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ON VA TOUS CREVER

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LE MORVAN À POIL

LE MORVAN À POIL

ANTHRO POCENE DE CRIME

Par Nils Bruder Photos deep web

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Vos sneakers fabriquées par des mômes avant de traverser la planète en porte-containers ; Bayer qui saupoudre des champs de céréales ; la France qui artificialise ses sols sur l’équivalent d’un département tous les sept ans… Ce sont autant de facettes de l’anthropocène, une « nouvelle époque géologique dans laquelle nous sommes récemment entrés et qui se caractérise par la pression sans précédent que les humains font peser sur l’écosystème terrestre. » Ça, c’est la définition qu’en donne Michel Magny, Directeur de recherches émérite au Laboratoire de Chrono-Environnement de l’Université de Franche-Comté. Pour dire si c’est un calibre, il est Médaille d’argent du CNRS et auteur du Que saisje ? sur le phénomène qui, selon lui, relève autant d’une crise de la nature que d’une crise de l’humain. Autant dire qu’on n’est pas sortis du sable…

Le terme a été popularisé, au début des années 2000, par le météorologue Paul Crutzen (Prix Nobel de chimie en 1995). Il associait l’apparition de ce phénomène à la Révolution industrielle, ayant débuté dans la seconde moitié du XVIIIème siècle avec la mise au point de la machine à vapeur par Watt en 1784. Cela étant, les impacts de l’humain sur la nature ne sont pas brutalement apparus à cette période-là. Les traces des premières agressions fortes sur la biodiversité remontent aux chasseurs-cueilleurs du paléolithique, en -12000. L’émergence de la civilisation agricole, au néolithique, marque l’apparition d’une économie productive qui viendra amplifier les impacts sur l’environnement. En -3000, près de 20 % des forêts d’Europe et d’Asie étaient déjà perturbées par les humains. En parallèle à tous ces changements, les sociétés se transforment avec de fortes stratifications. Par exemple, l’esclavage remonte au néolithique. Bien entendu, il n’y a pas d’égalité originelle, mais c’est à partir de ce moment-là que les choses deviennent clairement inégalitaires du point de vue de la richesse.

cette croIssance, le cluB De rome la remettaIt DÉJà en questIon en 1972. or, ce DIscours n’a pas eu De rÉels effets sur nos polItIques ou sur nos moDes De vIe…

les relations De l’humain à la nature seraient Donc le reflet Des relations Des humains entre eux ?

Oui, et à ce titre, la crise écologique qu’on connaît aujourd’hui est aussi une crise qui s’étend à l’ensemble des sociétés. C’est pourquoi j’insiste sur deux grands « communs » dans mes ouvrages. Tout d’abord, l’humain appartient toujours à une société. N’en déplaise aux néolibéraux, il n’y a pas d’individus isolés. On se souvient de Margaret Thatcher qui, dans les années 1980, expliquait qu’il n’y avait pas de société, seulement un marché. Or, l’humain n’a pas émergé tout seul. En remontant entre six et sept millions d’années, les paléoanthropologues nous apprennent que l’apparition de Homo sapiens n’est pas un miracle de l’évolution, mais que celui-ci s’est développé en même temps qu’émergeait la société. quel est le seconD « commun » Dont vous parliez ?

En effet, et en tant que scientifiques, on voit tout cela comme une tragédie... On a une perception toujours plus aiguë des problèmes qui apparaissent et on a l’impression d’être assis à l’arrière d’une voiture qui fonce droit dans le mur, sans que les politiques assis au volant ne réagissent. À de rares exceptions près, on a dépassé le stade du climato-scepticisme, mais les décideurs reflètent encore le manque de formation et de sensibilisation générale quant à la gravité et à la rapidité des phénomènes en cours. On se fait rattraper par le climat, mais il faut avoir conscience que le pan écologique n’est que l’aspect le plus emblématique de la crise actuelle. C’est la société dans son ensemble qui ne se porte pas bien, comme en atteste la montée des populismes ou l’épisode des Gilets Jaunes. D’ailleurs, les bouleversements viendront peutêtre du côté social, autant que « On est assis des menaces climatiques et environnementales. à l’arrière d’une voiture comment la situation peut-elle qui fonce droit changer ? dans le mur, sans que Comme je l’évoquais, il y a un travail les politiques assis d’alphabétisation scientifique à mener au volant auprès des responsables politiques, des acteurs ne réagissent » du monde économique et de l’opinion publique. Michel Magny On voit que les rayons de librairies se remplissent de livres traitant ces questions et il faut s’en réjouir. Mais le pourcentage de personnes averties reste trop limité pour inciter les politiques à bouger. Pour cela, il faudrait une poussée très forte de la société. Et plus on agit tôt, plus la casse sera limitée. L’enjeu est de taille quand on sait qu’il y a, par exemple, une inertie d’environ 90 ans sur l’effet des émissions de CO2. Les actions actuelles dans ce domaine n’auront donc pas d’effets immédiats. vous semBlez pessimiste quant aux capacitÉs De l’humain à inflÉchir la tenDance…

Outre la société, l’humain appartient aussi à la « communauté du vivant ». Celle-ci réunit les organismes – animaux, végétaux – qui vivent tous en interdépendance au sein de la biosphère, elle-même inscrite dans un système Terre aux ressources limitées. C’est un leitmotiv récurrent de la littérature scientifique que de parler des limites planétaires, mais il y a aujourd’hui une véritable révolution copernicienne à opérer pour affirmer la primauté de la préservation de nos deux « communs » face à une Je refuse de voir la question sous cet angle : le rôle du scientifique n’est pas d’être pessimiste ou optimiste, mais d’être lucide. Nous ne sommes pas là pour faire peur, mais pour partager avec le public les réalités telles qu’elles sont perçues par la communauté scientifique. Quand je parle de lucidité, c’est aussi prendre conscience qu’il n’est pas possible de continuer notre bonhomme de chemin en espérant qu’un « miracle technologique » nous sortira de l’ornière.

Là encore, je suis un scientifique et mon propos n’est pas d’écrire un Manuel du changement par temps de crise. L’enjeu est de construire collectivement de nouveaux projets pour les sociétés et pour la planète. Cela passe par le développement de connaissances scientifiques partagées, par une prise de conscience générale, mais aussi par l’émergence de nouveaux désirs. La notion de bien-être commun doit être opposée à l’idéologie néolibérale de la compétition. On en revient aux « communs » qui constituent une boussole pouvant nous guider pour éviter la catastrophe.

et plus concrètement ? Et aux inégalités qui s’amplifient à grande vitesse depuis les années 1980. De nombreux rapports, comme celui d’Oxfam parmi les plus récents, mettent en lumière les disparités croissantes dans la distribution des richesses. Par exemple, quand on regarde l’évolution de la distribution des revenus mondiaux entre 1980 et 2016 – récapitulée par le Rapport sur les inégalités mondiales 2018 –, on observe que les disparités atteignent un niveau d’une obscénité insupportable : sur cette période, les 1 % les plus riches au monde ont capté autant de revenus que les 70 % les plus pauvres, et dans le détail, les 0,1 % les plus riches autant que les 50 % les plus pauvres.

Des collectifs de scientifiques vont dans le détail avec, par exemple, des travaux autour des émissions de gaz à effet de serre. Sans surprise, ils appellent à la sobriété et à l’arrêt des subsides aux énergies fossiles. En 2020, celles-ci recueillaient encore 2 800 milliards d’euros.

on est loin Du Bien-être commun Dont vous parliez…

une rÉponse peutelle être apportÉe à l’Échelle inDiviDuelle ?

Les études font ressortir que l’action à la portée des individus représente environ 25 % des émissions de gaz à effet de serre. Le reste dépend des responsables politiques et économiques. Certes, 25 % ce n’est pas négligeable et la contribution de chacun compte, mais la somme des actions individuelles reste insuffisante. Nous faisons face à une crise systémique et c’est toute la structure du monde qu’il faut remettre en cause. les technologies n’ont-elles pas ÉtÉ un facteur De progrès ? Il est vrai qu’en deux siècles, nos conditions de vie se sont améliorées. Mais c’est ambivalent. Face à l’industrialisation sauvage du XIXème siècle, rappelons que les luttes sociales ont été dures et difficiles. Même aujourd’hui, on a tendance à sous-estimer ce qui se passe dans le monde du travail. Il y a des dérives massives et des lois tentent tant bien que mal de limiter les régressions sociales. Soulignons aussi qu’on a externalisé les structures les plus discutables de la production industrielle vers les pays en voie de développement. On se souvient des vieilles photos du XIXème siècle montrant des gamins de huit ans dans des ateliers à tisser, en France ou aux États-Unis, mais il faut rappeler que près de 150 millions d’enfants travaillent aujourd’hui, à travers le monde. Et cela souligne toute l’urgence qu’il y a à restaurer à la fois la communauté des vivants et les sociétés. C’est un projet politique global et forcément long à mettre en œuvre. Il n’y aura pas de « grand soir ». Comme

« Les bouleversements pour la trajectoire d’un paquebot, le changement viendront peut-être de direction demande du temps. Surtout du côté social, autant que quand on tarde à engager la manœuvre, des menaces climatiques alors que l’urgence environnementale et et environnementales. » sociale devient de plus en plus pressante. pour aller plus loin Michel Magny sera à l’affiche de Sur Terre #1, à Besançon. Du 9 au 15 novembre, ce temps fort organisé par Les 2 Scènes réunit des artistes et des scientifiques qui sondent les grands enjeux environnementaux et sociétaux du moment. Au programme notamment, Inside, une conférence-performance de Bruno Latour. Natif de Beaune, ce philosophe des sciences est actuellement considéré comme le penseur français le plus influent au monde (genre Jean-Paul Sartre, le strabisme en moins)… + d’info : les2scenes.fr citation « Entre 1980 et 2016, les 0,1 % les plus riches au monde ont capté autant de revenus que les 50 % les plus pauvres. C’est une obscénité insupportable. » Michel Magny.

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