures professionnelles inexploitées dans le monde de la culture ? Stanislas : On parle beaucoup « d’ingénierie culturelle ». Le concept est prometteur… Morgan : Je pense que si l’on veut travailler dans l’Histoire de l’art il faut faire plein d’activités – créer des revues comme Sorbonne Art, monter des expositions, apprendre les langues étrangères, en somme être ultra dynamique. Il faut rencontrer un maximum de gens, montrer qu’on est crédible, qu’on a réellement des compétences et que l’on sait travailler. Tous ceux autour de moi en Histoire de l’art qui ont cette motivation et ce talent ont fini par trouver leur place dans le monde de l’art. /25
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LE TABLEAU VIVANT CHEZ PETER GREENAWAY
ENCHAINE
par Aude Rambaud
Par souci d’améliorer sa respectabilité, un voleur fréquente régulièrement un restaurant chic en compagnie de sa femme. Au lieu d’y trouver des gratifications sociales, il y fait connaissance avec l’érotisme de son épouse et sa propre humiliation, sous l’oeil attentif quoique muet du chef cuisinier joué par Richard Bohringer. Dans le parking, les toilettes, les cuisines et la salle à manger de ce restaurant, dix jours de préparation, d’ingurgitation et de rejet de nourriture suggèrent que tout, absolument tout, est comestible, jusqu’à l’indigestion…Ainsi peut-on analyser Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant, film réalisé en 1989 par Peter Greenaway, réalisateur britannique fasciné par l’histoire de l’art et la peinture. Extravagant, provoquant, improbable quoique non impossible : ce conte draine toutes les obsessions liées à la corporalité humaine (manger, boire, se dénuder, saigner,…).
UNE OEUVRE HYBRIDE
scénario plus complexe. Les plans de tables grassement garnies font écho aux natures mortes de banquet du néerlandais Davidsz van de Heem et les scènes de cuisine aux boucheries peintes par Joachim Beuckelaer ou Annibal Carrache. Le réalisateur se plaît à intégrer des tableaux, réels cette fois, dans ses scènes (Banquet des officiers du corps des archers de Saint-Georges de Frans Hals, 1616), sortes d’images dans l’image et miroirs des situations filmées, créant ainsi une mise en abyme dans une œuvre s’amusant avec les codes des représentations en deux dimensions.
Paradoxalement, dans un film qui converge autour de la Haute Cuisine et d’un luxe ostentatoire, de tous les sens ce sera le goût qui sera attaqué dès le début. « La violence est l’arme poétique la plus efficace. » Toutes les violences perpétrées dans le film ont à voir avec la nourriture et la consommation. Le spectateur, en tant que consommateur – d’images, de texte, de sens – sera continuellement tiraillé
tout ce qu’il n’arrive pas à maîtriser, ce qui l’encombre, dans une sorte de boulimie gargantuesque poussée dans le film à l’extrême, jusqu’au cannibalisme. Puisqu’il veut tout posséder, tout consommer, il sera servi. La présence dans son restaurant de Michael – le futur amant – l’intrigue et l’inquiète. Il sent intuitivement que c’est un homme qui, de toute évidence, est ailleurs, en quelque sorte un étranger. Spica est l’emblème d’une société patriarcale, capitaliste, vorace et jamais satisfaite, fondée sur les plaisirs du consumérisme et de l’accumulation, ravagée par l’ambition et l’arrivisme
entre ses pulsions de fascination pour l’aspect esthétique (la forme) et celles d’un dégoût pour l’action en soi (le contenu), ceci dans un esprit de provocation excessive que l’on retouve dans La Grande Bouffe de Marco Ferreri (1973). Dès le premier plan, Peter Greenaway annonce la couleur : rouge. Rouge comme le sang, la bouche, couleur de la violence et de la passion, mais également couleur réputée stimulante pour l’appétit. Tel Cronos, Spica avale tout, et en particulier ce qui lui fait peur,
social et professionnel, dominée par un esprit vicieux de compétition et par le culte du pouvoir. Car le débat que le film soulève touche à ce qu’il y a de plus basique et fondamental dans l’homme, ses ressorts les plus bas, mais aussi les plus authentiques. Tout y est primaire, des pulsions à leur expression. Ce qui confère ce cachet unique au film, c’est cette fable qui met en scène et questionne des aspects aussi triviaux de l’âme humaine, en utilisant des moyens d’une sophistication artistique ex-
DES PULSIONS PRIMAIRES SYMBOLIQUES
Peter Greenaway, Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant, 1989, photographies de plateau.
Inspiré de la tragédie classique, mais également de l’opéra, mondes avec lesquels Peter Greenaway collabore, Le Cuisinier (…) en reprend les codes. Insistance de la musique qui se déploie en continu, personnages qui se meuvent avec une chorégraphie délibérément artificielle et plans longs de la caméra font illusion : il y a dans ce film une grandiloquence appuyée et pesante qui marque les premiers pas d’une exploration de l’univers du spectacle. Le cadrage fonctionne /26
comme un encadrement scénique et les acteurs, pour la plupart issus du théâtre, connaissent les paramètres de l’espace dont ils disposent pour se déplacer. Les personnages sont filmés dans un mouvement essentiellement mécanique, quasiment privés de gros plans ; ce film ne sympathise jamais avec eux. La caméra maintient constamment une distance et se tient à l’écart de l’action, ne suivant jamais leurs déplacements mais exposant la scène entière aux yeux du spectateur : libre à lui de décrypter leurs jeux. Analyser Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant implique une rup-
ture du flux des images. Sortes de tableaux figés, chaque plan est construit de manière à former une composition à la fois belle, élaborée et riche d’éléments narratifs. Les décors seuls touchent au sublime. Greenaway donne un relief pictural saisissant à son film, où les influences de la peinture sont transparentes. En transformant ainsi son œuvre en tableau vivant, il en fait un point de convergence entre les arts, entre image fixe et image mouvante, où ses cadrages sont autant de clefs de lecture d’un
Lumière et contrastes, costumes (signés Jean-Paul Gaultier) et nudité, éléments naturels et architecture, plaisir et mort ponctuent la réalisation et apportent une esthétique visuelle propre à l’auteur. Le mot «fin» n’apparaît jamais sur l’écran : si la fermeture du rideau implique le terme de la scène, les dernières images dévoilées suggèrent un nouveau départ. «Tous mes films sont autant de chapitres d’une œuvre de beaucoup plus grande envergure. »
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trême. Il y a donc dans cette œuvre un étonnant décalage entre l’essence et l’apparence, entre le contenu et la forme. Reste à déterminer lequel de ces aspects l’a emporté. Le film fut largement critiqué à sa sortie : jugé d’une violence inacceptable, il fut néanmoins reconnu pour son esthétique si singulière. Ici, toute violence implique un sens de la responsabilité. La trame de l’histoire suit la ligne dessinée par les actions des personnages, leur cause et leurs effets, sans qu’aucun acte ne demeure gratuit ou sans conséquence. Le vocabulaire esthétique si particulier leur donne une dimension adulte, réfléchie et sans gratuité. Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant est avant tout un spectacle et notre certitude est que le réalisateur l’a pensé comme un exercice de style, une prouesse esthétique. Tel Roger de Piles, Peter Greenaway cherche à porter notre attention sur la beauté du film, conçu comme une fête pour les yeux. Il s’adresse ainsi beaucoup moins à l’intellect du spectateur qu’à ses sens, en premier lieu à sa vue, à son ouïe et à son goût. Avant de réfléchir et de juger, on est invité à suivre, à sentir et à ressentir, ce qui est déjà en soi une démarche peu typique pour Greenaway, qui impose d’habitude un parcours hautement intellectuel à ses spectateurs. Un film très éprouvant qui ne se laissera pas regarder par les plus sensibles...
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E T AUSSI
HORS-SERIE
SeaOrbiter : entre Vingt Mille lieues sous les mers et La Nouvelle Atlantide
La rubrique ET AUSSI avait jusqu’alors donné une grande place aux Lettres et au cinéma, mais nous proposons cette fois un hors-série – si humble soit-il – qui embrasse les arts mais aussi les sciences. C’est à travers le projet SeaOrbiter et la figure de son inventeur Jacques Rougerie – architecte de formation, Président de la Fondation Jacques Rougerie, membre de l’Académie française – que ce nouveau chapitre de la rubrique s’ouvre.
ou lorsque les L ettres repoussent le possible des S ciences
par Julien Ranson
LA FICTION POUR REMUNERER
LE DEFAUT D’EXISTENCE
« Mon récit n’a pas vocation à raconter la vérité, mais à construire un récit à partir d’éléments épars. Dans une société qui produit pléthore d’images, d’histoires, d’actes, il semble que tout un chacun soit submergé, noyé au point de ne pas avoir de recul sur les éléments et les problèmes qu’elle suscite. (…) Mon récit appartient à la biographie
fictionnelle, une biographie qui se structure avec des photographies et des lettres, mais qui se remplit de pure invention. » Diptyque - Apatride sacrifiée aux éditions PUBLIBOOK est l’œuvre d’un jeune étudiant de la Sorbonne, Romain Ravignot de Chevrier.
POESIE EN SORBONNE
Pour un art du bruit et de l’imaginable de Julien Ranson Pour un cerveau de pain Pour une cage fendue Pour l’aliment mangé La fête des étrennes Le jour de la Passion L’Epiphanie certaine La montée des enfers La levée des bruyères L’aigre chant des brebis Et l’odeur de troupeau De chenil, de poussière LE DERNIER INSULAIRE de Thomas Fraisse Un poète passe dans la rue Son cœur se heurte aux grilles Ses mots sont des arbres, parfois des serpes pour habiller le couchant
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Il se meurt d’un sang noir Il demande à la nuit d’épeler ce mot : lumière Lui seul rattrape l’aube courant dans les forêts Il est celui qui sait Il sait que cette aube est fragile Il guette et cherche à la surprendre à sa table comme au bord d’un quai Il est le voyageur des fleuves improbables le dernier insulaire des mers d’altitude Sous ses pas la terre s’oublie peu à peu dans sa paume la blessure se fait légère Son cœur se heurte au temps et sa paroi est fragile Soyez-en sûr, son naufrage n’est rien, la certitude d’un autre monde Ces poèmes sont extraits du recueil Ancres Jetées, dernière parution des Ateliers Poétiques de la Sorbonne dirigés par Claude Ber, Jean-Pierre Lemaire, Lionel Ray, Joëlle Gardes, Catherine Fromilhague et Gérard Berthomieu. Ce recueil, disponible au Service Culturel, est issu de la collaboration de Paris IV-Sorbonne avec les éditions Sillages. SORBONNE
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C’est au nom de Nautilus ou d’Atlantis que ce navire au premier abord semble répondre, comme inventé au détour du mythe et de la fiction littéraire. Mais si ce rapprochement fixe le plan d’une pensée scientifique instruite et augmentée par les Lettres servantes des énigmes et du rêve, il n’en demeure pas moins que le vaisseau SeaOrbiter verra le jour en 2014. SeaOrbiter est bel et bien un navire, haut de 58m, dont la plus grande partie, comme un iceberg, est immergée. Un navire d’un nouveau genre, censé dériver avec les courants marins, orienté vers les grands fonds et d’une forme novatrice, permettant de nouvelles perspectives et des missions particulières. Navire conçu pour l’exploration sousmarine, permettant des prélèvements jusqu’à 6000 m de profondeur, il pourra accroître nos connaissances du milieu marin ; il est aussi une base archéologique de premier ordre puisqu’il déploie en temps réel des sous-marins et des plongeurs in situ. Il permet également l’entraînement d’astronautes dans l’espace sous-marin, similaire à l’espace sidéral. SeaOrbiter est une plateforme polyvalente entre le Nautilus et ESA International ! Alors que 70% de la planète est occupé par les océans, que ces espaces restent pour la plupart inexplorés voire inconnus, SeaOrbiter affirme que l’homme doit réaliser la conquête des milieux marins avant de se tourner vers l’espace sidéral. N’est-ce pas dans ces profondeurs que l’homme trouvera les ressources en énergie et en nourriture pour demain ? SeaOrbiter qui abritera une dizaine de scientifiques à son bord évoque cette Nouvelle Atlantide que décrivait en 1627 le philosophe Francis Bacon dans sa cité idéale des savants. Ce vaisseau a en effet un goût d’utopie, mais une utopie pleinement consciente des enjeux contemporains. La France ne possède-t-elle pas le deuxième espace maritime mondial – bientôt le premier ? Les océans ne constituent-ils pas alors un enjeu majeur à exploiter pour l’avenir ? Un tel projet montre non seulement que l’initiative privée sert la grandeur publique mais que l’État sait reconnaître et tirer parti de la force inventive de ses citoyens. Enfin, imaginons d’aller plus loin dans le rapprochement entre Sciences et Arts : quelles ne seraient pas les œuvres nées dans un environnement encore inouï et pourquoi ne pas proposer une résidence d’artiste sur SeaOrbiter ? La proximité des Arts et des Sciences est toujours à réaffirmer, qu’enfin, et sous l’injonction de Saint-John Perse, le sa-
vant et le poète ne soient plus considérés comme des frères ennemis, « car l’interrogation est la même qu’ils tiennent sur un même abîme, et seuls leurs modes d’investigation diffèrent ». Que le lecteur, s’il est épris d’un peu de liberté et s’il possède un peu d’attrait pour le voyage, lise ces quelques lignes de Vingt mille lieues sous les mers (II, XXII) à la lumière de SeaOrbiter : « Depuis ce jour, qui pourra dire jusqu’où nous entraîna le Nautilus dans ce bassin de l’Atlantique nord ? Toujours avec une vitesse inappréciable ! Toujours au milieu des brumes hyperboréennes ! Touchat-il aux pointes du Spitzberg, aux accores de la NouvelleZemble ? Parcourut-il ces mers ignorées, la mer Blanche, la mer de Kara, le golfe de l’Obi, l’archipel de Liarrov, et ces rivages inconnus de la côte asiatique ? Je ne saurais le dire. » Et puisque tout reste encore à écrire, le rêve et l’émulation ne feront pas défaut !
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PRATIQUES
FOCUS
DEGAS ET LE NU Du 13 mars au 1er juillet 2012 Musée d’Orsay 75007 Paris Ouvert de 9h30 à 18h le mardi, le mercredi, le vendredi, le samedi et le dimanche, nocturne jusqu’à 21h45 le jeudi. Fermeture tous les lundis.
MONUMENTA 2O12/ DANIEL BUREN Du 10 mai au 21 juin 2012 Grand Palais, Nef – Porte Nord Avenue Winston Churchill 75008 Paris Ouvert tous les jours sauf le mardi de 10h à 19h le lundi et le mercredi, et de 10h à minuit du jeudi au dimanche. PORTRAIT D’UN ARTISTE JOEL-PETER WITKIN,”ENFER OU CIEL” Du 27 mars au 1er juillet 2012 BNF – Site Richelieu 5, rue Vivienne 75002 Paris Ouvert du mardi au samedi de 10h à 19h, le dimanche de 12h à 19h, sauf lundi et jours fériés. JOEL-PETER WITKIN,”HISTOIRE DU MONDE OCCIDENTAL” Du 28 mars au 19 mai 2012 Galerie Baudouin Lebon 8, rue Charles-François Dupuis 75003 Paris Ouvert du mardi au samedi de 10h à 19h.
NEON, WHO’S AFRAID OF RED, YELLOW AND BLUE ? Du 17 février au 20 mai 2012 La Maison Rouge 10, boulevard de la Bastille 75012 Paris Ouvert du mercredi au dimanche de 11h à 19h, nocturne le jeudi jusqu’à 21h.
INFORMATION FICTION PUBLICITE Du 10 mars au 3 juin 2012 Musée d’Art Contemporain du Val-de-Marne Place de la Libération 94400 Vitry-sur-Seine RESISTING THE PRESENT/ MEXICO 2000-2012 Du 9 mars au 8 juillet 2012 Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris 11, avenue du Président Wilson 75116 Paris Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu’à 22h.
Association Sorbonne Art, Loi 1901
MATISSE : PAIRES ET SERIES Du 7 mars au 18 juin 2012 Musée National d’Art Moderne – Centre Georges Pompidou 75001 Paris Ouvert tous les jours de 11h à 21h sauf le mardi.
REDACTRICE EN CHEF: Mathilde de Croix
REDACTEURS: Jack Tone, Tristan Piérard, Martin Londono, Antoine Estève, Sophie Gayerie, Alexandre Michel, Karen Poirion, Cécile Merreli, Antoine Oury, Anaïs de Carvalho, Alix Weidner, Maïlys Celeux-Lanval, Alexandre d’Orsetti, Philippine Coupard, Geoffrey Ripert, Aude Rambaud, Julien Ranson RESPONSABLE RELECTURE ET ADMINISTRATION: Geoffrey Ripert RESPONSABLE COMMUNICATION: Anaïs Chaussebourg MAQUETTISTE: Mathilde de Croix
LA BEAUTE ANIMALE Du 21 mars au 16 juin 2012 Grand Palais – Entrée Clemenceau Place Clemenceau 75008 Paris Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 10h à 20h, nocturne le mercredi jusqu’à 22h. VIDEO VINTAGE Du 8 février au 7 mai 2012 Musée National d’Art Moderne – Centre Georges Pompidou 75001 Paris Ouvert tous les jours de 11h à 21h sauf le mardi.
AGENDA DES EXPOSITIONS
CONTACT: sorbonne.art@gmail.com www.sorbonne-art.fr La revue recrute des rédacteurs. Pour plus d’informations, veuillez nous contacter.
DEBUSSY : LA MUSIQUE ET LES ARTS Du 22 février au 11 juin 2012 Musée de l’Orangerie Jardin des Tuileries 75001 Paris Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 9h à 18h.
RESPONSABLE RUBRIQUE “ET AUSSI”: Julien Ranson CONCEPTION DU NUMERO 0: Julien Ranson, Alexandre d’Orsetti, Mathilde de Croix REMERCIEMENTS: Nous remercions tout particulièrement le FSDIE, l’UFR d’Histoire de l’Art et Archéologie de Paris IV, le Centre Culturel Canadien grâce auxquels la revue existe. M. Basile Baudez, M. Yann Migoubert, Mme Emanuelle Fournier, Mme Claire de Croix, Mme Isabelle Soussana et la Cinémathèque Française. COUVERTURE: Philippe de Croix, Home life ( détail), 2008 PARTENAIRES ASSOCIATIFS:
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