SORBONNE ART NUMERO 3

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NUMERO 3/ AVRIL/ MAI/ JUIN 2O11

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WWW.SORBONNE-ART.FR


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t voici déjà le numéro 3 de Sorbonne Art qui paraît ! Quelques légères adaptations, deux interviews de personnalités du monde de l’art, un éclairage différent sur l’art contemporain, à qui est dédiée cette revue écrite par et pour des étudiants. Nous aimerions y voir un jour poindre, pourquoi pas, des témoignages d’anciens de Michelet, où seraient évoquées les multiples facettes des métiers nouveaux liés au monde de l’art, moins traditionnels que ceux de la conservation, de la recherche ou de l’enseignement, auxquels l’UFR d’Art & Archéologie a tant donné et auxquels, bien sûr, elle restera toujours très attachée. Malheureusement ces métiers sont fort chahutés depuis quelques années, les places sont de plus en plus limitées. Une réflexion d’envergure doit poindre, une conscientisation par rapport à l’avenir de la profession doit émerger. Encore trop de jeunes rêvent de nos jours par rapport à ces magnifiques études. En témoignent, dans le cadre des inscriptions Post-Bac, les motivations à venir s’inscrire en Histoire de l’Art & Archéologie : sur pas moins de 355 dossiers déposés cette année, plus de 75 % des aspirants choisissent nos filières pour devenir Egyptologue ou Archéologue dans des contrées lointaines, exotiques si possible, … moins d’1 % évoquent le monde de la recherche. Indiana Jones hante encore ces esprits, aux dépens des grands archéologues ou historiens d’art à qui sont dédiés la plupart de nos salles de cours ! Thibault Wolvesperges, directeur de l’UFR d’Histoire de l’Art et Archélogie de l’université Paris IV La Sorbonne

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lors que l’exposition semble appliquer une méthode bien connue du public, celle de nous attirer par des titres accrocheurs révélant une possible carence, nous essayons d’attirer l’attention du lecteur sur l’exercice de la continuité. Si l’on peut être tenté par le renouvellement systématique, nous faisons le choix, pour ce troisième numéro anniversaire, d’asseoir une formule. Chaque rubrique de la revue tend à s’améliorer, à se préciser, à avoir une existence propre ; les rédacteurs jouent de ces cadres et imposent ou exposent leurs idées. Le contenu se développe donc, au point de déborder sur un autre support – celui offert par notre site – nouvelle manière de questionner l’enjeu d’une revue étudiante, à présent soumise à la concurrence des autres sites. Mathilde de Croix

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PORTRAIT DE DEUX ACTEURS DE L’ART CONTEMPORAIN :

Produit parmi les produits, l’exposition compte comme un temps et un lieu de partage. Aussi, comment statuer sur les notions sur lesquelles ce principe repose, dix ans après le début du IIIe millénaire ? Il convient d’abord de se demander quelles nouveautés et/ou prises de risques rythment l’actualité culturelle que chacun est libre de consommer, puis il ne faut pas hésiter à rencontrer ceux qui l’animent. Ecrivain, metteur en scène, ancien co-directeur des Laboratoires d’Aubervilliers et membre fondateur des collectifs W et Encyclopédie de la Parole, Joris Lacoste a accepté de discuter les enjeux de ses multiples travaux au lendemain de spectacles et de conférences donnés au Centre Pompidou dans le cadre de la deuxième édition du Nouveau Festival. Une occasion de pousser en dehors de ce contexte « la transgression des frontières entre les disciplines et les lieux 1 ». Vous avez récemment accordé un entretien pour la revue Mouvement2 dans lequel vous déclariez « Je ne crois pas aux personnes et aux subjectivités, je crois aux processus ». Pourriez-vous pour commencer nous préciser cette démarche? Défendre les processus, en art, c’est une manière de défaire le mythe romantique de l’individu-artiste, du créateur de mondes personnels. C’est une manière de rappeler que les formes ne sont jamais personnelles mais sont toujours issues de contextes particuliers, de situations construites, d’agencements sociaux, de recherches collectives. Pour moi, le travail artistique est toujours un processus de recherche qui préexiste aux pièces qui en sont issues. Les œuvres sont d’une certaine manière la publication de la recherche. Par « publication », j’entends le fait de rendre public le fruit d’une recherche sous diverses formes, que ce soient des spectacles, des performances, des conférences, des pièces sonores, des installations. Ainsi avec le projet Hypnographie, j’explore les usages artistiques de l’hypnose et je publie le résultat de ce travail de différentes manières : d’abord avec la pièce radiophonique Au musée du sommeil, réalisé en 2009 avec l’ACR de France Culture, puis la performance Restitution donnée à la /4

Villa Arson en 2010, l’exposition Le Cabinet d’Hypnose créée récemment au Printemps de Septembre à Toulouse, ainsi qu’une conférence que je prépare pour la Fondation Cartier en juin et un spectacle hypnotique que je ferai l’automne prochain au Festival d’Automne.

Collection (17 février 2011) à la Villa Arson. Photo : Jean Brasille

Votre objet ne se limite pas aux seules finalités artistiques ; pourtant, depuis les Laboratoires d’Aubervilliers jusqu’ à la Villa Arson, en passant par le Centre Pompidou, c’est l’establishment de l’art qui est séduit par vos travaux. Quelle analyse faites-vous de cette incidence à l’échelle de vos publications ? Les lieux que vous citez ont surtout l’avantage d’être très accueillants. Mais cela ne m’empêche pas de faire des choses dans des lieux plus inattendus ou plus alternatifs. J’aime qu’une pièce comme Parlement (un solo interprété par l’actrice Emmanuelle Lafon sur la base des recherches du collectif Encyclopédie de la Parole - Ndr) soit présentée aussi bien dans un théâtre, un lieu de danse, une soirée de poésie, un centre d’art ou un festival de conte. Un lieu très institutionnel comme le Centre Pompidou a sûrement beaucoup de défauts, mais il a l’avantage d’avoir été conçu d’emblée pour pouvoir accueillir toutes sortes de formats, expositions, concerts, conférences, films, spectacles, ce qui convient bien à un projet comme l’Encyclopédie de la parole. Aux Laboratoires d’Aubervilliers, le projet que j’ai mené pendant trois ans avec Yvane Chapuis mettait précisément l’accent sur la recherche (par opposition à la production), c’est-à-dire que les artistes invités ne savaient pas forcément en

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LACOSTE propos receuillis par Jack Tone

début de résidence quelle forme finale ils donneraient à leur travail : cela rendait possible l’apparition de formes inattendues, comme la plaidoirie-performance de Patrick Bernier et Olive Martin que nous avons produite en 2007. À la Villa Arson, l’exposition que nous présentons actuellement avec l’Encyclopédie de la parole est une tentative de donner une résolution plastique à un travail délibérément sonore, ce qui produit encore un genre de déplacement. Poursuivons avec l’Encyclopédie de la Parole, qui proclame « Nous sommes tous des experts de la parole ». Pensez-vous qu’un contrepoint significatif puisse être apporté au travail des curateurs par le biais d’une action collective ? Ou que l’on puisse déceler dans l’action développée par l’Encyclopédie une portée d’ordre curatorial ?

curateurs… Il y a aussi répartition des tâches en fonction de ces compétences. Chacun peut signer des œuvres à l’intérieur du projet, comme je signe Parlement ou comme Pierre-Yves Macé signe ses pièces sonores. Certaines pièces sont cependant signées collectivement, comme la chorale de l’Encyclopédie, dont l’idée s’est imposée un jour en réunion. Pour répondre plus précisément à la question, je ne crois pas que notre projet ait une réelle dimension curatoriale: nous sommes un collectif d’artistes, nous ne montrons que le résultat de nos travaux. Nous travaillons effectivement à exposer des documents que nous avons recueillis, mais ce ne sont pas des œuvres au sens classique: c’est un travail d’archive, ce n’est pas vraiment un travail curatorial ou alors dans un sens très particulier.

Qu’en est-il du projet W ? Sur votre site Internet, on peut voir que ce collectif de recherche sur l’action en représentation est en stand-by … La raison est purement pratique : nous sommes débordés ! Nous préférons faire les choses tranquillement… Ce projet est un projet à long terme, à la visibilité sans doute moins évidente que les autres, et avec une dimension théorique plus affirmée. Il avance souterrainement. Nous cherchons actuellement des moyens de poursuivre la recherche, de créer des contextes expérimentaux. Ce n’est pas évident en l’absence de pièces directement exposables. Mais no worries, W reviendra bientôt et vous en entendrez parler.

Conférence Responsabilités

Dans notre cas, ce projet n’a de sens que parce qu’il est collectif : on ne fait pas une encyclopédie tout seul. Puisque notre travail consiste avant tout à collecter et répertorier des enregistrements sonores, on gagne évidemment beaucoup à être nombreux et à aller chercher tous azimuts, que ce soit du côté de la poésie sonore, des arts plastiques, d’enregistrements privés, de YouTube, d’entretiens radiophoniques, de films, etc. Chacun a plus ou moins ses spécialités et ses références. Le travail collectif implique de facto des compétences diverses : artistes, linguistes, poètes, compositeurs, philosophes, acteurs,

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La formule est reprise à Bernard Blistène, organisateur du Nouveau Festival. In BERLAND Alain, Court traité de la méthode, in Mouvement n°55, p.71

web.me.com/joris.lacoste/Site/

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Le M.U.R en février 2011, Jérôme Mesnager nous présente ses voeux

Le M.U.R d’Oberkampf situé entre les rues Saint-Maur et Oberkampf est un panneau publicitaire où sont graffées ou affichées des œuvres. Vous avez fait partie de la création du M.U.R ; qu’est-ce qui vous a inspiré ? Le M.U.R. est un projet officiel soutenu par la Ville de Paris, il fut l’objet d’une demande formelle et motivée auprès de la ville en 2003 : il fallut près de trois ans et demi pour qu’il se réalise concrètement ! Cette initiative vient d’une expérience, initiée par moi-même au début des années 80, et qui a été poursuivie au début des années 2000 à travers des collectifs d’artistes. En 1983, j’ai cofondé un collectif qui s’appelait les Frères Ripoulin et qui travaillait autour du détournement des fonctions de l’affiche publicitaire. Au début des années 2000, j’ai réactivé ce projet, en réunissant des artistes urbains dans un collectif éphémère nommé « Une Nuit ». Cela nous a amené à proposer que cette action, qui se fit de manière tout à fait surgissante et illégale dans la ville, puisse devenir un projet officiel. Et nous avons ainsi proposé « une vision » de ce que pouvaient être les arts urbains dans un lieu stable. Quand je dis une vision, il faut remettre cela dans le contexte de l’époque : dans les années 2000, le graffiti terrorise, de nombreux graffeurs sont poursuivis, emprisonnés, les politiques semblant alors valider la sainte trilogie « graffiti = vandalisme = insécurité ». Les tagueurs deviennent les boucs émissaires idéaux d’une société qui a peur de ses banlieues. /6

Montrer ces pratiques artistiques sur des surfaces dévolues à la publicité de 3 x 4 mètres, « encadrer » et muséifier en quelque sorte cet art, voilà qui nous semblait aller dans le sens d’une pacification du regard sur ce mouvement. On perdait en subversion ce que l’on gagnait en respect. Quel rapport entretiennent les artistes avec le regard du public ? On ne choisit pas ce qui va être montré sur le M.U.R par rapport à un projet. On choisit les artistes sur leur dossier de travail. La grande majorité des intervenants sont des artistes urbains, des activistes qui pratiquent la rue et ses codes, et qui subissent le jugement des passants, la violence des réactions du pouvoir : un rapport très « direct » au regard du public ! L’art urbain touche peu aux transgressions qui agitent le microcosme de l’art contemporain. Vandalisme, dégradation, rapport direct au passant, contestation concrète de l’ordre établi, provocation, énergie et générosité : voilà les transgressions qui occupent cette culture. Nous avons peu à voir dans la rue avec ce qui scandalise dans les galeries ! Quelle est la différence entre le M.U.R encadré et autorisé par la mairie de Paris et la peinture de rue? Cela n’a rien à voir. Nous, ce que nous proposons, c’est un projet

intermédiaire entre la rue et la galerie. C’est une question que l’on pose aux artistes urbains : la liberté qui est la vôtre dans la rue peut-elle se confronter à une autre contrainte, une certaine conformité, celle du cadre? Cela vous intéresse-t-il ? Certains ont voulu rester dans ce cadre de 3 mètres par 8, d’autres ont voulu sortir de cette convention… Ce M.U.R offre une façade légale pour le street art tout en gardant les conditions de la rue. Il est important pour nous que le panneau soit accessible. L’œuvre est accessible, elle peut être arrachée, recouverte, il y a la pluie, le vent… Si c’est inaccessible, ça devient comme une verrue artistique dans l’espace public, et ça meurt. Les contraintes d’exposition du M.U.R dans la rue sont elles dévalorisantes ou font-elles partie de l’œuvre ? Ce n’est pas dévalorisant. La plupart des artistes urbains savent qu’ils sont confrontés au recouvrement, aux graffitis, à l’effacement … C’est souvent intégré dans la conception de leur proposition. Le graffiti ayant horreur du vide, on privilégiera les surfaces saturées de signes évitant ainsi les graffitis perturbateurs. C’est toute une logique qui est celle de la rue. La destruction, l’envahissement et le détournement sont intégrés dans le projet. Dans l’Origine du Monde, réalisée par Fabrice et Julien, l’œuvre sera détruite de par la nature même des matériaux utilisés : les pixels de nourriture

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FAUCHEUR propos recueillis par Maïlys Celeux-Lanval

qui reconstituent le chef d’œuvre de Courbet aux dimensions de la ville. Il y a eu aussi Gil Bensmana, invité à faire le M.U.R. entre les deux tours des élections présidentielles de 2004, et qui recouvra le panneau d’affiches électorales, en remplaçant les visages originaux par le sien. Les artistes jouent avec les détournements possibles des fonctions du panneau, ils vont même les provoquer, tandis que d’autres ignoreront complètement cet aspect-là.

Avez-vous l’impression de rendre la ville plus belle et le passant plus intelligent ? Je crois que le graffiti et les artistes urbains ne sont pas là pour rendre la ville plus belle mais pour montrer la ville telle qu’elle est, et ce n’est pas toujours très beau. La ville est un or-

L’exposition dans la rue peut permettre de renvoyer un message. Exploitez-vous cet aspect-là ? C’est aux artistes de se poser cette question. Ce n’est pas le rôle de l’association de provoquer au-delà des conditions du projet. Par exemple, pour l’artiste Zevs, l’invitation à faire le M.U.R., il la ressentait comme une restriction à sa liberté d’actviste! C’est ainsi qu’il conçut le panneau comme le mur d’une prison, où chaque jour il viendrait compter son temps d’emprisonnement en gravant le mur d’une nouvelle marque de compte, comme ça se fait en prison. La question qu’il pose, c’est la validité d’un projet comme le M.U.R. dans la perspective du graffiti illégal. Question pertinente ! Le message que nous, association, envoyons est un questionnement sur la place de cette culture originale qu’est le graffiti dans l’espace public. Nous sommes des passeurs, rien de plus.

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choquer et de temps en temps, rendre la ville plus drôle. Je me méfie un peu de la notion de beauté dans la ville, c’est un peu bourgeois. Mais ceci dit, c’est très politique. L’embellissement est un truc très politique. La peinture dans la ville peut fédérer, peut réunir les gens, nous interpeller. J’ai eu des réflexions de politiques sur le mur [qui est à l’entrée de son atelier]: « Vous ne trouvez pas que c’est un peu violent ? » Mais c’est bizarre, les hommes politiques pensent que tout irait mieux avec des petites fleurs... La peinture ne peut pas baisser les taux de chômage. Mais elle peut provoquer une prise de conscience. Les artistes sont là pour dénoncer. Remplacer tous les panneaux publicitaires par un M.U.R aurait-il du sens ?

Jean Faucheur dans son atelier, à Belleville

ganisme très agressif dans lequel on a besoin de vivre. Les artistes urbains ne sont pas là pour rendre la ville plus belle mais pour la distinguer, pour nous poser des questions, pour nous

Enlever la publicité aurait du sens. Mettre de la peinture à la place n’en donnerait pas tellement plus. On peut peut-être imaginer qu’il y en ait un petit peu plus, un projet comme le nôtre par arrondissement serait intéressant. Je pense qu’il est très important de supprimer les panneaux publicitaires dans une ville. Il n’y a pas de raison que les habitants d’une ville soient captifs d’un message publicitaire sur lequel ils ne peuvent même pas réagir, surtout aujourd’hui où les publicités sont derrière des vitres. C’est stérilisant. Je ne suis pas pour qu’il y ait de la peinture à tous les coins de rue, ce n’est pas obligatoirement bon, mais il pourrait y en avoir un peu plus. /7


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EXPOSER L’ART A l’heure de la diversité de l’offre, de la redéfinition constante de ce que doit ou ne doit pas être une œuvre, que signifie exposer ? Cette notion, fermement ancrée dans la conscience commune occidentale, puise aujourd’hui sa définition dans un monde global où la culture du musée fait que les expositions, de quelque nature qu’elles soient, sont entrées dans les mœurs. Aujourd’hui, les nouvelles puissances comme la Chine ou le Brésil se dotent de prestigieuses institutions culturelles, soit régionales soit nationales, capables de rivaliser avec celles des pays occidentaux, et d’organiser des événements qui font parler d’elles. Si cette notion n’échappe pas, dans sa définition, à celle de globalisation, elle existe aussi au travers d’un mouvement constant entre l’art contemporain et la muséographie. Car l’exposition met en scène l’art de notre temps, elle est sujette, elle-même, à l’application de nouveaux procédés, de nouvelles manières d’exposer afin de proposer une relecture de l’histoire de l’art. Nous voyons comment Joris Lacoste et Jean Faucheur à eux seuls repoussent les frontières traditionnelles telles que nous les entrevoyons habituellement. Enfin, exposer est une action réalisée pour un destinataire, le public, qui conditionne l’action en elle-même. Entre réalité et propositions utopiques, nous tenterons de comprendre l’enjeu d’exposer l’art en 2011. Le mot « public » est un de ceux, avec « pédagogie », qui pourrait peut-être résumer le mieux les enjeux de l’exposition aujourd’hui. Il existe deux catégories : celle de l’exposition mineure, cherchant souvent une intimité avec le spectateur, et celle des grandes rétrospectives, alléchantes par la réunion de chefs-d’œuvre qu’elles promettent de faire voir. Dans les deux cas, la notion d’interactivité du /8

spectateur avec l’œuvre, l’importance de lui faire partager une expérience sensorielle et éducative est véritablement devenu la clé de voûte de la réussite de toute exposition. Plus que jamais, les conservateurs et commissaires veulent intéresser le spectateur, et même courir après le grand public. La réussite de la dernière grande rétrospective de Monet au Grand Palais en témoigne, et si les médias ont souvent cité la crise des subprimes comme catalyseur des valeurs refuges traditionnelles, il serait faux de dire que cette tendance est purement la résultante du krach de 2008 ; elle s’inscrit dans une tendance remontant un peu plus loin, au début des années 2000. Les musées et autres institutions culturelles ont depuis lors mis en œuvre d’ambitieuses politiques d’échange, de partenariats publicprivé qui permettent à la fois la mobilité des œuvres et des idées, et une plus grande flexibilité des acteurs et métiers liés à l’organisation de tels événements. Est-ce vraiment là le signe d’une volonté plus manifeste d’instruire le spectateur, ou est-ce le témoin d’un abaissement du niveau intellectuel au profit d’intérêts plus temporels ? Livres-souvenirs, catalogues d’exposition, recettes de la cafétéria… il est vrai que ces expositions génèrent bien des avantages commerciaux. D’autant plus que les plus belles, les plus réussies augmentent ou maintiennent la notoriété des acteurs et des institutions qui les organisent. S’il n’est pas difficile d’exposer les enjeux commerciaux de l’exposition, il est plus complexe d’aborder la notion de savoir. La mission principale du musée est d’instruire : le résultat est cependant très variable d’une exposition à l’autre. Si les supports traditionnels sont toujours présents, la tentation du multimédia est toujours

plus forte. Les audioguides, devenus les outils indispensables du visiteur d’exposition, sont perfectionnés et parfois même remplacés par des applications sur IPhone. Ecrans, bandes sonores, vidéos sont normalement autant de supports qui doivent aider le public à comprendre. Mais la prolifération de ces « machines à comprendre » soulève deux réalités : celle de produire une exposition dont la problématique et les enjeux ne peuvent être compris sans un long discours, et celle de l’inefficacité de la scénographie, qui a normalement comme seule fonction de mieux nous faire voir et

Vue de l’exposition Monumenta, d’Anselm Kieffer

comprendre les œuvres et les enjeux. Un exemple extrême peut être fourni par les expositions du Palais de Tokyo. Pleinement issues de la théorie du White Cube, les œuvres sont disposées ici et là dans un immense espace blanc ; les cartels ont quasiment disparu, les audioguides sont souvent jugés « has been ». Ce sont désormais des médiateurs culturels qui nous font

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FOCUS par Mathilde de Croix et Geoffrey Ripert

entrapercevoir le concept de chaque exposition ou de chaque œuvre. Exposer repose aussi sur une action ; celle de mettre en espace des œuvres différentes dans un même lieu. Le rôle de la scénographie est, a priori, de rendre compréhensible le propos, de révéler au mieux la relation entre les œuvres et de nous permettre de voir, dans les meilleures conditions, chaque œuvre exposée. Lors de la Monumenta de 2007, Anselm Kiefer proposait un appareil architectural pour « mettre en boîte » ses œuvres. Gigantesques maisons de tôle ondulée à toits ouverts, elles segmen-

Collection Grand Palais, François Tomasi

taient l’espace afin de créer des zones de circulation, permettant au spectateur d’apprécier les peintures « à échelle ». La scénographie remplissait pleinement sa fonction, probablement aussi parce qu’elle avait été pensée par l’artiste. Or ce dernier, le plus souvent, délègue la mise en scène de son exposition à un architecte spécialisé. La scénographie ne doit pas pour AVRIL/MAI/JUIN

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autant entrer en concurrence avec l’œuvre exposée – souvenons-nous par exemple de l’exposition La subversion des images, au Centre Pompidou, où l’ensemble des photographies surréalistes de petit format se fondait dans un espace trop architecturé. Un système de bandes de couleurs soulignait les œuvres de telle sorte que l’homogénéité de l’ensemble prenait le dessus sur la particularité de chaque photographie. Ces enjeux sont-ils valables pour l’art des siècles précédents ? Si la dialectique entre le scénographe et l’artiste n’est, dans le cadre des grandes expositions sur l’époque moderne, pas à envisager, il n’en reste pas moins que la scénographie des expositions contemporaines a des conséquences sur celles portant sur d’autres époques. La question qui se pose alors est de savoir si une oeuvre issue d’une commande particulière, pour un lieu donné, se doit d’être replacée dans le contexte pour lequel elle a été conçue. S’opère alors un choix de la part des commissaires et des scénographes : premièrement, le dénudement complet, issue de la création contemporaine. L’œuvre est placée dans un écrin totalement neutre, où le mur entier est pour elle un territoire à conquérir, et on laisse le soin au spectateur d’imaginer le reste (car l’œuvre doit « parler » d’elle-même ). Ou alors, au contraire, nous assistons à une tentative désespérée de reconstituer, en restant paradoxalement dans une logique « clinique » très moderne, l’ambiance et le contexte d’origine. Généralement, le dernier cas produit le résultat le plus fâcheux – voire désastreux – car la sensibilité moderne est malheureusement souvent à mille lieues de l’état d’esprit de l’artiste et de son environnement au moment où il crée. Ce fut le cas, au moins en partie, pour la grande exposition sur Marie-Antoinette au printemps 2008.

Autant la chute de cette dernière, en forme d’entonnoir sombre parsemé de gravures et écrits annonçant la fin de vie de la Reine, était elle réussie, autant les premières salles semblaient mal pensées, maladroites, dotées d’une scénographie trop présente et presque kitsch. Se pose donc la question de l’équilibre entre scénographie et œuvre, où dans un cas de figure idéal, l’ingéniosité de la scénographie permet l’effacement de celle-ci au profit de l’œuvre. L’art d’exposer aujourd’hui s’est mu en une chose beaucoup plus ouverte, plus colorée, et se voulant plus humaine : le rapport au spectateur est accru. Il y a nécessité de dépasser la notion même d’espace clos. Anthony McCall brouille nos perceptions en nous faisant plonger dans un espace obscur – les murs sont noyés dans une nuit noire. Ni cartel, ni texte : un simple jeu de rideaux lumineux tombant littéralement sur le visiteur, dessinant des motifs sinueux au sol et découpant les silhouettes des curieux, réduites à l’état d’ombres imperceptibles. Cette installation n’est pas spécialement conçu pour la sacristie gothique du collège des Bernardins ; elle nous conduit pourtant à ne plus voir que l’œuvre, tel le programme de Santa Maria della Vittoria concu par Bernin. Ainsi, peut se reposer la question du contexte dans la création contemporaine. L’œuvre totale et les œuvres protocolaires imposent déjà à elles seules une scénographie ( cf. Sorbonne Art numéro 2, IntraSorbonne). Le mur publicitaire d’Oberkampf amène l’exposition sous nos portes. On est alors en droit de se demander à quoi mènera cette remise en cause des orchestrateurs de l’art. L’exposition perdra-t-elle de son sens si elle se trouve dans un ailleurs non muséal ou est-ce qu’au contraire, elle existera pleinement ? /9


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Leïla Brett est une jeune artiste française exposant pour la première fois à Paris à la galerie Marie Cini du 26 février au 30 mars. L’artiste explore une œuvre singulière qui se fonde sur l’emploi d’éléments simples et se caractérise par un univers sobre en noir et blanc : le noir du médium et le blanc du papier. Son travail se distingue d’une part par des interventions méticuleuses sur les supports qu’elle choisit, des journaux, des plans de la ville de Tokyo ou encore un exemplaire du premier tome de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, et d’autre part par un intérêt pour l’écriture, le cursif et l’acte en négatif (enlever, effacer). Défaire plutôt que faire, refaire plutôt que faire, une stratégie artistique qui prône un art de la répétition et du geste ténu. Nous avons rendez-vous dans son atelier pour une conversation inédite autour de sa pratique.

Monocondyles I, détail, septembre - octobre 2009, pastel à huile sur papier Vinci, 100 x 200 cm, photo :Corinne Janier, courtesy Galerie Marie Cini.

Monocondyles et Contrepoints sont les deux types de travaux sur papier que vous présentez à la galerie Marie Cini. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ces œuvres et le choix de leurs titres ? Nous avons décidé que l’exposition s’appellerait Monocondyles et Contrepoints. J’avoue que c’est un peu obscur et indigeste, mais ce sont les titres des deux dernières séries de travaux que j’ai faites. Bien que je parle de « séries » pour ces dernières, le terme n’est pas exact. Les Contrepoints au nombre de huit constituent une série de dessins recto verso à l’encre de Chine sur papier journal. Il s’agit d’un véritable ensemble. Je n’ai pas choisi le nombre de dessins de cette série, il m’a été donné : c’est l’intégralité du journal. En revanche les Monocondyles, au nombre de trois pour l’instant, peuvent fonctionner seuls. En fait, si je parle de « série » c’est parce qu’il y a un procédé /10

Contrepoint n°1, novembre 2008, encre de chine sur papier journal, 47 x 64 cm, photo : Corinne Janier, courtesy Galerie Marie Cini.

d’intervention égal pour les deux travaux. À chaque travail correspond un procédé d’intervention. Il y a deux modes d’action ou de réflexion dans mon travail : le type de travaux qui demande beaucoup de réflexion avant d’agir et celui qui apparaît comme une évidence. Et les Contrepoints sont plutôt nés comme ça, comme quelque chose d’impulsif. J’ai pris mon pinceau (pas n’importe lequel, un petit gris Raphaël), une encre Talens (qui devient plus dense et brille en s’oxydant) et j’ai recouvert un journal selon un protocole que je me suis donné : encrer toute la surface sauf l’intérieur des lettres. Tous les petits points laissés en blanc sont l’intérieur des lettres, soit ce qu’on appelle en imprimerie des contrepoinçons, d’où le titre « Contrepoint ». L’écriture ou plutôt la graphie est un thème central dans votre travail, présent à la fois dans des pièces à

travers lesquelles la propension pour ce thème s’affirme, les Monocondyles mais aussi la série des Mille et une nuits (copie aveugle) dans laquelle vous réécrivez le texte d’un conte à l’aveugle, ou encore dans les travaux d’ « effacement » d’un texte – comme les Contrepoints – pour faire apparaître de nouveaux signes, une nouvelle écriture en creux. Je ne dirais pas que l’écriture est vraiment présente dans les Monocondyles. Justement, par rapport aux autres travaux, ce n’est plus qu’une évocation. L’écriture n’est plus qu’un geste ou une texture, pour reprendre les termes de Barthes. Je ne fais pas apparaître de nouveaux signes, c’est juste une question de visibilité. Je révèle la grille sous-jacente au texte. Et concernant les modalités fixées par vos protocoles – quelle en est la valeur ? Est-ce que le protocole sert de moteur au développement d’une

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B R E T T propos recueillis par Diana Madeleine

Mille et une nuits (copie aveugle), détail de Nuit L, mai 2008 - en cours, fusain sur papier, 21 x 29,7 cm. Avec le soutien de la DRAC Île-de-France, (aide individuelle à la création), 2009

œuvre ? Oui, c’est un prétexte et une facilité, celle d’avoir un cadre. Vous avez fait quelques interventions in situ notamment à l’atelier de Lorette où vous aviez occulté les fenêtres avec du papier, et aussi à la bibliothèque de Sceaux. Quelle est la place de ce type de travail dans votre œuvre et comment vous êtes-vous orientée vers ce type de transposition de vos œuvres d’atelier ? Je n’interviens pas souvent in situ, ce sont des occasions qui se sont présentées mais cela m’a beaucoup appris. La particularité de la bibliothèque de Sceaux, c’est qu’elle est pourvue du fonds « Florian » en langue d’oc. J’ai occulté les baies vitrées de la bibliothèque par un adhésif noir. Cet adhésif, en l’occurrence, était transpercé de trous, d’un centimètre de diamètre environ, des trous bien alignés. C’était un texte en braille. Mais pas n’importe AVRIL/MAI/JUIN

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La boîte noire : une intervention adhésive, 15 septembre 2007, à la médiathèque de Sceaux (Hautsde-Seine), adhésif, autour de 45 m2, photo : Laurent Thion.

quel texte : les fables de Florian étaient percées en braille. Je trouvais ça pertinent et cocasse d’occulter la façade d’une bibliothèque en braille. Quelle est pour vous la place d’un travail qui se situe dans une volonté de faire peu, pour ne pas dire défaire? Et quels sont les artistes dont le travail a nourri, influencé votre propre vie d’artiste ? Moi je ne trouve pas que j’interviens peu dans mes travaux. Sinon les gens ne me demanderaient pas systématiquement combien de temps je passe à les faire ! Non, je dirais que j’utilise des moyens simples, des matériaux simples, des procédés sans surcharge, sans surplus. J’élague pour arriver à une intervention qui me paraît juste. Pour ce qui est des références, ma pratique peut se relier formellement à des artistes comme Pierrette Bloch ou Mirtha Dermisache et Irma Blank, des artistes qui s’intéressent dès les

années 1970 à une forme d’écriture plastique, à diffuser leurs travaux par le livre, par l’édition de multiples. En fait vous renouvelez ce type de pratique plus ou moins oublié des grands récits de l’art contemporain des années 1970, dominés par la performance, le Land Art… Il n’y a pas que ça, il y a plein d’autres choses. Je puise ailleurs. Les microgrammes de Robert Walser – un écrivain suisse qui prenait des notes sur des petits bouts de papier – font partie de choses qui nourrissent mon travail ; avec les motifs des impressions sur tissu, les katagami – des pochoirs japonais pour faire des motifs sur les kimonos – ou encore les portulans. Je puise partout, pas seulement dans l’art contemporain.

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AGENDA DES EXPOSITIONS SON TEMPS CRANACH ET

sons qui s’avèrent évidentes, les tableaux alternant avec les gravures s’interrogent, nous questionnent, car chez cet artiste, il n’y a pas lieu de les séparer, tant l’une vient compléter l’autre, l’estampe précédant le tableau, les parallèles se succédant avec d’autres grands artistes de la même époque, Albrecht Dürer notamment.

Lucas Cranach l’Ancien, Lucrèce, 1510-1513, tilleul, 60 x 47 cm, collection privée©

Alors que Les Trois Grâces s’impatientaient d’entrer au Louvre, le Musée du Luxembourg ne pouvait se préparer à plus belle réouverture et rendre plus bel hommage à Lucas Cranach, considéré comme l’un des plus grands peintres germaniques de la Renaissance. Lucas Cranach l’Ancien, peintre attitré des princes-électeurs de Saxe, commerçant prospère de Wittenberg, marqué par les idéaux de la Réforme, serait à considérer en perpétuel équilibre entre « le réalisme des peintres du nord et l’imaginaire plus velouté de la peinture italienne», tel que l’affirme le service presse du musée du Louvre. L’immersion du visiteur dépend très vraisemblablement de la présence imposante et immédiate de hauts panneaux de bois sombre et épais, renfermant le lieu sur lui-même, comme pour y dissimuler un trésor, tel un monumental écrin. Car il s’agit bien là d’œuvres exceptionnelles – pas moins de soixante-quinze – qui se dévoilent au public, venu s’y précipiter en nombre. Par choix et pour des rai-

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par Samantha Rouault

De la première partie, Le Martyre de sainte-Catherine surprend par la turbulence de la scène, sa violence, ses vives couleurs, ses mouvements, ses éclats, marquant un contraste avec la douceur de cette unique figure féminine. Puis les nus de Cranach tant attendus apparaissent. Au tracé élégant et d’un érotisme raffiné, l’exposition leur consacre une place importante, à commencer véritablement par l’affiche, cette Allégorie de la Justice aux yeux de Vierge, surmontés d’une gaze légère à peine visible, mais aussi par les multiples portraits – entre répertoire païen antique et culture chrétienne – de Lucrèce, la vertueuse Romaine, de Vénus, des Nymphes, d’Eve et de la Charité, toutes et chacune empreintes de sensualité et de grâce. La finesse des visages, traités admirablement par l’artiste et son atelier, confère une délicatesse exquise aux corps dont la sinuosité et la chair diaphane sont accentuées par des fonds noirs intenses, venus peu à peu remplacer les paysages en arrière-plan. Autant de détails et d’interprétation qui se mêlent avec agilité à de multiples thèmes mythologiques inlassablement variés. Cranach et son temps. « Betalet All » pouvons-nous lire en haut de l’un des premiers tableaux, ce portrait d’homme ; car toute chose, en effet, n’est-elle pas soumise à la course du temps ? Un temps où l’artiste traitait le « pouvoir des femmes » dans sa multiplicité et sa complexité, avec audace. Celle de la femme séductrice aussi – l’héroïne cette fois – revêtue de somptueuses robes de velours rouge, mélangeant avec subtilité atouts et ruse, telle Judith ou Salomé tenant, respectivement, la tête d’Holopherne ou de saint Jean-Baptiste, mais aussi ces amants mal assortis, qui clôturent l’exposition tel un bouquet final. Ironie d’un sort malicieux.

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rique, faisant écho à l’approche artistique ouverte sur le monde dont a fait preuve Chagall. Il transmet un message double : celui, très important, d’un Jésus juif portant des attributs religieux tels que les phylactères et la Torah (Crucifixion en jaune de 1943), puis également celui relatif au rôle de l’artiste en tant qu’envoyé et interprète du divin dans l’Ange à la palette ou l’Ange peintre, où Chagall prête ses propres traits aux figures, à la manière d’un autoportrait. L’apogée de l’exposition s’établit avec la consécration de l’œuvre de l’artiste, s’incarnant dans la réalisation de vitraux qui apporteront la lumière aux hommes, réalisés pour l’église catholique Saint-Etienne de Mayence (suivant la démarche de Matisse), ou encore ceux de la synagogue de l’hôpital Hadassah de Jérusalem. Ces vitraux s’adressent au plus grand nombre,

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par Marie-Carline Chardonnet

CHAGALL ET

« Au commencement était le Verbe » Saint Jean nous délivre cette parole, comme témoin de la parole divine. Par l’impulsion de son éditeur Ambroise Vollard, Marc Chagall s’attèle à un travail prodigieux d’illustration de la Bible hébraïque, entrecoupé par la guerre et la mort de son éditeur. Il donne vie au verbe divin grâce à 105 gravures définitives datant de 1930 à 1956, incarnant différents versets des textes bibliques hébraïques. Les ébauches à la gouache, au pastel ou encore à l’encre de Chine, les eaux-fortes, les peintures à l’huile et les ébauches de vitraux tendent à fixer des moments de la mémoire comme les effets magiques d’une pierre talismanique. Ils font partie d’un processus commun d’expérimentation, de réalisations différentes et complémentaires marquant l’œuvre de l’artiste, source des nombreuses éditions de ses illustrations bibliques, de la réalisation du Message biblique ou encore de ses vitraux. Cette progression du mode de réalisation et de l’approche de l’artiste se ressent dans l’exposition tenue au sein du majestueux hôtel de Saint-Aignan, alias musée d’art et d’histoire du judaïsme (MAJH) du 2 mars au 5 juin 2011. Le découpage de l’exposition suit la vie de l’artiste : il illustre la Bible, puis revient par le voyage (non plus mémoriel mais physique) pour ensuite, dans un dernier mouvement, réinterpréter la Bible avec des faits réels. Il ne s’agit plus d’illustration mais d’interprétation. Chagall tisse un dialogue entre le passé et le présent, l’iconographie chrétienne et juive : il s’approprie des symboles forts pour communiquer dans son œuvre une vision unique du sacré, de manière figurative et efficace. Ce faisant, il nous confie un message d’une grande espérance, établissant un lien entre les différentes religions du Livre, basées sur la commune Bible hébraïque, et sa représentation d’une histoire personnelle et universelle du sacré. Cette réappropriation par un artiste emprunt d’une religiosité vibrante permet une relecture lumineuse et illustrée de certains passages souvent négligés de l’Ancien Testament : ceux de la Genèse et de l’Exode. La première salle dévoile des œuvres peintes évoquant des passages illustres du Pentateuque et nous expose picturalement la vision pleine de lumière et de couleur qui fut celle de Chagall. La seconde salle quant à elle fait résonner des phrases bibliques, à travers des aquarelles les mettant en scène, tout en les reliant aux versets choisis par l’artiste. Chagall met en lumière certaines grandes figures de l’histoire biblique comme les patriarches, Moïse, les sept grandes familles fondatrices, ou encore les rois, les prophètes, les guerriers et leurs femmes. Une œuvre de Boltansky, les habitants de l’hôtel de Saint-Aignan de 1939, installée dans l’étroite courette, donne au lieu et à l’exposition une dimension histo-

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Dieu crée l’homme, 1931, Gouache sur papier, Nice, Musée national Marc Chagall, ADAGP, Paris, 2011, Chagall.

tout en respectant les différentes croyances, chrétienne et juive, autour de la question de la représentation du sacré : pour les synagogues, aucune figure humaine n’est représentée, mais un véritable bestiaire et une projection symbolique s’entremêlent et nous délivrent la puissance du coloris et des formes. Cette partie de l’exposition reflète la vie de Chagall, incarne son retour aux sources en Israël avec une réalité et un passé lourd de sens, ressentis et extériorisés dans ses œuvres représentant des rabbins fuyant avec la Torah, lors de pogroms, ou pendant la Seconde Guerre mondiale. Comment parler de la Bible hébraïque sans parler de Chagall ? Le mieux serait d’en faire vous-même l’expérience, un acte de foi en l’homme, en ses capacités émotionnelles. Chagall et la Bible, une exposition de la consécration, de l’équilibre entre sacré et profane. /13


F.MORELLET par Juliette Malot

REINSTALLATIONS

Le Centre Pompidou se lance un fabuleux défi avec « Réinstallations », une rétrospective de François Morellet organisée comme une traversée du travail de l’artiste français en suivant ses œuvres éphémères. Présenter la 455ème exposition personnelle d’un artiste travaillant depuis les années 60 dans les veines de l’abstraction, auquel le musée a déjà offert une rétrospective, apparaît comme un projet ambitieux, surtout quand celui-ci est d’autre part habitué à une commande publique prestigieuse (L’esprit d’escalier a été installée au Louvre en 2010). Les commissaires de l’exposition, Alfred Pacquement et Serge Lemoine, relèvent ce challenge haut la main en affirmant de manière très juste la possibilité pour ces œuvres éphémères d’exister hors du lieu pour lequel elles ont été pensées. Dans l’espace libre de la Galerie 2, l’organisation d’un parcours géométrique permet de créer les contraintes nécessaires à une renaissance des Installations de Morellet, et invite le visiteur à l’exploration. Grâce à cette scénographie parfaitement adaptée au sixième étage du Centre Pompidou, « Réinstal-

lations » nous laisse nous prendre au jeu de basculement de Morellet, qui en répétant et déformant ses systèmes parvient à brouiller les repères spatiaux. Cherchant à réduire au maximum ses décisions arbitraires en tant qu’artiste, il joue avec le hasard et la géométrisation, et s’il propose des œuvres participatives monumentales, la part de décision laissée libre au visiteur est réduite à un choix binaire. L’espace construit par Morellet n’est pas limité à l’intérieur d’un cadre, mais paraît infini, dans lequel l’avalanche de lignesnéons joue avec les cimaises comme contraintes créées pour l’occasion. La lumière est un des matériaux favoris de cet artiste, ancien industriel, pour sa clarté mais aussi son agressivité, grâce à laquelle elle dessine, voire déforme. La force de cette exposition est de réussir non seulement à faire pénétrer le visiteur dans un environnement labyrinthique, rythmé par les accidents du parcours et les éclairs des néons, mais aussi de lui faire perdre l’équilibre. Cette rétrospective des installations de Morellet parvient parfaitement à communiquer le plaisir de cet artiste français à « accrocher des toiles sur un mur blanc », à jouer avec l’espace, la lumière, les matériaux et les mots – on en ressort ébloui et ravi.

Deux trames de tirets de néon 0°-90°avec participation du spectateur, 1971, Tubes de néon blanc, commutateur, Dimensions variables, Collection de l’artiste, Vue de l’installation : Luxembourg, Casino – Forum d’art contemporain, 2000© François Morellet© Adagp, Paris 2011

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COMMUNITAS comment capter en direct un mouvement imprévu, rapide ?), le réalisateur a supprimé le son de ses vidéos, pour fixer son microscope sur l’expression corporelle. Seule une est sonore : Raw Footage, réalisée à partir d’images de documentaires, mais ici, c’est le mouvement politique, inséparable de la communitas, qu’il souhaite observer davantage. Le miroir d’Aernout Mik reflète tout ce qu’il capte. .

par Antoine Oury

AERNOUT MIK

D’après Victor Turner, anthropologue, communitas désigne le « processus d’une société en devenir, qui confère une égalité provisoire à tous les membres d’[une] communauté ». Dans une série d’œuvres produites entre 1998 et aujourd’hui, présentées du 1er mars au 8 mai au Jeu de Paume, Aernout Mik pénètre l’essence du concept. L’exposition est volontairement austère, comme peut l’être le laboratoire d’observation : les spécimens, ce sont les visiteurs. Un premier détail nous place au cœur du travail de Mik : les projecteurs sont placés de telle manière que le spectateur passe toujours dans le champ, sans toutefois indisposer la cohérence des films, mais au contraire en la renforçant. En effet, le spectateur transfère irrémédiablement son mouvement hic et nunc et actualise brutalement la vidéo. Et que serait l’œuvre d’Aernout Mik sans le mouvement ? Mouvements de foule en liesse : Shifting Sitting, réalisé pour l’exposition, présente une de ces vagues humaines, lors d’un procès pseudo-berlusconien où la foule revêt des masques identiques au visage de l’accusé. Mais ce mouvement-ci est rationnel, et Mik préfère encore la fulgurance du réflexe absurde, qui provoque chez l’individu le mouvement involontaire, et pourtant révélateur. Dans Middlemen (2001), reconstitution d’un marché financier dévasté par un krach, les traders sont les proies de mouvements, émotionnels et physiques, compulsifs : l’un est agité de tics nerveux, l’autre voit tous ses gestes reproduits par un mannequin, et vice-versa. Parfois, c’est la nature qui pousse l’être humain, comme dans Osmosis and excess qui montre les ravages d’une coulée de boue, version moderne de Koyaanisquatsi : les voitures rassemblées, elles aussi en communitas, l’ont été par la catastrophe. Lors de contrôles de sécurité dans un aéroport, ce sont les mouvements révélateurs du soupçon qui intéressent Mik, puis leur absurde imitation sur les jouets d’un magasin. Dans ses reconstitutions (car

Aernout Mik, Schoolyard [Cour de récréation], détail, 2009, Courtesy carlier | gebaue

RUBRIQUE EXCLUSIVE SUR LE SITE“NO COMMENT”

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E R I C par Florent Houel

En ce moment, et jusqu’au 5 juin 2011, le MAC/ VAL présente « ‘idéo », la première grande exposition monographique dans une institution française de l’artiste belge Eric Duyckaerts. Peut-être l’avez vous déjà aperçu lors de la Nuit Blanche en 2009 à l’École normale supérieure à Paris. C’est lui aussi qui avait été choisi en 2007 pour représenter la communauté française de Belgique au Pavillon belge de la 52ème Biennale d’art de Venise. Plus récemment, il a été pressenti pour la décoration de l’Université Paris Diderot, soit la procédure communément appelée le « 1% artistique », consistant à consacrer un pour cent du coût total d’une construction publique à la commande ou à l’achat d’œuvres d’art issues d’artistes vivants. Eric Duyckaerts est connu pour ses vidéosperformances et ses conférences-performances. Son

EGYPTE par Nolwenn Gouault

D U Y C K A E R T S

DE PIERRE, DE PAPIER

Quand nous, aujourd’hui, distinguons l’archéologie, l’histoire de l’art et l’ethnologie, la BNF et le musée du Louvre nous offrent un exemple du savoir encyclopédique du XIXème siècle. Ce savoir, c’est Emile Prisse d’Avennes qui nous le transmet à travers ses dessins, estampillages et photographies, des vues tirées de ses deux voyages en Egypte. Le premier qui dura vingt ans ne devait se limiter qu’à une mission de consultant en ingénierie pour le compte de Méhémet Ali, alors vice-roi. Mais c’est en 1836, à savoir dix ans après son arrivée, qu’il décide d’explorer le pays entier. Imprégné de la langue, des mœurs et de la religion du pays, c’est à dos de chameau et habillé à l’orientale qu’il se lance à l’aventure. C’est le fruit de ses explorations personnelles que la BNF

© Bibliothèque nationale de France

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style original bascule entre le savoir et l’absurde. Erudit et comique à la fois, il s’amuse à jouer avec les mots dans ses performances et discours. Il y prend un malin plaisir, en caricaturant les différents styles d’élocution, réalise aussi des sculptures qu’il nomme analogies. Son idée est la suivante : « on peut passer de choses très communément admises à des absurdités, sans qu’il y ait rupture du raisonnement. Par exemple, je peux passer en douceur de 1 sur 2 égale 3 sur 6 à quelque chose comme l’olive et le camembert égale le drapeau de l’ONU et une corne d’abondance. Sans rupture d’intelligibilité. » Son œuvre questionne la philosophie, la métaphysique et les savoirs en général. Dans ses sérigraphies et ses peintures murales, il explore le thème des anneaux de Soury et de l’entrelacs brunnien qui sont des

nous expose. Des aquarelles et des clichés qui ne font pas défaut à son talent d’artiste, mais révèlent surtout ses dons d’observateur : car découvrant le pays, il ne se restreint pas à la découverte des monuments antiques mais s’intéresse aussi aux vestiges du Moyen-Age et à la vie quotidienne des Egyptiens modernes. Sensible à la survie du patrimoine égyptien, il n’hésite pas à prendre les devants sur les destructions du temple de Karnak en dessinant et estampillant les monuments en péril. Certains de ses travaux sont des sources considérables dans les recherches des égyptologues, qui se trouvent parfois face à de grosses lacunes dues au manque d’entretien des monuments. C’est ainsi que, outre ses fouilles entreprises dans l’enceinte de Karnak, il contribue encore aujourd’hui à l’égyptologie. Les techniques utilisées durant son deuxième voyage de 1858 à 1860, l’estampillage ou encore le daguerréotype nouvellement inventé, sont la preuve de l’exactitude qu’il recherchait, tel un scientifique devant son objet d’étude. Mais c’est en mission officielle qu’il se rend cette fois-ci en Egypte, accompagné d’un dessinateur et d’un photographe, Edouard Jarrot et Willem de Famars Testas. Ces prises de vue pan-optiques de l’Egypte devaient alimenter les planches de ses publications allant de l’Egypte des pharaons à l’Egypte des Ottomans ; en plus de leur portée scientifique indéniable, elles constituent également le point de vue d’un passionné de la culture égyptienne. De surcroit, le Musée du Louvre expose la « chapelle des ancêtres » construite par Thoutmosis III (1479-1425) à la XVIIIème dynastie, tandis que la BNF met en avant le papyrus portant le nom de Prisse. Parmi toutes les personnes atteintes par la « fièvre égyptomaniaque » au XIXème siècle, cette exposition met en valeur un homme immergé dans le monde égyptien et dont le travail, initialement amateur, a reçu le crédit scientifique qu’il mérite. SORBONNE

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« ‘ I D E O »

EXPOSITIONS

nœuds de logique. Que vous découvriez ou que vous connaissiez déjà son travail, sachez que la majeure partie des œuvres présentées a été spécialement produite pour cette exposition. Tout l’espace a été repeint, les salles de projection ont été confortablement réaménagées. Les petites salles qui accueillent ses analogies ont été transformées en salon, avec de superbes canapés qui en font un lieu parfait pour discuter. Ces détails soigneux ont été pensés par rapport à notre réceptivité ; car il y a matière à recevoir. La durée de l’ensemble des vidéos est environ de deux heures et demie, comptez ensuite environ trois heures pour une visite complète de l’exposition. A prévoir aussi : un passage par les collections permanentes du musée, où une nouvelle présentation vous est proposée, le parcours numéro 4 « Nevermore » conçu pour le 5ème anniversaire de la création du musée.

A VENIR

Musée Zadkine FREDERIQUE LUCIEN : INTROSPECTIVES Du 31 mars au 4 septembre 2011 Musée d’Orsay MANET, INVENTEUR DU MODERNE Du 5 Avril au 3 Juillet 2011 Petit Palais CHARLOTTE PERRIAND: DE LA PHOTOGRAPHIE AU DESIGN Du 07 Avril au 18 Septembre 2011 Maison de l’Amérique Latine JUAN SORIANO, SCULPTURES Du 8 avril au 13 juillet 2011 Musée des Gobelins L’ECLAT DE LA RENAISSANCE ITALIENNE Du 12 avril au 24 juillet 2011 Maison Européenne de la Photographie L’OBJET PHOTOGRAPHIQUE: UNE INVENTION PERMANENTE Du 20 avril 2011 au 19 juin 2011

Éric Duyckaerts, Straubisme (détail), tournage vidéo, 2010. Production MAC/VAL,musée d’art contemporain du Val-de-Marne. © Photo, Florian Leduc

Du 20 avril au 18 juillet 2011 Musée de l’Orangerie GINO SEVERINI, FUTURISTE ET NÉOCLASSIQUE Du 27 avril au 25 juillet 2011 Musée de Cluny - Musée National du Moyen-Age L’EPEE. USAGE, MYTHES ET SYMBOLES Du 28 avril au 26 septembre 2011 Le Grand Palais MONUMENTA:ANISH KAPOOR Du 11 mai au 23 juin 2011 Musée d’Art Moderne MARC DESGRANDCHAMPS Du 13 mai au 04 septembre 2011 Le Grand Palais DES JOUETS ET DES HOMMES Du 12 septembre 2011 au 23 janvier 2012 Musée Jacquemart-André FRA ANGELICO Du 23 septembre 2011 au 16 janvier 2012

Musée du Louvre REMBRANDT ET LA FIGURE DU CHRIST Du 20 avril au 18 juillet 2011

Le Petit Palais RUFINO TAMAYO (1899-1991) Du 29 septembre 2011 au 15 janvier 2012

Musée du Louvre CLAUDE GELLÉE DIT LE LORRAIN : UN DESSINATEUR DEVANT LA NATURE

CES EXPOSITIONS, ET BIEN PLUS ENCORE, SUR SORBONNE-ART.FR

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P O R T R A I T D’UNE OEUVRE

STEVEN PAR S A N S T I T

“Steven Parrino (1958 – 2005) est devenu en quelques années l’artiste culte des années 1990-2000. Avec lui meurt tout un siècle d’abstraction et de minimalisme. Son œuvre met en scène le dernier concert d’une « rock star » au comble de la gloire que l’on appelle « peinture ». Ses grandes toiles frénétiques, ses dessins de personnages populaires, ou encore les expérimentations électriques qu’il réalise avec plusieurs musiciens new-yorkais, rendent hommage à la culture post punk de la fin de siècle qu’il symbolise. ”

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n ne rend pas justice à la grande peinture en l’habillant de termes trop théoriques. Pourtant, il faudrait abandonner son savoir livresque – dans un coin de l’esprit - afin qu’il puisse se mélanger en toute aisance avec nos sentiments visuels. L’apprenti critique doit s’exercer à cet art difficile.

mois avant l’ouverture de sa première grande exposition à Genève, ne peut qu’alimenter sa légende. Les grands artistes ont comme point commun l’insolence avec laquelle leur vie et leur art se télescopent dans un même élan esthétique. Le mythe romantique de Parrino sied à ravir à ses toiles décadentes.

Visiter une exposition de Steven Parrino ou faire l’expérience de la confrontation avec ses toiles, c’est découvrir une peinture atemporelle. L’esthétique de son travail offre aux amateurs l’impression de s’être glissé clandestinement dans un pli de l’histoire de l’art. Sa vie entière emprunte cette voie tangente. Parrino braconne en terrain postmoderne avec l’acuité d’un classique.

Deux toiles plutôt qu’une ; deux toiles sensiblement identiques, présentées côte à côte. Le spectateur attentif reconnaît un mode opératoire semblable. Il suppose une phase de réalisation où les deux toiles devaient être parfaitement interchangeables. Il se plait à imaginer l’artiste commandant deux châssis à son fabriquant et lui demandant d’y tendre deux toiles vierges.

Le génie de Steven Parrino intervient à ce moment précis. Nul besoin de couleur, nul besoin d’outillage sophistiqué ; l’espace du monochrome est ébranlé. La simplicité du geste est désarmante. L’artiste dégrafe la toile sur les parties droites des deux châssis. La toile est ensuite tendue, froissée, disloquée. Des plis se forment à la surface du monochrome, qui dessinent une géographie aléatoire. Les deux toiles ne sont plus identiques, elles deviennent semblables. Elles interrogent la perception du spectateur comme le feraient deux états successifs d’une gravure de Rembrandt.

La première rétrospective de Steven Parrino qu’organise le MAMCO en 2006 est à l’image du néoromantique qu’il était. Le monde de l’art de ce début de XXIème siècle n’a rien à envier à celui du XIXème. La redécouverte post mortem de Parrino, l’incroyable ascension de sa cote, n’ont d’égal que l’oubli dans lequel il vécut toute sa vie. Sa disparition brutale deux

Arrivées dans son atelier les toiles ne sont qu’un point de départ traditionnel. Titien pourrait y peindre une madone et Cézanne une baigneuse ; Steven Parrino décide de les recouvrir d’un noir électrique et uniforme. A ce stade, l’œuvre est toujours constituée de deux objets identiques. Rien ne permet de distinguer une toile de l’autre, le noir recouvre la totalité de

Monochrome n’est plus le terme adéquat. L’espace de la toile que l’artiste avait peint en blanc et qui occupait autrefois la tranche du châssis vient maintenant dessiner un angle droit dans l’espace du tableau. De même, les parties vierges que l’on utilise pour tendre la toile à l’arrière du châssis sont à présent dévoilées. Le rectangle noir originel se trouve désormais à

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la toile, sans aucune aspérité. Le spectateur qui retrace la genèse de ce qu’il a devant lui parvient à une étape où la vie est absente.

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RINO R E , 2 O O 3 par Morgan Guerin

Vue de l’exposition “Retrospective 1977-2004”, Genève 2006, Steven Parrino, Sans titre, acrylique sur toile, 4m x 1m75, 2003

l’étroit dans l’étendue que le tableau offre au spectateur. D’une présence inerte, on se dirige vers une existence énergique. L’œuvre paraît figée dans un devenir incertain. Une sensation de mouvement, de fatalité assaille le spectateur. S’il n’y avait eu qu’une toile les sentiments auraient été tout autres. Mais deux toiles laissent présager une raison d’être, un échange, une destination. Alors, le spectateur doute de sa fiction première. Il se demande si ce qu’il voit n’a pas comme fin de devenir le AVRIL/MAI/JUIN

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monochrome dont nous parlions. Ou, si au contraire il tente de s’en échapper, de s’en écarter. Comme les pèlerins de l’île de Cythère, ou comme le Vulcain du Tintoret à la Pinakothek de Munich, la peinture qui fige l’action nous empêche d’en découvrir la narration. De ces questions que le spectateur se pose sans parfois en avoir conscience, il reste le face-à-face avec une peinture à la présence expressive démesurée. Les plis et replis sont autant de monts et vallées, de vagues et de

creux, laissés à la contemplation. Ces territoires que la toile dessine en volume ont ceci de naturel qu’ils sont le fruit d’une torsion et non d’un travail réfléchi, exécuté avec soin. Le résultat en est multiplié par un jeu de résonance entre les deux peintures ; une onde de choc semble les traverser avec la même intensité, sans distinction. On perçoit encore le bruit du rocher qui en tombant, vient de troubler la surface plane de l’eau. Les ondulations se propagent, le calme prendra un certain temps à revenir. /19


PORTRAITS D’ARCHITECTURES Le contexte au sein duquel les préfectures de la Roche-sur-Yon et de Cergy-Pontoise ont vu le jour est bien différent. De même, tout semble les éloigner d’un point de vue architectural : nous avons d’un côté un hôtel particulier du XIXe siècle et de l’autre une imposante pyramide de verre issue de l’architecture fonctionnaliste des années 1960. Cependant leurs programmes spécifiques, la volonté du commanditaire et la situation qu’elles occupent au sein d’un vaste plan d’aménagement autorisent une

ment du petit village de La Rochesur-Yon. Le général Gouvion qui enquêtait depuis plusieurs mois dans la région précisait dans son rapport que les rassemblements d’insurgés étaient principalement imputables à l’éloignement de la Préfecture située alors à Fontenay ; son caractère excentré rendait difficile et coûteux la moindre intervention. La construction de l’hôtel de la préfecture ainsi que le reste de la ville est confié non à des architectes, dont l’empereur se méfie en raison de leur désir de prestige et leur souhait

peu (les ingénieurs estimaient que la seule construction de l’hôtel de la préfecture reviendrait à 650 000 francs). Ce détail met en évidence le fait que pour l’empereur, la préfecture n’est en aucun cas envisagée comme un futur objet de prestige, et encore moins de propagande. Il s’agit de construire rapidement un bâtiment modeste qui sera le premier d’une ville, et au cœur d’un programme d’aménagement du territoire à l’échelle départementale. L’édifice, construit sur trois niveaux, ne comprend aucune fioriture dans

comparaison, ou plus exactement une confrontation de ces deux édifices. Ce siècle avait quatre ans quand Bonaparte devint Napoléon. En dix années, il parvint à faire plier l’échine à la plupart des royaumes d’Europe. En France, la sécurité reste menacée par une guerre civile, à cause d’un département qui a fait de l’insurrection sa spécialité et sa plus grande fierté : la Vendée. Ne voulant pas voir réapparaitre les colonnes de 1793, le jeune empereur, sacré depuis sept jours seulement, décide d’ordonner la construction d’une ville en plein centre du département, à l’emplace-

de se démarquer de leurs pairs, mais à des ingénieurs. Ceux-là sont considérés comme fonctionnalistes, pragmatiques et ont davantage l’habitude de traiter des chantiers de grande ampleur, en respectant des contraintes de temps et de budget. D’ailleurs, les mêmes justifications seront à l’origine du choix de l’architecte pour la préfecture de Cergy : Henry Bernard est réputé pour travailler comme un ingénieur. Cette stratégie s’avère payante pour la Roche-sur-Yon, car l’empereur peut fixer son propre budget – 1 000 000 de francs pour l’ensemble de la ville, ce qui est extrêmement

son ornementation – les travées sont régulières et non hiérarchisées, l’élévation faite de simples moellons recouverts d’enduit. En comparant cette élévation avec celle de la préfecture de Cergy-Pontoise, nous constatons le même dépouillement ornemental, la même absence de hiérarchie dans les travées, la même sobriété dans le choix des matériaux. A la Roche-surYon, l’hôtel construit en « U » donne sur une place excentrée où il est visible de tous, mais sans ostentation. Ce qui prime dans son élaboration, ce sont la sobriété et l’élégance liées à la rapidité d’exécution, sans négliger

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PREFECTURE DE CERGY //PREFECTURE DE LA ROCHE

SUR

YON

par Arthur Dufourg

pour autant le lustre nécessaire à la représentation du pouvoir – comme l’atteste la salle de réception aujourd’hui encore conservée dans son état d’origine. L’empereur souhaite réconcilier le pouvoir central, incarné dans la personne du préfet, avec un peuple meurtri par les chouanneries successives et les différentes conscriptions en mettant l’accent sur cette proximité. Le programme de l’hôtel de la préfecture de la Roche-sur-Yon correspond aux aspirations de l’Empire et constitue un bon reflet de la politique de

d’habitants au milieu du Val d’Oise ; la préfecture sera le premier bâtiment d’une ville nouvelle au centre d’un programme d’aménagement sur l’ensemble du département. La trame de Cergy suit le même principe que celle de la Roche-sur-Yon à travers un maillage homogène d’îlots de logements. On préfère aux architectes considérés comme « classiques » le fonctionnaliste Henry Bernard qui s’était distingué pour la reconstruction de Caen et pour la réalisation de la Maison de la Radio à Paris.

peuple qui en est la base. En outre, la transparence des matériaux est aussi éloquente par le caractère symbolique qu’elle confère à un édifice gouvernemental. La monumentalité de l’édifice ainsi que le parvis qui est ménagé en façade détachent la préfecture du reste de la trame, affirmant ainsi le rôle du pouvoir central dans la création de la ville nouvelle. Nous voyons à travers ces exemples combien deux édifices que tout éloigne d’un point de vue plastique peuvent avoir de points communs à

« conquête » du territoire national par Napoléon. Dans les années 1960 le « District de la Région parisienne », devenu ensuite l’Ile-de-France, décide d’entreprendre un programme de conquête du territoire d’une toute autre forme. Pour redynamiser une région dont l’économie est phagocytée par le centre, on décide la création de cinq villes nouvelles autour de la capitale, dont celle de Cergy-Pontoise. Aussi, les motivations de ce choix ainsi que la réalisation du projet rappellent étrangement le cas de la Roche-sur-Yon. Cergy est alors un village de quelques centaines

L’édifice est une pyramide à degré inversée élevée sur sept niveaux au sein desquels sont regroupés les différents services de la préfecture. Si le bâtiment présente un aspect austère, il est cependant remarquable d’homogénéité et de transparence. Placée au cœur d’une trame urbaine maillée et surélevée par un système de dallage, la préfecture est visible depuis tout le nouveau centre. Le sommet de la pyramide est sa base, ce qui traduit l’aspiration démocratique de la structure : l’inversement traduit le fait que le préfet qui est au sommet du pouvoir exerce une mission justifiée par le

y regarder de plus près. En revanche, tandis que pendant les dix années qui suivirent le sacre de Bonaparte, la ville de la Roche-sur-Yon porte le nom plus commode de « Napoléon », il faut noter que les rues du nouveau centre de Cergy-Pontoise possèdent la particularité exceptionnelle d’être vides de tout contenu idéologique, ayant été baptisées par des élèves du collège de Cergy ; aussi par cette spécificité unique en France il nous est possible de passer de la rue du Centaure à la rue du Passeur d’étoiles.

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à gauche: préfecture de Cergy, à droite: préfecture de la Roche sur Yon

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INTRASORBONNE Châtelet, 18h30, nous rencontrons Anne-Laure de Varax, étudiante du master 2 Professionnel « Histoire et Gestion du Patrimoine Culturel » à Paris I.

Pouvez-vous nous expliquer votre parcours et les modalités d’admission au master ? Je suis issue d’une double formation. J’ai obtenu un master 1 Recherche en Histoire médiévale, tout en préparant une licence d’Histoire de l’Art à Paris IV, pour ensuite postuler dans plusieurs universités choisies selon le classement national. Paris I figurait cinquième après des écoles de commerce essentiellement. L’admission au master « Histoire et Gestion du Patrimoine Culturel » de Paris I se fait sur dossier et entretien individuel. Il est recommandé d’avoir suivi un double cursus en Histoire et Histoire de l’Art mais il y a toujours quelques exceptions à la règle. La politique de recrutement est assez large, on trouve des étudiants issus des universités parisiennes comme de province. Certains viennent de l’Ecole du Louvre. Par ailleurs, les stages préalables sont une autre condition à l’admission. Que vous aura apporté la préparation de votre master recherche ? Le master recherche, très formateur, constitue une base nécessaire pour entrer en master professionnel. Il apporte tout d’abord l’autonomie qui constitue une qualité essentielle dans l’univers professionnel. Il permet aussi de développer des qualités rédactionnelles et de synthèse avec la rédaction d’un mémoire qui est la résultante d’une connaissance approfondie d’une spécialité. Quel est le type de formation dispensée à Paris I et comment fonctionnet-elle ? La formation comprend seulement trois enseignants contre une quinzaine d’intervenants extérieurs qui assurent /22

des séminaires de 16 heures, soit une session d’un mois et demi. Un large panel des métiers de la culture est présenté. Le master insiste également sur les nouvelles opportunités du secteur privé. Des visites d’entreprises sont organisées et amènent les étudiants à s’intéresser aux différents secteurs de la culture et à prendre conscience de leur évolution. La formation est en parfait accord avec le marché du travail actuel. Il y a des cours en mécénat, en communication, en marketing, en politique culturelle, sur la création de projet, ou encore le montage d’exposition. A Paris I, la formation est double et donne les instruments de gestion nécessaires à la valorisation du patrimoine et directement applicables à l’Histoire de l’art, contrairement aux écoles de commerce où la culture est très largement subordonnée à la gestion. Comme dans tous les masters pro, vous mettez en application les enseignements par des stages, n’est-ce pas ? Oui, la formation intègre un stage hebdomadaire de deux jours par semaine qui permet de comprendre le fonctionnement d’une structure culturelle. Je travaille actuellement au Centre des Musées Nationaux (CMN), au département développement des publics (DDCP), dans le bureau parcours. Je fais de la médiation pure en créant les documents destinés à des enfants de 7 à 11 ans et qui accompagnent la visite d’un site. Mon travail s’est initialement porté sur le château de Rambouillet, la Villa Savoye et le Parc de SaintCloud. Pour cela, j’ai préalablement visité les lieux et rencontré les conférenciers. Je collabore également avec

une illustratrice pour une présentation ludique du savoir ou encore avec l’équipe multimédia pour la production d’audioguides, de films. Un stage de fin d’études à temps plein, rémunéré, entre trois et neuf mois, est également prévu. Avec plus de responsabilisation, il constitue un tremplin vers une proposition d’embauche. L’enjeu est double. Le sujet du mémoire correspondra à une problématisation du stage et là se ressent l’utilité du master recherche. Ce master pro permet la création d’un réseau de contacts et les stages permettent d’étendre ce réseau. Nous sommes une toute petite promotion de 17 étudiants très solidaires. Les contacts sont régulièrement échangés. Y a-t-il un projet professionnel commun aux étudiants ? En effet, le master inclus également un projet de valorisation de site pour chaque promotion. Pour l’année en cours, le projet se porte sur la carrière des Capucins. Chaque étudiant rejoint une commission et se met dans la peau d’un professionnel ; pour ma part, je suis maître d’œuvre, chargée de la conception du projet, du parcours scénographique, du choix des thèmes… Le site est géré par une association qui ne dispose d’aucuns fonds, il y a donc de fortes chances que le projet ne voie pas le jour. Il permet néanmoins la découverte des divers métiers de la gestion du patrimoine et la mise en condition en travail d’équipe. Le rythme du master est intense, il y a beaucoup de déplacements, de changements. Il faut faire preuve de capacité d’adaptation.

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HISTOIRE ET GESTION DU

PATRIMOINE CULTUREL par Catherine Hubert et Anaîs de Carvalho

Anne-Laure de Varax et sa promotion du Master 2 pro, histoire et gestion du patrimoine culturel.

Une association, Mnemosis, s’est développée au sein du master. Quel est son lien avec celui-ci ? La participation de tous les étudiants est obligatoire. Ils en maintiennent l’activité, à nouveau au moyen de commissions distinctes bien définies. L’objectif de l’association est d’entretenir le lien entre les promotions à travers diverses activités générées par la commission « pots et balades». Il s’agit parfois de découvrir les coulisses d’une institution culturelle, comme ce fut le cas en septembre 2010 par la visite du Centre-Pompidou-Metz. Les intervenants ont exposé les liens entre musée et collectivité territoriale. La commission « annuaire », quant à elle, répertorie les membres de l’association année par année en précisant le parcours

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et le poste actuel de chacun. Elle constitue un tremplin pour les stages. Enfin, la commission « newsletter », qui publie une lettre d’information tous les deux mois, fait la liaison entre les différentes commissions, organise les réunions et donne l’actualité du master. Elle apporte également des précisions sur les stages des anciennes promotions avec leur potentialité d’embauche – quarante institutions ont ainsi été répertoriées dans la dernières newsletter. Qu’envisagez-vous après le master? Travailler dans le domaine de la culture est un parcours du combattant. Il faut beaucoup d’endurance pour rechercher les stages et essuyer les refus. La motivation est un facteur déterminant. Je suis surtout inté-

ressée par les relations publiques et le mécénat, un secteur complètement bouché actuellement, donc il n’est pas sûr que mon stage de fin d’études aboutisse à un contrat professionnel. Les premiers emplois trouvés, diplôme en poche, sont plus couramment en CDD. A la remise des diplômes de la promotion précédente, trois étudiants sur vingt avaient déjà trouvé un poste en CDD ou CDI. Il y a forcément un passage à vide entre la fin des études et le décrochage d’un premier emploi, une période d’environ six mois, les propositions étant couramment faites en janvier ou février.

http://mnemosis.univ-paris1.fr/ /23


E T AUSSI

« Au commencement était le Verbe.(…) Tout fut par lui, et sans lui rien ne fut. Ce qui fut en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie. » Jean (Evangile I, 1) Voilà qui donne le ton de cette 3ème rubrique que nous avons voulu centrée sur le Verbe, c’est-àdire la littérature. A travers les figures d’Antoine Vitez, homme de théâtre qui n’envisageait pas son art sans cette mémoire du passé qu’est le texte, et du poète contemporain Lionel Ray, tourné vers cette quête du verbe qu’est le poème, nous vous proposons un parcours choisi de la création.

par Julien Ranson

ANTOINE CE

PASSEUR

En 2010, Antoine Vitez (1930-1990) aurait eu quatrevingts ans, et c’est l’occasion pour nous de revenir sur un parcours théâtral et artistique majeur de la deuxième moitié du XXe siècle. Le substantif autodidacte, tant dévoyé aujourd’hui au siècle de l’inculture, est dans le cas de Vitez dans son plein emploi, tant il est vrai qu’il a suivi sa propre voie, son appel singulier et qu’il a fait fi des modes et des maîtres. Il ne suivit pas de formation universitaire mais apprit de son côté le russe et suivit les cours de théâtre de Tania Balachova. Très vite, il traduisit Cholokhov, Maïakovski, Boulgakov, et devint entre 1960 et 62 le secrétaire particulier du poète Louis Aragon qui avait été impressionné par les talents du jeune traducteur. Celui-ci voulut néanmoins donner une leçon de traduction à Vitez sur quelques lignes que ce dernier avait traduites : « il l’embrassa sur le front ». Aragon le reprit en lui disant que c’est « baiser » qu’il eût mieux valu traduire, car, au sens strict, « embrasser », c’est serrer entre ses bras. Aragon ajouta que s’il n’avait pas écrit « baisa », c’est qu’instinctivement il avait eu peur de l’allusion. Anecdote que Vitez retint toute sa vie à travers ce bon mot adressé à soi-même : « mieux vaut l’allusion, cochon jeune homme, que le mot impropre ! » ; ce qui pour Vitez voulait aussi dire que ce qui était cochon pouvait être propre ! (cf. Journal intime du théâtre, entretien avec Fabienne Pascaud lors de la nomination de Vitez en tant qu’Administrateur général de la Comédie Française, 1988). On voit donc ici au-delà de l’anecdote piquante, cette place toute particulière que Vitez donne à la force du verbe, au besoin du mot juste. Le verbe est porteur du monde pour Vitez, par conséquent un théâtre qui en est dépossédé est caduc. Quant au comédien, il est d’abord la voix qui porte « la mémoire de l’humanité » que sont « /24

DE

VITEZ MEMOIRE

toutes ces traces d’actions qui ont été écrites » (Conférence à l’université « La Sapienza » de Rome, 1983). Cette nécessité du mot juste portera toute la carrière de Vitez metteur en scène. Car Vitez fut un véritable passeur entre le texte et le spectateur. C’est d’abord pour faire entendre la langue, et d’une certaine manière le charme qu’elle renferme, qu’il monte Racine (Andromaque 1971; Bérénice, 1980), Hugo (Hernani, Lucrèce Borgia 1985) et Claudel (Partage de Midi, 1975 ; L’Echange, 1986 ; Le soulier de satin, 1987). Le second mouvement de cette attention à la langue est de réhabiliter l’alexandrin comme unité métrique et musicale pour en finir avec le relâchement d’une prononciation « au naturel » qui lui était appliqué à son époque, le travail du comédien étant de sublimer la langue par ces contraintes mêmes. D’ailleurs, comme l’affirment les linguistes modernes (cf. J. Gardes-Tamine), la versification n’est pas artificielle. Elle relève d’une technique, mais c’est une technique qui prolonge des éléments naturels : le mètre français, basé sur le compte des syllabes, est bâti dans le prolongement de caractéristiques naturelles de la langue française. Vitez met au centre de son théâtre la langue, le verbe, et le comédien devient lui-même le serviteur de la lettre – comme Vitez le dit très bien lorsqu’il définit une certaine essence du théâtre : « Voilà ce que c’est que le théâtre de quartier : un petit groupe d’acteurs qui racontent une histoire (pas n’importe quelle histoire, une histoire écrite ou récrite : un poème), pas nécessairement avec des décors et des costumes de scène, et parfois sans scène, chacun jouant plusieurs rôles – l’important est de faire valoir et comprendre l’histoire, faire entendre le langage. » (Le Théâtre de Quartier, 1968). LA SUITE DE L’ARTICLE SUR LE SITE SORBONNE

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LIONEL RAY "LA LANGUE DU TEMPS PERDU" par Julitte Stioui

Une journée de colloque sera consacrée le 17 mai au poète Lionel Ray, figure tutélaire de l’Université de la Sorbonne où il dirige l’Atelier Poétique en compagnie de Gérard Berthomieu. De son vrai nom Robert Lorho, il est l’auteur d’une dizaine de recueils, fêtés par ses pairs – Aragon salua son entrée en poésie comme un « événement poétique considérable» - et primés notamment par le prix Goncourt de la poésie (1995) et le Grand Prix de poésie de la Société des Gens de Lettres (2001). Son écriture est centrée sur la question de l’identité et du rapport de l’être au monde – cette « question qui justifie toute poésie, au plus vif de son rayonnement incorruptible » – ce dont témoignent son besoin de renouvellement, l’étendue de ses personae poétiques : Robert Lorho, Lionel Ray et cette troisième figure apparue du dédoublement de l’auteur dans L’Invention des bibliothèques, Laurent Barthélemy. Souscrivant sans réserve à l’affirmation de Reverdy selon laquelle la fin de l’art est d’émouvoir – mais d’émouvoir par les moyens propres à l’art – , il place son œuvre sous le signe d’un lyrisme accepté, critique (« nous sommes des êtres lyriques ») et d’une voix élégiaque qui s’attache à fixer l’émotion de l’éphémère, de l’insaisissable, cette « matière de nuit », par une grande pureté de prosodie et une recherche de l’allègement, de la simplicité : une « langue du temps perdu, marquée par le refus du spectacle et du pittoresque, fascinée par ce resserrement de la matière jusqu’à l’exténuation du souffle », comme se plaît à la caractériser son double Laurent Barthélémy. La fuite du temps, le trouble d’un moi fragile et insaisissable, le deuil, l’absence, sont autant de préoccupations de cet « initié de

l’ordre du manque » qui déclare : « Ma poésie parle de ce qui est en perte, de ce qui passe et qui échappe, aussi de ce qui manque, de la vraie vie absente en quelque sorte. Mon ambition qui est celle, je crois, de tout poète est de compenser cette perte par le gain du chant. » Lire la mémoire aux volets fermés, ses crimes, ses clés, ses caves, le château des pluies, Lire la prose des ombres, le babil des abeilles, cette chose noire et douce, Lire au soir le blason des nuages lorsque l’eau se ride et que tu allonges la main, tirant le fond noir du ciel. (Comme un château défait) Le colloque aura lieu en Sorbonne le 17 mai de 9h à 18h autour de Lionel Ray et de huit intervenants, dont Georges Molinié, Pierre Brunel, Jean-Luc Steinmetz, et Michel Collot, qui s’intéresseront aux œuvres les plus récentes du poète, parmi lesquelles Matière de nuit, Comme un château défait, les deux recueils fruits du dédoublement du poète L’Invention des bibliothèques et Entre nuit et soleil, son recueil d’essais Le Procès de la vieille dame – Eloge de la poésie, et Lettres imaginaires, correspondance rêvée entre l’auteur et son double.

POESIE EN SORBONNE Rappelons que le dépôt de candidature au Concours International de Poésie de la Sorbonne approche de son terme, le 25 mars 2011. Pour plus de renseignements, rendez-vous sur le site de la Sorbonne ou au service culturel. D’autre part, la nouvelle revue de poésie contemporaine fondée par l’Université Paris-Sorbonne et l’IUFM de Paris, « Place de la Sorbonne » (PLS), choisit la période fertile du Printemps des Poètes pour organiser sa soirée de lancement: lundi 14 mars à partir de 18h30 au réfectoire des Cordeliers (entrée gratuite sur réservation).

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INFOS

PRATIQUES

EXPOSITION “CRANACH ET SON TEMPS" Du 9 février au 23 mai 2011 Musée du Luxembourg 19 rue de Vaugirard, 75006 Paris Ouvert tous les jours de 10h à 20h – le vendredi et le samedi jusqu’à 22h

EXPOSITION “AERNOUT MIK, COMMUNITAS” Du 11 mars au 8 mai 2011 Jeu de Paume 1, place de la Concorde, 75008 Paris Ouvert de mardi à dimanche de 12h à 19h - les mardis jusqu’à 21h, le samedi et le dimanche à partir de 10h

EXPOSITION “CHAGALL ET LA BIBLE” Du 2 mars au 5 juin 2011 Musée d’art et d’histoire du Judaïsme - Hôtel de Saint-Aignan 71, rue du Temple, 75003 Paris Ouvert du dimanche au vendredi, de 10h à 18h- le mercredi jusqu’à 20h

EXPOSITION “ERIC DUYCKAERTS, "’IDEO" Du 5 mars au 5 juin 2011 MAC/VAL - MUSÉE DÉPARTEMENTAL D’ART CONTEMPORAIN Place de la Libération , 94400 Vitry-sur-Seine Ouvert du mardi au dimanche, de 12h à 19h EXPOSITION “EGYPTE DE PIERRE,EGYPTE DE PAPIER“ Du 2 mars au 2 juin 2011 Musée du Louvre - Aile Sully Ouvert tous les jours de 9 h à 18 h sauf mardi - nocturnes mercredi et vendredi jusqu’à 22 h

CONTACT: sorbonne.art@gmail.com www.sorbonne-art.fr La revue recrute des rédacteurs. Pour plus d’informations, veuillez nous contacter. REDACTRICE EN CHEF: Mathilde de Croix

Association Sorbonne Art, Loi 1901

EXPOSITION “FRANCOIS MORELLET, REINSTALLATIONS” Du 2 mars au 4 juillet 2011 Centre Pompidou 75004 Ouvert tous les jours - les jeudis jusqu’à 23h

REDACTEURS: Jack Tone, Maïlys Celeux-Lanval, Mathilde de Croix, Geoffrey Ripert, Diana Madeleine, Samantha Rouault, Marie-Carline Chardonet, Juliette Malot, Antoine Oury, Florent Houel, Nolwenn Gouault, Morgan Guerin, Arthur Dufourg, Anaïs de Carvalho, Catherine Hubert, Julien Ranson, Julitte Stioui. REPONSABLE COMMUNICATION: Catherine Hubert RESPONSABLE RELECTURE ET ADMINISTRATION: Geoffrey Ripert MAQUETTISTE: Mathilde de Croix

RESPONSABLE RUBRIQUE “ET AUSSI”: Julien Ranson CONCEPTION DU NUMERO 0: Julien Ranson, Alexandre d’Orsetti, Mathilde de Croix REMERCIEMENTS: Nous remercions tout particulièrement le FSDIE, l’UFR d’Histoire de l’Art et Archéologie de Paris IV, le service culturel du CROUS, l’entreprise VOLTALIA grâce auxquels la revue a pu exister. M. Thibault Wolvesperges, M. Yann Migoubert, Mme Emanuelle Fournier, Mme Florence Gaborit, M. Christophe Ripert, Mlle Isabelle d’Orsetti, M. Alexandre d’Orsetti COUVERTURE: Anthony McCall, Between you and I, 2006, photo Hugo Glendinning Courtesy Anthony McCall et Galerie Martine Aboucaya PARTENARIATS:


WWW.SORBONNE-ART.FR



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