Marocaine et athée

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Un athéisme politique ? En ce début de XXIe siècle qu’on aurait pensé être celui de leur déclin irréversible, les questions relatives aux religions n’auront jamais été aussi controversées. Au sein de la population, d’importantes minorités manifestent une religiosité accrue, reflet d’un monde où les identités religieuses, traditionnelles ou revisitées, principalement musulmanes ou chrétiennes, peuvent apparaître comme une forme de résistance symbolique à la domination impérialiste ou au matérialisme du marché. Et pourtant, les pratiques religieuses de la majorité de la population sont en régression constante dans les États européens où prédomine une sorte d’agnosticisme ou d’athéisme pratique dont personne ne parle hormis sur le plan statistique. Or, l’incroyance n’est pas forcément un vide. N’est-il pas possible d’envisager un athéisme assumé, voire un possible «  athéisme politique » comme on a pu le faire, notamment dans cette revue, à l’égard de l’affirmation musulmane ? Dans ce focus, Politique interroge la place de l’athéisme dans la construction de notre paysage philosophique et politique. Caroline Sägesser rappelle son combat séculaire contre les superstititions et s’interroge sur le discrédit dont est encore frappée l’affirmation athée. Serge Deruette évoque la personnalité du curé Meslier, pour qui la négation de Dieu est la conséquence logique d’un engagement social égalitaire radical. Anne Morelli déplore que son université, l’ULB, renonce à l’affirmation fière d’un libre-examinisme conséquent. Puis, trois membres du collectif éditorial de la revue livrent leur « profession de foi » face à l’utilité d’un « athéisme politique » : Jean-Paul Gailly, Éric Buyssens et Henri Goldman. Enfin, ce focus s’achève par une interview de Zineb El Rhazoui, une athée marocaine. Pour garder à l‘esprit que, dans d’autres pays, la référence religieuse est manipulée directement par le pouvoir au mépris de la liberté de conscience. Dans cette circonstance, se proclamer athée peut être un acte de résistance à l’égard d’un ordre établi injuste. n

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Mécréance d’hier et d’aujourd’hui Alors que la désaffection à l’égard de la religion est un fait statistique incontestable, l’athéisme – la négation de Dieu – n’a toujours pas bonne presse. Au point qu’il est toujours difficile, voire risqué, de s’affirmer athée. Pourtant, l’athéisme a des lettres de noblesse dans l’histoire philosophique de la civilisation et dans l’histoire politique de la Belgique. caroline Sägesser

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ous sommes en un siècle et en un lieu où l’incroyance s’est répandue mais où l’athéisme demeure confidentiel. D’autres diront dans ce dossier combien les professions de foi variées restent plus acceptables que la proclamation de l’inexistence de Dieu. À cette marginalité de l’opinion ouvertement athée correspond la grande pauvreté de l’historiographie de l’athéisme : c’est le plus souvent en vain qu’on cherchera des ouvrages consacrés à l’athéisme au rayon spiritualités/religions des librairies. Certes, l’édifice compliqué des récits, dogmes, superstitions et injonctions morales développés par les religions est infiniment plus touffu que le simple énoncé de la constatation : « Dieu n’est pas ». Mais la prise de conscience de cette évidence et son énoncé sont des événements d’une importance capitale dans l’histoire des idées et dans l’histoire politique et sociale de l’Europe occidentale des trois derniers siècles, et on ne peut que s’étonner que l’athéisme ne constitue qu’exceptionnellement un fil conducteur pour les historiens. Peut-être l’ostracisme dont les athées ont été l’objet pendant des siècles continue-t-il à décourager les chercheurs de s’intéresser à eux.

L’athéisme, aussi vieux que les dieux ?

Facteur important de la révolution des idées au XVIIIe siècle, de la Révolution française et du développement des idéaux socialistes et communistes un siècle plus tard, l’athéisme n’est cependant pas l’apanage de l’époque moderne. Dès l’Antiquité, des penseurs contestent l’existence des dieux. D’ailleurs, la fréquence de l’incroyance chez les Romains des premiers siècles de notre ère est sans doute un des facteurs qui ont favorisé l’expansion du monothéisme chrétien. Dès l’Antiquité également, ceux qui nient la divinité s’exposent à l’ostracisme de leurs pairs. C’est par ses détracteurs que Théodore de Cyrène (vers 340-250 avant J-C), dont le Traité sur les dieux ne nous est malheureusement pas parvenu (le rejet de l’athéisme explique naturellement que peu d’écrits d’athées déclarés de l’Antiquité aient été conservés), a été surnommé Théodore l’athée, après que son irrespect de la religion lui ait valu d’être accusé de corrompre la jeunesse et d’être expulsé du lycée athénien où il enseignait… La même mésaventure était déjà survenue à Socrate qui, pourtant, se défendait de ne pas croire à l’existence du divin. Prudents, de grands philosophes, tel Platon, se contenteront de démonter le panthéon

des dieux grecs tout en acceptant l’existence du divin. Le déisme continuera au fil des siècles à rassembler de nombreux adeptes qui n’oseront pas franchir le pas vers l’aveu d’un réel athéisme. Un aveu dont les conséquences peuvent s’avérer mortelles pour leurs auteurs. L’interdit qui frappe l’athéisme pendant tout le Moyen-Âge et au-delà est naturellement renfor-

Le déisme continuera au fil des siècles à rassembler de nombreux adeptes qui n’oseront pas franchir le pas vers l’aveu d’un réel athéisme.

cé par l’alliance de l’Église et de l’État. Les autorités temporelles ayant choisi de se légitimer en se fondant sur une supposée autorité divine, il devient de leurs préoccupations premières de s’assurer que Dieu ne soit pas remis en cause… Cependant, à toutes les époques, on rencontre des athées qui osent le dire. La richesse des archives de l’Inquisition le démontre ad nauseam. Il est vrai que, bien plus fréquemment, c’est à une hérésie, une contestation du dogme ou du pouvoir des institutions religieuses que l’Inquisition est confrontée. L’anticléricalisme sera le fer de lance du mouvement de sécularisation de la société et de laïcisation des

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Un athéisme  politique ? Mécréance d’hier et d’aujourd’hui caroline sägesser

institutions entamé à la fin du XVIIIe siècle. C’est en effet davantage l’opposition au clergé et à ses privilèges que l’affirmation de l’inanité des croyances professées qui occupe les philosophes des Lumières. La grande majorité d’entre eux demeurent déistes, par conviction ou par opportunisme. Voltaire ne dira-t-il pas : « Si la religion n’existait pas, il faudrait l’inventer » ? Le rôle de la religion comme maintien de l’ordre social est en effet capital et le curé Meslier, dont le testament constitue une des premières «professions de foi athées », ne s’y trompa pas. On lira plus loin combien athéisme et volonté d’égalité sociale s’entremêlent dans la pensée de ce précurseur radical qui souhaita que tous les nobles fussent pendus avec les boyaux des prêtres… Les athées qui affirmeront l’être le plus radicalement seront généralement issus du catholicisme. Le protestantisme et sa tradition d’exégèse des textes bibliques suscitent moins la contestation radicale. Issu d’une famille catholique, le baron d’Holbach (1723-1789) est le plus anticlérical et le seul explicitement athée matérialiste des Encyclopédistes. Savant internationalement reconnu, intellectuel en vue à Paris, il fera paraître ses textes les plus contestataires sous pseudonyme. Cela n’explique cependant pas qu’il soit aujourd’hui si peu lu et tellement moins (re)connu que les déistes Diderot ou d’Alembert.

XIXe, siècle de l’athéisme

La fièvre athée de certains moments de la Révolution française ne sera qu’un feu de paille et l’Empire se chargera de rétablir la religion sinon dans ses prérogatives au moins dans sa position de garante de l’ordre social. Mais le XIXe siècle qui

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s’ouvre alors s’apprête à devenir le cadre du triomphe de l’athéisme. Les grands philosophes athées Comte, Feuerbach, Schopenhauer, Nietzsche… y rejoignent les théoriciens du socialisme et du communisme, Engels, Marx, Bakounine… tandis que Sigmund Freud, en explorant l’inconscient, découvre à la religion de nouvelles explications sans aucun lien avec l’existence d’une quelconque divinité. Tous s’accordent sur la nécessité de libérer l’homme de la servitude de la croyance, de le transformer de créature du divin en créateur de son destin. Leur posture intellectuelle est soutenue par le développement des connaissances scientifiques, au

ra croire le combat devenu quasi sans objet vu la raréfaction des fidèles. Il passe en tout cas à l’arrière-plan et si, certains jours, le vent attise les braises du conflit « catho-laïque », il ne donne plus lieu à de grandes flambées. La Belgique connut cependant une lutte entre catholiques et anticléricaux aussi âpre que la France. Ayant accepté en 1831 un régime des cultes très favorable à l’Église, dont tant l’indépendance que le financement sur fonds publics étaient assurés, les libéraux (au sens philosophique du terme) assistèrent avec dépit au redéploiement de son influence sur la société comme sur l’État, puis au développement de la tendance ultramontaniste1 en son sein. Pour lui faire pièce, ils créèrent l’Université libre Les grands philosophes athées Comte, Bruxelles, dont Feuerbach, Schopenhauer, Nietzsche… y de on rappelle sourejoignent les théoriciens du socialisme vent qu’elle ne et du communisme, Engels, Marx, fut pas l’œuvre Bakounine… d’athées : Théodore Verhaegen était un « bon » capremier rang desquelles l’élabo- tholique, mais également francration de la théorie de l’évolu- maçon et libéral, et bientôt libretion par l’athée Charles Darwin. exaministe. Dans une allocution Mais en ce siècle de progrès scien- de 1854, le père de l’ULB définistifique et technologique, et de sait la liberté d’examen comme noire misère pour ceux qu’ex- l’examen « en dehors de toute auploite le développement de l’in- torité politique ou religieuse des dustrie, bien plus nombreux se- grandes questions qui touchent ront ceux à s’élever contre le pou- à l’homme et à la société »2. C’est voir des classes dominantes ser- bien l’autorité religieuse qui était vi par celui de l’Église. L’anticlé- mise en cause. Dans le contexte ricalisme devient un puissant mo- de l’encyclique Quanta Cura et du teur politique. En France, il fini- Syllabus ou Catalogue des princira par triompher. L’universalisme pales erreurs du temps (1864), qui républicain imposera notamment faisait table rase de toutes les lila laïcisation de l’instruction pu- bertés modernes, l’anticléricablique et la loi de séparation des lisme devenait la chose la mieux Églises et de l’État de 1905. En partagée du monde. La Belgique Belgique, les forces politiques vit fleurir un grand nombre d’asconservatrices et catholiques ré- sociations, ou plutôt de sociétés, sisteront victorieusement jusqu’à selon la terminologie de l’époque, la fin du XXe siècle, où l’on pour- ayant pour but de soustraire tout


ou partie de la vie des citoyens à l’influence du clergé : les grandes étapes de la vie (naissance, mariage, mort) mais aussi et surtout l’école. Parmi celles-ci, citons la Ligue de l’enseignement, fondée en 1864 pour défendre l’instruction obligatoire au sein d’écoles officielles laïques, la société l’Affranchissement, créée dix ans plus tôt pour légitimer les funérailles civiles, ou les sociétés de Libre Pensée. Ces dernières, ayant pour objectif général l’approfondissement de la séparation de l’Église et de l’État, comptaient en leur sein nombre d’athées. Retenons que c’est à Bruxelles que se tint en 1880 le premier congrès de l’Internationale de la Libre Pensée.

La Belgique, un cas à part

Le premier parti politique structuré dans notre pays est le parti libéral, fondé en 1846 par la bourgeoisie anticléricale. L’application de la séparation de l’Église et de l’État, et en particulier l’organisation d’un enseignement public dont la religion et les prêtres seraient absents constitue la colonne vertébrale de son programme. L’échec de son programme qui culmine avec celui de l’« État laïque éphémère » (1878-1884), suivi par trente années de domination de la vie politique par le parti catholique (fondé en 1884), explique le maintien en Belgique de nombreuses structures militantes en faveur de la laïcité. En leur sein, les athées sont naturellement nombreux, mais ils ne sont pas seuls. En l’absence de loi de séparation de l’Église et de l’État et avec la poursuite du conflit philosophique au sein de l’enseignement, ils sont accompagnés de nombreux croyants anticléricaux. L’Église belge a d’ailleurs – mais c’est un autre

sujet – une longue tradition de « frondeurs ». Cependant, le développement du projet libre-exaministe, notamment au sein de l’ULB, ne va progressivement plus rassembler que des athées ou, à tout le moins, des agnostiques. Considérant qu’il n’y a pas d’argument rationnel en faveur de l’existence de Dieu, les libresexaministes accepteront difficilement que des croyants se disent libres-penseurs3. Mais un terme va s’imposer, à tout le moins en Belgique francophone, pour désigner les organisations de libres-penseurs qui cherchent tant à soustraire l’État à l’influence ou à l’ingérence des Églises qu’à explorer une conception du monde sans référence à l’existence d’un Dieu : la laïcité. Le Centre d’action laïque, fondé en 1969, aura un double objet : celui de « construire une société juste, progressiste et fraternelle, dotée d’institutions publiques impartiales » mais aussi le développement d’une « conception de vie qui se fonde sur l’expérience humaine, à l’exclusion de toute référence confessionnelle, dogmatique ou surnaturelle (…) »5. C’est ainsi qu’il existe aujourd’hui en Belgique des organisations qui se réclament d’une laïcité, tant politique que philosophique, et dont les organisations, sauf exceptions rares, ne comptent parmi leurs membres que des athées ou des agnostiques. La laïcité, que l’on appelle désormais, autre particularité belge, « laïcité organisée », va même être reconnue au même titre que les cultes en tant qu’organisation philosophique non confessionnelle et bénéficier d’une extension du financement public des cultes. Cette situation particulière des organisations laïques en Belgique semble sans équivalent

ailleurs dans le monde. Elle reflète, comme exposé ci-dessus, la persistance d’un fort mouvement anticlérical en l’absence de règlement du contentieux avec l’Église, similaire à ce qu’apporte la loi de 1905 en France. Mais elle procède également de l’existence dans notre pays d’un nombre élevé d’incroyants, d’athées, ainsi que l’attestent les différentes enquêtes menées tant au niveau belge qu’au niveau européen. Pa-

Si les athées belges sont grimés en laïques, n’est-ce pas aussi parce que le mot « laïcité » échappe à la charge négative que beaucoup donnent encore au mot « athéisme » ?

radoxalement, ces athées ne bénéficient que d’une visibilité réduite, sous une appellation tronquée : ils ne sont tous « que » des laïques… Oserions-nous hasarder l’hypothèse qu’au-delà de l’héritage de l’histoire, le choix des mots n’a pas été anodin ? Si les athées belges sont grimés en laïques, n’est-ce pas aussi parce que le mot « laïcité » échappe à la charge négative que beaucoup donnent encore au mot « athéisme » ? n

1 Ultramontanisme : doctrine hostile à la modernité et à la démocratie qui défend l’autorité absolue du pape et cherche à rétablir l’autorité de l’Église sur l’ensemble de la société. 2 Le Moniteur Belge – Journal Officiel, 3 janvier 1854, cité par P. Daled, Le libre-examen : la vie d’un principe, Bruxelles, Espace de libertés, 2009, p. 21. 3 On se souviendra des grincements de dents qui accueillirent le titre du livre de Gabriel Ringlet, L’évangile d’un libre-penseur… 4 Article 4 des statuts du Centre d’action laïque.

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Jean Meslier, curé athée et révolutionnaire Étonnante personnalité que celle de Jean Meslier (16641729) qui sort aujourd’hui de l’ombre. Des progressistes le rédécouvrent, que leur cause soit celle de l’égalité sociale, de la laïcité ou des deux. serge deruette auteur de Lire Jean Meslier, curé et athée révolutionnaire. Introduction au mesliérisme et extraits de son œuvre (Bruxelles, Aden, coll. « Opium du peuple », 2008, 414 pages).

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e curé d’Étrépigny, petit village des Ardennes françaises, est le premier penseur à unir ces motivations politiques et antireligieuses toujours actuelles. Penseur marginal du Siècle des Lumières, il en est aussi un penseur capital. Avec son Mémoire qu’il lègue à la destinée posthume1, au travers des circuits clandestins de diffusion des idées, il innove sur deux plans. Sur celui des idées politiques, penseur de l’égalitarisme communiste, il est aussi un penseur révolutionnaire, le seul dans la France du XVIIIe siècle avant la Révolution. Sur celui de la philosophie, premier théoricien de l’athéisme dans l’histoire du monde, il est également le théoricien du matérialisme le plus profond de son temps. Égalitariste et révolutionnaire, matérialiste et athéiste, il rassemble en une seule vision de la société et de la nature ces domaines avancés de la connaissance de son temps. Il faudra attendre le milieu du siècle suivant, c’est-à-dire la Révolution française et la révolution industrielle, le triomphe de la bourgeoisie et la constitution du prolétariat industriel, pour retrouver, avec Engels et Marx, tous ces champs de

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la connaissance réunis en une seule conception du monde et de la vie. Cela mesure l’avance qu’il avait sur son époque. Il s’inscrit aujourd’hui pleinement dans l’héritage de la pensée progressiste et émancipatrice laïque. Comment a-t-il articulé cette double position sociale et antireligieuse ? Quelle était sa motivation première à livrer à la postérité une œuvre qui vise à changer le monde et les idées ? Était-ce d’abord sa détermination d’éliminer Dieu ? Ou sa volonté de transformer une société inégalitaire et injuste ? La réponse réside dans son Mémoire, l’œuvre unique et monumentale qu’il lègue.

Le Mémoire de Meslier

Cet énorme ouvrage manuscrit (quelque 1200 pages lorsque Roland Desné le publiera2), il le destine au peuple analphabète pour lequel il envisage des lectures conspiratives – comme un siècle et demi après lui s’organiseront les lectures en groupe de textes socialistes pour les travailleurs illettrés. Il écrit pour éclairer le monde. Pas celui des puissants, des nantis : celui du peuple travailleur, des laissés pour compte de l’histoire. Il se pose comme tâche de démontrer d’abord que toutes les religions sont fausses, à commen-

cer par la catholique, et que Dieu n’est pas, et que le monde et la vie existent sans lui, s’expliquent sans lui. Il le fait seul, « tout faible et tout petit génie que je puisse avoir », écrit-il avec cette modestie non feinte qui caractérise les grands penseurs. Ses démonstrations, argumentées, implacables, incontestables dans leur rationalité, il les consigne dans son Mémoire, celui de ses « pensées et sentiments ». Il le rédige dans les dernières années de sa vie, à l’ombre de sa cure, le copie et le recopie, quatre fois au moins. Mais il ne le dévoilera pas de son vivant, il le léguera à la destinée posthume : Meslier n’avait pas l’âme d’un martyr et aimait la vie. Aurait-il révélé son Mémoire que l’attendaient, au mieux les routes de l’exil et le vagabondage, si ce n’est même plutôt le bûcher et les supplices féodaux que la répression infligeait, avec la délicatesse que l’on sait. Au début du XVIIIe siècle, on brûlait ceux qui se proclamaient ouvertement mécréants. Près de quarante ans après que Meslier se soit éteint, en 1766, le chevalier de La Barre est supplicié et brûlé pour bien moins que cela. Pour écrire son œuvre, Meslier dispose de peu de livres. Il cite par exemple avec enthousiasme


Montaigne, il se réfère aussi à La Bruyère et à Marana – l’auteur de L’espion turc dont Montesquieu s’inspirera pour ses Lettres persanes –, il analyse surtout par le menu les ouvrages de Fénelon et Malebranche, disciples chrétiens de Descartes, mais pas ce dernier lui-même, qu’il ne cite jamais dans le texte. Dans l’univers clos de son presbytère avec comme fond celui d’une campagne ployant sous les aléas des cycles saisonniers, le joug des droits féodaux et les affres des multiples guerres, cela peut paraître invraisemblable. Cela est pourtant. Son Mémoire en est le produit et la preuve. Son originalité et sa radicalité, Meslier les doit certainement à son expérience pratique de la vie et de la condition paysannes d’Ancien Régime dans lesquelles il est ancré, et que nul autre penseur de son temps, bénéficiant d’un statut plus aisé et urbain, ne prend en considération ni même ne connaît. Une source qu’aucun autre auteur n’a explorée, qu’aucun ne connaît aussi bien, aussi intimement que lui. C’est là que réside la raison pour laquelle le mesliérisme est une pensée à la fois si radicale et si profonde, qui explore tant de voies nouvelles et inédites en philosophie et en politique. Il a lu le livre grand ouvert

de la vie, et la source principale de sa pensée a été celle-là même.

Sa pensée philosophique

Loin des cercles restreints et privilégiés où la pensée des Lumières se forme, avant même sa formation, Jean Meslier élabore une théorie achevée et profondément nouvelle de matérialisme athée. C’est effectivement avec Meslier que la pensée reconnaît à la matière le droit de se déterminer elle-même et par elle-même : « La matière est d’elle-même ce qu’elle est, écrit et démontret‑il, elle a d’elle-même son mouvement , […] elle est véritablement la première cause de toutes choses, […] tout ce qu’il y a dans la nature peut se faire par les lois naturelles du mouvement et par la seule configuration et combinaison, ou modification des parties de la matière ». Le mesliérisme constitue une rupture radicale non seulement avec la pensée religieuse médiévale mais avec le cartésianisme aussi, cette pensée du XVIIe siècle qui ouvrait la porte à la raison mais qui, en laissant à Dieu le domaine de l’âme pour réserver à l’homme celui du monde, nourrissait la contradiction en son sein, ouvrant cette porte sur un mur, celui où elle se fracassera, laissant une alternative : ou rebrousser

chemin, ou abattre le mur. Malebranche et Fénelon empruntent la première voie, celle de la régression. Ils s’ingénient à utiliser la raison cartésienne pour « prouver » Dieu. Meslier, lui, bataillant pied à pied avec ces deux penseurs, se met en devoir d’abattre le mur, et d’ouvrir l’horizon à un monde à la fois matériel et spirituel définitivement débarrassé de Dieu, qu’il va traquer jusque dans ses derniers retranchements, l’en expurger et l’éliminer. À Fénelon par exemple, qui voit la main de Dieu « qui fait tout », Meslier répond : « Tout ce qu’il y a de plus beau et de plus admirable dans la nature ne démontre pas tant l’existence d’un Dieu tout-puissant et infiniment parfait, comme le moindre mal démontre qu’il n’y en a point ». Pour les cartésiens, l’homme est constitué d’une âme immatérielle et d’un corps matériel indépen-

Pour les cartésiens, l’homme est constitué d’une âme immatérielle et d’un corps matériel indépendants et séparés l’un de l’autre… mais qui pourtant agissent l’un sur l’autre. dants et séparés l’un de l’autre… mais qui pourtant agissent l’un sur l’autre. Cette contradiction constitutive de la pensée de Descartes, non conçue et comme occultée par lui, était gage d’une conception philosophique destinée à être dépassée sur la longue route qui mène de l’obscurantisme religieux à la rationalité matérialiste. Meslier propose ce dépassement : l’âme – c’est-à-dire ce que l’on appelle aujourd’hui la conscience (les sensations, les pensées, les sentiments, les passions…) – « n’est ni spirituelle ni immortelle, comme nos carté-

1 Pour l’aborder, je me permets de renvoyer à mon livre. 2 Œuvres de Jean Meslier, Paris, Anthropos, 1970-1972, 3 tomes.

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siens l’entendent ». Elle ne peut pas l’être puisqu’elle agit sur le corps et que le corps agit sur elle. Elle est matérielle et donc, comme le corps, avec le corps, mortelle.

Sa pensée politique

C’est aussi en termes matérialistes que Meslier pose sa critique sociale : la violence des rapports sociaux inégalitaires qu’il dénonce provient de l’inégalité issue de la propriété privée, non l’inverse. En exposant les avantages du partage en commun des richesses et de l’organisation communiste de la société, il défend également l’idée que les carences et les pénuries de biens proviennent, non pas de la nature, mais de l’appropriation privée. Loin de ces préoccupations anarchistes dans lesquelles certains auteurs, à l’instar de Michel Onfray projetant ses propres souhaits personnels, voudraient le confiner, loin donc de dénier toute forme d’autorité, Meslier insiste sur le caractère de classe de cette autorité : elle sert les puissants, mais doit servir le peuple travailleur, non être abolie. Il est le premier critique social à considérer la religion comme le produit et la preuve de l’oppression et de l’exploitation. Le premier à voir dans la propriété privée la cause de l’inégalité et de la domination. Le premier à comprendre que toute la richesse vient du travail. Il est le premier athée à sortir l’athéisme de sa gangue élitiste, à le revendiquer comme pensée libératrice des masses et à voir dans toutes les religions autant d’impostures pour abuser le peuple. Le premier athée communiste, et donc le premier communiste athée, de l’histoire universelle de la pensée. Le premier philosophe, à vouloir « transformer le monde » : Marx, s’il avait connu son œuvre, aurait sans doute hé-

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Alors que tous les autres penseurs du communisme d’avant le XIXe siècle l’envisagent comme utopique, Meslier est bien le seul théoricien à vouloir fonder une société sans classes par l’action populaire des masses. Son projet de société nouvelle est l’instauration d’une sage autorité publique, la dictature sur les oppresseurs, l’établissement et le maintien de la liberté, l’exclusion des religions et des cultes, le partage en commun du travail, le partage en commun des richesses. Son programme pratique et militant est celui de l’union Son projet de société nouvelle est des peuples, du l’instauration d’une sage autorité renversement de publique, la dictature sur les l’oppression polioppresseurs, l’établissement et le tique et religieuse, maintien de la liberté, l’exclusion des de l’internationareligions et des cultes… lisme des masses asservies, de l’organisation clanpression de la monarchie abso- destine de la révolution, de la lue, à cette époque où celle-ci propagation de la conscience réest étonnamment épargnée par volutionnaire dans les masses, les critiques tant bourgeoises que de la grève générale révolutionnaire et de la transformation de populaires. Meslier est effectivement, dans la guerre des nations en guerre la France du XVIIIe siècle, le seul des classes. penseur révolutionnaire, le seul Précurseur également, notonsà prôner le renversement de la le, du féminisme, il innove en féodalité et de la monarchie tout s’opposant à l’indissolubilité du à la fois. Marat, c’est vrai, dans mariage voulue par l’Église dont Les Chaînes de l’Esclavage, cin- il dénonce les conséquences néquante ans après lui et quinze fastes pour les masses appauavant la Révolution, évoquera les vries, tant pour les femmes que « feux de la sédition » populaire. pour les hommes et pour les enMais Robespierre et Saint-Just, fants. Sans être libertin (le liberpar exemple, ne deviendront ré- tinage est une pensée aristocravolutionnaires qu’à la faveur des tique et bourgeoise aux XVIIe et événements révolutionnaires ou- XVIIIe siècles, or Meslier est tout sauf élitiste), il défend l’union verts en 1789. Dans la conclusion de son libre et s’indigne que l’Église Mémoire, Meslier lance le mot condamne ce qu’il appelle si jolid’ordre : « Unissez-vous donc, ment « ce doux et violent penchant peuples ! » qui résonne au- de la nature ». jourd’hui avec une étrange modernité, comme répercuté par « Désabuser les peuples » C’est le soutien obstiné de l’écho célèbre d’un autre, énoncé au cœur du monde industriel l’Église à l’ordre féodal et à la monarchie qui amène Meslier à plus d’un siècle après lui. sité avant d’écrire sa fameuse dernière Thèse sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, ce qui importe, c’est de le transformer. » Il est le premier à revendiquer ouvertement la révolution, cette « si noble, si généreuse, si importante et si glorieuse entreprise », et à assigner aux masses asservies la tâche d’« opprimer tous les oppresseurs », de « rendre esclaves » les « tyrans mêmes ». Le seul avant la Révolution, à appeler au tyrannicide et à la sup-


appeler à sa suppression : c’est pour lui « une erreur » et « un abus » de l’Église d’être au service des puissants et de bénir leurs exactions. Il veut supprimer l’inégalité et abattre la féodalité. Et comme la féodalité est bénie par l’Église : abattre l’Église. Et puisque l’Église se fonde sur la religion : abattre la religion. Et parce que la religion a pour « fonds de commerce » Dieu : abattre Dieu. Telle est la motivation qui anime Jean Meslier, tel est son but. Il n’a pas pour vocation de construire une théorie achevée d’athéisme et de matérialisme. S’il se met en devoir de le faire, c’est parce que la croyance en Dieu et la promesse du paradis à ceux qui se résignent et acceptent la soumission empêchent le peuple de se révolter. « Mais sachez mes chers amis, écrit-il, qu’il n’y a point pour vous de plus méchants ni de plus véritables diables à craindre que […] les grands, que les nobles et que les riches de la terre, puisque ce sont effectivement ceux-là qui vous foulent, qui vous pillent, qui vous oppriment, qui vous tourmentent et qui vous rendent malheureux comme vous êtes. » Il faut donc « désabuser » les opprimés. Là est la raison pour laquelle il prend la plume, comme on prendrait les armes. C’est pour cela qu’il se lance dans cette entreprise de destruction de Dieu. Pour cela qu’il progresse implacablement, argument après argument, dans la construction d’un matérialisme athée : son but est la suppression des inégalités et des injustices sociales.

Meslier, aujourd’hui ?

Supprimer les inégalités et les injustices sociales ! En cela la voix de Meslier résonne aujourd’hui encore avec une force et une contemporanéité particulières : alors même que la laïcité a tracé

sa voie et que l’Église a été séparée de l’État, la misère et l’exclusion existent toujours. Il est vain de voir en Meslier un précurseur d’une laïcité de principe, désincarnée socialement, indépendante des luttes sociales, étrangère à celles des peuples de notre temps. La laïcité que défend Meslier ne prend sens que mise au service de ces combats. Ce que Marx écrit de la religion dans sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, fait parfaitement écho à la façon dont Meslier la conçoit : « La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple. Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l’auréole. » Comprendre autrement l’athé– isme militant de Meslier, c’est l’envisager comme s’il avait été pour lui un but en soi, alors qu’il le concevait comme un moyen pour changer l’ordre social de son temps. Pour faire écho à son message de pionnier, les militants de la laïcité ne doivent pas réclamer que les laissés pour compte d’aujourd’hui rejoignent une laïcité qu’ils peuvent – parfois à raison ! – juger arrogante… puis s’offusquer qu’ils ne la rejoignent pas. Ils doivent par contre soutenir – de l’Afghanistan au Honduras, de la Côte d’Ivoire à la Palestine en passant par la Somalie, l’Irak

et la Libye – les populations exploitées par l’impérialisme sous prétexte humanitaire, occupées par une puissance étrangère ou meurtries par la guerre pour le pétrole. Ils doivent soutenir chez nous – des cités aux banlieues en passant par les quartiers délaissés – les groupes socioculturellement défavorisés, issus de l’immigration et du monde rural. Quand la laïcité se confond avec la défense d’une hégémonie occidentale faite, sous les plus beaux prétextes, les plus belles justifications, d’agressions militaires et de mépris, de pillages et d’humiliation, il ne faut pas s’attendre à ce que les peuples qui en sont victimes l’acclament. En revanche, puisque c’est en la détresse humaine et sociale que l’obscurantisme religieux trouve

Supprimer l’inégalité et abattre la féodalité. Et comme la féodalité est bénie par l’Église : abattre l’Église. Et puisque l’Église se fonde sur la religion : abattre la religion. Et parce que la religion a pour « fonds de commerce » Dieu : abattre Dieu. le plus fertile terreau, soutenir les luttes de libération des peuples et leurs aspirations à s’extirper de l’exclusion contribue à faire progresser les idéaux de la laïcité et, avec un peu de patience, celui de l’athéisme aussi. Au temps de Meslier, dans l’Ancien Régime où la monarchie féodale et l’Église qui la bénissait étaient confondues, il s’agissait de vaincre d’abord la religion pour triompher du pouvoir. Aujourd’hui, par contre, à l’ère de l’impérialisme où le capitalisme aux abois se voile aussi derrière les valeurs de la laïcité, il s’agit de vaincre d’abord l’inégalité et l’exploitation pour triompher ensuite de l’oppression religieuse. n

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Un athéisme  politique ?

ULB : de l’identité au marché L’Université libre de Bruxelles : une université anticléricale, voire athée, dont l’opposition aux dogmes religieux serait au cœur de l’identité ? Cette image s’estompe de plus en plus. Par ouverture d’esprit ou pour gagner des parts de marché ? Un point de vue critique. anne morelli

professeure à l’ULB, directrice du Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité (Cierl)

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ue de l’extérieur l’Université libre de Bruxelles peut encore apparaître comme un bastion de l’anticléricalisme, de la libre-pensée et de l’athéisme. Le cortège de la « Saint-Verhaegen » a été imaginé comme riposte aux fêtes de Saint-Nicolas des étudiants catholiques, le chant officiel de l’Université – Le Semeur – demande de s’unir contre la papauté et certains, à l’extérieur, véhiculent sans rire la rumeur selon laquelle on ne pourrait être professeur à l’ULB sans être dûment inscrit préalablement dans une loge maçonnique ! Mais à vivre à l’intérieur de l’ULB, ces impressions ne résistent pas à l’épreuve du quotidien. Le libre-examen, qui a longtemps été le fer de lance de l’Université, est toujours inscrit dans les statuts comme fondement de son enseignement mais, depuis belle lurette, y souscrire n’est plus obligatoire pour y obtenir un poste. La faculté de Philosophie et Lettres a même voté une motion banalisant le terme de libre-examen en assurant que tout chercheur universitaire est par essence libre-exaministe ! Ce qui fait évidemment fi de son sens historique et politique… Le « Cercle du Libre-examen », qui se définissait autre-

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fois comme l’avant-garde agissante des étudiants incroyants et anticléricaux, propose le plus souvent des activités et débats n’ayant même rien de spécifiquement laïque. Les cortèges de la « St-V » eux aussi ont perdu leur caractère humoristique et idéologiquement offensif. Les « chars » des divers cercles étudiants critiquant l’obscurantisme religieux ont largement cédé la place à de simples camions dont la principale caractéristique est… une pompe à bière. L’« ennemi historique » de l’ULB ayant perdu de sa superbe, le militantisme anticlérical semble inutile et l’on craint de s’attaquer à l’islam. Quant à l’athéisme proclamé, il est (très) rare à l’ULB. La plupart des enseignants sont athées mais n’en font pas état et considèrent la question comme strictement personnelle. Les militants de l’athéisme faisant publiquement état de leurs convictions et étayant une partie de leurs cours sur la lutte contre les superstitions religieuses se comptent sur les doigts d’une main. On ne peut pourtant pas dire que c’est parce que ces dernières ont disparu. Au contraire, tout observateur constate que les religieux des diverses obédiences cherchent aujourd’hui à reconquérir leurs territoires perdus dans notre pays. Alors pourquoi une telle frilosité de la part de leurs adversaires

historiques les plus radicaux ? Divers facteurs interviennent dans cette évolution et nous voudrions en épingler quelquesuns ici.

La fin des convictions ?

Nous vivons dans une sphère intellectuelle où une compréhension particulière du concept de tolérance aboutit à ériger en idéal que plus personne n’ait de convictions. Tout se vaut, tout est respectable, que ce soit en politique, en morale ou en matière de croyances. Celui qui maintient, malgré cette mode, des convictions fortes est immédiatement suspecté d’intégrisme ou de fanatisme. Il faut être « tolérant » envers les polygames, envers les circonciseurs, envers ceux qui sacrifient leur vie sur terre à un hypothétique au-delà, envers les super­ stitions les plus irrationnelles : en disant tels mots j’obtiendrai telle chose, en mettant tel vêtement je serai à l’abri des courroux de Dieu… Dire tout haut que ce sont des leurres sans fondements met immédiatement celui qui ose le dire dans la position de celui qui dérange, qui est incapable de s’accommoder des points de vue des autres et le campe dans un personnage intolérant. L’Université a été contaminée par cette attitude dominante


ULB c saigneurdeguerre

dans notre société et s’en accommode fort bien. Cela lui évite des confrontations toujours difficiles à gérer et qui pourraient se multiplier étant donné la modification de son public cible.

Université régionale

L’ancêtre de l’ULB actuelle a été fondée en 1834 en opposition manifeste à l’Université catholique de Malines transférée à Louvain. Celle-ci dépendait directement des autorités religieuses dont les fondateurs de l’ULB voulaient s’émanciper. Mais s’ils sont anticléricaux, ils n’en sont pas pour autant – tout au moins à ses débuts – des matérialistes athées. Au contraire, comme l’ont prouvé les travaux de Pierre Daled, le courant spiritualiste était dans un premier temps majoritaire. Mais depuis la fin du XIXe siècle, l’ULB a drainé les fils de la bourgeoisie incroyante et francophone de tout le pays. Leur marque commune, inculquée à l’occasion de différents cours, était de cultiver une science autonome et dégagée de tous dogmes. Depuis les années 1980, la population estudiantine de l’ULB a subi de profondes modifications. De nouvelles universités ont été créées dans des villes wallonnes de moyenne importance et le recrutement des étudiants est donc devenu plus local. Or les jeunes de Bruxelles sont largement musulmans. Pour affronter la concur-

rence sur le marché universitaire bruxellois, où recrutent aussi Saint-Louis et Saint-Luc et même Louvain-la-Neuve, il faut donc que l’ULB ne s’affiche pas comme athée ce qui risquerait d’effrayer les potentiels étudiants musulmans. Certes, l’ULB ne leur a pas accordé la salle de prière qu’ils revendiquaient, ni la dispense d’examen le vendredi (pas davantage que le samedi pour les juifs pieux) mais les étudiantes voilées sont très nombreuses et les musulmans de l’ULB (comme par ailleurs les étudiants juifs) ont leur cercle reconnu. Il n’y a paradoxalement aucun cercle athée ; ce mot est absent de l’ULB de A à Z1, de même que le vocable « libre-examen », pourtant affirmé comme base de l’enseignement de l’ULB. Il ne faut pas faire peur aux « clients » qui viennent pour la plupart dans cette Université non plus par choix convictionnel mais parce qu’elle est la plus proche de leur domicile. On craint de voir partir vers l’UCL les musulmans pieux où ils rejoindraient les juifs religieux qui considèrent déjà l’Université catholique comme plus conciliante envers leurs pratiques.

Une particularité qui isole

L’ULB souffre aussi d’avoir peu d’alter ego à travers le monde. L’Université catholique de Louvain peut trouver dans l’Université catholique de Lille ou dans la « Cattolica » de Milan des homolo-

gues correspondant à tous points de vue à ses attentes. Créer en parallèle un réseau d’universités « libres », car libérées des dogmes et religions, est évidemment une tâche impossible. Cet isolement idéologique oblige l’ULB à ne pas se montrer trop exigeante quant à la correspondance d’idées des universités avec lesquelles elle collabore. Un scientifique manifestement étiqueté « athée » doit par ailleurs craindre pour sa carrière dans certains pays

Les militants de l’athéisme faisant publiquement état de leurs convictions et étayant une partie de leurs cours sur la lutte contre les superstitions religieuses se comptent sur les doigts d’une main..

étrangers. On n’exige donc aucune condition convictionnelle d’un professeur-visiteur ou d’un postdoctorant venu de l’étranger. Plus curieusement, on se rend compte parfois qu’un collègue embauché pour ses compétences techniques est, parallèlement à ses cours, dévot d’une secte pour laquelle il se livre au prosélytisme mais – devoir de tolérance l’exi1 http :www.ulb.ac.be.ulbAZ/

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Un athéisme  politique ? ULB : de l’identité au marché anne morelli

geant – aucune remarque ne peut lui être faite2. Il est en effet bien logique qu’un employeur ne s’enquière pas des convictions de ses travailleurs et ne les empêche pas de les exprimer. Mais de nombreuses exceptions sont légalement acceptées à cette règle dans les milieux religieux et on aboutit à l’ULB à une situation paradoxale où les athées se taisent et où les dévots s’expriment sans retenue. Autrefois, comme l’UCL a un cours de religion obligatoire pour tous ses étudiants, des cours transversaux véhiculaient les valeurs de l’ULB en matière de philosophie et de morale. Ces cours ont cessé d’exister mais n’ont pas été remplacés. Ce n’est qu’à l’initiative personnelle d’un professeur qu’un cours (pas forcément de philosophie) peut encore être porteur des valeurs du libre-examen et de la critique des fondements de la religion.

Le Cierl, dernier bastion de l’athéisme ?

En 1965 l’ULB a créé en ses murs un Institut d’histoire du christianisme. L’initiative fit scandale : comment des incroyants avaient-ils l’audace de se pencher sur un phénomène que, par nature, ils étaient incapables de comprendre ? L’inauguration fut un événement scientifique mais mobilisa aussi la toute grande foule remplissant l’auditoire P-E Janson3. L’ULB poursuivait là la tradition inaugurée au XIXe siècle avec les cours d’histoire des religions (une matière qui peut être fort déconstructrice) de Goblet d’Alviella. Le professeur Delvoye, qui en

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fut le premier directeur, était un athée déclaré, le professeur Hadot, ancien prêtre, qui dirigea aussi cet Institut, avait perdu la foi et n’en faisait pas mystère, un autre de ses directeurs, Robert Joly, était un militant athée qui écrivit plusieurs livres expliquant les raisons de son incroyance. La seule exception à l’athéisme général des fondateurs était un ou l’autre professeur protestant (par exemple Henri Plard) pour lequel l’ULB a toujours eu une ouverture spéciale étant donné qu’historiquement ils étaient empêchés de rejoindre l’UCL et ne pouvaient donc trouver place qu’à l’ULB.

mais sous une forme plus « présentable ». Alors que l’ULB a toujours considéré cet Institut puis Centre comme le fer de lance de ses recherches en matière de religion et la vitrine de ses convictions, il ne semble plus jouir de la part de l’Alma mater d’un amour préférentiel. Ainsi le cours d’histoire de l’athéisme, sans doute l’un des très rares dans le monde à aborder ce thème à l’Université, est bien inscrit au programme mais n’a pas de cadre pour en payer un titulaire. Il est donné, au gré des possibilités, par des enseignants bénévoles. Quant à l’ouverture à une vraie chaire réunissant ce cours avec ceux On aboutit à l’ULB à une situation consacrés à la séparadoxale où les athées se taisent et où cularisation et à les dévots s’expriment sans retenue. la libre-pensée, on nous prie de ne pas rêver… L’Institut d’histoire du chrisLa crise est peut-être un argutianisme a complété par la suite ment facile pour ne pas mettre son programme en s’étendant à en valeur l’athéisme à l’ULB ? Une l’étude de la sécularisation de particularité qui n’est certainela société et de la libre-pensée. ment pas valorisée pour s’insLa chaire Théodore Verhaegen, crire dans un réseau international organisée en son sein, s’est par d’universités ou pour se distinailleurs penchée sur l’histoire guer positivement dans un quelde la maçonnerie, accentuant conque « ranking ». n le caractère innovant de ses recherches. Mais là aussi les temps ont changé. Le Centre interdiscipli- 2 C’est le cas par exemple, de Samuel naire d’étude des religions et de Furfari, président de l’Association des la laïcité (Cierl) qui a succédé églises protestantes évangéliques à l’Institut d’histoire du chris- de Belgique et professeur à l’ULB (Géopolitique de l’énergie). Il assure que tianisme s’est surtout position- sa foi s’est développée en fréquentant les né vers l’extérieur comme politi- groupes bibliques universitaires... à l’ULB ! quement correct et de moins en moins militant. 3 Sur l’histoire de cet Institut, voir A. Plusieurs de ses directeurs ne Morelli, « La création de l’Institut d’histoire christianisme », J.-Ph. Schreiber (éd.), se sont plus déclarés athées mais du 175 ans d’étude des religions à l’ULB, agnostiques, ce qui bien sou- Presses de l’Université de Bruxelles, 2012, vent cache la même incroyance pp. 131-145.


profession de foi 1

Il n’est pas de sauveur suprême jean-paul gailly

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ous avons connu en quelques décennies des progrès énormes dans la laïcisation de l’État mais aussi une sécularisation grandissante de la société. Comme le souligne fort justement Marc Jacquemain1, ce sont deux réalités différentes, même si, historiquement, dans notre pays, elles sont solidement entremêlées. Dans ce contexte, et particulièrement depuis les années 1970, la mise en œuvre d’un rassemblement des progressistes a gagné du terrain, tant sur le plan syndical que politique, souvent portée par la base militante des mouvements. La pratique du « front commun » syndical CSC-FGTB en est sans doute une des plus claires illustrations. Par ailleurs, lorsque l’on se mobilise pour une action de quartier, pour les droits de l’Homme en Birmanie, ou pour l’environnement, la référence à un « pilier » historique connoté religieusement a lentement disparu. Paradoxalement, pendant que l’axe communautaire belge accroissait son poids sur la vie politique, cette convergence de gauche s’est vue de plus en plus confrontée à un retour du religieux dans la vie de la cité. Si parmi les religions dites « du Livre », c’est incontestablement l’islam qui a retenu toute l’attention, l’évolution récente du catholicisme interpelle également. C’est essentiellement la laïcité de l’État qui a nourri l’essentiel du débat à gauche2, le lien existant ou non entre les convictions religieuses ou philosophiques et l’action politique retenant moins l’attention.

Une exception pourtant : ce que l’on appelle la « gauche chrétienne » et qu’il serait plus correct d’appeler la gauche catholique. Personne ne trouve saugrenu de questionner le lien entre foi et engagement socio-politique à gauche de ceux que l’on nommait en d’autres temps les catholiques sociaux. Ce débat a même été longtemps une clé essentielle pour l’évolution du rapport des forces gauche-droite. La réponse paradoxale et parfois ambiguë de ces militants aujourd’hui : « Dieu ? Bof. Chrétien ? Oui ! »3, et le questionnement de ce lien surprend un peu les interlocuteurs, dont une partie s’empresse au passage de souligner combien le clivage philosophique a perdu de son importance, et que « d’ailleurs » les intolérants d’aujourd’hui sont « les laïcards » ULBistes… Lorsque l’on veut lancer le débat avec d’autres militants de gauche sur le lien entre leurs convictions philosophiques et leur action politique, les réponses qui fusent se réfèrent immédiatement à la défense de la laïcité de l’État, pas à un « athéisme politique ». On pourrait dire au fond que c’est une réponse en miroir de la précédente : « Athéisme ? Bof. Laïque ? Oui ! ». Ces « bof » et ces « oui » sont-ils aussi clairs ? Pas sûr. Pour ma part, c’est bien volontiers que je veux tenter de définir dans quelle mesure mes convictions philosophiques portent ou non mon action politique aujourd’hui, comme militant de gauche. La question me paraît avoir du sens puisque je partage l’approche d’André Comte-Sponville : « Philosopher, c’est se servir de sa

raison pour réfléchir sur sa vie, pour se libérer de ses illusions, et, si possible, pour être heureux ».

Religion = oppression

Les paradis artificiels n’ont jamais amené qui que ce soit au bonheur ou à la libération. Mon rejet des religions, et plus particulièrement de celles « du Livre », trouve sa première base dans l’appui massif et constant qu’elles 1 M. Jacquemain, « La laïcité dont nous avons besoin (même les croyants) », Politique, n°66, septembre-octobre 2010. 2 Dossiers de Politique : « Laïcité et politique : un libre examen » (n°33, février 2004), et « La Belgique et ses cultes » (n°52, décembre 2007). 3 Dossier « Une gauche chrétienne malgré Benoît XVI. L’autre face de la gauche » (n°42, décembre 2005).

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Un athéisme  politique ? Il n’est pas de sauveur suprême Jean-Paul Gailly

ont apporté de tout temps aux puissants, aux exploiteurs, et aux tyrans. Soyez sages, ne remettez rien en cause, vous serez heureux plus tard. Le seigneur l’est de droit divin, soumettez-vous donc. C’est ce que le pape Paul VI prêchait encore en Amérique latine il y a à peine quelques dizaines d’années. Tout qui n’a pas la même croyance doit être éliminé, et les conflits religieux du MoyenOrient d’aujourd’hui ne sont en somme pas pires que ceux de l’Europe il y a au fond si peu de temps. On traque les protestants en France il y a quelques siècles, on traque les catholiques en Irlande du Nord il n’y a pas si longtemps, j’en passe et des pires comme l’Inquisition. Avec « Gott mit uns » et « In God we trust », les religions bénissent les guerres et les justifient. La « guerre juste » des chrétiens vaut bien le djihad. Les évêques espagnols bénissaient le coup d’État franquiste. Le cardinal Spellman bénissait la guerre du Vietnam. Les religions ont béni tout autant les invasions, en commençant par les croisades, et en continuant par la colonisation de l’Afrique et de l’Amérique. Les habitants de ces contrées sont des mécréants (réponse en Orient : vous êtes des infidèles), des sauvages, certainement des êtres de seconde zone. Et les missionnaires sont les fidèles auxiliaires des soldats de Christophe Colomb ou du général Custer. Comme le dit Donatien de Sade, « les hommes avaient charitablement égorgé leurs frères pour leur apprendre à adorer Dieu ». Enfin, les religions du Livre ont mis une constance particulière en faveur de l’oppression de la femme et, comme le chantent Anne Sylvestre et Pauline Julien,

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c’est donc ma mère ou la vôtre qui sont « une sorcière comme les autres ». Soumission, éradication, massacres, les religions du Livre ont été partout et de tout temps les fidèles auxiliaires de l’oppression, quand elles n’ont pas pris l’initiative elles-mêmes. On est là bien loin de la vie spirituelle et du développement personnel. Tous les croyants ont-ils pour autant été des inquisiteurs ou sont-ils aujourd’hui des oppresseurs en puissance ? Non bien évi-

à quoi que ce soit, si ce n’est aux faits eux-mêmes, parce que, pour elle, se soumettre, ce serait cesser d’être ». Avec des variations dans le temps, ou entre les courants de pensée religieux, les religions du Livre se caractérisent par des affirmations dogmatiques qui selon elles s’imposent à tous. L’exemple récent qui me vient à l’esprit est celui de l’évêque Léonard qui s’offusque, dans son dernier ouvrage, de ce que le parlement ose définir les règles en ce qui concerne la sexualité, la fin de vie… Je pense qu’il est extrêmement cohérent en cela. Ce dogmatisme Soumission, éradication, massacres, entraîne bien enles religions du Livre ont été partout et tendu l’opposide tout temps les fidèles auxiliaires de l’oppression, quand elles n’ont pas pris tion à la laïcité de l’État ; celle-ci l’initiative elles-mêmes. a toujours dû être conquise de haute lutte et reste une demment. Mais il n’en reste pas conquête fragile. À ce stade de mon raisonnemoins que ceux qui ont fait la différence ou qui la font aujourd’hui ment, je conclus donc que mon ont dû pour cela chaque fois approche de la politique se fonde prendre de la distance, voire s’af- sur le refus de l’oppression, la vafronter durement avec leurs lea- leur d’égalité, la laïcité, le libreders spirituels, avec leurs églises. examen, et la conviction qu’il L’évêque brésilien Helder Ca- faut agir ici et maintenant (ni mara estimait qu’il fallait « com- paradis à attendre, ni lendemains battre les sept péchés capitaux qui chantent). Mais l’athéisme ? de l’heure présente : le coloniaJe répondrai que je ne me défilisme, le racisme, la guerre, le paternalisme, le pharisaïsme, l’alié- nis pas simplement comme « nonnation, et la peur ». Ce n’est pas croyant », ce serait me définir par vraiment son point de vue qui l’a rapport à la foi des autres. Je ne m’estime pas non plus simpleemporté. ment comme un « athée » : je ne Sans Dieu, ni dogme vis pas dans la privation de Dieu. Une autre caractéristique reli- Ces deux appellations sont corgieuse fonde mon rejet. rectes mais incomplètes, insufComme le soulignait Poincaré, fisantes. « la pensée ne doit jamais se souJe me retrouve assez bien dans mettre, ni à un dogme, ni à un par- l’approche de Roland De Bodt : ti, ni à une passion, ni à un in- « Je vis sans Dieu ; avec des doutes térêt, ni à une idée préconçue, ni et des incertitudes, je persiste à


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croire au genre humain, dans l’Humanité »4. La qualité humaine de l’être est donc pour moi la mesure de toute chose dans l’Humanité et, si ce n’est pas le cas, je veux travailler à son progrès pour que cela le devienne. Humanisme donc dans ce sens précis. Les religions du Livre s’offusquent d’ailleurs toujours de ce qu’aujourd’hui on puisse prendre l’humain comme seule mesure, y compris ceux dont on aurait pu croire qu’ils s’en accommoderaient comme le cardinal Daneels5. On me rappellera avec raison que le stalinisme, le nazisme, et leurs variantes d’aujourd’hui sont athées. Eux aussi ont légitimé l’oppression, la guerre, l’invasion, l’éradication de la pensée différente… C’est une raison supplémentaire pour moi de ne pas parler, comme d’autres le font, d’un « athéisme politique » comme fondement de mon action, mais d’un humanisme. Mon credo en l’être humain comme seule mesure de toute chose m’éloigne tout autant de ceux qui ont un credo dans une transcendance que de ceux qui croient en une idéologie. Et le libre-examen est un excellent antidote contre la tyrannie et un facteur de succès pour la libération des oppressions de toutes sortes, y compris au sein de la gauche ou des mouvements qui la composent. Aucun sauveur suprême. Sauvons-nous nous-mêmes, ici et maintenant. n

4 R. De Bodt, Le Symbole de la fidélité au genre humain, Editions Le Chariot, 2009. 5 G. Danneels, « Osons la radicalité », Le Soir, 24-25 décembre 2009.

Levons le tabou ! eric buyssens

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l y a tout lieu de penser que la désaffection de certains lieux de culte traduit une certaine progression de l’agnosticisme et de l’athéisme dans la société. L’affranchissement aux dogmes religieux, aux églises et à la foi gagnerait les consciences intimes de nos concitoyens. C’est ce que révèle un tout récent sondage en France : les noncroyants seraient devenus largement majoritaires1. Si cette réalité doit sans doute être nuancée en Belgique, la sécularisation de la société occidentale poursuit son œuvre. Paradoxalement, cet athéisme grandissant ne serait pas, ne serait plus, à dire. Il n’est pas plus évident de s’en réclamer publiquement sans que rapidement, on ne soit tancé d’intolérant, d’agitateur ou de provocateur à l’égard du peuple des croyants. Fonder un argumentaire politique sur un renoncement collectif aux vérités transcendantales relève-t-il, dans nos temps incertains, de l’insouciance voire du politiquement incorrect ? Si on peut exprimer sa foi religieuse, affirmer sa diversité cultuelle2, comme on dit maintenant, revendiquer son athéisme est considéré comme une affaire intime, une évidence à ne partager qu’avec des initiés, en caucus privé. Il n’y a qu’un pas pour conclure que le libre-examinisme et l’affranchissement religieux restent l’apanage d’une certaine élite intel-

lectuelle, qu’il nous faudra taire de peur de choquer le peuple, qui n’a sans doute pas la faculté d’accéder à ce niveau d’émancipation, voire d’érudition, pour se libérer de son fameux opium religieux. Est-ce par peur du vide, du scandale ou de la désespérance individuelle que d’aucuns à gauche veulent passer sous silence leur athéisme ? J’ai souhaité questionner ce tabou et le sens qui pourrait lui être redonné collectivement.

athéisme et mouvement ouvrier

Tout d’abord, l’athéisme estil réellement une question de classe qui blesserait le monde du travail ? Si on se replonge dans les principes généraux du mouvement ouvrier socialiste (en remontant à la Charte de Quaregnon), on remarque que l’engagement est pris très tôt de représenter tous les opprimés sans aucune distinction de culte et d’appartenance religieuse. Tout d’abord, parce que le mouvement ouvrier ne souhaite pas diviser les travailleurs face au grand capital

1 Cette enquête a été réalisée en ligne sur un échantillon d’un millier d’individus pour le compte du journal Le Parisien et de l’association Alpha. Il en ressort que 34% des Français se disent athées et 30% agnostiques et que les catégories professionnelles aisées (36%) ont davantage la foi que les moins favorisés (29%). Cité dans Fl. Quentin, « La montée des sans-religion », Le Monde des Religions, n°49, septembre-octobre 2011. 2 En relation avec le culte de l’individu.

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Un athéisme  politique ? Levons le tabou ! Éric Buyssens

avec la volonté constante de renforcer l’unité des travailleurs autour d’une identité commune qui rassemble plutôt que disperse. Le syndicat s’est donc très tôt ouvert au pluralisme des convictions. En formation et en assemblée, les fondements matérialistes athées de la doctrine sont le plus souvent éludés, pour ne pas entacher la lutte et divertir les travailleurs de la question sociale du travail. Ensuite, l’organisation syndicale n’a pour vocation de philosopher longuement sur le sens de l’existence. Et, d’ailleurs, les militants savent pertinemment bien qu’ils se sont engagés dans une organisation détachée des croyances religieuses. Manifestement, ce n’est ni un obstacle à l’adhésion de travailleurs issus de différents horizons ni un problème de voir ainsi foisonner et coexister au sein du mouvement la diversité des opinions et des croyances. Ce non-dit embarrassé sur les racines athées du mouvement n’aide pas à clarifier les réactions à certains vieux débats qui réapparaissent çà et là et remettent en cause les fondements des valeurs socialistes. Les récents débats sur la laïcité de l’État et les discriminations cultuelles qu’elle générerait auprès des populations immigrées nous forcent à réinterroger nos convictions profondes, à réfléchir à nouveau au « relativisme » culturel du projet syndical, voir même à envisager un devenir commun à l’aune de l’interculturalité et de la diversité convictionnelle3. J’en veux pour preuve le débat difficile autour des accommodements raisonnables4 qui tend à réintroduire du religieux dans les relations de travail et les services publics. Pourtant, ces nouveaux défis interculturels que le mouvement

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syndical doit relever ne signifient pas pour autant qu’il faille renoncer au projet politique d’un État social solide et puissant, assurant des missions de socialisation et d’instruction publique communes à tous et toutes. Cette puissance publique, laïque en ce qu’elle est détachée du pouvoir religieux, doit certes permettre à chacun de jouir des libertés fondamentales mais aussi de pouvoir s’émanciper, s’épanouir tant sur le plan de la pensée, de la conscience, du vivre ensemble mais aussi sur

ment ouvrier doit aussi faire le deuil des lendemains qui chantent. Après les prophéties religieuses, et suite aux 30 ans de néolibéralisme qui ont mis à mal les velléités égalitaires, les travailleurs sont aussi acculés à renoncer aux prédictions révolutionnaires du matérialisme historique. Le « grand soir » illumine de plus en plus difficilement nos pensées ! Mais quelles force et vigueur donner alors à notre engagement dans cette société désenchantée, sans plonger dans une forme de nihilisme libertarien des plus abjectes5 ? Ce non-dit embarrassé sur les racines L’athéisme poliathées du mouvement n’aide pas à tique, tel qu’ébauclarifier les réactions à certains vieux ché il y a déjà 300 débats qui réapparaissent ça et là et ans par le Curé remettent en cause les fondements des Meslier6, procède valeurs socialistes. très opportunément à la prise de conscience de la des questions plus intimes, long- finitude matérielle de nos existemps laissées aux seuls diktats tences, du renoncement à tout des Églises. Ce « comment vivre principe transcendantal qui préensemble » détaché de la puis- destinerait l’avenir et de l’accepsance religieuse (fonctionnement tation des données intangibles des familles, mariage, divorce, la de l’histoire collective. C’est sans vie sexuelle et affective) est le doute ce dernier aspect qui est le fruit de l’histoire collective mais plus désespérant car si on peut aussi la résultante d’un com- encore douter du matérialisme, promis politique qui s’est joué la réalité du capitalisme financier dans les urnes depuis la Seconde nous écrase de sa toute puissance. Guerre mondiale. Il constitue un Pour peu, on croirait dans les véacquis important des travailleurs. rités supposées immanentes de Le mouvement ouvrier se doit de l’argent. Mais, la critique de l’hisdéfendre son projet d’État social toire des hommes et des femmes et de le faire progresser, en fonc- peut ouvrir le champ des postion des rapports de force qu’il sibles. Elle démontre que rien n’est inéluctable. Nous avons la sera en mesure d’emporter. responsabilité de nos destins inAu-delà du renoncement dividuels et collectifs, avec la liPlus fondamentalement en- berté d’agir et de composer avec core, la levée du tabou soulève les contingences matérielles du la question du sens à donner à ce temps présent. renoncement collectif aux vérités Un mobile possible de l’exisrévélées. À l’évidence, le mouve- tence et de l’engagement col-


Campagne internationale d’affichage sur les bus, janvier 2009, à l’initiative de la British Humanist Association.

lectif devient alors la jouissance de la vie terrestre, ici et maintenant, pour tous et toutes, d’égal à égal, en toute liberté, en toute autonomie. Cet hédonisme se propose non seulement comme principe moral mais aussi comme projet politique, porteur de sens collectif7. Pour cela, rien de bien neuf, il faut que les travailleurs s’émancipent de l’oppression économique et se libèrent, autant que possible, des temps contraints au cours desquels ils mettent leur force de travail à disposition de l’appareil de production. Il faut également qu’ils puissent s’extraire des aliénations consuméristes par lesquelles le même appareil de production garde une emprise sur l’autonomie de leurs temps libres. Si la formidable réduction du temps de travail réalisée au cours du siècle précédent atteste de l’évidence de cette possibilité de libérer du temps pour jouir de la vie, l’emprise grandissante de la consommation de masse en a certes perverti les effets émancipateurs.

prend ses distances avec les prescrits religieux et s’accommode de plus en plus facilement de la diversité des orientations sexuelles que leurs proches ont librement consenties. Mais, à nouveau, pour d’aucuns, tout cela doit se faire à mots couverts… pour ne pas blesser la morale, compromettre l’équilibre social ou encore pervertir les classes laborieuses ! La révolution féministe et sexuelle des années 1960-1970 a conquis les principes d’égalité entre les hommes et les femmes et de mixité sexuelle dans la société. Les femmes revendiquent et obtiennent les mêmes droits que les hommes, tant au niveau légal (divorce, droit de disposer librement de son corps, droit de propriété…) que moral (fin du mythe de la virginité, partage des tâches ménagères, parentalités partagées, liberté sexuelle, émancipation sociale des travailleurs du sexe…).

l’hédonisme comme manifeste

Il importe que ces aspirations hédonistes soient dites, expliquées, que les présupposés athéistes soient assumés, sans velléités de prosélytisme… juste par conviction dans le progrès social.

Cette recherche d’un plaisir collectif passe par l’approfondissement de la révolution sexuelle initiée au siècle dernier, qui connaît hélas aujourd’hui un certain reflux moral8. De tout temps, les religions participent à l’aliénation des travailleurs, en donnant un sens prétendument transcendantal aux formes contemporaines de domination et d’inégalité sociale et en répudiant, à titre expiatoire, l’objet de tous les péchés qu’est le corps de la femme. La religion a largement contribué à contenir les pulsions de vie des classes laborieuses pour consacrer leur trop-plein d’énergie libidinale à l’effort de production9. La liberté sexuelle semble également se distiller progressivement dans la société. Chacun et chacune

Ces combats ont largement contribué à libérer les corps et les esprits des aliénations ancestrales et donnent vigueur à un objectif essentiel de l’action syndicale : travailler moins pour bénéficier pleinement des attraits de la vie terrestre – plus, mieux et… plus longtemps. Il importe que ces aspirations hédonistes soient dites, expliquées, que les présupposés athéistes soient assumés, sans velléités de prosélytisme… juste par conviction dans le progrès social. n

3 « Immigration ouvrière et défi interculturel. Comptes-rendus du forum 2009 de la FGTB de Bruxelles », Politique, n°HS 14, septembre 2010 (téléchargeable sur www.fgtbbruxelles.be). 4 L’accommodement raisonnable est une procédure juridique mise en œuvre au Canada appliquée notamment aux pratiques religieuses sur les lieux de travail et dans les services au public, qui « emprunte la voie des tribunaux et dont il résulte, pour un service public ou une entreprise privée, une contrainte qui l’oblige à remédier, par le biais d’adaptations nécessaires et raisonnables, à des situations de discriminations à caractère indirect. L’accommodement repose sur un fondement juridique, celui du droit à l’égalité et de l’exigence de non-discrimination qui en découle ». (Voir A. Ansay, « Ces accommodements qui incommodent », Politique, op.cit..) 5 Dans L’âge du renoncement (Paris, éditions du CERF, 2011), Chantal Delsol décrit et analyse comment notre société tourne le dos à 2500 ans de monothéisme et tente d’éviter les pièges de cette perte du sens divin. 6 S. Deruette, Jean Meslier, curé et athée révolutionnaire. Introduction au mesliérisme et extraits de son œuvre, Aden, coll. « Opium du peuple », 2008. 7 Le médiatique Michel Onfray en propose les contours : Manifeste hédoniste, Paris, Autrement, 2011. 8 Le mouvement féministe se déchire sur cette question, entre « chiennes de garde » et « prosexe ». Lire Catherine François, Sexe, prostitution et contes de fées. Regards complices sur la liberté sexuelle, Liège, éditions Luc Pire, 2011. 9 Lire ou relire à ce propos l’un des inspirateurs de la révolution sexuelle : H. Marcuse, Eros et civilisation, Éditions de Minuit,1958.

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Un athéisme  politique ?

profession de foi 3

Sortir du placard ? Henri goldman

D

ans son poème La Rose et le Réséda (1944), le communiste Louis A rago n ex a l tait la fraternité d’armes des croyants et des athées dans la résistance commune contre l’occupant nazi. « Un rebelle est un rebelle Deux sanglots font un seul glas Et quand vient l’aube cruelle Passent de vie à trépas Celui qui croyait au ciel Celui qui n’y croyait pas » Pour moi, presque tout est dit. Croire ou ne pas croire ? Quelle importance face aux engagements que les injustices en tous genres imposent aux êtres humains normalement dotés d’une conscience ? Pour beaucoup d’entre eux, celle-ci s’alimente à des convictions philosophiques profondes : si j’agis ainsi, c’est parce que je crois ceci. Mais du point de vue de la société, a fortiori de la politique, ces convictions sont bien contingentes, d’autant plus qu’on ne connaît jamais le fin mot des motivations intimes de l’action humaine. Intéressons-nous plutôt aux conclusions pratiques que chacun tire des convictions qui l’animent. Mais si on veut se livrer à de la spéculation philosophique, on peut évidemment faire le chemin en sens inverse, en remontant de ces conclusions pratiques vers les convictions qui les ont nourries, à la recherche du lien logique entre elles. Recherche vaine de mon point de vue, tant la carte des convictions est désormais complètement brouillée dans ses rapports au réel.

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Vaine, elle ne l’a pas toujours été. Ce n’est que très récemment que la religion a cessé d’être – à tout le moins dans les sociétés sécularisées comme la nôtre – un « appareil idéologique d’État », soit une modalité de la domination, à combattre comme telle. Tant qu’elle en eut la capacité, l’Église catholique fut une efficace béquille de l’ordre établi, prônant la soumission aux gens du peuple qu’elle tenait sous sa coupe en échange d’un hypothétique paradis. Pourtant, la lutte contre l’institution religieuse n’impliquait pas automatiquement le renoncement à toute référence transcendante. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la francmaçonnerie, fer de lance de la lutte anticléricale, était officiellement déiste (elle l’est encore dans la tradition anglo-saxonne) et nombre de ses membres les plus célèbres étaient même catholiques, comme les fondateurs de l’ULB. Ce qui n’empêcha pas les premiers socialistes de considérer que l’émancipation philosophique était inséparable de l’émancipation sociale et que, par conséquent, leur propagande devait inclure un volet antireligieux1.

les lendemains qui chantent

Mais, décidément, les voies de l’émancipation sont bien tortueuses. La crédulité religieuse fut longtemps combattue au nom de quelques religions civiles – le Savoir, la Science, le Progrès… – qui devaient garantir un bonheur terrestre à l’humanité, la dispensant de le chercher dans les cieux. Le XXe siècle a démen-

ti cette illusion de manière sanglante. Impossible d’ignorer que les crimes de masse qui ont jalonné ce siècle se sont, pour la plupart d’entre eux, drapés dans l’idéologie des Lumières et qu’ils ne devaient rien à l’obscurantisme religieux : la colonisation française en Algérie (dont les principaux protagonistes étaient francs-maçons), le goulag, le génocide des Arméniens, l’auto-génocide des Khmers rouges. Quant au nazisme, s’il ne se réclamait évidemment pas des Lumières, il n’était pas non plus de nature religieuse, sa généalogie philosophique le rattachant plutôt au paganisme préchrétien. La chute du Mur de Berlin a sans doute sonné le glas de ces dérives criminelles où les humains d’aujourd’hui étaient appelés à se sacrifier au nom de l’au-delà des « lendemains qui chantent » ou en défense du paradis socialiste sur Terre. Dans les démocraties européennes, le lent déclin de la pratique religieuse traditionnelle ne déboucha pas sur cette émancipation des consciences dont avaient dû rêver les anciens croisés de l’athéisme militant. De nouvelles idoles triomphantes ont largement remplacé les anciennes : un Dieu majeur, l’Argent, avec ses grands-prêtres et son bas-clergé, ses lieux de culte et ses actes de dévotion, ainsi que quelques divinités mineures, dans le sport et le show business. Y a-t-on vraiment gagné au change ? En sens inverse, de nombreux chrétiens profitèrent de la fin de la collusion monopolistique entre la religion et l’oppression pour revisiter le message de l’Évangile et y


Affiches commerciales ironiques (www.cafepress.com/atheism_atheist)

trouver des sources toujours fécondes de leur engagement social. Désormais, toutes les cartes sont bien rebattues et le vieux clivage « athées éclairés versus croyants arriérés » n’est pas seulement dépassé : il est aussi profondément réactionnaire car il brouille la nécessaire conscience de la conflictualité sociale.

tés meurtrières (1998), « Le Dieu du “comment” s’estompera un jour, mais le Dieu du “pourquoi” ne s’estompera jamais. » Dans cette quête de sens, l’opposition entre la croyance un peu enfantine en un Dieu personnel omni­ scient à qui il faudrait plaire et un « au-delà » de soi-même un athéisme qui serait la négaOn doit le constater : la sécu- tion de cette croyance me semble larisation des sociétés libérales a bien dépassée. De la croyance en « émancipé » les diverses convic- Dieu, on peut effectivement détions religieuses de leur fonction duire l’acceptation des injustices idéologique antérieure. Si ces so- dans l’ici-bas au nom de Béaticiétés sortent effectivement de tudes futures, comme on peut la religion dans le sens de Mar- militer pour que la promesse de cel Gauchet2, cela ne débouche l’Évangile s’incarne déjà hic et pas sur un athéisme généralisé. nunc3. De l’athéisme, on peut effectivement déduire la quête impérieuse du bonDe l’athéisme, on peut effectivement heur terrestre dans déduire la quête impérieuse du une existence irbonheur terrestre dans une existence irrémédiablement finie, mais aussi que, rémédiablement finie, mais aus« puisque Dieu n’existe pas, tout est si que, « puisque permis », y compris, par exemple, le Dieu n’existe pas, darwinisme social et la loi du plus fort. tout est permis » (Dostoïevski, Les frères Karamazov), Je risque une hypothèse : celui- y compris, par exemple, le darwici aurait même reculé au profit nisme social et la loi du plus fort. d’un vague agnosticisme indiffé- Le « sens moral » et la solidarité rent, tant il apparaît que la spé- entre les humains ne sont mécaculation philosophique n’a plus niquement inscrits dans aucune aucun effet pratique sur nos vies. des deux postures. L’affirmation Il n’empêche qu’il est sans de l’une ou de l’autre peut sans doute dans la nature humaine de doute nous dire quelque chose sur s’interroger sur le sens de l’exis- le psychisme et la trajectoire pertence et d’en référer, dans cette sonnelle de celui ou de celle qui interrogation, à un « au-delà » de l’emprunte. Elle ne nous dira rien soi-même qu’on baptisera comme sur ses prolongements en tant on l’entend. Comme l’écrivait que fait social. Amin Maalouf dans Les identiIl me suffit donc que la liberté

de conscience soit correctement assurée4. Sur ce plan, les athées ne sont sûrement pas les plus brimés, n’étant pas les plus demandeurs. Mais si certains d’entre eux souhaitent reprendre l’initiative en « sortant du placard » pour occuper toute leur place sur le marché des identités philosophiques, pourquoi pas ? À partir du moment où il ne s’agit pas de militer pour un athéisme d’État en entretenant la confusion entre laïcité et athéisme5, on pourrait bien s’apercevoir que cette nuance manquait dans un paysage convictionnel en pleine ébullition… n 1 Voir le deuxième couplet de l’Internationale (Eugène Pottier, 1871) : « Il n’est pas de sauveur suprême, ni Dieu, ni César, ni tribun ». 2 « La sortie de la religion, c’est cette chose très spécifique qui est non pas la disparition en bloc de la religion mais la fin de l’organisation religieuse des sociétés et plus largement du monde humain. Les croyants demeurent mais la religion chrétienne cesse d’être englobante de la vie collective et de l’organiser, d’en définir les rouages et les mécanismes, à commencer par le pouvoir politique supposé tomber d’en-haut. La religion, autrement dit, cesse d’être une autorité politique pour acquérir un statut privé non pas simplement dans le sens où elle serait purement dans le for intérieur des personnes mais au sens où elle n’a plus l’autorité sociale qui définit le cadre dans lequel nous vivons. » Marcel Gauchet sur France-Culture, 2002. 3 Voir, par exemple, le courant des « Poissons roses » à l’intérieur du PS français : http://www.poissonsroses.org/ 4 « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites. » Article 18, déclaration universelle des droits de l’Homme. 5 Confusion que les statuts, les positionnements et l’intitulé même du Centre d’action laïque entretiennent systématiquement.

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Un athéisme  politique ?

Marocaine et athée En Europe de l’Ouest, la religion ne s’impose plus comme norme universelle des consciences et des comportements. C’est loin d’être le cas partout ailleurs dans le monde. Ainsi, au Maroc, se déclarer athée est un acte de courage qui expose aux foudres du pouvoir. entretien avec Zineb el rhazoui journaliste à l’hebdomadaire marocain Le Journal (fermé en 2010) et collaboratrice à Charlie Hebdo, cofondatrice du Mouvement alternatif des libertés individuelles (Mali, 2010), membre active du Mouvement du 20 février.

Comment qualifiez-vous votre athéisme ?

Mon athéisme est d’ambition universelle. Quoi qu’en disent certains, il n’est pas un produit « connoté » de l’Occident. Il puise chez moi ses racines dans mon éducation musulmane. Je vis son universalité au travers de ma spécificité culturelle arabe. Il est le fruit de mon cheminement personnel dans cet islam marocain, que l’on voudrait croire modéré. J’ai eu une éducation religieuse, à la maison et à l’école, de la maternelle jusqu’au baccalauréat. C’est progressivement que j’ai rejoint les philosophes des Lumières, en déconstruisant les schémas de pensée de mon enfance et cette rhétorique musulmane qui structure la société marocaine. Car mon athéisme n’est pas que philosophique, il est aussi et avant tout politique. Le Maroc est une théocratie où le pouvoir politique s’exerce au nom de la sacralité du Roi, le commandeur des croyants. Lors de l’indépendance, comme les autres pays du Maghreb, le Maroc devait se doter d’une identité force pour s’imposer comme État nation. Il a opté pour l’identité « consentie » arabo-musulmane. Le statut des gens y est défini par la religion. La Constitution du pays ne reconnaît que deux religions : la juive et la musulmane. Et donc, si vous n’êtes pas juif – puisque, hélas, le statut religieux n’est pas déclara-

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tif… – vous êtes considéré d’office comme musulman : vous naissez, vous vous mariez, vous héritez, vous mourrez musulman. Si vous le contestez ou si vous vous réclamez d’une autre conviction philosophique, vous vous mettez hors de la Nation, comme un traître ou un renégat. En conséquence, se déclarer athée revient à poser un acte politique fort de citoyenneté ; une véritable transgression de la marocanité arabo-musulmane et un refus de soumission au Roi. C’est une revendication de marocanité pour les libres-penseurs mais aussi pour toutes les autres minorités philosophiques et religieuses. Dans quel contexte avez-vous été amenée à le revendiquer publiquement ? J’ai tenu à déclarer publiquement mon athéisme en plein mouvement de contestation arabe, pour dire haut et fort que j’existe et qu’on peut être marocaine et athée sans se transformer en statue de sel. Je voulais surtout habituer les gens à l’entendre et inciter d’autres à le clamer avec moi. C’est sur internet que j’ai pu, pour la première fois, me confier. J’ai très vite découvert, sous couvert de l’anonymat du web, qu’on était nombreux, dans le monde arabe, à penser la même chose, à douter de la religion. Je m’en réjouis qu’aujourd’hui, le cyberacti-

visme fédère au Maroc une importante communauté de mécréants, qui militent comme athées ou laïques sur la toile (via facebook ou twitter). En 2003-2004, lorsque j’étais étudiante à Paris puis enseignante au Caire, mes convictions philosophiques étaient déjà bien arrêtées. J’ai atterri, par curiosité et par recherche du débat, dans des forums de discussion virtuels en langue arabe. La critique de l’islam et la laïcité étaient l’objet central de nos échanges. Au début, on parlait sous des pseudos, mais on a fini par faire connaissance. Il y avait des Marocains, des Égyptiens, des Koweïtiens, des Saoudiens, des Européens… J’ai rencontré des Marocains athées convaincus, mais aussi des croyants laïques. Nombreux sont devenus depuis lors mes compagnons de route. Quand Facebook s’est créé, on a vite compris que cela n’était pas seulement un divertissement familial mais que ce nouveau média pouvait devenir une formidable tribune, nous libérant de l’omerta arabe. Si on trouvait à s’exprimer publiquement sur le plan social et politique dans les associations et les réunions de partis, la parole athée restait interdite. Les nouveaux médias sociaux ont ouvert des espaces de libre parole dont les athées et les laïques ont été les premiers à s’emparer. Une communauté d’idées s’est ainsi constituée au


travers de différents pays, mêlant tous les milieux. Au travers de cet affranchissement virtuel, c’est plus fondamentalement la liberté individuelle que je recherchais, comme athée mais également comme femme marocaine, pour qui l’oppression religieuse est plus forte. Avec un groupe d’amis sur Facebook, nous avons décidé de passer à l’action en créant le Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (Mali). Mali signifie en dialecte « qu’est-ce que j’ai de différent ». Notre démarche s’inscrit délibérément à la marge des partis politiques traditionnels, dont on se sent très éloigné. Notre volonté est de proposer des alternatives aux discours convenus des intellectuels marocains de gauche, pseudo-laïcisants, qui n’arrivent pas à se positionner clairement contre l’islam d’État. On a voulu ainsi en appeler à la désobéissance civique. Notre première tentative de sortir des réseaux virtuels de la toile et d’agir dans le monde réel a consisté, le 13 septembre 2009, à organiser un pique-nique en plein ramadan, dans un parc public de la banlieue de Rabat1. Pour une raison que j’ignore, le ramadan est au Maghreb un véritable tabou social, dont le non-respect est plus grave encore que les interdits de l’alcool ou du libertinage sexuel. La loi punit de prison toute personne réputée musulmane qui rompt ostensiblement le jeûne.

Plusieurs personnes sont emprisonnées chaque année en application de cette loi. Hélas, avertie par Facebook, la police nous attendait à la sortie du train. Pas de chance… nous n’avons pas pu transgresser, aux yeux de tous, cette loi contraire aux droits de l’Homme. N’ayant pas commis le délit, la police a voulu nous poursuivre pour association de malfaiteurs, mais elle n’a pas réussi à en faire la démonstration matérielle, le groupe s’étant simplement donné rendez-vous sur Facebook. Mali a posé de la sorte un acte précurseur de la révolution arabe, qui est portée par une formidable soif de liberté.

que nous réclamions. Nous avons sans doute fait l’erreur de ne pas préciser davantage cet objectif de sécularisation du pouvoir et d’accepter au nom de la démocratie tous les mouvements qui y adhéraient. De fait, on s’est vite rendu compte que nous ne partagions pas la même conception de la démocratie avec les islamistes

Dans le Mouvement du 20 février initiateur du Printemps arabe marocain, Mali a fait alliance avec des membres de la gauche radicale, pour qui la question de l’islam d’État n’est pas centrale, mais aussi avec le principal courant islamiste (Adl Wal Ihsane). Comment envisagez-vous cette association surprenante ?

d’Adl Wal Ihsane qui ont rejoint le mouvement2. Ils envisagent la démocratie uniquement comme la loi du nombre. Leur idéal vise la restauration par les urnes du califat, en s’appuyant sur la volonté populaire. Ils sont le fruit et le bénéficiaire de toutes ces années d’abrutissement religieux instrumentalisé par le pouvoir royal, qui a littéralement vandalisé l’école en mettant l’islam comme unique référence de la pensée. Pour Mali, la démocratie c’est

La plateforme politique du 20 février vise essentiellement la souveraineté populaire. Nous nous sommes unis avec tous ceux et toutes celles qui veulent la fin du pouvoir autocratique en place. En contestant de la sorte le pouvoir du Roi, comme commandeur des croyants, c’est la séparation de la religion et de l’État

Se déclarer athée revient à poser un acte politique fort de citoyenneté ; une véritable transgression de la marocanité arabo-musulmane et un refus de soumission au Roi.

1 K. Mettoudi, « Maroc. Pique-nique sacrilège », Marianne, 26 septembre 2009, p. 65. 2 En décembre 2011, Adl Wal Ihsane a mis fin à sa participation au Mouvement du 20 février. (NDLR)

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Un athéisme  politique ? Marocaine et athée entretien avec zineb el rhazoui

bien plus que le recours aux urnes. C’est l’instauration d’institutions de droit qui garantissent les libertés fondamentales, la séparation des pouvoirs et protègent les minorités. Pour barrer la route aux islamistes, il est impératif d’instaurer un État de droit laïque, fondé sur la Déclaration universelle des droits de l’homme. Si, aujourd’hui, vous confiez au

Comment votre engagement est-il compris et accueilli au Maroc ?

Notre parole n’est pas acceptée. Nous sommes tout simplement interdits. Je fais personnellement l’objet d’insultes et de menaces. Néanmoins, les manifestations de soutien sont très nombreuses. Notre mouvement dispose au Maroc de 120 coordinaL’État marocain reste de droit divin et tions locales. l’égalité entre les hommes et les femmes Le Parti de la est certes évoquée mais dans le cadre justice et du dévedes « constantes » de l’islam. loppement 3 s’est clairement déclaré contre notre revote populaire le sort des ho- vendication d’un État laïque, en mosexuels, sans de tels garde- fustigeant de manière démagofous, vous les exposez à un vé- gique le mariage homosexuel et la ritable déni de leurs droits fon- construction d’églises. Il nous accuse de vouloir dépraver la sociédamentaux. La réforme de la Constitu- té marocaine. Ce ne sont pas des tion, instiguée par le Roi en ré- interlocuteurs pour nous. L’Europe et la France sont priponse au Printemps arabe, c’est du bluff. L’État marocain reste de sonnières de leurs compromisdroit divin et l’égalité entre les sions économiques avec le Mahommes et les femmes est certes roc et refusent de voir la réalité évoquée mais dans le cadre des du régime en place. Nous n’attendons pas beaucoup de soutien de « constantes » de l’islam. Il n’y a pas d’alternative au la gauche européenne qui se réfugie derrière le différentialisme changement sans État laïque. culturel pour ne pas agir.

Mais on a au moins acquis une chose, c’est que la question de la liberté individuelle est aujourd’hui au cœur des débats politiques actuels sur la citoyenneté au Maroc. La question n’est plus inexistante. Elle existe parce que des gens comme moi se sont levés et se sont déclarés marocains et athées. On a ainsi réussi à convaincre le mouvement des droits de l’homme qu’il ne peut y avoir de libertés publiques sans libertés individuelles. La liberté est une et indivisible. Il faut la défendre sans concession. Si nous ne sommes pas représentatifs de l’opinion marocaine, nous sommes porteurs de valeurs émancipatrices universelles… qui ne sont pas des valeurs importées d’Occident. Nos convictions sont bien enracinées dans la culture arabe. n Propos recueillis par Éric Buyssens et Rachida Gharbi en octobre 2011.

3 Le PJD a gagné les élections et dirige le nouveau gouvernement en coalition avec des partis « laïques », notamment l’Istiqlal (parti historique de la bourgeoisie nationaliste, à la tête du gouvernement précédent) et le PPS (parti du peuple et du socialisme, déclinaison locale et royaliste du vieux parti communiste). (NDLR)

Laïcité, diversité culturelle et religieuse : POLITIQUE a abordé ces questions dans plusieurs numéros.

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